En ce mardi du 13 juillet 1999, Alexandre était majeur, enfin ! Dans le spacieux bureau du juge des tutelles où il a été convoqué, le jeune homme reçut une enveloppe brune contenant le chèque d’une bonne rente, cinq cent cinquante mille francs, et une petite somme en espèces, quelle bonne surprise ! À sa majorité, son aîné avait renoncé à la moitié de la prime de l’assurance décès que Nathalie, leur maman, avait contracté avant d’être admise à l’hôpital Cochin où le Sida l’emporta sur les longs mois d’un combat acharné.
La perte maternelle aurait pu être amendée par la présence de Stéphane, géniteur d’Alexandre et de Jean-Christophe. Par malheur, le joueur compulsif fut incapable de subvenir à l’éducation des enfants et oublia, selon ses dires, d’entamer les démarches administratives pour faire reconnaître sa paternité. Pour l’exactitude des faits, il faut contester sa version et admettre qu’il négligea ces formalités car il était trop épris des cercles de jeux et peu disposé à s’encombrer de marmots.
Les deux frères connurent plusieurs familles d’accueil pas toujours accueillantes puis Alexandre, après plusieurs fugues, fut placé dans un centre fermé.
En sortant du cabinet du juge, prêt à affronter le monde et à prendre sa revanche, Alexandre héla un taxi et se fit déposer rue de la Halle à Bourges devant l’Hôtel Carla doté de quatre étoiles, choisi pour passer plus facilement inaperçu parmi les occupants des soixante chambres qui disposaient d’Internet.
Malgré sa frêle carcasse, c’était un jeune homme musclé qui transportait son barda, trois énormes sacs portés dans lesquels se trouvaient ses effets vestimentaires, la plupart bien trop petits pour sa taille actuelle, quelques lettres écrites par son papa et son frère et d’autres menus objets auxquels il accordait une importance fétichiste comme l’unique photo qu’il possédait de sa maman.
Lorsqu’il se présenta au comptoir, l’employée lui demanda une pièce d’identité.
- Voilà, vous êtes satisfaite ?
La jeune fille ne répondit pas, ne jeta même pas un coup d’œil sur la carte mais remis au client une clef magnétique.
- Six cent quatre-vingt-quatorze francs, s’il vous plaît.
Alexandre paya et prit l’ascenseur, situé à la droite du comptoir d’accueil, pour se rendre à la chambre 53.
Il jeta son fardeau à terre, s’étendit sur le lit et s’offrit une virée sur son passé pour mieux préparer l’avenir.
L’Églantier, ce lieu de vie qu’il venait de quitter, ressemblait à une ancienne caserne avec ses hauts murs plus noirs que gris parsemés de fenêtres étroites et grillagées. Une vingtaine de jeunes, adolescents pour la plupart, y étaient abrités et encadrés par des éducateurs qui les éduquaient à leur façon, loin de la civilisation. Le centre de réadaptation ne recevait qu’une seule visite annuelle de la part d’un inspecteur des services sociaux qui annonçait sa venue ! Les ados ne glandaient pas, ils commençaient leur journée de travail non rémunérée dès huit heures en aidant à la construction de différents bâtiments, au profit de la commune et du directeur du centre qui encaissait les primes, revenant normalement à la main-d’œuvre exploitée sans vergogne.
Une formation scolaire réduite au strict minimum, six heures de cours par semaine, était dispensée aux forçats. Les coups pleuvaient même par beau temps et les enfants étaient récompensés de leur dur labeur par une éducation sexuelle particulière.
Seule l’Histoire, depuis ses lectures sur la vie d’Alexandre III surnommé Alexandre le Grand, passionnait l’orphelin. Lorsqu’il présenta son exposé, seul sur l’estrade tel un empereur dominant le peuple, Monsieur Garcia, son professeur fut étonné de la prestance de cet élève effacé. Le dos bien droit, la poitrine en avant, le regard embrassant fièrement la classe, d’une voix forte qui étouffait tous les murmures, il contait les exploits de son héros.
D’un pas assuré, il regagna sa place tandis que ses congénères, gênés par la prestation de ce gars toujours si discret pendant les cours, commençaient à se moquer de lui.
- Ils peuvent bien se foutre de moi, je leur montrerai un jour que moi aussi je peux être Alexandre le Grand malgré ma petite taille !
Le gamin se mit frénétiquement à recenser tout ce qui concernait le conquérant. Il découpa un passage, extrait de son manuel, qu’il colla sur une feuille blanche et souligna ce qui lui paraissait le plus important. Cette page il la conserve toujours.
« Alexandre s’était auto proclamé Dieu. Il se fit décerner à Corinthe le titre de chef des Grecs contre les Perses après avoir soumis la Grèce révoltée. Il s’empara de Tyr et de l’Égypte, puis fonda Alexandrie, battit les Perses, prit possession de Babylone et de Suse. Il brûla Parsa (Persépolis).
Il revint à Babylone car son armée était épuisée, il y organisa sa conquête en fondant en un seul peuple vainqueurs et vaincus mais l’empire qu’il avait créé ne lui survécut pas et fut, aussitôt après sa mort, partagé entre ses généraux. »
Dieu, je le deviendrai par mes exploits et je serai meilleur encore qu’Alexandre le Grand car après ma mort personne ne pourra reconstruire ce qui sera détruit.
Il avait souligné « Il brûla Parsa » sans trop bien savoir pourquoi mais cette image incendiaire lui plaisait.
Cinq ans plus tôt, il avait été invité à passer Noël dans la famille de son frère et cette nouvelle l’avait grandement excité.
« Mon premier Noël dans une vraie famille, pas une famille d’accueil, celle de mon frère donc dans ma famille ! »
En tête-à-tête, Jean-Christophe lui avait posé quelques questions.
- Comment ça se passe au centre ? Ils sont corrects avec toi ? Y en a pas un qui a essayé de te violer, j’espère !
La question posée un peu trop crûment et en riant le bloqua, le petit frère ne dit mot de ses tourments.
« Mais il pourrait deviner quand même ! Il ne voit pas que j’aie mal au ventre, que je passe des heures dans les toilettes tous les soirs et il entend pas quand je hurle parfois la nuit ? »
Alexandre ferma les yeux pour chasser ces souvenirs, il était temps de faire table rase du passé pour se concentrer sur le présent. Il se précipita sur l’annuaire téléphonique de la ville et nota laborieusement les noms et adresses trouvés sous la rubrique Opticiens. Il sortit, se fit indiquer la place du Berry par une passante.
- Prenez à gauche, la 2ème rue c’est la rue Deschamps, au bout de cette rue vous déboucherez dans la rue des Arènes. La place du Berry est juste à votre droite. Vous ne pouvez pas vous tromper.
- Merci mademoiselle.
Le petit gars trouva sans difficulté le numéro 27 de la place et entra chez l’opticien Belle Vue.
