Frédéric WORMS : […] L’événement qui a marqué les deux quinquennats d’Étienne GUYON, directeur de l’École normale supérieure, c’était le Bicentenaire de l’École normale supérieure. Pour un historien futur, il y en a qui construiront, comme Valérie THEIS, notre directrice adjointe en a le projet, les archives de l’École normale supérieure, un projet qu’Étienne GUYON appelait de ses vœux de manière très précise, il pensait qu’il fallait archiver tout le travail de la recherche, que l’École est un lieu de mémoire, pourrait-on dire, pour l’ensemble de la science. Il y a tous les textes d’interventions d’Étienne GUYON, dans les volumes du bicentenaire de l’École normale supérieure. J’invite la famille les enfants et les élèves, nos élèves, à se plonger dans les textes d’Étienne GUYON, mais aussi dans ces textes. J’en ai apporté deux. Je voudrais vous faire deux citations, avant de conclure cette rapide ouverture d’un hommage, dont je dirais qu’il se poursuivra, cela sera dit par d’autres.
C’est d’abord la préface à ce volume, qui a donc bientôt 30 ans, puisque le Bicentenaire a été fêté il y aura bientôt 30 ans, en 1994, et l’École aura bientôt 230 ans, en 2024 ; Étienne Guyon exposait là des projets immobiliers liés à des projets de recherche. Dans les deux textes d’ailleurs que je vais citer, je serai vraiment bref, c’est promis, Étienne GUYON a une grande pudeur pour dire l’avenir, pour dire qu’il ne sait pas quelle recherche sera présente, importante, dit-il dans 100 ans. Il se projette vers 2094, l’École de 2094, comment jugera-t-elle le directeur de 1994 ? Lisez, ou relisez, ces textes, je pense qu’on les mettra en ligne sur le site, qui sont des textes étonnants de modestie. Il dit : « Je n’ai pas de boule de cristal ». Par contre, il avait des projets, et ces projets, c’étaient des projets immobiliers, qui, vous allez voir le côté visionnaire, et encore une fois, ça va vous évoquer des sujets d’aujourd’hui déjà présents en 1994, non pas par un visionnaire avec une boule de cristal, mais par un directeur avec des outils, des actions institutionnelles auprès des ministères, auprès de tout le monde. « Ces projets immobiliers – c’est Étienne GUYON qui écrit – pour lesquels nous l’espérons 1994 aura été une date décisive – cela l’aura été - se présente avant tout comme un projet scientifique d’ensemble, - cette formule résume son action – donner « des possibilités d’extension limitée » - parce que il voulait que ce soit mieux, mais c’était déjà pas mal –au département classique et à la bibliothèque - nous y sommes, j’en dirai un mot dans un instant – véritable laboratoire des littéraires, permettre un regroupement des sciences économiques et sociales en une unité retrouvée – c’est lui qui a créé le Campus Jourdan, ce campus auquel Daniel COHEN, lui aussi disparu [1], a ajouté l’École d’économie de Paris ensuite, et où il avait regroupé Christian BAUDELOT et Daniel, et le département d’économie qui à l’époque n’était pas encore dirigé par Daniel – donner des possibilités d’accueil à des thèmes de recherche frontières, associant les scientifiques et les littéraires à l’École normale, les sciences de la cognition, - il est un des inspirateurs de la création du département d’études cognitives - et l’ouverture attendue vers les sciences de la connaissance et de l’apprentissage du savoir, l’environnement, - pour lesquels nous parlons de nature et société, nous, c’est l’École normale – l’éthique, qui associe philosophes aux sociologues à l’important effort de biologie et médecine à l’École, et dans les grands instituts voisins de la Montagne Sainte-Geneviève. » Il avait donc ces visions des sujets qui aujourd’hui nous dominent : l’environnement, l’éthique scientifique, les sciences cognitives, les sciences économiques et sociales, la bibliothèque, et évidemment en mathématiques et en physique, dans les sciences qui étaient les siennes, vous direz mieux que moi, son côté créatif et institutionnel.
Il y a deux autres lieux que je voudrais évoquer pour finir, pour lui rendre un hommage beaucoup trop court, un hommage au nom de toute l’École normale supérieure. Le premier, c’est cette bibliothèque où nous sommes. Je voudrais mentionner deux choses : d’abord remercier Iegor GROUDIEV, le directeur aujourd’hui de la bibliothèque, qui non seulement a accepté de nous accueillir, comme il le fait maintenant très rigoureusement, en même temps très simplement dans cette salle historique, Étienne GUYON en aurait été, je pense, très heureux, mais qui a accepté avec la famille d’organiser une véritable exposition Étienne GUYON. Ce ne sont pas seulement quelques objets, ce sont des objets disposés dans une vitrine d’une manière professionnelle, en même temps que des panneaux de photographies, que je remercie la famille de nous avoir apportés. Aujourd’hui, la salle est un peu une salle historique, avec une exposition Étienne GUYON, et je remercie profondément la bibliothèque de s’y être associée.
Bien sûr, nous ne pouvons pas être dans cette salle, sans évoquer la mémoire d’un condisciple d’Étienne, entré à l’École normale dans la même promotion, et dont la disparition l’avait tant affecté. Une des dernières fois où on s’est vu avec Étienne, c’était, on en parlait avec Gérard BIZEUL, témoin de la bibliothèque pour l’hommage qui lui avait été rendu, c’est Pierre PETITMENGIN, bibliothécaire ici pendant 37 ans, entré à l’École normale la même année qu’Étienne GUYON, en 1955, tout comme d’ailleurs un directeur adjoint d’Étienne, Jacques LAUTMAN, je ne sais pas s’il a pu être là aujourd’hui. Cette bibliothèque dont il dit, vous l’avez vu, laboratoire des littéraires, il n’a pas de plus bel hommage de scientifique, et c’est la vérité pure et simple, c’est aussi un lieu où il venait discuter avec Pierre PETITMENGIN, et leur mémoire dans cette disparition si rapprochée nous touche d’une manière très profonde.
Puis, je voudrais dédier un lieu à Étienne GUYON, l’une des discussions que nous avions peut-être depuis 30 ans, en tout cas dans les dernières années, ça, c’est sûr, et quand j’ai été nommé - d’ailleurs je lui dois une gratitude particulière, parce qu’il m’a donné la pichenette, mais je ne vais pas m’épancher - l’une des choses qu’il voulait absolument qu’on réalise, c’est la rue Érasme. Est-ce que vous savez où est la rue Érasme ? C’est la première à droite dans la rue d’Ulm, c’est celle qui relie autant qu’elle sépare certains départements sciences et certains départements lettres de l’École, sinon des autres Écoles de PSL, l’École des Arts décoratifs, c’est celle qui mène à l’ESPCI. Initialement on avait prévu d’y circuler, aujourd’hui entre les deux Écoles ça sera dans le temps et pas dans l’espace seulement. Étienne était habité vraiment par l’idée de faire de la rue Érasme un campus. L’une des raisons pour lesquelles il a soutenu la création de l’Université PSL, dont nous faisons tous parties, et dont il était très heureux, je salue la présence de son vice-président, professeur à l’ESPCI, Arnaud TOURIN, c’est que l’université PSL, c’était les campus de la Montagne Sainte-Geneviève. Et dès que j’ai été nommé, il m’a dit, il y avait un chantier terrible dans la rue Érasme : « Qu’est-ce que tu vas faire ? » Eh bien Étienne, c’est fait, la rue Érasme va être piétonnisée, ça va être inauguré dans 10 jours, ça va être définitif ensuite, ça va être le campus de nos Écoles, de nos départements. En fait elle devrait s’appeler la rue Étienne GUYON, mais je pense qu’Érasme c’est quand même à la hauteur aussi, et je pense qu’il n’aurait pas aimé, mais disons que je lui dédie ce lieu, parce que c’était l’une de ces impulsions. Je suis très heureux, très modestement, d’avoir donné la dernière touche avec la Mairie de Paris, d’ailleurs que Marie-Christine, représente, et la mairie du 5e arrondissement, nous l’inaugurons dans la Biennale du vivant dans 10 jours.
