Laure Adler : « Hors champ », bonsoir à toutes et à tous et merci pour votre fidélité. Un « Hors champ » spécial, toute cette semaine, puisque nous avons la chance d’être reçus chez Maurice Nadeau.
Eh bien Maurice on va commencer peut-être par l’avenir ?
Maurice Nadeau : Ah, ce n’est pas bête ça, tiens ! Au moment où il devient passé mon avenir finalement.
Laure Adler : Non, pourquoi ?
Maurice Nadeau : L’avenir, je peux l’envisager sous une forte course finale, tagada, tagada, tagada. Oui, comme ça.
Laure Adler : « Forte course finale », ce n’est pas mal, sprint.
Maurice Nadeau : On en fait trop et on exagère. Je vois ça un petit peu comme ça, mais c’est la seule façon de regagner le courant. Comment expliquer cela ? Ça y est, clac...
Laure Adler : On se tutoie dans la vie depuis longtemps, on a le droit de se tutoyer à la radio.
Maurice Nadeau : On a l’impression de vouloir en faire toujours plus. Et je suis encore dans cet état d’esprit, qui est mauvais je crois parce que c’est au moment où tout se désagrège, se désarticule, etc., que les moyens diminuent, de demander non pas de suppléer mais de faire davantage, un peu compliqué ça, non ?
Laure Adler : Tu as l’impression de trop travailler, de ne pas assez jouir de la vie ?
Maurice Nadeau : Oui. Enfin, on dit : « attendez encre un peu, attendez » ; ça doit être le sentiment des vieillards en général. On se dit « ça va s’arrêter » mais on voudrait, comme une course, aller plus vite pour essayer non pas d’atteindre le but mais justement de le reculer, c’est cela qui est curieux. Je crois que ça peut se comprendre à partir du moment où les moyens diminuent...
Laure Adler : On n’a pas l’impression que les moyens diminuent véritablement.
Maurice Nadeau : Il voudrait mieux ne pas en parler d’ailleurs, de ces moyens qui diminuent, c’est mauvais sur le plan homéopathique. Si vous avez une maladie n’en parlez pas. Si vous avez une angoisse, surtout taisez-vous, etc. C’est-à-dire faire le silence. Ce n’est pas le moment de parler, alors, tu vois, ça tombe mal ?
Laure Adler : Est-il vrai que ton père était marchand de savon ?
Maurice Nadeau : Il vendait du savon entre autres. Mon père était surtout ouvrier agricole. Et ma mère, quand mon père était mobilisé, s’est mise à tenir un petit commerce, c’était à Poulhan, le petit village, Saint Gilles de Saint-Ange. Elle pouvait vendre du savon, elle pouvait vendre des choses pour les habitants, de l’épicerie en général. Mais mon père, je l’ai peu connu. Quand il est mort, j’avais 4-5 ans. Je me souviens de lui. Je me souviens surtout de la dernière permission, je l’ai entraperçu. Je l’ai vu avec son casque, il repartait, il n’est pas revenu. C’était en 1916, j’avais 5 ans quand même déjà. J’avais des souvenirs quand même.
Laure Adler : Fils unique ?
Maurice Nadeau : Non, j’ai une sœur, qui atteint mon âge bientôt, qui a deux ans de moins que moi, qui habite la Côte-d’Azur, là-bas.
Laure Adler : Tu te souviens du premier livre que tu as lu et à quel âge ?
Maurice Nadeau : Ah, c’était la Bible. C’était la Bible parce que ma mère était bonne à tout faire chez une vieille demoiselle, qui s’est occupé de moi quand mon père a été tué. C’était une dévote et ce qu’elle avait c’était la Bible, ce n’était peut-être même pas la Bible mais l’Histoire sainte, c’est autre chose. L’Histoire sainte avec le Christ en croix qui me faisait pleurer. Mais j’avais aussi une petite bibliothèque du côté de mon père, ouvrier agricole sans doute mais qui faisait des chansons, dans un carnet que l’on a retrouvé à sa mort. Il avait une bibliothèque un peu bizarre à la fois sur la guerre de 70 et Vierge et flétrie, La porteuse de pain, etc. plus des choses plus rares qui étaient les contes Les contes de la Fontaine. J’ai lu tout cela au hasard bien sûr : La Bible et Les contes de la Fontaine, ça n’allait peut-être pas ensemble mais pour moi c’était de la lecture, des choses imprimées qu’il fallait déchiffrer et ça me plaisait assez.