- J’aimerais acheter des verres de contact de couleur.
- En avez-vous déjà portés ?
- Non, ce sera la première fois.
- Il faut faire un examen ophtalmologique pour déterminer la puissance des lentilles. Ensuite, il est nécessaire de prévoir une courte période d’adaptation.
- Mais je vois très bien, c’est juste pour changer la couleur de mes yeux, je n’aime pas le vert.
La dame, tout juste de retour de vacances passées en Italie, trouvait le regard Adriatique au contraire très beau mais en bonne commerçante s’abstint de tout commentaire.
- Vos yeux sont clairs, l’idéal serait donc de prendre des lentilles foncées. Voulez-vous en essayer une pour vous donner une petite idée ?
- Oui, s’il vous plaît.
L’opticienne saisit sur un rayon un étui contenant deux verres. Elle disposa aussi un miroir face à son client.
Bien, regardez-moi, je vous montre comment faire.
Alexandre tenta de répéter les manœuvres de son mentor mais il ne baissa pas assez sa paupière inférieure, le verre de contact se logea bien dans l’orbite mais pas exactement sur la cornée.
- Battez des cils, la lentille se replacera.
Picotements et larmoiements s’ensuivirent.
Vous savez, c’est un corps étranger et votre oeil doit s’habituer à sa présence. Si vous répétez l’exercice une heure par jour pendant environ une semaine, vos yeux s’y adapteront tout naturellement.
Le néophyte n’avait pas imaginé que le port de verres de contact requérait tant d’efforts. Néanmoins, il acheta deux boîtes qui contenaient chacune six paires de lentilles, les unes marrons, les autres bleues. En payant, il lança.
- Si avec çà, les filles ne tombent pas dans mes bras, ce sera désespérant !
L’opticienne lui répondit en souriant.
- Ah, c’est pour draguer les filles ! Remarquez, il y a en qui se font refaire les seins, alors pourquoi pas changer la couleur de son iris ?
Puis, Alexandre entra dans un salon de coiffure, rue d’Auron où il opta pour une coupe très courte pour faire disparaître ses boucles blondes.
La faim le tirailla lorsqu’il sortit presque tondu. Il stoppa pour casser la croûte Chez Simon, minuscule restaurant à la terrasse grandiose dont les parasols multicolores éclairaient la rue des Arènes. Repu d’une plâtrée de pâtes à la Bolognaise, il reprit sa ballade et arrêta un quidam pour lui demander.
Où est-ce que je pourrais trouver une grande surface ? Au bout, sur la place Cujas, il y a un Monoprix. Dans le magasin à rayons, il acheta trois foulards, de la corde à linge, des gants et latex et une carte routière de la région du Centre puis rentra directement à l’hôtel. Le jeune homme enfila les gants et commença une séance de pose. Il s’initia dans un premier temps à la technique et lorsque le geste devint plus assuré, il posa sa lentille droite, attendit un moment que la gêne s’estompât et posa ensuite la gauche. Il fit les cent pas, tête baissée, regard au sol pendant une bonne demi-heure. « Saloperie de saloperie, c’est chiant. »
Imperceptiblement, ses yeux commençaient à accepter les intruses. Il supporta bravement l’épreuve encore une vingtaine de minutes. Il n’avait pas prévu que ses pupilles auraient besoin de ce temps d’adaptation, il pensait séjourner une nuit seulement à Bourges. A raison de six à huit séances de port de lentilles, il calcula qu’il lui faudrait y séjourner au moins trois jours. Ce premier contretemps l’affecta, il décida de dénicher un abri moins onéreux.
Des affiches striées de bleu, de rouge et de blanc, placardées un peu partout sur les murs de la ville, étalaient le programme des diverses manifestations offertes en ce jour de fête nationale. Une musique trop ringarde pour Alexandre, entrecoupée de messages publicitaires, était distillée par des haut-parleurs nasillards. Les rues étaient pratiquement vides, les habitants semblaient économiser leurs énergies pour la soirée. L’hôtel Bourgeois, rue des Écoles, aussi grand que le Carla, offrait des chambres à moitié prix et Alexandre en réserva une.
Il réintégra sa chambre au Carla et vers dix-neuf heures, Alexandre sentit les premiers symptômes d’une crise d’estomac l’envahir. S’il ne se décidait pas à sortir, il déféquerait pendant des heures et lorsqu’il n’y aurait plus rien à vider de ce côté là, les vomissements de bile prendraient la relève pour finalement faire jaillir des flots de larmes. Non, il ne pleurerait plus, c’était un homme maintenant, la peur ne devait pas l’apprivoiser.
Casquette vissée sur le crâne, il passa rapidement devant la réception, emprunta des rues étroites et sinueuses qui le conduisirent à la promenade des Remparts. Cette trotte dans le quartier calme de l’antique cité apaisa son anxiété, la tension baissa. Les badauds ne tardèrent pas à se faire de plus en plus nombreux, les réjouissances allaient bientôt commencer, il était temps pour Alexandre Legrand de rentrer, aussi discrètement qu’il en était sorti, à l’hôtel. Avant d’allumer la télévision, il s’obligea encore à porter les verres de contact.
Il plia bagages, à six heures trente, le lendemain matin. Le portier était assoupi, les rues étaient désertées, pas de voitures, pas de passants, les bars avaient fermé leurs portes. Le petit gars qui transportait ses trois sacs faisait figure de mendiant dans les rues jonchées de bouteilles et autres détritus. Il posa son chargement et s’assit en haut sur les remparts, endroit qu’il affectionna parce qu’il dominait la ville et ses habitants. Les coudes sur ses genoux cagneux, les mains sous le menton supportant ses joues, le regard mi-clos se perdant devant l’horizon encore brumeux, Alexandre se contentait de goûter le silence. Il avait cette faculté enviable de ne penser à rien, de mettre son esprit au repos, de se figer comme une statue.
Il émergea de sa léthargie pour constater qu’il était déjà huit heures, il rechargea ses sacs sur ses épaules et se dirigea d’un pas alerte vers l’hôtel. Il paya deux nuitées à un homme qui portait des moustaches à la Dali, monta son barda dans la chambre, redescendit s’installer au restaurant pour prendre un bol de café crème dans lequel il trempa trois croissants au beurre.
Fatigué par le bruit des flonflons qui avaient perturbé son sommeil, il remonta, s’étala tout habillé sur le lit et s’endormit dans le calme de la ville devenue fantôme en ce jour chômé.
Au réveil, une nouvelle séance de pose s’ensuivit, les verres de contact étaient un peu plus supportables que la veille. Il contempla avec satisfaction, dans le miroir de la salle de bains, sa nouvelle image. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre, les rues étaient aussi silencieuses qu’au petit matin, il alluma la radio en sourdine, il compta ses sous puis contempla à nouveau le montant inscrit sur le chèque.