Je voudrais vraiment vous dire que nous allons continuer ces hommages, je passe la parole avec plaisir à Marie-Christine LEMARDELEY et Vincent CROQUETTE, respectivement présidente et directeur de l’ESPCI, puis à Emmanuel GUYON, au nom de la famille, avec qui nous avons construit cet hommage, et ça nous a tous profondément ému.
Je voudrais vous renouveler l’accueil, ici, de cette mémoire qui va se prolonger en projet et en archives, comme il l’aurait voulu dans la continuation, dans l’amitié et aussi dans un modèle.
J’avais prévu aussi de vous faire une autre citation, je l’ai perdu, parce que je l’avais marquée la page, mais je crois que c’est la citation suivante : « L’École a tout pour être le creuset d’un nouvel humanisme » C’est peut-être la devise d’Étienne GUYON, pour nous, pour la suite.
Merci beaucoup.
[Applaudissements]
Marie-Christine LEMARDELEY, adjointe à la Maire de Paris en charge de l’enseignement supérieur, de la recherche et de la vie étudiante : Bonsoir à tous, merci d’être venus si nombreux, pour rendre hommage à Étienne GUYON, que j’ai connu surtout depuis que je suis adjointe à la Maire de Paris d’Anne HIDALGO, c’est-à-dire depuis 2014, et pour qui je suis Chargée de l’enseignement supérieur de la recherche et la vie étudiante, et c’est à ce titre que je préside le conseil d’administration de l’ESPCI.
Pour commencer je voulais adresser mes plus sincères condoléances, en mon nom propre et au nom de la Maire de Paris, aux proches, à la famille, aux proches d’Étienne GUYON, à tous ses amis. Je pense que nous sommes tous un peu orphelins aujourd’hui.
Pour commencer, je veux juste saluer le temps, le travail, l’attention particulière qu’Étienne a accordés à l’ESPCI, qui s’appelle maintenant ESPCI Paris-PSL. Il fut une grande figure de notre communauté, il l’est toujours d’ailleurs, on peut parler au présent. Tous ces travaux - moi je suis littéraire, je fais partie des gens qui fréquent beaucoup les bibliothèques, je vais peut-être dire des bêtises, ne m’en veuillez pas - : en physique des fluides, les systèmes granulaires, les instabilités hydrodynamiques, et bien sûr la création du laboratoire PMMH, pour lequel j’ai eu à connaître des questions de bâtiment tout à fait concrètes, parce que je m’occupe aussi de ça. Je laisserai bien sûr Vincent CROQUETTE, notre directeur en dire davantage du point de vue scientifique.
En changeant de perspective, je voudrais dire aussi qu’en 2019, j’ai eu le plaisir de remettre à Étienne GUYON la médaille Grand vermeil de la Ville de Paris, au nom de la Maire, et ce geste symbolique visait à souligner ce que les travaux, la carrière et les actions d’Étienne GUYON en matière de diffusion de la science ont apporté à Paris et au rayonnement scientifique de notre ville ; car nous partageons cette ambition, celle de promouvoir la science produite en nos murs, de la rendre intelligible aux non-initiés, et de la diffuser très largement ; en cela, Étienne a publié deux ouvrages collectifs passionnants, d’ailleurs certains coauteurs sont présents, qui nous dévoilent la science qui fait notre monde. Je les cite, mais bien sûr vous les connaissez : Du merveilleux caché dans le quotidien / La physique de l’élégance, en 2018, je trouve que le mot élégance lui convient très bien, à lui personnellement. Et le plus récent : L’impermanence du monde / La physique de l’éphémère, en 2022. La présentation faite par Étienne GUYON, je ne sais pas si c’est lui-même qui l’a rédigée ou si c’est son éditeur chez Flammarion, j’ai envie de vous la lire, parce que je la trouve tout à fait représentative. Il se présente comme ceci : « Étienne Guyon est universitaire. Son appétence pour le partage des savoirs l’a conduit à la direction du Palais de la Découverte, de l’École normale supérieure et des « Petits Débrouillards » Je pense que dans ce résumé on voit bien la posture modeste et poétique, je dirais, d’Étienne GUYON, qui a toujours une espèce de posture légère face au monde, même s’il traitait des questions très profondes.
Je tiens donc moi aussi à rendre hommage à la vivacité de son esprit, sa curiosité, son envie du partager ces travaux brillants, qui ont tant apporté à la science, et à ses initiatives, auxquelles Frédéric WORMS a fait allusion, à l’échelle des différences établissements scientifiques qu’il a connus, donc je les dis : l’ESPCI, l’École normale supérieure et le Palais de la Découverte. Étienne Guyon nous manque, mais nous continuerons d’œuvrer pour que les plus jeunes accèdent à la science et la partagent à leur tour en suivant son exemple.
Merci à toutes et à tous.
[Applaudissements]
Vincent CROQUETTE : Bonjour à tous. Je suis Vincent CROQUETTE, le directeur de l’ESPCI. Élève à l’ESPCI, j’ai vu arriver Pierre-Gilles de GENNES comme directeur, qui nomma Pierre BERGÉ comme professeur de mécanique des fluides à l’École. Pierre BERGÉ et Étienne GUYON étaient liés et discutaient souvent ensemble de mécaniques des fluides et de la façon de l’enseigner. Le cours de Pierre BERGÉ m’a tellement plu que j’ai fait ma thèse chez lui au CEA. Après sa domination comme chef de service au CEA, Pierre BERGÉ ne pouvait plus assurer le cours et Étienne l’a remplacé, en animant simultanément le laboratoire de l’ESPCI. Étienne et Pierre se voyaient souvent, et j’ai eu de nombreuses conversations en les rencontrant à l’occasion, mais je n’ai jamais vraiment travaillé avec Étienne.
Jeune thésard, les discussions de physique avec Étienne étaient toujours un plaisir. Alors qu’il avait beaucoup plus d’expérience, il était toujours à l’écoute, on l’a déjà dit, mais je crois que c’est vraiment important, et sa passion pour les sciences était sans bornes. Avec Élisabeth GUAZZELLI, dont la thèse était proche de la mienne, nous avons eu d’énormes discussions passionnées tous les trois. J’en garde un souvenir de spontanéité, de passion et d’enthousiasme. Pawel PIRANSKI m’a expliqué comment il avait été recruté pour travailler avec Étienne, et je n’ai pas besoin de vous dire ô combien cette collaboration fût fructueuse. Pawel arrive dans le laboratoire d’Étienne à Orsay, et lui dit qu’il serait content de travailler avec lui, il lui demande en fait quand il va commencer et où cela se passera ? Étienne lui répond : « Dès maintenant », avisant une paillasse encombrée, il pousse du coude tout ce qui traîne, et lui dit : « Ici. » C’est toute la spontanéité d’Étienne qu’on retrouve. À côté de cette extraordinaire simplicité, Étienne à bâti un laboratoire à l’ESPCI, qui deviendra le PMMH, l’un des plus gros laboratoires de l’École. Il a dirigé le Palais de la Découverte et l’ENS, on l’a déjà dit, il a eu une carrière impressionnante tout en gardant cette simplicité. À l’ESPCI, chaque laboratoire a sa spécificité et son caractère. Le PMMH a une tradition de collaboration forte et les décisions sont prises de façon collégiale. Étienne a eu un impact très fort sur les équipes du laboratoire, ce caractère collaboratif est sans nul doute une marque que l’on doit à Étienne. Il se prolonge en fait, et j’espère qu’il se prolongera longtemps.