Laure Adler : Ta première vie a été celle d’instituteur ?
Maurice Nadeau : Oui, mais là tu vas vite. Ma mère était illettrée en plus, la pauvre. Elle avait été remarqué par le fils du patron qui n’était quand pas riche, c’étaient les paysans de l’époque. Sa grande ambition, à ma mère, c’était que je devienne instituteur pour lui apprendre à lire. Je n’ai pas attendu d’être instituteur pour lui apprendre à lire, dès que j’ai su elle est arrivée à déchiffrer les titres des journaux et des histoires comme ça. Pour moi qui étais pupille de la nation, il n’y avait pas beaucoup de débouchés : soit être curé, on a envisagé la question avec cette vieille demoiselle, j’étais enfant de chœur d’ailleurs en même temps, enfant de chœur un peu particulier parce que je balançais l’encensoir en disant des bêtises aux gens qui baisaient la tête. Il y avait cette possibilité ou instituteur, si tu étais plus calé mais comme j’avais appris à lire très tôt, en maternelle tout de suite, puisqu’on a retrouvé dans la poche de mon père des cartes postales où je m’efforçais de dire déjà du mal de ma sœur, on disait : il va aller à l’école, il écoute bien. C’était l’expression « il écoute bien », ça veut dire que je travaillais bien. Ma mère était sans ressources, avec deux enfants, c’était la fin de la guerre, l’Armistice est venue, et comme ce pays, cette région de Charente était une région où il y avait beaucoup de Parisiens qui venaient, qui s’étaient mis à la campagne, qui s’y étaient réfugiés, on les appelait des réfugiés, quand ils sont partis, après l’Armistice, l’un des réfugiés, qui était médecin et directeur de clinique, a emmené ma mère en disant : après tout ma bonne Lucinda, vous ferriez une bonne cuisinière pour ma clinique. Alors elle est partie avec ma sœur et je suis resté avec la vieille demoiselle pendant un petit moment, puis un jour elle m’a conduit là où était ma mère, à Reims. Mon enfance est un peu chaotique, elle commence à la campagne, elle continue à Reims où j’arrive en 1919, j’ai 8 ans, on me met à l’école et vous imaginez la suite. Il y a toujours un instituteur qui vous dit : ah, tu ferais bien de continuer. Et il y avait toujours cette idée de ma mère pour devenir instituteur. C’était un parcours que facilitait la IIIème République : tu sortais de l’école primaire, il y avait le cours complémentaire - il n’y avait pas de lycée, pour moi le lycée ce n’était pas possible-, on passait le brevet élémentaire. Mais avec le brevet élémentaire on pouvait postuler pour avoir le brevet supérieur, c’était l’École normale. Il y avait un concours d’entrée à l’École normale, j’ai passé tout cela. À l’École normale cela a duré trois ans, tu pouvais sortir instituteur, seulement il y a toujours un professeur qui vous a à l’œil et qui dit : ah, tu sais, tu ferais bien de continuer, etc. Alors là on fait une quatrième année d’École normale, on va ailleurs, on passe de Châlons-sur-Marne à Nancy. À Nancy on vous fait un peu des cours de philosophie, ce que l’on n’a pas à l’École normale, instituteur on n’a besoin de connaître ni les langues anciennes ni la philosophie, pour enseigner les basses classes, ça suffit. Après la quatrième année, il y a un concours et on me dit : ah, tu sais, il y a une grande école, tu pourrais y aller. Ah, bon ! C’est l’École normale supérieure de Saint-Cloud où l’on forme des professeurs d’École normale, de collège et d’école primaire supérieure, etc. Enfin, tu vois, tous les échelons je les ai passés jusqu’au moment d’avoir le professorat. Tu as le professorat et je me suis dit : qu’est-ce que je vais faire avec ça ? Je vais attendre la retraite, ce n’était pas une solution. Comme j’avais des idées politiques, je me suis dit je vais enseigner en banlieue comme instituteur. J’ai changé de régime, je suis allé dans le primaire, à Thiais, dans les environs de Paris, plus les arrondissements prolétariens de la capitale jusqu’au moment où embêtant tout le monde on m’a dit : vous avez le professorat, qu’est-ce que vous faites ici ? Les inspecteurs ne comprenaient pas et j’ai été obligé d’être professeur de collège. On me nomme à Arago, à Paris, jusqu’au jour où il y a la guerre, il y a la Résistance, il y a tout ce que tu veux. On accompagne un copain de Résistance à Combat, on rencontre le directeur qui se met à vous tutoyer, on se dit très bien, on est confiance, et il vous dit : à demain ! Tu viens d’avoir ta nomination à l’École normale de Melun et tu dis à ta femme, qui a déjà des gosses,…
Laure Adler : Qui sont aussi les tiens.