« Avec çà, ce n’est pas demain que je vais me mettre à bosser ! »
Il décida de ne pas quitter la pièce tout de suite, il refit une séance de pose, il ne voulait pas s’éterniser à Bourges.
Le 16 juillet, il acheta plusieurs journaux dont il éplucha consciencieusement les annonces de locations résidentielles. C’est dans le journal Centre France qu’il trouva et releva celles qui lui convenaient le mieux. Il téléphona à la F.A.I.R., une agence immobilière, et prit rendez-vous avec Monsieur Deferre. L’agent immobilier assura à son client au regard aveuglé par des verres fumés avoir des offres correspondant à ses critères de recherche et lui proposa illico de faire une visite.
Il y a une ancienne ferme rénovée depuis plusieurs décennies déjà mais en très bon état. Elle est située dans la campagne environnante d’Argenton-sur-Creuse. Je peux vous y conduire maintenant, si vous avez le temps.
La maison se trouvait au milieu des champs entre Le Pêchereau et Menoux, à environ trois kilomètres d’Argenton. Alexandre adopta immédiatement cette bâtisse meublée, au toit cuivré et ardoise, à l’allure et au loyer modestes. Il voulait payer comptant les frais d’agence et le montant du loyer annuel pour éviter toute justification concernant ses revenus et demanda à l’agent de le déposer à la banque la plus proche. Il y ouvrit un compte et reçut la somme nécessaire à la location
Le bail fut signé le jour même. Alexandre apprit en recevant les clefs de sa nouvelle demeure que le propriétaire de la fermette et des granges alentours habitait Paris depuis plus de vingt ans.
« Au moins, je suis sûr qu’il ne viendra pas me casser les pieds ! »
Heureux de cette transaction, le jeune homme se rendit à la gare de Bourges.
- Je voudrais réserver une place pour Argenton-sur-Creuse, départ tôt demain matin si possible.
- Le train de 7h05 est direct, il arrive à la gare routière d’Argenton à 9h08mn.
- Je prendrai celui là.
- Avec une réduction pour moins de 26 ans ?
Alexandre ne souhaitant pas montrer sa pièce d’identité à un contrôleur opta pour un billet plein tarif.
- Cela fait quatre-vingt-onze francs, Monsieur.
Notre jeune homme avait choisi de quitter l’hôtel à 6h30 car une pancarte sur la vitre de l’hôtel indiquait que le réceptionniste prenait ses fonctions à sept heures le matin. Pourquoi prendre autant de précautions ? Alexandre Legrand avait décrété qu’il ne devait rien laisser au hasard. Cette conduite faisait partie des plans décidés dans le dortoir des Églantiers. Maintenant, il la mettait en pratique et comptait bien s’y tenir.
Le 17 juillet, Monsieur Legrand déposa dans le porte-bagages du TER 61552 ses trois sacs. Il regarda le paysage à travers les lentilles marron qui tapissaient ses yeux verts, ses pensées se laissaient bercer par le roulis du train qui atteignit la gare d’Argenton-sur-Creuse à l’heure prévue. Il s’empressa de faire quelques provisions et les bras chargés, les épaules lacérées par les sangles des sacs, se dirigea vers la station de taxis. Il tendit au chauffeur la carte d’affaires de Deferre, à l’endos de laquelle était inscrite l’adresse de sa nouvelle résidence située au milieu des champs.
CHAPITRE 2
Il accrocha ses vêtements fripés sur les cintres de l’armoire de campagne de la chambre au premier étage. Puis, il dégringola au rez-de-chaussée, rangea les victuailles dans le garde-manger dont les portes peintes en rouge vif se démarquaient du grisé des murs et de l’émail du lavabo à double bac, prolongé d’un comptoir de bois peint en blanc. Une énorme cuisinière en fonte et un réfrigérateur tout aussi imposant s’alignaient près de la fenêtre, voilée de rideaux à carreaux rouges et blancs tandis qu’une table en chêne, entourée de six chaises, trônait au milieu de la salle. La robinetterie et la tuyauterie étaient neuves. Jouxtant la cuisine, une vaste pièce agencée en salle de séjour abritait une télévision posée sur une tablette, un canapé au tissu écossais élimé, une antique table basse dont la détérioration était due aux termites et deux cheminées au manteau de marbre noir veiné de gris. Alexandre arpenta l’étage du haut, sa chambre contenait un lit double, une armoire à battants et deux tables de chevets en piteux état. La salle de bains, située également au premier, offrait une baignoire sur pattes d’une couleur douteuse et un immense miroir biseauté. Le sol du rez-de-chaussée était en tomettes rouge-brun alors que celui de l’étage était recouvert d’un plancher foncé.
« L’intérieur de la maison a besoin d’être lessivé au complet et une couche de peinture sera pas du luxe ! »
Le nouveau locataire s’estima chanceux de pouvoir jouir de tant d’espace, l’ancienne fermette lui convenait parfaitement.
Il prépara son repas dans des ustensiles en fonte, noircis par l’usage, installa les couverts sur un set de paille, dégusta lentement un épais steak saignant et des frites qu’il arrosa largement de ketchup. Il en fallait beaucoup pour rassasier cet avorton glouton. Le ventre plein, après avoir fait la vaisselle et ramasser les miettes de pain éparpillées sur la table, il entama une promenade digestive dans la campagne alentour. Les chemins de terre menaient aux granges, pas âme qui vive dans le champ de mire, seuls les croassements des corbeaux et les gazouillis des oiseaux enrichissaient le silence. Alexandre se sentait libre, plus de comptes à rendre, il poussa un cri démentiel qui effraya les moineaux et ponctua leur envolée d’un éclat de rire.
Ce calme n’était toutefois que relatif, il perçut soudain une sorte de vrombissement et repéra un ULM au loin. Plus tard, il apprendra qu’un aérodrome se trouvait à moins de six kilomètres. Ce n’est qu’à l’approche des premières lueurs vespérales qu’il se résolut à mettre fin à cette promenade libératrice.
Le lendemain, après une nuit aussi silencieuse qu’un tombeau et un petit déjeuner aussi copieux que celui d’un docker, il se mit en route, marcha d’un bon pas et arriva rapidement au centre du bourg nommé Le Pêchereau. Là, il parcourut la rue du Général Leclerc sur un bon kilomètre en sifflotant, avant de tourner à droite et de prendre la rue Auclert-Descottes pour finalement atteindre Argenton-Sur-Creuse, où il tomba nez à nez avec Monsieur Louvoix, le directeur du Crédit Agricole qui détenait son avenir financier. Puisqu’il était en ville, autant en profiter pour aller faire un tour à Limoges. Tout juste le temps d’acheter son billet aller-retour, voici que le Corail de 9h57 entrait en gare.
