1937
Fin de dîner, Papa vient, pour le moins, de me stupéfier par une déclaration brève mais bien précise : « Nous partons pour Paris et nous emmenons Charles ».
Tu parles, ce n’est pas croyable ! Les copains vont être époustouflés. Paris, c’est terrible. Marraine, chez qui nous allons loger, me l’a dit : « C’est la ville lumière avec l’exposition universelle, le métro, les escaliers et tapis roulants, la tour Eiffel ... et le Palais de la Découverte : un truc extraordinaire, d’après « L’Illustration » ».
Tout de suite je veux en parler, seulement Papa est branché sur le Louvre et il faut attendre. Fin du Louvre, je me lance pour placer mon idée. Ça tombe plutôt à plat : « Tu rêves, à dix ans un machin d’universitaires et de savants ! » Il faut dire que si Papa respecte les savants et parfois les professeurs, il déteste leur littérature sans harmonie du verbe, d’une monotonie regrettable, assortie d’un vocabulaire de médecin, dont Larousse, lui-même semble incapable de donner une traduction aimable.
Moi, j’aime bien Jules Verne et le comprends, c’est même Papa qui m’a passé les bouquins. Je le dis et apprends que ce n’est pas un savant. Papa a certainement lu trop vite, parce que rien que dans « L’île mystérieuse », il explique tout un tas de recettes que mon grand-père ne veut pas essayer avec moi et c’est bien dommage.
Dans « Robinson » il y a un savant, Zarkoff, qui a inventé un vaisseau pour visiter les atomes, qui sont comme de petits systèmes solaires, avec les dessins, c’est facile à comprendre, seulement Papa refuse, même de regarder : « ce genre d’illustré est moins que de la littérature au rabais, quant à l’information qu’il contient, il est certain qu’elle est du même tonneau aux yeux des Savants. »
Il y a aussi Wells, et c’est sérieux, d’abord ses livres n’ont pas d’images et en plus ils sont à la bibliothèque municipale. Un de ses savants explique pourquoi le verre est invisible dans l’eau.
Mais tout çà n’est rien à côté du Palais de la Découverte : c’est écrit dans « L’illustration », il montre la Foudre et le Tonnerre, des électrons qui illuminent des cailloux, la télévision et l’horloge parlante ..., et des savants expliquent tout.
Le train, au début c’est amusant : les fils électriques montent et descendent, sur les talus il n’y a plus d’herbe mais tout un tas de rayures qui sautent, le paysage qui tourne, mais au bout d’une heure ! ... Papa me montre la Saône, l’endroit de la bataille d’Alésia et bien d’autres sites ... Là où je suis déçu, et pas un peu, c’est à l’arrivée à Paris, la ville lumière, juré, c’est aussi noir et marrant que la gare de Valence, à part que les maisons sont plus hautes, qu’il y a le Métro et des escaliers roulants comme en Amérique. Pour me consoler, Marraine me montre de sa fenêtre une vague lueur, loin derrière les toits : les faisceaux des phares de la tour Eiffel et de l’Exposition.
Vu : le Louvre avec la victoire de Samothrace, les épouvantables désespérés du Radeau de la Méduse, les barbus assyriens, les momies, sarcophages et tombeau égyptiens, leurs hiéroglyphes. Ce devaient être d’extraordinaires bonshommes pour avoir inventé une écriture que nos savants ont eu tant de mal à déchiffrer.
Les Invalides, avec l’avion de Guynemer, la cuirasse, perforée par un boulet de canon, d’un des braves cuirassiers de Napoléon qui lui a vraiment un colossal sarcophage en marbre dans une rotonde de luxe.
Versailles et le village de Marie-Antoinette. Et puis des quantités de bâtiments, appelés des pavillons de l’Exposition. Dans celui de l’Espagne : un bassin avec un jet de mercure, si tu jettes une pièce de monnaie là-dedans ... elle flotte ! Et plus fort encore, si elle est en or, il paraît qu’elle se dissout, ça je ne l’ai pas vu.
Tout ça c’est bien, avec en prime le zoo de Vincennes, je suis même très heureux, mais ...
Enfin ! Nous sommes devant le Palais de la Découverte. Avec sa belle façade en aluminium et cuivre, il a une sacrée allure et c’est bien normal pour une maison de Savants. C’est la foule, il faut faire une longue queue et je crains un abandon.