Maurice Nadeau : Oui, c’est les miens… Tu lui dis : tu sais, à propos de Combat, ils me proposent de venir demain, je crois que j’y vais. Elle me dit : mais tu viens d’être nommer à Melun ! Laisse tomber, tu as raison, fais ce que tu veux… le lendemain, je vais à Combat, on me donne des dépêches de l’AFP à mettre en français, etc., il y a le cours de la pomme de terre, il y a la bombe atomique à Nagasaki, etc. Comme il y a peu de places, Pia m’a dit : au fond tu pourrais parler des livres aussi… Voilà comment s’enclenche l’histoire, parler des livres. Il me dit : tu as ton ami Henri Calet, tu pourrais peut-être lire ce qu’il fait et parler de lui, etc.
Laure Adler : On va écouter la voix de Pascal Pia.
Maurice Nadeau : Ah, chouette !
« Pascal Pia : Mes premières relations avec la pataphysique remontent vers 1915. J’avais lu, enfant, quand j’avais eu 12 ans, quelques scènes de Jarry dans une anthologie d’humoristes, parce qu’il était considéré comme tel par l’anthologiste, publiées par Pierre Mille chez Delagrave, et j’avais été frappé non pas tant de l’humour proprement dit de la scène insérée dans cette anthologie que de sa logique dans l’irrespect. Tout cela était fortement déduit, c’était un enchaînement rigoureux, c’était au fond d’un enchaînement tel que ce que on nous apprenait à l’école quand on nous corrigeait des compositions de français sur un sujet donné et qu’elles n’avaient pas été ordonnées selon les lois de la logique, selon les lois rigoureuses de la déduction et de la démonstration. J’avais été frappé précisément de la rigueur de cette logique appliquée à des sujets qui évidemment ne pouvaient paraître qu’inconvenants ou dérisoires, on ne voit pourquoi en effet la logique ne s’intéresserait pas forcément à des sujets pas inconvenants ou dérisoires ! Pourquoi la logique opérait-elle un choix, instituerait-elle une dignité dans les sujets ? Ça m’avait beaucoup frappé et quelques temps après, peut-être un an ou deux après cela, en pleine guerre, passant rue de l’Odéon, je suis entré dans la boutique, récemment ouverte, d’Adrienne Monnier qui avait un étalage composé de numéros de « Vers et Prose », qu’elle vendait entre dix et vingt centimes suivant l’épaisseur. J’ai acheté quelques numéros de « Vers et Prose » et j’ai vu sur les rayons « Les jours et les nuits, roman d’un déserteur », ça m’a vivement intéressé, c’était Jarry. « Le roman d’un déserteur », en 1915, un sujet si j’ose dire brûlant. À partir de là ont commencé, comment dirais-je, mes explorations tâtonnantes de Jarry par un autre achat chez les bouquinistes du quai, c’étaient les numéros de La revue blanche avec Les spéculations. Or, Les spéculations précisément c’était une application de la pataphysique tantôt à des livres, tantôt à des événements mais pris dans la vie courante avec également, si on peut dire, ce choix de l’absence de choix. Finalement je me suis fortement imbibé de pataphysique, je dois dire que je dois certainement à Jarry et à sa lecture d’avoir profondément ressenti, et très tôt, le sentiment du relatif. Il est évident que la fréquentation et l’acceptation de la pataphysique en tant que science, frappait de dérision absolue, absolue, tout ce que l’on nous racontait sur la guerre, sur l’héroïsme, sur la victoire, sur la politique, sur le règlement des dettes par l’Allemagne, etc., Tout cela ça rentrait dans une espèce de fatras auquel on aurait pu substituer sans perte de valeurs un autre fatras. »
Laure Adler : C’est étrange d’entendre la voix de Pascal Pia et de sentir à quel point il a été imprégné par la pataphysique, cela n’a pas été ton cas, toi ?