Dernière annonce à faire, l’ESPCI et le PMMH, organiseront au premier semestre 2024 un colloque scientifique en l’honneur d’Étienne Guyon.
Merci.
[Applaudissements]
Emmanuel GUYON, fils d’Étienne GUYON : Chers amis, la famille d’Étienne vous remercie d’être venus évoquer ici sa mémoire.
Merci à Frédéric WORMS, à Vincent CROQUETTE, ainsi qu’aux équipes des deux Écoles d’avoir organisé ce rendez-vous. Et, à titre personnel, merci à Jules, Adam, Clovis et à Valérie pour leur aide, leur soutien.
Depuis qu’Étienne nous a quittés, il y a juste deux mois, toute la famille GUYON a reçu vos témoignages. Vous nous avez parlé de lui, de travail, de science, de création, d’amitié. À chaque fois cela a ravivé ma peine, mais ça m’a permis de le découvrir, de le redécouvrir, de mesurer l’épaisseur de sa vie. Lui me parlait toujours de vous, il me donnait souvent l’impression de vous connaître. Ces amitiés, ces témoignages, c’est ce qui nous restera de précieux d’Étienne, comme un héritage que vous nous offrez.
J’ai entendu vos témoignages, voici le mien.
Étienne, tu es né avant la guerre, assez pour en avoir connu les horreurs et les privations. Des premières tu en as retiré l’aversion pour les armes, un refus de la violence, du racisme et un humanisme inscrit dans ton être : tous les hommes seraient tes frères, quelles que soient leur couleur et leur histoire. Des privations tu en as retiré un appétit féroce pour la vie, et un appétit tout court. Tes aptitudes scolaires, liées à ta capacité de travail hors norme, et accompagnées surtout d’une totale incapacité au repos te permirent d’atteindre le sommet de la hiérarchie étudiante, ici, dans une épopée personnelle, que tu aimais raconter.
Puis, tu te lances dans l’exploration de la science et du monde. Tu lies de nombreuses amitiés, fusionnant travail et vie personnelle. Tu parcours la planète, avec un intérêt particulier pour la Californie dont tu explores les univers ésotériques comme scientifiques. Dans les campus, tu adopteras les causes progressistes, tu comprendras les défis de demain.
De ton travail, tu retiens autant les résultats que ceux avec qui tu as travaillés : comment une équipe s’est soudée, ce que chacun apportait, les rencontres, les amitiés. Parmi les premiers, tu t’intéresseras à la transversalité des savoirs, à casser les forteresses, à joindre les connaissances. Tu aimais franchir les frontières et rêvais de construire des ponts.
Tu veux faire connaître la physique au public, la science descend dans la rue de la fac d’Orsay au Mali en passant par la Provence. Tu te lances dans la réaction de livres, toujours en équipe. Tu fréquentes les plateaux télé, de radio, partageant le savoir. Tu manipulais le verbe avec talent, t’adressant à chacun avec la même énergie, tu savais rendre tout sujet intéressant, captivant l’attention, en contextualisant à l’extrême tes récits, tu étais avant tout un conteur. Amateur de musique classique, tu en avais retiré un sens de la mesure, du rythme, que tu mettais dans chaque récit.
Ta vie semblait toujours intense, c’était une aventure, pourvu qu’il ait du mouvement, de l’inconnu. Tu étais à la recherche du non ordinaire. Tu vivais chaque nouveau succès ou échec à chaque fois comme si c’était un échec pour ainsi te réinventer. Tu aimais surprendre venir sur des terrains où on ne t’attendait pas.
J’ai été étonné que du tumulte de ton quotidien se dégage une sorte de cohérence, mais toi tu savais que le chaos présente des harmonies, si on l’observe à la bonne échelle. Tu te voyais guide, pas confident. Tu aidais chacun à avancer vers son objectif, à ouvrir les portes du possible. Tu voulais donner, pas recevoir, saisissant toujours la main tendue, tu ne demandais jamais de contrepartie. Tu étais croyant, et comme pour la physique, ta foi était autant expérimentale que théorique.
Tu n’avais jamais peur, tu étais inspirant, infatigable, imprévisible, sans limite, curieux de tout, aventurier, généreux. Pour toi, l’effort commençait à prendre sens, quand la douleur apparaissait. Tu voulais vivre le plus intensément qui soit, refuser la facilité, mériter chaque jour, rendre chaque instant unique. Jusqu’à ton dernier souffle, tu nous as arrosé de ta présence, tes doutes, douleurs et l’expression débordante, et sans filtre de ton affection. Enfin, chaque jour, et jusqu’à ton dernier souffle, tu auras cherché à découvrir, comprendre, puis partager avec tous, les beautés du monde.
[Applaudissements]
Étienne REYSSAT : Bonsoir, et merci pour ces beaux témoignages.
Je m’appelle Étienne REYSSAT, je suis membre de la petite équipe de recherche qu’Étienne GUYON venait stimuler depuis une vingtaine d’années, au laboratoire PMMH, et je suis chargé d’introduire les orateurs, qui vont nous parler de nouvelles facettes d’Étienne.
Étienne était aussi ardent défenseur des sociétés savantes, françaises en particulier. Auprès de son laboratoire, et spécialement des jeunes chercheurs, qu’il encourageait très vivement à contribuer au congrès général de la Société Française de Physique, au Reflets de la physique, bulletin de la même société. Étienne a présidé cette société en 2001-2002, et je pense qu’il la voyait comme un instrument de promotion et de partage des sciences, comme de nombreux autres instruments qu’il a su maîtriser. Cette société est aujourd’hui représentée, je crois, par Daniel ROUAN et Pierre LÉNA, président et ancien président de la SFP, que j’invite à venir.
Daniel ROUAN : Merci ! Bonsoir à toutes et à tous. En fait, avec Pierre LÉNA, on s’est mis d’accord pour estimer que 3 minutes, c’était vraiment très court pour se relayer. Donc, je ne parlerai que seul au nom de la SFP.
Quand nous avons appris à la SFP, la Société française de physique, le décès d’Étienne GUYON, c’est vraiment une profonde émotion qui a saisi beaucoup d’entre nous, en particulier la composante la plus senior, c’est clair, parce qu’Étienne représentait une figure absolument unique dans notre communauté.
Je ne l’ai personnellement connu qu’à travers son rôle, je dirais, de rédacteur en chef du bulletin L’Archicube, où son esprit ouvert apportait toujours des belles idées d’amélioration aux articles que j’ai pu commettre. Du coup, comme je n’ai pas bien connu Étienne, cet hommage au nom de la SFP s’inspire largement du texte que Michel LEDUC a écrit récemment.