À Limoges-Bénédictins, Alexandre commanda une limonade et un clafoutis aux cerises noires, une des nombreuses spécialités du Limousin. Il demanda au garçon de café.
- Où se trouvent les artères commerçantes ?
Sur les indications de ce dernier, il longea le Cours Bugeaud où il aperçut à la devanture d’une pharmacie, des talonnettes exposées. « Pourquoi pas ? Cela me grandirait un peu. »
Il en acquit plusieurs paires en silicone, de formes et de couleurs différentes. Plus loin, sur l’Avenue Garibaldi, des sacs suspendus à l’extérieur d’un magasin attirèrent son attention. Il fit l’achat d’un sac à dos noir d’assez grande taille et y déposa les talonnettes. Ensuite, le jeune homme entra dans un grand magasin pour se procurer deux boîtes de cirage, l’un noir l’autre brun, et des gants en cuir.
C’est en passant devant le rayon des chapeaux qu’il avisa des perruques. Il avait pensé à teindre ses cheveux mais ces perruques avaient l’air de bonne qualité, ce serait moins fastidieux et plus prudent. Il expliqua à la vendeuse qu’il devait subir des séances de chimiothérapie qui le rendraient bientôt chauve et la dame n’eut pas de mal à croire ce client à l’aspect chétif et pâlot. Alexandre investit dans deux superbes perruques composées de cheveux naturels, l’une courte aux cheveux lisses et épais d’un noir bleuté, l’autre aux cheveux châtains atteignant la base de la nuque. Le prix était en rapport avec la qualité mais sachant que cela constituait un investissement à long terme, il n’hésita pas une seconde. Avant de quitter le magasin, il se munit également de lait autobronzant, de mascara noir et d’un pinceau fin au rayon Cosmétiques.
Il dîna ensuite à l’Amphitryon, rue de la Boucherie puis partit à la recherche d’un vélo. Il opta pour un tout terrain entièrement noir y compris la selle et l’étrenna pour retourner à la gare en enfilant fièrement l’Avenue de la Libération, tel un chevalier son destrier. Arrivé à Argenton, il enfourcha sa monture neuve pour parcourir la campagne verdoyante où les vaches en troupeaux paissant paisiblement dans l’herbe grasse daignèrent lever mollement leur énorme museau sur le passage de ce gringalet, aux oreilles légèrement décollées, qui pédalait comme un forcené face au vent.
Comme il le sentait si souvent vers dix-neuf heures, une chaleur intense envahit son ventre, bientôt la diarrhée ferait son apparition. Depuis sa première leçon particulière, depuis plus de sept ans, ces symptômes étaient suivis d’ignobles cauchemars dont il connaissait la cause.
Alexandre, le plus jeune des pensionnaires de l’Églantier, avec sa fine silhouette avait attiré l’attention de Robert, éducateur quinquagénaire au physique de rugbyman mais à la panse proéminente. Sous prétexte de lui accorder un soutien scolaire, trois fois par semaine et après le souper, Robert lui demandait de monter au bureau avec ses livres.
L’enfant entrait transpirant, cet homme le tétanisait et il avait l’impression que ses jambes ne le soutenaient plus. Il aurait voulu fuir mais prises de tremblements ses gambettes se figeaient, pas moyen de passer par la fenêtre grande ouverte ! Sa bouche refusait d’expulser les insultes dont son esprit ne manquait pas de gratifier le pervers. Incapable de sortir un mot, incapable de mettre un pied devant l’autre, il avait la sensation d’étouffer et sentait son cœur battre la chamade. Il savait qu’en allant se coucher il regretterait de n’avoir pas pris les jambes à son cou, il savait qu’il allait sentir toute la nuit le sperme de cet homme dans sa bouche, il en avait la nausée et ses rêves seraient envahis par une silhouette haletante, gigantesque et cauchemardesque.
« Oh mon Dieu, faîtes que je réponde bien ! »
Robert, sur un ton qui n’admettait aucune réplique, lui ordonnait.
- Entre et pose tes livres sur la table. Voyons si tu as bien révisé tes mathématiques. 7 423 plus 2 436 ?
- 9 859 Monsieur.
- Bon, c’était facile cette fois-ci. 8 437 plus 120 003 ?
- 126 440 Monsieur.
- Erreur. Cela fait 128 440. Je baisse mon pantalon.
Alexandre panique.
- Maintenant, 129 787 plus 10 004 ?
- 130 791 Monsieur.
- Hé non abruti, tu viens d’additionner 129 787 et 1 004. J’ai dit 10 004, cela fait donc 139 791. J’enlève mon slip.
Qu’il s’agisse de français, d’histoire ou de géographie, il sortait perdant de ce face-à-face et c’est en pleurant qu’il s’exécutait, redoublant ainsi le plaisir du sadique. Il pensait que ce serait moins difficile après la première fois, mais non, c’était de plus en plus répugnant et les punitions variaient selon l’humeur de Robert. Il avait eu bien trop honte et peur des représailles pour divulguer quoi que ce soit à son frère ou à son père.
Remis de sa nuit épouvantable passée effondrée dans les toilettes, Alexandre se rendit sous une pluie battante à la bibliothèque du Pêchereau pour emprunter des livres. Au passage, il fit l’acquisition de deux cadres en verre chez le photographe.
Le dimanche, il enfila des gants avant de se mettre à l’ouvrage. Il tailla un triangle dans la vitre d’un cadre à l’aide d’un cutter. Il s’empara d’un rameau, d’environ cinquante centimètres de long, dans lequel il fit une incision de vingt-cinq millimètres sur une longueur de trente centimètres et y inséra l’arête la plus longue du triangle pour obtenir un pic. Satisfait de son travail, il réitéra l’opération avec le second cadre, ensuite il enfouit ses œuvres dans le jardin. Il aimait retourner la terre, remplir ses poumons de cette odeur particulière que la vie grouillante des vers, des insectes et des racines donnent à l’humus.
C’est au concert de rock gratuit qui se déroulait sous la halle d’Argenton le 27 juillet qu’il fit connaissance avec d’autres jeunes. Fort de ces relations, le nouveau venu s’intégra facilement, malgré sa grande discrétion, à la population locale éludant savamment toute réponse aux questions précises concernant sa vie privée et au besoin n’hésitant pas à fabuler.
En août, et grâce aux bons conseils des agriculteurs, les couleurs des légumes égayaient son potager et plusieurs stères de bûches étaient engrangées pour alimenter en hiver l’âtre de la cheminée ornant l’immense salon. Après maintes tergiversations et malgré les risques encourus, il se décida à acheter un ordinateur portable et à faire poser une ligne téléphonique pour faire des recherches sur Internet à partir de son domicile. Après la livraison d’un sommier et d’un matelas neufs, il fabriqua une tête de lit pour être en mesure de lire sur écran ou sur papier plus confortablement.