Maurice Nadeau : Par lui j’ai quand même appris beaucoup de choses, pas tellement quand il était directeur de Combat, il est parti, je suis resté encore quelques années, mais après quand je suis parti moi aussi de Combat. Il s’est passé quelque chose d’assez curieux, par les épouses je crois aussi, ce qui fait que l’on est devenu des amis très proches, j’ai assisté à sa mort… le fait qu’il m’ait engagé tout de suite comme journaliste, qu’il m’ait dit tout de suite « à demain », il y a eu une espèce de coup de foudre entre nous. Cela ne se faisait pas comme ça d’entrer dans un journal en 45, il y avait Albert Camus, il y avait des tas de gens qu’il fallait consulter, il m’a dit « à demain » et moi le lendemain je suis revenu. Par la fréquentation que nous avons eu après, j’ai vu l’immensité de cet esprit, qui était un autodidacte, qui n’avait pas fait de grandes études et qui était un érudit sur tout le XIXème siècle, sur tout. Il était capable d’écrire sur tout sauf dans son journal, il n’a jamais publié d’articles, sauf sur le cinéma, je ne sais plus à quel propos pour prendre la défense de quelqu’un. Il n’avait besoin de rien, ça marchait comme ça, politique étrangère, c’étaient des gens comme Albert Ollivier, Raymond Aron, pendant un moment a collaboré, Pierre Herbart, etc., ce sont des gens qui reconnaissaient son autorité tout de suite, alors que dire de nous, pauvres rédacteurs, comme Roger Grenier ou moi, Alexandre Astruc, etc. On était les petites mains de ce journal, bien sûr. Mais chapitre Pia, ça c’est un grand chapitre, un long chapitre parce que c’est en même temps un comportement dans la vie qu’il avait, ce n’était pas seulement un directeur de journal, qui était capable d’ailleurs de laisser tomber le journal dès qu’il en avait assez. Roger Grenier disait qu’il avait le mépris de l’humanité, ce n’était pas tout à fait vrai, c’était un pessimiste qui avait de l’humour, il ne croyait pas à grand-chose, ni à la vie quotidienne, bien sûr, ni même à la vie familiale, sa fille pourra en dire quelque chose, elle est toujours vivante, qui au fond se maintenait dans le mariage parce qu’il ne voulait pas faire de peine à sa femme, voila comment je dirais, c’est ça, c’est ce que j’ai compris. Il n’avait pas choisi une intellectuelle, il m’avait dit : oh, non, je n’ai pas choisi une intellectuelle, il l’aimait sincèrement et profondément. D’ailleurs, pour elle il a fait des travaux de librairie de toutes sortes. Il m’avait dit un jour : mon idéal ça serait d’être clochard. C’était un curieux idéal. C’est quelqu’un par exemple qui refusait de cotiser à la sécurité sociale, il ne voulait pas, c’était un organisme d’État, une institution, et il n’avait rien à voir avec les institutions de sorte qu’à la fin, quand il est tombé malade, les gens s’en sont occupé, les amis, Jean José Marchand entre autres, pour quand même laisser quelque chose à sa femme, là il a accepté, il s’est laissé trainer pour signer des papiers. Ce côté anarchiste complet, qui ne l’empêchait pas d’être un bourreau de travail en même temps, est un exemple de vie, je n’en connais pas d’autres, mais j’ai vécu ça. je ne dis pas que cela m’a servi beaucoup mais enfin…
Laure Adler : Tu as évoqué tout à l’heure tes opinions politiques en disant que très jeune tu étais plutôt anar puis tu étais devenu trotskyste, non ?