C’est fait, nous sommes dans la place, pile devant une paire de grandes colonnes portant d’énormes boules de cuivre, au centre d’un immense hall, un immense filet cylindrique, entoure à distance les deux grosses sphères de cuivre.
Un Savant commence à parler. Malgré la foule c’est presque le silence. Faut dire qu’il n’a pas une grosse voix et que pour entendre, il vaut mieux se taire.
« Dans chaque colonne il y a des courroies isolantes, portées par deux cylindres, l’un dans le socle, l’autre dans la boule du haut. Au niveau des cylindres des peignes métalliques affleurent les courroies et servent à y déposer ou en retirer des charges électriques » (il ne dit pas comment se fait ce choix, ni ce que sont ces « charges électriques », mais je suis sûr qu’il le sait), « quand les courroies sont en mouvement, il y a transport de charges et accumulation d’électricité statique sur les sphères, ce qui a pour effet de créer une tension électrique croissante. Lorsqu’elle atteint un potentiel suffisant ... »
Un grand éclair, d’au moins trois mètres, entre les deux boules et un bruit terrible sec et crépitant comme certains coups de foudre, ... Maman me tire par la main : moi ça me fait peur, viens nous allons voir autre chose. Content, oui, mais si j’ai vu, je n’ai pas tout compris. En rentrant à Valence, je vais en parler à Pajo, mon grand-père.
Là c’est la dynamo « unipolaire » Poirson. Ce qui est vraiment étonnant ce sont les énormes barres d’aluminium, d’environ 30cm de hauteur et 5 de large, groupées par trois et posées presque au sol, sur des traverses de chêne. Elles constituent une boucle, d’une vingtaine de mètres de long sur trois de large, avec tout un tas d’appareils intercalés ici et là. Tout cet attirail c’est un circuit électrique et les « expériences ». Là-dedans on va faire passer un courant de 50.000 ampères ! ... Sans risque de s’électrocuter parce que la tension n’est que de 4 à 5 volts : comme une pile de poche ! C’est seulement quand ça démarre que je commence à trouver l’affaire intéressante.
Planté devant la dynamo et son moteur, chacun de la taille d’un bon éléphant, le Savant nous explique l’importance des hautes intensités et des basses tensions pour les usines d’électrolyse. Si je ne retiens pas le détail du « pourquoi » bourré de mots à chercher dans le dictionnaire, j’ai bien enregistré qu’on allait voir ce qu’on allait voir. Et, là alors je ne suis pas déçu.
Déjà, le raffut du démarrage, le sol qui tremble un peu, montrent qu’il y a du « costaud » dans l’air. Le Savant vient de nous dire « un conducteur parcouru par un courant engendre un champ magnétique, comme un aimant » C’est vrai, et en plus, quel aimant : le grand balèze auquel on a prêté une barre de fer s’est fait coincer les doigts entre sa barre et le « conducteur », a un endroit particulier ou tout le courant passe dans un petit cylindre de laiton. Maintenant il tire comme une bête pour essayer de la décoller.
Au bout de la boucle, une chaîne d’acier s’est dressée toute seule et maintenant se tient raide comme un piquet. Encore dans la boucle, deux rails sur lesquels le Savant pose un long tube de laiton qui part à toute vitesse à droite, il permute les rails et voilà que le tube se précipite à gauche. Ce n’est pas de la magie, c’est de la physique et ça montre « qu’un conducteur parcouru par un courant et placé dans un champ magnétique est soumis à une force... » Les moteurs électriques marchent comme ça ! C’est vrai : je crois que j’ai compris. Dommage de partir avant la fin, mais il y a tout le reste à voir.
Là, deux aquariums avec une grille dessus, et à l’intérieur, des mouches tsé-tsé et des anophèles. Une pancarte dit que ce sont les « vecteurs" de maladies redoutables. Et si quelqu’un soulevait la grille ?
Tiens, une salière et, à côté, un gros ballon rempli de gaz vert-jaune : du chlore et un petit flacon avec un bout de métal : du sodium. C’est bien ce que dit Pajo : ce sont les composants du sel. Mais ce qu’il ne m’a pas raconté, c’est comment ça s’arrangeait. Et là il y a un grand cube fait de grosses billes vertes et jaunes, reliées entre elles par des petites tiges noires, qui montre la disposition des atomes dans un cristal de sel. Dans la réalité, même avec un microscope c’est bien trop petit pour être vu. Ce sont les savants qui ont deviné grâce aux rayons X et des calculs compliqués !