Si nous savions tous les contributions absolument majeures à la physique qu’Étienne GUYON a apportées à des domaines aussi variés, cela a déjà été mentionné, que ceux de la supraconductivité, de la superfluidité, des cristaux liquides, des instabilités hydrodynamiques et de la turbulence, des milieux poreux, ou encore des systèmes granulaires, et bien malgré toute cette magnifique expérience, je dirais de chercheurs, on a peut-être encore plus présent à l’esprit, l’humaniste, le passeur de savoir et puis l’animateur de la communauté. Étienne GUYON a été, sur ces trois champs, très fortement engagé, cela a été dit, et au plus haut niveau. Comme président de la Société Française de Physique, effectivement de 2001 à 2002, mais comme directeur du Palais de la Découverte, c’était une phase très importante, et aussi, comme cela a été très souligné, bien sûr comme directeurs de l’École normale supérieure.
Alors, cela ne suffisait pas à son esprit universel, car on sait très bien qu’il s’est aussi illustré comme un enseignant, un écrivain, un vulgarisateur absolument hors pair, et à ce titre il a été aussi très, actif, au sein de la commission culture scientifique de la Société française de physique.
Il avait déploré la coupure de fait qui existait entre les disciplines de sciences dites exactes, et aussi déploré le fonctionnement, très cloisonné, des sociétés savantes. Aussi avait-il fondé le groupement pour l’avancement de la physique, le G2P, qui regroupait une dizaine de sociétés savantes scientifiques. Ce groupement a pris en main en particulier la rédaction de la brochure des métiers de la physique, en 2005, soutenue par les fonds de l’Année Mondiale de la physique. On m’a rapporté qu’au cours des réunions de préparation, Étienne Guyon a joué un rôle absolument déterminant dans la réussite de cette opération. C’est une brochure qui a été tirée à plusieurs reprises à 10000 exemplaires, et distribuée dans un très grand nombre de collèges et de lycées. La Société française de physique poursuit, avec ses sociétés sœurs bien sûr, cette action, qui est issue de ce magnifique héritage. Même si le G2P n’existe plus aujourd’hui, il a eu aussi une descendance en donnant cette idée de créer la S2S en 2003, avec plusieurs quelques partenaires, là aussi c’est un magnifique héritage.
La Société française de physique, et de façon plus large la communauté des physiciennes et des physiciens, doit énormément à Étienne GUYON, et regrette terriblement sa disparition.
Merci !
[Applaudissements]
Étienne REYSSAT : La capacité d’émerveillement d’Étienne, vous le savez, était sans limite. Il aimait beaucoup raconter sa rencontre avec le grand géomètre, William P. THURSTON. Celui-ci avait ébloui Étienne par une démonstration géométrique, avec des papiers et des ciseaux. Étienne avait un carnet d’adresse, vous le savez, en forme de corne d’abondance, ce qui quand on le conjuguait à sa générosité naturelle pouvait donner lieu à des tas de rencontres de ce type. Il paraît que celle-ci avait été manigancée par un autre mathématicien du plus haut calibre, connaissance de longue date d’Étienne. Étienne était le directeur de l’ENS lorsque sa route a croisé celle de Cédric VILLANI, qui y était élève.
Cédric VILLANI : Chers amis ! Dans ces lieux, qui sont pour moi comme sacrés, je ne reviens que pour des occasions très spéciales. La mémoire de notre ami Étienne est l’une de ces occasions.
Pour préparer cet hommage d’élèves à directeur, j’ai saisi deux objets dans mon bureau. Le premier est un livre rouge, bien connu des physiciens : le GUYON-HULIN-PETIT, pas un petit livre rouge, disons un moyen livre rouge, épais de presque 500 pages [2], qui a marqué l’enseignement des fluides alliant la meilleure pédagogie aux recherches les plus modernes. Le petit timbre soigneusement apposé en page 2 atteste que je l’ai acquis non en tant que chercheur, mais bien quand j’étais élève en ces murs, quand Étienne n’était pas seulement remarquable chercheur, mais aussi son débonnaire et infatigable directeur, ce qui me mène au deuxième objet, témoin de ce mandat de directeur : un album photo ; vous savez à l’ancienne, avec des photos en papier, collées sur des feuilles en papier. À la date du 30 mars 1995, à un jour près l’anniversaire de notre ami. Ce soir-là, c’était les 60 ans d’Étienne à la cafète. Et moi, les cheveux sagement coupés au carré, déjà costume trois pièces lavallière, président de l’association des élèves, navigant parmi la foule d’étudiants, comme un Ernest dans l’eau souterraine, je portais, fier et concentré, un grand gâteau, orné de 60 bougies. Les bougies Étienne les a soufflées sous les acclamations de la foule des élèves, a enfilé le polo rugby orné du logo de l’association, il a savouré le gâteau, trinqué, chanté, conté les anecdotes du temps où lui-même était président des élèves et galopait sur les toits en sautant par-dessus les niches des fenêtres, tout en recommandant aux directeurs responsables de ne pas en faire autant ; et il a déballé ses cadeaux. En découvrant un modeste chou romanesco, il a caché sa déception derrière une petite tirade sur les fractales, mais devant le vrai cadeau, ses yeux se sont illuminés : des rollers ! À 60 ans, sa première paire de rollers, et nous savions que ce grand gamin heureux leur ferait honneur.
Étienne à la direction, c’était tellement l’esprit normalien, déconnant comme un potache perfusé au canular, mais travaillant obstinément avec les élèves, pour leur fournir le meilleur dosage d’éducation et de recherche, pour améliorer l’ordinaire diurne et nocturne, souterrain et aérien, travaillant à moderniser la recherche et la pédagogie dans son établissement, si obsédé par la pluridisciplinarité, que nous aimions bien le chambrer à ce sujet, et on avait beau contester rude à l’occasion, il était adoré.
Quelques années après ce mémorable anniversaire, quand le renouvellement de son mandat fut menacé, par qui sait quel gouvernement, nous étions quelques représentants d’élèves à prendre solennellement la plume pour le soutenir auprès du conseil d’administration, aidant ainsi à dévier le missile politique qui le visait. Étienne, notre directeur à tous et toutes, pour certains il est resté notre ami. Pour moi, qui était le président de l’association des élèves à l’époque déjà évoqué de ce mémorable bicentenaire, et qui partageait avec lui non seulement l’amour de la mécanique des fluides, mais aussi l’amour de la culture scientifique, ces liens étaient restés très forts. Au fil des années, il m’arrivait de le croiser quelque part entre Paris Orsay, affrontant le redoutable RER B, avec son énergie inépuisable, même quand sa santé déclinait, toujours passionné, comme un enfant par le savoir et sa transmission.
On les croit inépuisables, un jour ils s’en vont quand même. Respect Étienne ! Amitié Étienne, pour l’éternité Étienne !
Étienne, je sais d’un ami commun, il aimait apprendre des poèmes pour les réciter dans les moments conviviaux, comme on apporte un plat dans un pique-nique, c’est un culte que je pratique aussi à l’occasion, et le plat que je vous apporterai, c’est un très court poème de Jules SUPERVIELLE, qui me vient à l’esprit chaque fois que disparaît un être cher, un poème dont le titre, Figures, évoque d’ailleurs aussi bien les humains que la pédagogie scientifique.
Figures
Malgré moi des visages,
Et, tous, ils me sont chers.
Parfois l’un tombe à terre
Et j’ai beau le chercher
La carte a disparu.
Je n’en sais rien de plus.
C’était un beau visage
Pourtant, que j’aimais bien.
Je bats les autres cartes.
L’inquiet de ma chambre,
Je veux dire mon cœur,
Continue à brûler
Mais non pour cette carte
Qu’une autre a remplacée :
C’est nouveau visage,
Le jeu reste complet
Mais toujours mutilé.
C’est tout ce que je sais,
Nul n’en sait d’avantage.