Maurice Nadeau : Je ne savais pas très bien ce que j’étais. J’avais été révolté par le sort de mon père au fond. Mon père est tué à 26 ans, à l’époque c’était 3 ans de service militaire et 2 ans de guerre, après 5 ans de guerre il n’a rien fait, il est tué, paf ! laissant ma mère, qui était une femme très intelligente, très débrouillarde mais qui était illettrée, qui était bonne à tout faire, qui ne pouvait pas faire grand-chose d’autre. J’avais été révolté déjà, je me souviens dès 14-15 ans, puisque j’allais défiler dans les rue de Reims, c’était l’époque de l’antifascisme, au grand désespoir de ma mère qui me disait : tu vas encore avec les voyous, tu vas encore défiler avec les voyous parce qu’elle n’était pas du tout comme ça, elle, c’était une bonne paysanne : il y a les pauvres, il y a les riches, nous on est les pauvres, tu n’as pas le droit de t’occuper du reste, c’était sa philosophie de la vie. De fil ne aiguille, on fait des études, on se croit très malin, c’est surtout à Saint-Cloud que je commence à m’émanciper, disant, s’émanciper en adhérant au parti communiste, ce qui est une idiotie mais que tu commet facilement quand tu es jeune. J’appartiens à deux cellules : celle de Saint-Cloud, de l’École, et celle du patelin, de Saint-Cloud, qui comprend des ouvriers, des ouvriers, etc., etc. J’applique la ligne, je suis d’ailleurs bombardé, je ne sais pas pourquoi, par les autorités du parti, qui me mettent dans l’AEAR : l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires. J’ai 18 ans, tu te rends comptes ! Pourquoi ? Parce qu’ils avaient besoin d’un étudiant. C’est là que je vois Aragon, Moussinac, Vaillant Couturier, etc., je siège avec eux, moi étudiant, tu vois ça, j’ai 18 ans mais je suis un propagandiste, j’ai fait une cellule où on discute ou l’on affiche des dazibaos avant la lettre, etc. Je descends tous les jours à la gare de Saint-Cloud pour acheter l’Humanité que je développe devant un carré des professeurs qui attendent : il y a Félix Bertaux, Michel Drouin, des gens très bien, etc., je fais aussi des grèves de la faim,… J’ai fait vraiment un boulot politique jusqu’au jour où à la Gare de Saint-Cloud je vois un journal avec la faux et le marteau et je me dis : tiens, celui-là je ne le connais pas et c’est La vérité. Et dans La vérité qu’est-ce que je vois ? Un dénommé Trotski qui râle contre la politique de Staline en Chine. Je ne vois pas en quoi cela m’intéresse mais justement je suis en plein dans le truc. Je suis allé faire un petit tour en Allemagne, comme étudiant, pour aller voir, c’est le moment où Hitler prend le pouvoir, tu te rends compte ! Je suis allé voir où en sont les communistes allemands. Je défile là-bas et justement il n’y a pas de défilé, je passe dans la rue j’ai le ( ? manque le nom du journal) que je suis en train de lire, les gens se foutent de moi. Hitler n’est pas encore au pouvoir mais il a la majorité aux élections. Je reviens à Saint-Cloud et je dis : vous savez les gars, cela ne va pas du tout là-bas et Staline est en train de faire des bêtises, il y a une fausse politique, il faut faire attention etc., etc. Je vais trouver Pascal Pia et je trouve dans ce journal quelqu’un qui s’appelle Pierre Naville, que je trouve dans une permanence près de la Gare de l’Est. Je vois deux personnes, un couple en train de plier des journaux : qu’est-ce que vous venez faire ici ? Je voulais vous connaître, savoir exactement ce que c’était tout ça. « Il faut d’abord lire ». Lire Trotski, etc. Justement, je venais de la bibliothèque de l’Humanité, qui était tenue par Paul Nizan à l’époque, qui avait mis dans un coin tous les bouquins de Trotski, j’en avais acheté quelques uns, 1905, etc., et j’ai dit : Trotski, je connais, ça me plaît beaucoup, je trouve qu’il a raison, etc. Bref, j’adhère à ce qui s’appelle à ce moment-là l’opposition de gauche dans le parti communiste, qui deviendra plus tard les trotskistes mais Naville et ses amis ont toujours refusé l’appellation de trotskistes. Ils ne sont pas pour Trotski, ils sont pour une