Alexandre se prit à aimer la lecture et y consacra beaucoup de temps, particulièrement à celle des thrillers où les psychopathes sont érigés en héros. Il avait lu et relu « Hannibal et Le Silence des Agneaux ». Il n’avait pas bien compris comment la police avait réussi à arrêter Lecter mais il savait que lui n’aurait pas joué au chat et à la souris ni laissé de quelconques indices. Il aurait utilisé des procédés différents pour chacun des meurtres commis. En tout cas, Alexandre Legrand aurait été plus intelligent qu’Hannibal, il ne se serait jamais fait attraper. Dans tous les cas, il réinventait une fin plus heureuse pour le héros, il récrivait mentalement l’histoire, allongé dans les prés, loin des turpitudes citadines.
Il adorait regarder les titres des livres. Ce sont d’ailleurs les grands auteurs qui inspireront ce rat de bibliothèque lors de ses nombreux déplacements. Il se servira des noms des romanciers dont il déformera légèrement l’orthographe quand il ne leur choisira pas un autre prénom.
En ce début septembre, Alexandre connaissait bien maintenant la petite ville d’Argenton, surnommée « la Venise du Berry » et située dans le Val de Loire. Ses balades, le long des bords de la Creuse, lui avaient permis de découvrir les vieux moulins à roues. En montant la rue de la Coursière ses pas l’avaient mené jusqu’à l’esplanade de la petite chapelle de la Bonne Dame. Combien de fois l’admirable vue panoramique, plongeant sur la vallée qui s’étend sereine au pied des collines émeraudes et des falaises abruptes, avait-elle apaisé ses horribles maux de ventre ?
Les touristes avaient disparu, les pluies intermittentes semblaient allonger les journées qui pourtant s’écourtaient. Les écoles allaient ouvrir leurs portes et bientôt Alexandre partirait à la chasse. Toutes les régions de l’Hexagone constituaient un vaste territoire de traque hormis la Haute-Vienne et le Cher, régions frontalières à l’Indre, département où il résidait. Son ordinateur, d’un grand secours surtout lorsque les routes étaient détrempées, lui permettait d’accéder à un maximum d’informations en un temps record. Grâce à la technologie, il avait choisi comme première destination Montauban dans le Midi-Pyrénées, d’une part parce qu’il voulait mettre de la distance entre sa vie privée et sa vie professionnelle, et d’autre part, parce que dans cette ville du Tarn-et-Garonne, il pourrait se fondre très facilement dans la masse des quelque cinquante-quatre milles habitants.
CHAPITRE
Alexandre enfila des gants en latex pour déterrer l’un des pics, le passa sous un jet d’eau tiède, protégea l’arête avec un chiffon et posa sur la pointe acérée un bouchon de liège. Au fond d’un sac à dos, il plia un pantalon vert bouteille aux jambes trop courtes pour sa taille actuelle, déposa délicatement dessus son pic qu’il recouvrit d’un pull-over miteux. Il ajouta la perruque aux cheveux noirs et lisses achetée à Limoges, trois foulards, des morceaux de corde à linge et pour finir une casquette rouge sur laquelle se découpait le logo blanc de Ferrari. Dans la pochette avant, il plaça un étui de lentilles et leur solution isotonique stérile, l’autobronzant, le tube de mascara, une boîte de cirage noir, un fin pinceau, des lunettes de soleil et deux paires de gants, l’une en cuir l’autre en latex. Un à un, il avait essuyé méticuleusement avec une peau de chamois tous les effets qu’ils emportaient. Il réfléchit, il n’avait rien oublié et zippa la fermeture Éclair. Il passa alors au sac vert bouteille pour y enfourner des vêtements récents. Il déposa les deux sacs à l’extérieur de la maison, retourna à l’intérieur, enleva ses gants qu’il jeta dans le feu de la cheminée qu’il avait allumé exprès pour l’occasion, prit ses clefs et sortit.
Il fit route à pied vers la gare d’Argenton où il prit un billet de train aller simple à destination de Limoges. Là, Alexandre Legrand réserva au Mazarin situé à proximité de l’Hôtel de Ville et de la Bibliothèque Francophone Multimédia, une chambre pour deux semaines.
Sur le quai numéro 4 de la gare de Limoges, avec son sac vert, il monta à bord du train Corail 3611 de 11h03. Il attendit le contrôle des billets, puis se dirigea vers les toilettes peu avant l’arrivée en gare de Montauban. Il enfila des gants, coiffa sa fausse chevelure, enduit ses cils de mascara et ses sourcils d’une fine couche de cirage avant de colorer ses yeux avec des lentilles.
Ainsi affublé, il se rendit à l’Hôtel du Commerce, place Franklin Roosevelt et réserva au nom d’Antoine Cayrole une chambre pour un séjour également d’une durée de deux semaines bien qu’il comptât passer ses nuits à Limoges.
Il récupéra à l’office de tourisme un plan de la ville et des environs, retourna à l’Hôtel du Commerce où il nota d’une croix l’emplacement des écoles primaires. Après avoir défait le lit, utilisé les toilettes et la salle de bains, Antoine Cayrole repartit sur Limoges où dans le train, il reprit l’identité d’Alexandre Legrand en se débarrassant de la postiche, des verres de contact et du maquillage.
Le lendemain, de retour à Montauban, Antoine Cayrole, dès huit heures, repéra les élèves qui entraient non accompagnés dans l’école Ferdinand Buisson. À seize heures trente, il s’assura que les enfants repérés le matin n’étaient pas attendus à la sortie des classes par un parent. Il jeta son dévolu sur une cible potentielle de l’école de la rue Caussat, rentra à l’Hôtel du Commerce en flânant, salua la réceptionniste sans s’attarder néanmoins, prit l’ascenseur, ouvrit la porte 45, entra, fit couler un bain dans lequel il ne trempa que ses pieds, défit le lit, bougea deux, trois choses çà et là, et quitta sa chambre pour rentrer à Limoges.
C’était mercredi, jour de congé pour les enfants, Antoine se promenait dans les parcs de la ville animés par la présence des promeneurs, des gamins qui prenaient d’assaut les balançoires et les manèges, des ados qui jouaient au foot et des chiens qui aboyaient, excités par les cris qui fusaient de toutes parts.
Cayrole assista à la rentrée et à la sortie des classes de l’école Marcel Guerret, ce jeudi, toujours aux fins de repérage. S’il avait de la chance, il ne serait pas obligé de faire le tour de tous les établissements de la ville, Montauban comptait quand même dix-sept écoles primaires dont trois privées.
Le vendredi, sur la Place Alexandre 1er, Antoine repéra et suivit une proie. Le nom de la place, où était situé le Centre Jacques Prévert, semblait de bon augure. Un petit garçon métis, une clef attachée à un cordon enroulé autour du cou, faisait un bout de chemin avec ses copains dans l’Avenue Gambetta avant de s’engager seul dans la rue Notre-Dame. Cinq minutes plus tard, il entra dans un immeuble et Antoine nota mentalement le numéro 85 de la rue Lacaze. Coup de chance, le gamin habitait à cinq minutes de l’Hôtel du Commerce, en coupant par la rue Auriol.