[Applaudissements]
Étienne REYSSAT : Le goût d’Étienne pour la transmission des sciences ne vous a pas échappé. À table, dans la rue, dans des livres, des conférences, tous les moyens étaient bons. Pour lui, pour toucher le plus grand nombre, peut-être que finalement le musée serait un bel instrument. Étienne a dirigé le Palais de la Découverte à la fin des années 1980. Il tenait à alimenter, longtemps après, le lien entre la recherche et ce lieu de partage des sciences. Il n’a jamais cessé de défendre le Palais, qui est aujourd’hui représenté par Kamil FADEL, qui a longtemps été en charge du Département de physique au Palais de la Découverte.
Kamil FADEL : J’ai connu Étienne fin des années 80-90, quand j’étais étudiant à Orsay, et je me souviens qu’un jour en cours, en amphi, Étienne a dit que quand il était jeune il se demandait si plus tard il serait physicien ou curé, et ça, ça m’a beaucoup interpellé. Il se trouve que quelques temps après, j’ai décidé de postuler pour travailler - comme job d’été - au Palais de la Découverte, c’était l’été 89, et j’étais très surpris d’être reçu par Étienne lui-même, pour l’entretien d’embauche. À ce moment-là, il était le directeur du Palais de la Découverte. J’ai été embauché, et c’est à partir de ce moment-là qu’on est devenu ami, puis de très bons amis par la suite.
Finalement, Étienne n’est pas resté très longtemps au Palais puisqu’il est arrivé en 1988 et il a quitté la direction du Palais en 1990, pour prendre la direction de l’ENS. Mais, durant ces deux années, il a lancé un certain nombre de projets, qui ont vu le jour quelques années plus tard, en particulier une exposition sur les fractales et une autre sur le chaos. Il m’a toujours dit que c’est avec beaucoup de regrets qu’il a quitté le Palais, mais qu’il n’en n’avait pas le choix en fait, malgré tout il est resté toujours très, très proche du Palais, jusqu’à même très récemment. Et, parmi les dernières expositions que nous avons présentées au Palais de la Découverte ces dernières années, relatives à la physique, il a été à l’origine de deux d’entre elles, en particulier celle qui portait sur la résistance des matériaux et une autre qui portait sur la physique des milieux granulaires.
En dehors de cela, en tant que grand amoureux du Palais de la Découverte, il a lutté avec beaucoup de conviction, énergie et lucidité contre la fermeture du Palais de la Découverte. Et, je crois que c’était en 2020, qu’il a prononcé à la Mairie de Paris, un discours dans lequel il a dit que selon lui le Palais de la Découverte était en danger de mort. Il était très fier de ce discours, il m’en a parlé à plusieurs reprises, surtout par l’emploi des termes « danger de mort ». Finalement, le Palais a fermé il y a quelques années, on a ouvert un nouveau lieu, le Palais de la Découverte éphémère, qui s’appelle les Étincelles, dans le 15e arrondissement, et Étienne a continué de venir aux Étincelles nous rendre visite, toujours avec énormément d’enthousiasme, et toujours bourré d’idées. À propos de bourré d’idées, je me souviens de cette anecdote qui date de 1993-94, on était en train de préparer le bicentenaire de l’ENS aux Archives de France, et le Conservateur des archives de France à l’époque, qui s’appelait Jean-Daniel PARISET, décédé en 2017, me dit un jour : « Mais Kamil, il faut dire quelque chose à Étienne, c’est pas possible comme ça, il a une idée toutes les 10 secondes ! », et je pense que vraiment c’était quelque chose de caractéristique d’Étienne : une idée toutes les 10 secondes, et ça jusqu’au bout.
[Applaudissements]
Étienne REYSSAT : On va maintenant écouter une série de témoignages sur l’Étienne chercheur et écrivain, et cette série de témoignages sera coordonnée par José Eduardo WESFREID, physicien et successeur lointain d’Étienne à la direction du laboratoire qu’il avait fondé.
José Eduardo WESFREID, directeur de recherche émérite au Laboratoire PMMH de l’ESPCI : Jusqu’aux années 70, l’ESPCI fonctionnait un peu de façon circulaire : un renouvellement était nécessaire et c’est Pierre-Gilles de GENNES qui initia cette transformation en prenant la direction de l’École en 1976.
Pour modifier l’enseignement, très classique, de l’hydrodynamique, de GENNES recruta, Pierre BERGÉ, déjà signalé par Vincent CROQUETTE, auquel succéda, en 1978, Étienne GUYON, brillant chercheur de la matière condensée et professeur à Orsay. Étienne assure cet enseignement ainsi que celui du DEA de physique des liquides, vivier de jeunes chercheurs.
Le souci de de GENNES était de construire un laboratoire autour de la mécanique des fluides en incorporant l’activité déjà existante en mécanique des milieux continus. Dans ce cadre, Étienne ouvre un nouveau laboratoire, le HMP (Hydrodynamique et Mécanique Physique), qui deviendra par la suite le laboratoire de Physique et Mécanique des Milieux Hétérogènes (PMMH), aujourd’hui un de plus importants de l’ESPCI.
À l’ESPCI, il a développé des recherches sur les instabilités hydrodynamiques et les milieux poreux et ouvert une activité de recherche sur la matière molle. Doté d’une capacité de travail remarquable, Étienne GUYON fut un animateur scientifique enthousiaste, qui joua un rôle très important dans la genèse d’un style de recherche précurseur, associant physique et mécanique, et inspiré par la physique statistique.
Cette période initiale s’est caractérisée par une très forte ouverture nationale et internationale, l’arrivée de plusieurs jeunes thésards et chercheurs très impliqués - j’ai été l’un de ces nouveaux arrivants - qui ont forgé un rare esprit de participation dont les cafés des jeudis, toujours d’actualité, est une illustration, mélange de séminaire scientifique et d’assemblée populaire.
« PMMH était le laboratoire par lequel la modernisation est arrivée à l’ESPCI », disait Jacques PROST. Ce laboratoire qu’il a fondé, Étienne l’a marqué de son empreinte, de sa prédilection pour l’élégance des expériences et la simplicité des modèles : comprendre était devenu une exigence, visualiser, un outil et ouvrir des nouveaux sujets, une pratique régulière, caractéristique du style de PMMH.
Lorsqu’Étienne est parti en 1988 vers le Palais et l’École normale, le PMMH a su non seulement conserver ce style, mais il l’a surtout amplifié en développant de nouvelles équipes, et avec le temps en recrutant de nombreux chercheurs.
En février 2001, nous sommes allés chercher Étienne, qui occupait alors l’ancien bureau de Louis Pasteur, comme directeur honoraire de l’École Normale. Nous lui avons demandé de revenir à son laboratoire d’origine. C’est ainsi qu’il aimait dire : « être redevenu un chercheur de base, et que son retour au laboratoire était un « ressourcement » ».
Avec le temps, Étienne s’intègre à une nouvelle équipe de jeunes, le MecaWet, parmi lesquels on va avoir des témoignages dans un instant.
Sa nouvelle présence au laboratoire pendant ces dernières années illustrait le brassage des générations, la transmission des concepts, la permanence d’un style que les grandes évolutions de PMMH ne mettaient pas en péril. Par ses discussions scientifiques, ses propositions variées des séminaires des collaborations, Étienne était partout.
Cette histoire est devenue un élément structurant de la vitalité de PMMH.
[Applaudissements]
J’ai parlé de cette équipe de jeunes, cette équipe de jeunes au sein de laquelle Étienne a fait ses recherches, dans cette dernière période. J’invite à venir au micro l’équipe avec laquelle Étienne a fait sa recherche dans les dernières périodes.