politique qui était fournie par Trotski, il n’y a pas de culte de la personnalité. Je fais cela pendant 15 ans : meetings, collage d’affiches, vente de La Vérité à la criée, tout ce que tu imagines, journal d’usine, j’avais deux usines dont je m’occupais, rien que ça : Gnome-et-Rhône d’un côté, c’était l’avion, ( ? manque le nom) c’était l’automobile, je venais à 6h du matin avec le journal que j’avais fabriqué, avec ma cellule, pas tout seul, et je distribuais. En 36, ça gazait pas mal jusqu’au moment où Thorez dit : il faut terminer une grève, je continue, moi, à apporter de la nourriture aux ouvriers, puisqu’ils me la donnent je la rends. Je me fais casser la gueule, les trotskistes c’est mal vu : « les trotskistes, hitlériens », machin, etc., bref. C’est une période politique que j’ai menée consciemment en entrainant ma famille aussi, ma femme était aussi militante, c’est un truc avec toutes les règles de vie qu’on s’était formées : ne pas s’installer, ne pas habiter quelque part, un appartement bzitt, ne pas se marier, ne pas avoir d’enfants,… On avait comme ça tout une sorte de règles de vie, finalement est venue la guerre, l’Occupation, j’ai été mobilisé, elle est tombée malade, les enfants sont venus, on s’est installé, etc., etc. puis la politique s’est terminée en 45, c’était la fin pour le trotskistes, pour ces petits noyaux d’irréductibles qui comptaient peu au fond sauf pendant les grèves, la grève Renault en 36, des histoires comme ça. Mais c’étaient les hérétiques, c’est à ce moment-là que je suis rentré en rapport, ou plutôt que Sartre est rentré en rapport avec moi, c’était tout à fait curieux, qu’il a essayé de faire quelque chose, une entreprise de résistance de civiles. Il n’était absolument pas dans le coup, il était loin de tout cela, ça me faisait même sourire la façon dont il disait : dans un an il faudra que nous ayons élucidé la notion de l’État, je tombais de mon haut, des histoires comme ça. Bref, je ne vais pas raconter ma vie. Je suis en train de la raconter d’ailleurs, on peut passer à autre chose, non ?
Laure Adler : Restons dans cette année 45, qui est quand même été décisive. Est-ce que tu faisais partie de ces intellectuels qui étaient complètement outrés par ce qu’ils nommaient une confiscation personnelle par le général de Gaulle de la victoire ?
Maurice Nadeau : Non, j’ai subi comme tout le monde bien sûr mais je n’étais plus de ce monde-là, en même temps dans le combat. Aussitôt après, je me suis mis à publier des livres, à publier aussi une revue. J’ai pris partie au moment où de Gaulle a pris le pouvoir, je me souviens très bien, j’étais contre. J’avais un certain nombre d’amis que je m’étais fait les uns après les autres. Il y avait Louis-René des Forêts, Dionys Mascolo, Edgar Morin, Marguerite Duras, bien sûr, on se réunissait chez elle d’ailleurs à ce moment-là, on ne peut dire qu’on complotait, on essayait de se mettre les idées au clair sur la façon dont il fallait penser…
Laure Adler : Il y a eu la rédaction du Manifeste des 121 à cette période-là ?
Maurice Nadeau : Voilà alors-là il y a eu quelqu’un d’autre, Maurice Blanchot, dont on ne connaît pas le passé. J’avais découvert Faux pas pendant la guerre et cela m’avait beaucoup impressionné cette façon de critique, « écrire c’est le silence », etc., ça chambouler un peu les idées. On se retrouve à ce moment-là, mais c’est plus tard quand même que je le revoie. Le véritable motif là, c’était de se fédérer contre la Guerre d’Algérie. Mascolo a fait beaucoup, il a fait un journal qui s’appelle le 14 juillet dans lequel on collabore. On a des réunions et Blanchot, tout de suite, s’impose comme l’esprit, peut-être pas comme un esprit politique mais c’est un révolté foncier, ce qui est curieux, il a tout fait, il a été de droite, d’extrême droite, antisémite, mais au fond c’est un homme qui refuse, qui constamment a été dans le refus. On se dit que cela ne peut pas durer comme ça, la Guerre d’Algérie et tout le tremblement, aller porter les valises bon... Je vois Jeanson, il y a