L’accélérateur d’électrons, faut voir le cinéma. Tout se passe dans le noir. Sur une passerelle d’une dizaine de mètres, se devine un enchevêtrement de tubes, de cylindres et de colonnes cannelées, qu’éclairent quand ça marche les lueurs de grosses lampes bizarres. Dessous, une boîte vitrée, placée à hauteur d’homme, posée sur un socle est dominée par un objet ressemblant à une pile de gros bols reliée par un câble à la plate-forme. Pas faciles les explications, voire impigeables. En gros, le truc consiste à envoyer des « électrons de 250.000 volts ? » sur des cailloux placés dans une vitrine « pleine de vide » À la mise en marche, une faible lueur bleue apparaît dans le vide et les tristes cailloux s’éclairent de brillantes couleurs bleues et rouges. Le Savant est soumis à un déluge de questions ; moi je ne suis vraiment pas dans le coup, mais je me souviendrai de cette curieuse expérience comme de l’une de ses petites voisines : le tube de Crookes, ou un champ magnétique fait bouger l’image et « la décharge électrique dans les gaz » qui les rend lumineux. Tout ça me dépasse mais savoir que cela existe ; que certains savent le faire, parce qu’ils ont compris comment fonctionne la nature, c’est déjà connaître un peu.
Face à nous, un immense escalier et en haut, au-dessus d’une porte ouverte dans un grand disque blanc, il est écrit « OPTIQUE ». Sur le disque, une faible lumière qui passe du rouge au bleu en entourant la porte et suspendu dans le vide un ballon de verre vivement éclairé c’est l’arc en ciel reconstitué par les Savants ! C’est écrit.
Nous tombons sur des loupes géantes, mais elles ne grossissent pas plus les choses que la mienne, il y en a même une inventée par Monsieur Fresnel qui est faite de couronnes concentriques et qui sert pour les phares. Plus loin c’est l’explication des mirages. Ça c’est une chose qui m’intéresse, je vois bien un rayon de lumière qui se courbe dans l’eau et une petite voiture qui semble dans une flaque d’eau sur une route charbonneuse, comme si c’était vrai, mais là encore je reste sec sur le rôle de la « réfraction » et pourtant j’ai bien vu le coup de l’angle du bâton plongé dans un bassin, comme le fait un faisceau de lumière dans un aquarium de la salle.
Une découverte, Papa m’a fait des démonstrations de mathématiques avec ses ciseaux et des bandes de papier. Le fameux ruban de Möbius trône, là, à côté d’une énorme sculpture en fils tendus, un carton dit que c’est une surface « réglée » ... probablement par la formule inscrite. Finalement je préfère le coin ou est expliqué comment les égyptiens retrouvaient les limites de leurs champs après une crue du Nil. Enfin il y a « Pi » et ce pauvre monsieur calculateur de plus de quatre cents chiffres avec probablement une méthode si compliquée que sa vie a failli ne pas suffire. C’est impressionnant mais tout à fait incompréhensible : c’est tout de même pas difficile de diviser la longueur de la circonférence par son diamètre !
Notre galaxie, voilà bien une chose merveilleuse et que j’ignorais. Là dans la vitrine c’est une forme vaporeuse, aplatie, faiblement lumineuse, bleutée dans le noir. Elle est un peu comme un tourbillon immobile et dans un coin de l’une de ses courtes branches une flèche indique l’endroit où je suis, et que la Voie lactée c’est quand on regarde par la tranche ! Dans la vitrine voisine, il y a « la conception de l’univers par les anciens » et je me sens fier de mon époque.
Et voilà une immense mouche dessinée avec des tubes fluorescents dont les ailes, les yeux ... se modifient quand s’éclaire un « tube à rayons X ». « Ces mouches sont très petites, comme des fourmis, et s’appellent des drosophiles, elles servent aux chercheurs pour étudier les mutations, pour réfléchir sur l’évolution des espèces », nous explique le Savant qui nous montre ensuite une loterie bien plus compliquée que celles de la vogue des boulevards, pleine de « chromosomes » La réunion de ceux des papas et des mamans fixe la fabrication des bébés et décident si c’est une fille ou un garçon. Bien sur ces chromosomes sont dans la réalité très petits mais il paraît qu’avec un microscope on peut les voir et même les photographier : pour preuve le Savant nous montre les photographies collées sur un panneau. Ensuite il est à nouveau question de « mutations et de chromosomes qui expliquent la spirale de l’évolution ». Moi je voudrais savoir si oui ou non je descends des singes, mais Maman dit que ce n’est pas le moment de poser la question.