José BICO, Étienne REYSSAT et Benoît ROMAN : On va faire ça à trois.
José BICO : Après une carrière, comme nous avons vu, riche de sciences et de direction d’établissement prestigieux comme le Palais de la Découverte ou l’École normale, qui nous accueille ce soir, Étienne était revenu au PMMH, non pas comme directeur cette fois-ci, mais comme simple chercheur. En fait, depuis 20 ans, il faisait partie de notre petite équipe MecaWet au laboratoire. Passionné par la diffusion de la science, comme cela a été dit plusieurs fois, Étienne nous a entraînés dans de nombreuses aventures : conférences grand public, exposition, écriture de livres, entre autres. En fait, ce qui m’a particulièrement marqué c’est que ces aventures furent l’occasion de nombreuses rencontres, parce qu’avec Étienne, - ceux qui l’ont rencontré pourront le confirmer – tout est avant tout une histoire de copains, de copines. Cela pouvait être des copains de longue date, mais cette bande de copains était grandissante, avec de jeunes copains, parce qu’Étienne était aussi vraiment très bienveillant à l’égard de nouvelles générations. C’est ainsi que cette bande de copains s’est agrandie, et nous avons le plaisir d’en faire partie.
Étienne REYSSAT : La simplicité d’Étienne lui permettait, quand il passait, régulièrement, au labo de descendre dans la salle de manip, pour discuter informellement avec nous et avec les étudiants. Il arrivait (imitant le souffle), annoncé par son souffle caractéristique, il se dirigeait vers un petit groupe, il s’asseyait : « Je dérange pas ? » La conversation continuait pendant quelques minutes, puis on entendait : « Attends ! » Il avait mordu. Il avait une question, il n’allait pas lâcher le morceau, tant qu’on ne lui aurait pas donné une bonne réponse. Ce n’est pas facile, ce n’est pas facile, parce que quand on n’a pas soi-même vraiment pigé, donner la bonne réponse, ce n’est pas évident. Ce qui était très sympathique, c’est qu’il ne venait pas nous diriger ou nous influencer, mais il venait nous faire profiter de son expérience, discuter avec les étudiants, connecter les gens, amplifier le mouvement, et surtout s’interroger, s’étonner avec nous. Sa capacité d’émerveillement, qui était sa fontaine de jouvence, pouvait se déclencher sur n’importe quoi. On se rappelle en particulier de discussions sur les changements de propriétés de la tige de rhubarbe lorsqu’on l’épluche, et on subodore que ça a dû animer quelques discussions autour de démonstrations expérimentales en famille.
Benoît ROMAN : Étienne aurait sûrement apprécié qu’on fasse maintenant justement une de ces petites manips de démonstration, tout à fait dans son style. Il y a trois éléments : il faut que cela soit transportable, manipulable par les enfants de tous les âges, comme je vois ici [Rires …], et si possible que ça marche quelquefois. Donc, voilà, il s’agit de deux pièces de tissu, soudées l’une sur l’autre, selon un motif en spirale, un petit peu comme un matelas gonflable, sauf que les boudins ne seraient pas parallèles, rectilignes, ils sont circulaires. Quand on gonfle ce matelas de camping spécial, il ne reste pas plat, il prend une forme tridimensionnelle, une selle de cheval très élégante, pourquoi ? La réponse a trait avec des questions de géométrie des surfaces assez profondes. Pour finir, je dirais qu’Edgar Poe a écrit qu’être étonné c’est un bonheur, et bien nous, dans notre labo, on continuera à rechercher ce bonheur de l’émerveillement en suivant l’exemple d’Étienne.
Merci !
[Applaudissements]
José Eduardo WESFREID : (il manque la phrase où l’orateur indique dans quelle revue est paru l’article qui relate l’expérience présentée …)
Maintenant j’appelle ses anciens thésards : Stéphane ROUX et Marc FERMIGIER, les témoins de la vie des arts (de la phrase suite indistincte)
Stéphane ROUX : Merci José ! Bonsoir à tous.
Je suis particulièrement ému de parler devant sa famille, pour montrer que finalement Étienne avait des familles.
Nos amis britanniques ont la tradition d’enregistrer la généalogie des docteurs, de leur ascendant — directeur de thèse — et de leur parfois nombreux descendants thésards.
Ces « familles » croissent vite particulièrement avec des « pères » de la générosité d’Étienne. Cette notion de famille n’est pas juste une métaphore, la filiation s’accompagne de la transmission de gènes parfois très reconnaissables, et très durables.
Pour Étienne, qui avait sans doute hérité de la curiosité de son « père » Pierre-Gilles de GENNES, ce n’était pas la thématique scientifique qui était le chromosome le plus marquant. En effet, il avait visité - cela a déjà été mentionné - la physique des solides, la supraconductivité, la physique de « la matière molle » via les cristaux liquides, la physique des milieux aléatoires macroscopiques (MIAM), via la mécanique statistique et les transitions de phases, la physique des polymères et la transition sol-gel, la physique des liquides via les milieux poreux, les écoulements multiphasiques, et l’hydrodynamique …
En fait, ses excursions multiples dans des disciplines très différentes, lui avaient donné à la fois une immense culture scientifique - déjà évoquée de nombreuses fois-, mais, plus important encore, une formidable intuition. Il avait développé une telle intimité avec ces nombreux sujets, qu’il ressentait charnellement la solution d’un nouveau problème avant de l’aborder. Son mode d’approche était presque plus littéraire, tactile, que scientifique. Je me souviens de mes premiers échanges avec mon « père », en particulier sur des brouillons d’articles, où il m’invitait à remplacer chaque équation par une figure ! (Un exercice que je recommande à chacun, mais qui me laissait souvent perplexe à cette époque, et peut-être aujourd’hui encore). Avec un peu de recul, je pense qu’effectivement la figure, l’illustration, l’image était sans doute à la base de son appréhension d’un problème de physique. Et ce mode d’accroche, combiné avec une énergie bouillonnante, et un enthousiasme qui ne l’était pas moins, sont devenus pour lui un art de la communication, de la vulgarisation, de la transmission dans lequel il a toujours excellé. Et il fallait effectivement un tel talent pour transmettre ses intuitions. Cela conduisait aussi naturellement à encourager « la juste analogie » du physicien, un peu comme la juste argile du sculpteur et d’autres. La juste analogie est celle qui simplifie le problème, pour réduire sa complexité, mais sans en sacrifier ce qui en constitue la quintessence. Et l’exercice intellectuel de construire cet analogue, parfaitement positionné entre le simple et le complexe, permet de comprendre, d’expliquer, de progresser. Cela concerne aussi bien les modèles, les théories, que les expériences. « La manip de coin de table » - déjà moult fois évoquée - a ainsi acquis avec Étienne toute sa noblesse, n’en déplaise aux vilipendeurs de la « cottage physics ». Je pense que c’est ce sens profond de la juste analogie, de la juste expérience, du juste modèle qui constitue le gène le plus reconnaissable qu’Étienne a transmis à nous, ses « enfants académiques ».
[Applaudissements]
Marc FERMIGIER : Pour évoquer Étienne, je vais m’autoriser un détour en montagne.
L’exploration d’un nouveau sujet de thèse s’apparente à l’ouverture d’une nouvelle voie en montagne. On a repéré la face, vierge de préférence, où se devinent d’intéressantes possibilités d’ascension à travers une succession de fissures bien orientées. Pour nous, jeunes alpinistes novices qui ne connaissions guère que le massif de Ste Geneviève, Étienne a su nous guider, bien au-delà des sommets de Vésubie qu’il appréciait particulièrement, vers des itinéraires enthousiasmants sur du beau rocher ensoleillé.