un certain nombre de gens que l’on rencontre, on n’est pas tous appelés à porter des valises mais on peut faire quelque chose en tant qu’intellectuels. C’est à ce moment-là que circule un texte, qu’on amende les uns et les autres, je ne sais pas combien on est à travailler sur ce texte, c’est Mascolo qui est à l’initiative et c’est Blanchot qui met la dernière main, c’est lui qui prône la désertion. Finalement moi je suis arrêté un peu comme ça, la police vient chez Julliard, ouvre mon tiroir et trouve des adresses. C’était moi qui étais chargé de rassembler les signatures, pas toutes mais d’un certain nombre de gens que je connaissais. On trouve les signatures de machin, etc., et on me dit : « on va vous épargner un taxi », et il m’emmène à la Préfecture de police. Les gens se mettent aux fenêtres et disent : « ah, ils l’emmènent, qu’est-ce qu’il a fait encore ? » Tout cela se passe pour moi dans un… je m’y attendais, cela ne me surprend pas, je ne suis pas étonné, je suis à ma place, au fond je ne suis pas mécontent de ce qui m’arrive. Je suis l’un des deux inculpés : Blanchot pour avoir signé et écrit et moi pour l’avoir répandu. Je suis la vedette, formidable, Debré s’en prend à moi, je suis devenu quelqu’un. On comptait beaucoup sur Sartre à l’époque, mais Sartre était je ne sais pas où [1], au Chili ou ailleurs, en Amérique du Sud [2], on disait : pourvu qu’il revienne, il nous éviterait la prison, la condamnation. Moi, j’avais je ne sais plus combien, 21 ou 22 raisons d’être poursuivi pour désertion, incitation des militaires à la désobéissance, etc. On était quand même un peu coincés et on se disait : pourvu que Sartre revienne. Sartre revient et de Gaulle dit : « on n’emprisonne pas Voltaire », chouette. Voilà l’histoire des 121. Ça a eu un certain impact quand même pour l’opinion publique, il ne suffisait pas de transporter des valises, il fallait aussi sur le plan des idées, de la politique, intervenir, on l’a fait, on s’en est bien tiré.
Laure Adler : Mais c’est une période féconde où les intellectuels pensaient le politique, ils n’étaient pas simplement des gens cloisonnés dans leurs disciplines, ils pouvaient aussi agir sur le réel.
Maurice Nadeau : Ça existait. Les intellectuels avaient une existence, qu’on discutait d’ailleurs mais peu importe, à y penser cela paraît tout à fait bizarre d’ailleurs qu’il suffise d’écrire un livre ou d’être chimiste, etc. pour avoir des idées sur le politique. On prêtait aux intellectuels une largeur de vue, une ampleur que l’on peut discuter, puis la vie à montré ensuite qu’à partir du moment où on appuyait trop sur le bouton cela ne donnait plus grand-chose. On voulait trop d’eux et ils ne pouvaient plus et tout le monde était intellectuel, ce qui était d’ailleurs l’idéal, que tout le monde devienne intellectuel mais ce n’était pas le cas, cela s’était dissout dans une espèce de chose où n’importe qui pouvait intervenir cela n’avait plus d’importance.
Laure Adler : Mais il y a eu des tentatives de la part des intellectuels de donner des cours aux ouvriers pour qu’ils puissent se saisir justement du réel, pouvoir le prendre en charge, le penser, penser l’événement, etc., et la notion d’intellectuel finalement petit à petit s’est un peu modifiée, un intellectuel c’est devenu un spécialiste de philosophie, de littérature, de cinéma. Et toi, tu as assisté à ce basculement de la définition de l’intellectuel.
Maurice Nadeau : 68, on est intervenu, le petit groupe qu’on était : Blanchot, Mascolo…
Laure Adler : Toujours les mêmes d’ailleurs.
Maurice Nadeau : Toujours les mêmes. La Guerre d’Algérie, c’était autre chose.
Laure Adler : Blanchot, Marguerite Duras, Dionys Mascolo...
Maurice Nadeau : Louis-René des Forêts, Edgar Morin, il n’était pas tout à fait d’accord, mais ça c’est autre chose. On s’est dit qu’est-ce qu’on va faire ? On va rester entre nous comme ça, à quoi cela va servir ? On va faire une pétition de plus ? Un manifeste de plus ? Ce qu’il faut c’est aller au-devant des ouvriers.
Laure Adler : Retour à 36, quoi...