Après le souper, comme tous les jours depuis son arrivée à Montauban, le guetteur passa par l’hôtel du Commerce et histoire d’attester de sa présence nocturne, non sans avoir omis d’enfiler les gants, se glissa dans le lit pour froisser les draps, regarda la télévision pendant une heure ou deux, se lava les dents avec la brosse et le dentifrice déposés sur la tablette du lavabo, puis enduit une lame à raser de mousse qu’il rinça succinctement et pour finir se nettoya soigneusement les mains.
Ensuite, Antoine Cayrole le méditerranéen retourna à la gare prendre le train, dans lequel débarrassé de ses artifices, Alexandre Legrand le nordique, rejoignit Limoges deux heures et quarante minutes plus tard.
Alexandre décida de se rendre à la bibliothèque d’Argenton-sur-Creuse où il y passa l’après-midi du samedi.
D’Argenton, Antoine se rendit à l’Hôtel du Commerce pour montrer qu’il était bien en ville, fit l’achat d’une paire de baskets noires, puis Alexandre Legrand repartit dormir à Limoges. Grosse journée, presque huit heures passées dans les transports !
L’après-midi du 17 septembre, Antoine un mètre cinquante-cinq avec talonnettes, s’offrit une paire de baskets trop grandes et une séance de cinéma à Montauban puis se présenta à l’Hôtel du Commerce. Alexandre réintégra en soirée l’Hôtel Mazarin de Limoges.
Le prédateur se posta sur le trottoir en face de l’immeuble où habitait sa future proie et se positionna un peu en retrait du 87. À huit heures quinze, le petit, tout de bleu ciel vêtu, déboucha dans la rue. L’espion traversa, allongea le pas à la rencontre du garçonnet et l’aborda.
- Ton sac d’école me paraît bien lourd petit.
- Oui M’sieur. Mais, j’ai l’habitude.
- Tu ne veux pas que je t’aide à le porter un peu ?
- Non M’sieur. Mes parents me défendent de parler avec des inconnus.
- Antoine se fendit d’un large sourire.
- Je m’appelle Antoine, voilà je ne suis plus un inconnu maintenant. Et toi, tu t’appelles comment ?
- Sylvain, M’sieur.
- Tu as quel âge ?
- Six ans et demi, M’sieur.
- Appelle-moi Antoine.
- Mon père s’appelle Antonio, ça ressemble.
- Sylvain aperçut un de ses camarades en route pour l’école.
- Hé Matthieu, attends-moi !
- Antoine souhaita bonne journée aux deux gamins et s’éclipsa.
Malgré son désir de revoir Sylvain, Antoine s’obligea à visiter la ville en ce mardi ensoleillé. Il ne devait surtout pas précipiter les évènements, les rencontres devaient sembler fortuites.
Déjà presque deux semaines qu’il s’était pour ainsi dire établi à Montauban, il faudrait envisager de prolonger les séjours dans les hôtels des deux villes. À seize heures vingt, Antoine s’engagea dans la rue Fraîche, puis dans la rue Bessières qui débouchait sur l’avenue Gambetta qu’empruntait Sylvain pour se rendre à l’école. Il attendit à l’intersection des rues que le gamin apparaisse et il entrevit l’enfant au moment où il quittait ses copains. Antoine alla à sa rencontre.
- Bonjour Sylvain, comment ça va aujourd’hui ?
- Bien Antoine, et vous ?
Un sourire satisfait émergea sur les lèvres d’Alexandre, le petit l’avait adopté, il se souvenait de son prénom et n’avait montré aucune réticence lorsqu’il l’avait abordé.
- Il fait chaud, ça te dirait une glace ?
- Une glace à quoi ?
- À ce que tu veux !
- Heu, je dois pas rentrer trop tard.
- Juste une glace, tu n’es pas obligé de la manger sur place.
- Alors, d’accord.
Chemin faisant, Alexandre-Antoine apprit que la maman de Sylvain rentrait du travail à six heures et que son papa n’habitait plus à la maison depuis deux ans. Le fils voyait cependant son père régulièrement une fin de semaine sur deux. Sylvain opta pour un banana split tandis que son nouveau copain se contentait d’une coupe à la vanille. Ils dégustèrent leurs crèmes glacées à la terrasse de La Grosse Boule, rue de la Résistance, transversale à la rue Lacaze où habitait le petit gourmand.
Le gamin se montra aussi gastronome que curieux.
- D’où viens-tu ?
- De Paris.
- Quel âge tu as ?
- Vingt-cinq ans.
- Qu’est-ce que tu fais ici ?
- Je suis en vacances dans la région.
Antoine, en grand frère, raccompagna l’enfant et les deux potes se quittèrent sur une poignée de mains.
Le 22 septembre au matin, Antoine croisa Sylvain, porta le cartable du petit métis et le quitta un peu avant le portail du Centre Prévert. Ensuite, il retourna inspecter les différents parcs de la ville.
Le jour suivant, Antoine décida de prolonger son séjour à l’Hôtel du Commerce. Cette formalité accomplie, il visita le Jardin des Plantes dont il examina les moindres recoins. Le soir, il entra dans la discothèque Les Guinguettes où il rencontra une jeune fille charmante mais il n’était pas fou, il n’était pas venu à Montauban pour draguer. Trop tard pour rentrer à Limoges, il fallut déroger au rituel et dormir à Montauban. Antoine se leva plus tard que de coutume. Était-ce à cause du lit très confortable ou à cause de sa virée nocturne ? En s’approchant de la fenêtre, il constata que la ville provinciale semblait en profonde léthargie.
Cayrole se rendit à la gare pour recueillir quelques informations, puis désœuvré, au hasard du chemin entra dans la salle du cinéma « Le République ». Il essayait de tromper son ennui, tentait de ne pas se laisser submerger par des pensées qui le ramenaient sans cesse à Sylvain, c’est tôt dans la soirée qu’il décida de rentrer dormir à l’Hôtel Mazarin de Limoges.
Au réveil, le rabatteur se sentit beaucoup mieux même s’il dut user de patience. Il se présenta à la sortie de l’école et proposa à Sylvain de faire un détour par le McDonald’s. Bien que le restaurant fut assez éloigné de chez lui, le petit ne résista pas à la tentation d’autant plus que sa mère l’emmenait rarement manger dans ce genre de restaurant, où elle estimait que les aliments sont non seulement insipides mais aussi peu diététiques. Le gamin avala goulûment son hamburger tout en jouant avec la figurine de Pocahontas, offerte avec le menu enfant, pendant qu’Antoine, ayant appris que sa maman le gardait à la maison le mercredi matin, proposa au petit de l’emmener au Jardin des Plantes l’après-midi du mercredi puisqu’il serait seul.