Une fois le but identifié, il s’agit de définir les moyens de parvenir à la cime. Si la face était déjà visitée par de laborieuses entreprises employant force pitons, cordes fixes et autres moyens artificiels, lourds calculs, instruments colossaux, il nous encourageait toujours fortement à la revisiter en style moderne, équipés des seuls chaussons légers, sacs à magnésie, lois d’échelle et expériences de coins de table. Lesdits coins finissaient quelquefois par envahir toute la table, et nous remplacions de plus en plus les règles à calcul de nos études par des ordinateurs qui ne lui furent jamais vraiment familiers, mais il avait fermement ancré en nous l’intention de suivre la ligne de moindre logistique même sur les dalles les plus lisses.
Même si le contenu du sac à dos était réduit au minimum, il fallait bien un havre pour lancer ces aventures. À ses débuts, le laboratoire n’était qu’une modeste cabane en bois perchée sur un replat de l’escalier A, avant-poste isolé dans les massifs contreforts du laboratoire d’électricité générale. Au siècle dernier, les hivers pouvaient être encore rigoureux sur les plateaux d’Île de France et Étienne débarquait parfois de Limours, chaussé d’épaisses semelles Vibram dignes de Gaston RÉBUFFAT. Étienne eu l’ambition naturelle de transformer ce refuge en un camp plus vaste et plus moderne où nous pourrions côtoyer des alpinistes du monde entier. Mais il résista toujours à la tentation d’en faire un camp de base de l’Everest pour expéditions commerciales.
De ces premières longueurs de corde en sa compagnie, il nous est resté pour toute notre carrière le goût de la ligne d’ascension élégante, l’admiration des cristaux du physicien des solides et des cascades de l’hydrodynamicien.
[Applaudissements]
José Eduardo WESFREID : Étienne disait à un des collègues : « Tu sais, c’est bien d’écrire les articles, mais à un moment cela bien serait que tu écrives en livre. ». J’appelle un de ses coauteurs, peut-être le plus jeune et le plus caractéristique du travail d’Étienne, Jean-Pierre HULIN.
Jean-Pierre HULIN : Vous voyez, on commence par le plus jeune ?
L’activité d’écrivain d’Étienne s’est étalée sur plus de 35 ans. Elle n’a nullement empêché une production scientifique d’articles dans des revues internationales énorme de plus de 200 articles. J’ai eu le grand privilège de participer de manière très intermittente d’ailleurs à cette grande aventure, depuis le début et jusque malheureusement à la fin. Tout cela a commencé dans un aéroport à Memphis, où nous étions en stop over, mais c’était un stop over qui fut très utile, parce qu’on a discuté de nos expériences de l’enseignement de l’hydrodynamique, pour conclure qu’il fallait faire quelque chose. Immédiatement, Étienne s’est mise en chasse, et avec l’aide de Michèle LEDUC, il a mis sur pied un projet de livre. Ce livre nous l’avons créé avec Luc PETIT, qui est avec nous ici.
Alors, ce livre, on en pense ce qu’on veut, on a eu le plaisir de proposer à plusieurs générations d’étudiants une vision physique de l’hydrodynamique, qu’on l’a appelé Hydrodynamique physique pour cette raison, mais c’est Étienne qui a donné un certain impact. Évidemment, Étienne n’en est pas resté là, et pendant les années qui suivirent il a fait plein d’autres aventures d’écrivain, et il a eu le soin, l’astuce de se tourner toujours vers le futur, et de se tourner vers des générations de co-auteurs de plus en plus jeunes, dont Frédéric MOISY est un digne représentant. Donc, je vais essayer de suivre l’exemple d’Étienne, je vais lui laisser la parole.
[Applaudissements]
Frédéric MOISY : Merci, Jean-Pierre !
En fait, je n’ai réellement fait la connaissance d’Étienne que très récemment, au printemps 2020. Au début de ce qui allait devenir L’impermanence du monde, son dernier livre, dans la filiation directe du livre précédent, maintenant classique, et qu’on appelle de son petit nom Le merveilleux.
J’étais naturellement flatté, fier d’être convié à cette aventure. Un petit peu intimidé aussi : Moi qui, alors étudiant, avait découvert le nom d’Étienne GUYON 30 ans avant sur la couverture, alors rouge à l’époque, de ce fameux bouquin déjà évoqué (devenu vert depuis, je ne sais pas pourquoi...) Moi qui, une fois devenu prof, continuait à y puiser, et à le conseiller à mon tour à mes propres étudiants. Alors voyez ma fierté : Nos noms écrits, avec ceux de Jean-Pierre HULIN et de Marc RABAUD, sur une même couverture !
Je crois que ça illustre bien le goût, le besoin d’Étienne pour la transmission, pas seulement auprès des étudiants ou des lecteurs, mais aussi transmission auprès des co-auteurs eux-mêmes, qui auront à leur tour à reprendre le flambeau.
C’est donc très récemment que j’ai découvert l’Étienne infatigable, l’Étienne enthousiaste, l’Étienne meneur, l’Étienne batailleur - j’avais raturé : l’Étienne bulldozer -, que vous connaissez. Dans la préface du livre, on a préféré le terme de « chef d’orchestre ». J’aime bien aussi « chef d’orchestre », même si ça met un petit peu de côté le fait qu’il ajoutait parfois à la cacophonie …
Car écrire avec Étienne, c’est une expérience à la fois passionnante et épuisante.
Expérience passionnante : j’étais impressionnée par sa vitalité, son besoin d’interaction constante lors des itérations successives du texte, ses envies de jeter des ponts entre les sujets, d’y incorporer encore et encore de nouveaux collègues et amis. Oui, parce que chaque sujet qu’il proposait avait toujours un lien personnel, familial, amical.
Expérience épuisante aussi, justement par ces liens si forts affectifs, sensibles, intimes entre science, transmission et vie personnelle. Les itérations qui n’allaient pas dans son sens pouvaient le fâcher, et pourtant il était le premier à mettre en danger ses propres textes, à provoquer de nouvelles itérations, à les soumettre pour avis à de nouveaux collègues et à des amis.
Tout cela, on ne le comprend qu’après coup, mais je me dis que les grandes expériences sont ainsi, passionnantes et épuisantes.
Pour finir, c’était il y a quelques mois, durant un trajet en voiture, Étienne m’avait fait part d’un nouveau projet de livre, qui aurait été destiné aux enseignants en sciences appliquées, dans le prolongement de ses coopérations avec le Mali, qui lui tenait tant à cœur. Ce dernier projet n’aura jamais vu le jour, mais il aurait été assurément, lui aussi, passionnant et épuisant.
Alors, voilà, flatté d’avoir intégré ce petit cercle privilégié de co-auteurs et amis. Merci Étienne !
[Applaudissements]
José Eduardo WESFREID : J’appelle maintenant Christian COUNILLON, son éditeur, pour prolonger cette expérience.
Christian COUNILLON, Directeur scientifique chez Flammarion : Chers toutes et tous !
J’ai eu le grand bonheur d’accompagner Étienne dans l’édition de quatre livres, je ne détaillerai pas leur contenu, puisque si vous êtes ici, je pense qu’il vous faudrait tous parler à un moment ou un autre. J’insisterais plutôt humblement sur quelques facettes de vulgarisateur de génie, en distillant les souvenirs que j’ai partagés avec lui.