Maurice Nadeau : Moi, j’étais préparé à cela puisqu’au fond j’avais fait cela pendant 15 ans mais les autres n’étaient pas préparés à cela, ni Blanchot, ni Mascolo…
Laure Adler : Duras un peu, puisqu’elle avait distribué l’Humanité tous les dimanches matin dans les rues de Saint-Germain-des-Prés...
Maurice Nadeau : C’était elle au fond qui était le plus près de la base, comme on disait. On a essayé de faire ce Comité étudiants, ouvriers et étudiants [3], on a fait une réunion, à Censier, je me souviens, Blanchot s’est mobilisé, on s’est retrouvé entre nous finalement…
Laure Adler : Il n’y avait pas d’étudiants…
Maurice Nadeau : Si, il y avait des étudiants mais il n’y avait pas d’ouvriers. Les ouvriers nous prenaient pour de petits rigolos, parce qu’on l’était peut-être au fond aussi, mais ça c’est autre chose. Enfin, ça n’a pas marché à ce moment-là. Ça marché sur un plan plus général. C’est parce qu’il y a eu des grèves énormes qui ont appuyé les étudiants de 68 que cela a donné quand même quelque chose.
Laure Adler : L’union étudiants-ouvriers s’est réalisée quand même…
Maurice Nadeau : Oui, oui, mais cela s’est fait je ne dis pas anarchiquement mais spontanément, tandis que ce que l’on voulait faire, nous, c’est un truc… on a fait des réunions ensemble, j’ai publié cela ensuite dans les Lettres Nouvelles. Mais enfin, on est toujours de bonne composition, on veut toujours faire du bien, on est des gens sympathiques quand même, c’est ça qu’on cherche peut-être à advenir.
Laure Adler : Vous avez à l’époque inventé des slogans. Je crois que c’est Duras qui a inventé « Sous les pavés, la plage », ce n’est pas mal non plus.
Maurice Nadeau : C’est pas mal, c’était affiché d’ailleurs. Je me souviens, j’avais déjà la Quinzaine, en 68 elle n’était pas vieille, elle avait 2 ans, j’étais le premier dans la cour de la Sorbonne, le seul journal dans la cour de la Sorbonne en 68, à la première séance.
Laure Adler : Et comment cela s’est passé ?
Maurice Nadeau : Dans l’indifférence générale.
Laure Adler : Pourquoi ?
Maurice Nadeau : Je ne sais pas, parce que les gens ne comprenaient pas ce qu’on venait faire là. La Quinzaine littéraire, on allait parler de littérature et les étudiants n’étaient pas du tout dans le coup, ils avaient autre chose en tête. Ensuite on a participé aux réunions avec Sartre.
Laure Adler : Sartre qui s’est fait hué, c’est vrai ça, lors de l’occupation de la Sorbonne ?
Maurice Nadeau : Oui, parce qu’il y avait déjà les situationnistes, les futurs maoïstes, ça existait déjà, et Sartre commençait à faire vieux jeux, c’est vrai, mais enfin il était représentatif, il avait un certain succès quand même, pas un succès dans les faits mais un succès médiatique si on veut. Les choses se passaient dans le quartier…
Laure Adler : Donc on venait chez toi rue Malebranche en plein cœur de…
Maurice Nadeau : Eh, oui, une barricade en bas et une barricade en haut et ici il y avait les bombes lacrymogènes qui passaient à travers les fenêtres, et la rue Gay Lussac, à côté, et les autos, ce n’était pas la mode de les brûler, on les renversait, c’était un beau gâchis, qui était nécessaire, on voit les résultats, ils sont plutôt positifs, non ? S’il n’y avait pas eu ça, s’il n’y avait pas eu ce changement de vie, c’était surtout cela pas un changement politique mais un changement de vie, on ne serait pas dans cet état de tout voir, tout comprendre, tout admettre, même les choses les plus invraisemblables. Je trouve que c’est bien, non ? L’imagination au pouvoir, comme dit l’autre.
Laure Adler : Merci beaucoup Maurice Nadeau. Nous nous retrouvons demain. Merci à toute l’équipe d’Hors champs : Aveline Carmoi (orthographe du nom incertaine), Brigitte Bouvier, Didier Lagarde, Laëtitia Cordonnier, Catherine Parent. Et bonne soirée à l’écoute de France Culture.