- Maman ne voudra pas, elle veut que je reste à la maison jusqu’à son retour.
- Je comprends mais tu n’es pas obligé de lui dire, nous serons de retour vers cinq heures avant qu’elle rentre de son travail. Tu pourras le lui dire après, elle sera rassurée une fois que tu seras rentré à la maison.
Antoine offrit à Sylvain de lui garder le jouet jusqu’à mercredi car maman serait fâchée d’apprendre qu’il avait mangé chez McDo’.
- Ce sera notre secret. J’espère que tu es capable de garder un secret comme un grand ?
- Bien sûr que je suis capable.
Antoine raccompagna le joyeux luron et le laissa devant la porte de son immeuble tout en lui rappelant de garder bouche cousue.
Antoine Cayrole quitta l’Hôtel du Commerce à onze heures le mardi 26 septembre puis après une nouvelle visite au Jardin des Plantes de Montauban, Alexandre Legrand rentra à l’Hôtel Mazarin de Limoges où il prit les objets placés dans l’armoire pour les réincorporer dans le sac noir. Seul le pic resta enfermé, caché sous ses vêtements, il ne serait pas nécessaire de l’utiliser.
27 septembre
Le rendez-vous avait été fixé à quatorze heures. Antoine endossa son sac opérationnel. Comme toujours depuis qu’il œuvrait dans Montauban, il s’était enduit le corps et le visage d’un fond de teint qui lui donnait un aspect halé, portait perruque et lentilles, avait posé les talonnettes dans ses chaussures trop grandes. Il enfila un short et un tee-shirt de rechange sous le pantalon vert bouteille trop court et le vieux pull-over olive. Il se maquillerait au cirage dans le train.
Le petit métis, culotte courte rouge, chaussettes assorties, chemise et gilet noirs, surgit ponctuellement en gambadant à cloche-pied en annonçant fièrement.
- Antoine, maman ne sait rien, j’ai gardé le secret mais c’était drôlement dur !
À l’entrée du Jardin des Plantes, Antoine acheta une barbe à papa et une bouteille de Coca-Cola pour son protégé. Le soleil dardait encore ses puissants rayons, vers trois heures et demie le petit commença à fatiguer et Antoine demanda à faire une halte. Lors de sa première visite des lieux le samedi, il avait repéré un coin tranquille, éloigné des allées et c’est là qu’il se dirigeait avec Sylvain. Il n’aurait pu espérer mieux, peu de visiteurs ne s’étaient manifestés.
Il sortit la bouteille de Coca pour le petit puis la rangea dans le sac en l’essuyant discrètement avec un chiffon qu’il avait aussi pris soin d’emporter. Le gamin s’étendit un moment, discrètement Antoine enfila les gants en latex, sortit les cordelettes, les foulards et le chiffon qu’il posa tout près de lui. Le petit était allongé, les yeux clos.
- Ne bouge pas, on va faire un jeu.
Antoine bâillonna sa victime qui gesticulait tel un ver de terre puis lia ses poignets et ses chevilles, les cordelettes entravaient l’enfant sans cependant lui faire mal. Antoine se tenait à côté de l’enfant et non pas sur lui. Il asséna un coup de poing dans le ventre de Sylvain qui, terrorisé, ondula bientôt comme un serpent sous les coups martelés par son agresseur. Alexandre frappa au visage, dans la poitrine, sur le ventre, chaque coup porté à Sylvain était un coup porté à son enfance meurtrie. Le regard terrorisé de Sylvain était celui d’Alexandre devant Robert, l’éducateur pervers. Il étrangla l’enfant avec une rage inouïe et lorsque les os du cou se broyèrent une euphorie jubilatoire le submergea. Délivré de sa rage, il délia l’enfant de ses entraves, l’essuya méticuleusement puis recroquevilla le corps pantelant qu’il cacha derrière un gros arbre. Il ôta les vieux vêtements d’Antoine Cayrole, retira la perruque et les lentilles, rangea le tout dans son sac à dos puis sortit tranquillement du jardin.
Il avait pris soin de se tenir uniquement à côté de l’enfant car sur un site spécialisé en criminalistique, il était indiqué que même la sueur du meurtrier était susceptible de révéler des empreintes et que la plupart des empreintes naturelles étaient composées par des sécrétions provenant des glandes de la peau.
Il était dix-sept heures lorsque Antoine Cayrole, apaisé, démaquillé, en parfaite harmonie avec Alexandre Legrand atteignit la gare routière située en plein centre-ville, boulevard du Midi-Pyrénées. Il rentra à Limoges où il avait prolongé son séjour à l’Hôtel Mazarin jusqu’au jeudi 28 septembre, passa rapidement devant la réception et monta dans sa chambre.
À dix-huit heures quinze, Annick Lemieux ferma la porte d’entrée, déposa son sac et ses clefs sur la console, enfila ses chaussons et se dirigea dans la cuisine pour y déposer sur la table son sac de provisions.
- Sylvain, maman est rentrée !
Ce n’était pas la première fois que son fiston ne répondait pas tout de suite. Elle entrebâilla doucement la porte de la chambre de Sylvain, pas de son, pas d’enfant. De toute évidence, il avait désobéi à ses consignes, elle empoigna le téléphone et appela quelques amis. La colère fit place à l’angoisse lorsqu’elle sut qu’aucun de ses copains ne l’avait vu dans l’après-midi. Elle entra en contact avec son ex-mari mais lui non plus n’avait pas vu son fils. Antonio proposa d’alerter immédiatement les services de police, il passa prendre Annick et ils se présentèrent ensemble au commissariat le plus proche pour signaler la disparition de leur fils unique.
Dès réception de la plainte, des recherches furent entreprises par les forces de l’ordre durant toute la soirée et une partie de la nuit mais elles ne permirent pas de localiser Sylvain.
28 septembre
À l’aube, les recherches reprirent, un hélicoptère survola la ville et ses environs et des escadrons d’hommes, policiers et volontaires, furent mobilisés. Les lieux habituellement visités par l’enfant ainsi que les parcs firent l’objet d’une attention toute particulière. Finalement, c’est sur les coups de midi que deux inspecteurs, accompagnés d’un agent de la brigade canine de la police de Montauban, découvrirent l’horrible drame. Derrière un arbre du Jardin des Plantes gisait le corps du petit garçon. Une information judiciaire pour « homicide d’un mineur âgé de 6 ans et sept mois » fut ouverte immédiatement par le parquet de Toulouse et le service régional de la police judiciaire de Toulouse (SRPJ) fut chargé de l’enquête sur Montauban.