Notre bonne relation a commencé il y a 20 ans, et pas sous les meilleurs auspices, puisque pour préparer l’année de la physique, il avait mis en chantier le pendant pour le grand public de l’Hydrodynamique physique. Et moi, j’étais jeune éditeur, et j’ai retrouvé celui que j’avais côtoyé pendant le bicentenaire, omniprésent, éruptif, exigeant, donc faut dire que j’étais un brin tremblant dans nos premiers échanges, surtout qu’avec Jean-Pierre, c’était assez animé, avec force cris parmi les pauvres élèves, qui tentaient de boucler leur TP à côté. Puis, un jour je lui ai transmis un premier lot de textes, que j’avais laborieusement annotés, et là, silence de plomb, pas de réponse ! Je prends mon courage à deux mains, je lui téléphone, et là c’était la crise : « Comment ? Je ne comprends pas, il y a du rouge partout. Ce n’est pas mon premier livre, chez Odile Jacob, ça ne s’est pas du tout passé comme ça … », arrive le coup de grâce : « Même ma thèse, avec Pierre-Gilles de GENNES n’a pas été corrigée comme ça ! », qu’avais-je fait là ? ! Heureusement, Jean-Pierre a fait merveille, Étienne a très vite compris les contraintes de ces courts chapitres, c’était comme des mini articles de 5000 signes à chaque fois, et le livre a été un grand succès, même s’il n’a pas fait l’objet d’une recension dans Elle, comme il l’espérait, dixit.
Il a mené tous nos projets éditoriaux avec un sérieux époustouflant, mettant tout le monde en marche, je pense aux trois ans et demi d’élaboration du Merveilleux dans le quotidien, à ces réunions épiques, sous les yeux effrayés des élèves et collègues de PC. Sérieux à tel point que dans nos déjeuners, à mon grand étonnement, il avait toujours avec une petite liste de sujets, qu’il traitait méthodiquement un par un, pas de small talk, bref, comme dirait ma tante : « Étienne, il n’y a pas de doute, c’est le gars sérieux » Sérieux, mais aussi brillant, bouillonnant d’idées, et sans bien savoir toujours d’où venaient les thèmes des chapitres traités dans L’impermanence du monde, son dernier livre, je pense qu’on peut immédiatement reconnaître sa patte quand il évoquait le petit lac de la Moraine, la Transjurassienne, les aquifères du Mali, ou ce que disent les nuages à un pilote de ligne. Ce bouillonnement n’allait pas parfois sans excès, voire sans gaffes. J’en parle d’autant plus volontiers que dans le petit livre de souvenirs qu’il avait publié, il y a quelques années, il y fait mention. Je me souviens d’une émission de radio ou de télé - je sais plus, mais on peut retrouver - le journaliste, qui n’était pas très perspicace, présentait ce jeune homme de 80 ans passés comme l’élève de de GENNES, Étienne a un peu bougonné, puis c’était prêté au jeu, et sans bien mesurer l’équivoque, il avait confié au journaliste que « de GENNES, s’était décidément l’homme de sa vie ». Voilà.
Le temps me manque ici pour évoquer sa malice, son sens de l’émerveillement, sa pugnacité, et son amitié qui me manque, qui nous manque à tous aujourd’hui.
Merci !
[Applaudissements]
José Eduardo WESFREID : On va aller quelques années en arrière, avec Pawel PIERANSKI, un de ses élèves à Orsay, à l’époque des cristaux liquides.
Pawel PIERANSKI ! J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger. J’ai eu soif et vous m’avez donné à boire. J’étais étranger et vous m’avez accueilli. Ces paroles, je les adresse à vous Marie-Yvonne, à Étienne, qui êtes dans l’au-delà, aux enfants d’Étienne, et puis à la France, cet extraordinaire pays qui a accueilli tant d’étrangers.
C’est arrivé il y a exactement 53 ans, grâce à Monsieur Jacques FRIEDEL, qui m’a mis sur le bon chemin : le DEA de Physique des Solides couplé avec le stage chez Étienne. Mais, avant d’arriver chez Étienne, je devais passer un examen, pour savoir si j’étais apte. Cet examen était fait par Michel HÉRITIER. Il a constaté que je n’étais pas parfaitement idiot, et sans me connaître il m’a offert un sandwich et une boisson au café du Christ de Saclay. Michel reste dans mon cœur pour toujours.
Alors la rencontre avec Étienne, comme l’a déjà dit Vincent CROQUETTE, est fulgurante. En en apprenant que je venais sur la recommandation de Monsieur Jacques FRIEDEL, il m’a donné le sujet, puis, comme le dit Vincent, a dégagé un coin de table et a dit : « Commencez tout de suite », c’est peu de dire que j’étais estomaqué. Merci Étienne pour votre promptitude !
Alors, en 1970, le Laboratoire de Physiques des Solides était en effervescence grâce aux quatre équipes de jeunes thésards, qui travaillaient sous la direction de patrons à peine plus âgés : Étienne, Maurice KLEMAN, Georges DURAND et Madeleine VEYSSIÉ. Sous l’égide de Pierre-Gilles de GENNES, nous nous lançâmes à la découverte des cristaux liquides, un monde fascinant, et nous étions épaulés par des chimistes talentueux, efficaces et chaleureux : Lionel LIEBERT, dont la veuve Jacqueline est présente ici, et aussi mon compatriote au nom imprononçable, Leszek STRZELECKI. Étienne serait heureux que je prononce aussi les noms des gens qui nous ont aidés, et qui généralement restent dans l’ombre. Il y avait Gaston BRISNOT, tourneur, Robert PHILIPPE, fraiseur, Marguerite BOIX, experte en évaporation de couches minces. Il y avait aussi l’ingénieur Patrice JENFFER et son comparse Gilles MARTEAU.
La moisson de nos recherches était abondante car à cette époque le domaine des cristaux liquides était presque vierge. Remarque : cristaux liquides presque vierges, c’est un double oxymore. De GENNES a mis de l’ordre dans le fouillis des découvertes en rédigeant son opus magnum The Physics of Liquid Crystals, et lorsque 20 ans plus tard il y a eu son prix Nobel, nous étions tous très fiers, peut-être plus encore que lui-même.
Je vais terminer par une anecdote tirée du livre de souvenirs d’Étienne. Une dame voulait savoir plus sur la façon dont se comportait Einstein quand il faisait une découverte : « Hélas chère Madame, ce n’est pas si souvent ! » dit-il. Eh bien, contrairement à Einstein, nous nous faisions avec Étienne des découvertes très souvent, petites découvertes, donc je peux dire avec les mots du poème Aux Feuillantines de Victor Hugo, qui nous étions
Tels des enfants, s’ils ont pris un oiseau des cieux,
S’appellent en riant et s’étonnent, joyeux,
De sentir dans leur main la douceur de ses plumes.
[Applaudissements].
José Eduardo WESFREID : Merci beaucoup pour votre évocation.
Étienne REYSSAT : Frédéric MOISY, a évoqué tout à l’heure les talents de chef d’orchestre d’Étienne, qui aimait tous les arts, la musique en particulier, aujourd’hui on a la chance d’accueillir Patrick LANGOT, qui est violoncelliste, et qui va nous jouer un prélude de Bach.
[Applaudissements].
Patrick LANGOT : Bonsoir à tous, je suis très ému d’être devant vous pour vous jouer le prélude et l’allemande de la troisième suite pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach. Quel autre musicien pouvait-on jouer aujourd’hui ? Celui qui a allié autant de beauté de complexitude et de simplicité dans sa musique. Je vous laisse en compagnie de Jean-Sébastien Bach pour finir cet hommage.
[Applaudissements]
[Musique]