Les autorités judiciaires se présentèrent sur les lieux ainsi qu’une équipe des TIC qui examina le cadavre sur place, avant qu’il n’ait subi le moindre déplacement. Après examen complet de la petite dépouille, le premier rapport verbal indiquait que le décès remontait à une quinzaine d’heures environ, en attestait la présence des œufs de Calliphoridae, ces grosses mouches bleues avaient déjà pondu dans les plis humides du petit corps froid. Cette hypothèse était corroborée par la lividité et la rigidité des membres supérieurs et inférieurs. Sylvain avait vomi avant de s’étouffer, c’est une strangulation qui avait porté le coup fatal. Officiellement, il s’agissait d’une mort par asphyxie causée par étranglement. Les os du larynx avaient été broyés et les empreintes des semelles permettaient d’affirmer que l’assassin était agenouillé en arrière de la tête de sa victime. Les orifices naturels ne présentaient pas de trace d’agression sexuelle. Les coups portés avaient laissé des hématomes apparents sur l’ensemble du corps mais il n’y avait pas eu utilisation d’objets contendants. Des cheveux et des fils de laine avaient été recueillis pour la recherche de microtraces. Après une expertise médico-légale, le médecin serait en mesure de livrer d’autres informations à l’enquêteur Cazenave et au magistrat qui avait ordonné l’autopsie.
Les traces de pas autour du corps ainsi que l’inspection des lieux environnants ne révélèrent rien de particulier, sinon que le meurtrier chaussait des baskets à semelles striées d’une pointure 39.
Antonio, le papa, fut appelé afin d’attester de l’identification de l’enfant. La maman avait demandé à voir son enfant mais l’officier de police judiciaire s’y était formellement opposé. Après l’autopsie, lorsque le corps serait présentable, elle pourrait prendre possession de Sylvain.
Alexandre Legrand passa la matinée dans l’hôtel. A la télévision, le journal régional de treize heures diffusa l’information concernant le cadavre de Sylvain Lemieux découvert la veille, tapi derrière un arbre du Jardin des Plantes de Montauban. Les images montrèrent des parents éplorés, interrogés par les journalistes, incapables de répondre. A contrario, Jean Cazenave du Service Régional de Police Judiciaire de Toulouse, était prolixe.
L’enfant aurait été vu en compagnie d’un jeune homme brun. Matthieu, l’ami de Sylvain, avait même remarqué que l’homme, aujourd’hui recherché en tant que témoin numéro 1, avait de fines lèvres et un accent qui n’était pas du Sud. Il n’avait pas vu ses yeux, parce qu’Antoine, c’est comme ça que Sylvain l’appelait, portait des lunettes de soleil. La police continuait ses investigations et demandait à toute personne susceptible de lui fournir des renseignements sur ce témoin-clé, mesurant environ un mètre cinquante-cinq, de se présenter ou de téléphoner au commissariat afin de l’aider à dresser un portrait robot. Un numéro vert avait été mis en place afin que toute personne susceptible d’identifier l’homme recherché prenne immédiatement contact avec la police.
29 septembre
Les enquêteurs diffusèrent le « portrait-robot » du témoin qualifié de « très important » au journal de vingt heures. Celui-ci n’était guère ressemblant, hormis la bouche qu’Alexandre épaissira la prochaine fois.
Ils récusaient pour l’instant la qualification de suspect même si cette diffusion encourageait à l’imaginer. Sur la photo en couleur, présentée par le procureur de la République de Toulouse, Albert Florent et l’officier de police judiciaire Jean Cazenave, l’homme recherché était de type européen, voire méditerranéen, il avait la peau mate, les yeux bruns et semblait être dans la jeune vingtaine. La fiabilité du portrait robot avait été qualifiée de « très bonne » par les autorités judiciaires et policières. Alexandre Legrand s’esclaffa.
Le samedi 30 septembre, Alexandre remit sa clef à la réceptionniste, il la regarda droit dans les yeux. Celle-ci ne cilla pas, bien que le journal étalé sur le comptoir affichât en première page le portrait robot du principal témoin que les journalistes désignaient d’ores et déjà comme l’assassin. Elle ne semblait avoir aucun soupçon quant à la pseudo identité de Monsieur Legrand qui quittait l’hôtel à onze heures trente pour regagner sa campagne.
Étrangement, depuis le meurtre de Sylvain, Alexandre n’avait plus de migraine ni de sensation de paralysie. Il ne faisait même plus de cauchemars. La scène d’agression perpétrée contre l’enfant passait et repassait en boucle dans son cerveau, que ce soit en rêve ou éveillé, Antoine Cayrole étranglant le petit métis lui procurait un orgasme aussi fort que celui obtenu lorsqu’il accomplissait son forfait.
Alexandre se rendait régulièrement au Pêchereau et se contentait de lire le journal au café du bourg. Il avait vu trop de films policiers et lu de thrillers pour ne pas savoir que certains meurtriers sont mégalomanes, qu’ils aiment à conserver les articles écrits sur leurs méfaits et que ces archives servent ultérieurement de pièces à conviction aux policiers. Une semaine était passée, le journal télévisé ne faisait déjà plus référence à l’affaire du Jardin des Plantes de Montauban.
La dernière interview de l’enquêteur, aux lunettes rondes et aux moustaches épaisses, laissait entendre que plus le temps passait, plus il serait difficile de retrouver le témoin-clé qu’il n’hésitait pas à qualifier de suspect. Son équipe s’employait à ne négliger aucune piste pour retrouver l’assassin. Cazenave avait aussi profité de son passage à la télé pour remercier toutes les personnes qui avaient collaboré aux recherches.
En attendant, nul n’inquiétait Alexandre.
Quand la bibliothécaire d’Argenton-sur-Creuse s’était émue devant lui du crime sadique, il avait proféré : « Moi, si je tombais sur ce salaud, je lui réglerais son compte avant même d’appeler la police. »
Ce à quoi, la brave dame répliqua : « La police dit que le meurtrier présumé s’appelle Antoine Cayrole. Puisqu’ils ont son nom, ce ne devrait pas être si difficile que ça de le retrouver ! »
De retour à Montauban, Alexandre avait brûlé dans le jardin son pantalon, son pull vert, la postiche ébène et les gants de latex avec lesquels Antoine Cayrole avait étranglé Sylvain Lemieux. Il avait pris la précaution d’embraser le sac à dos noir, la bouteille de Coca dans laquelle le petit avait bu, les chiffons qu’il avait utilisés, le pinceau et les chaussures portées le mercredi 27 septembre. La combustion de ces produits avait dégagé une fumée aux odeurs nauséabondes dont seules les vaches alentour pouvaient se plaindre mais tout le monde sait que les bovidés ne parlent pas. Perfectionniste, Alexandre avait ensuite enfoui le tas de cendres dans la terre, procédé qu’il jugeait très écologique. Toute trace du forfait avait disparu. Pour un coup d’essai, c’était un coup de maître.