Le Savant tient de la main gauche un long tube de verre au bout duquel brûle une petite flamme jaune et de la droite une autre canne de verre à l’extrémité de laquelle se forment des bulles de savon, de sacrés bulles de la taille d’un bon melon. Une première gonflée à l’oxygène descend lentement et se contente de crever lorsque la petite flamme jaune la touche. « Maintenant en voici une gonflée à l’hydrogène ». Elle se détache de la canne et commence à monter, mais avant qu’elle soit bien haut elle s’embrase au contact de la petite flamme. « Nous sommes en Chimie, mais rien ne nous interdit une parenthèse physique : le principe d’Archimède et tout aussi valable pour l’air que l’eau, L’hydrogène près de seize fois moins dense que l’air est poussé vers le haut alors que l’oxygène plus dense prend le chemin inverse, mais ce qui nous intéresse aussi c’est que l’hydrogène est combustible. Je vous montrerai avec une autre expérience que cette combustion forme de l’eau. Tout cela ne se fait pas au hasard, nous savons qu’il faut deux molécules d’hydrogène et une d’oxygène pour créer deux molécules d’eau. Or, nous avons brûlé notre hydrogène, comme ça, en paquet dans l’air et bien sûr avec succès puisque l’air contient de l’oxygène, mais nous pouvons nous demander ce qui se passerait avec une bulle garnie par un mélange correspondant exactement aux proportions de formation de l’eau. La meilleure façon de le savoir est bien sûr d’essayer ». Voilà une bonne idée ! La bulle gonfle, la petite flamme s’approche, et c’est un petit « Pouète ». Le Savant nous dit que le réglage est mauvais et qu’il doit régler ses débits. À la quatrième bulle c’est un véritable coup de tonnerre accompagné d’une vive lumière qui fait trembler le plafond de la salle... et les auditeurs. Encore deux ou trois explosions et un conclusion inquiétante : « Vous avez vu les dimensions de la bulle, imaginez ce que cela peut donner dans le volume d’une cuisine avec du gaz de ville ».
Le Savant allume maintenant un « chalumeau oxyacétylénique ». La flamme est très pointue et comme celle de la cuisinière à gaz, pas rouge du tout ni même jaune. Avec ça il nous découpe facilement des lames d’acier, puis c’est la surprise, c’est lui qui nous demande notre avis : « vous voyez cet aquarium, et bien dites-moi ce qui va se passer si je plonge mon chalumeau dans l’eau ». Pour moi, c’est tout vu, mais les avis sont partagés : Bon, le chalumeau est dans l’eau et ça ne le gêne pas il continue même à découper l’acier comme si de rien n’était. « La clef du mystère est pourtant simple » nous dit le Savant, « quand vous plongez un produit enflammé dans l’eau, bien sûr vous le refroidissez mais surtout vous le privez de l’oxygène de l’air, et sans oxygène la réaction de combustion qui combine le carbone et l’oxygène ne peut avoir lieu. Mon chalumeau reçoit lui, à la fois de l’acétylène ...et de l’oxygène, il n’a pas besoin de celui de l’air pour fonctionner ». Là j’ai compris, les autres spectateurs hochent la tête d’un air entendu pendant que le savant nous entraîne vers un autre coin de la salle « Dans ce vase, appelé Dewar, se trouve de l’air liquide dont la température est de -173°C. Voici une brindille de bois que j’enflamme, puis que j’éteins en ne laissant subsister que ce petit point incandescent et je vais le tremper dans ce liquide glacial. Alors, votre avis ? » Tout le monde renifle le piège, moi je pense aux feintes de mon instituteur qui est aussi très savant. On a bien fait de se taire, ça ne s’éteint pas, ni ne brûle mollement comme dans l’air, c’est un véritable feu d’artifice dans le fameux « Dewar ». L’explication me laisse sur ma faim, je ne comprends pas pourquoi avec les mêmes proportions d’oxygène et d’azote ça barde si fort sous prétexte que le « milieu » est plus condensé.
Dans une cabane aux vitres de verre et grillagées, est assis un monsieur que le Savant appel « cobaye ». À côté tourne, à hauteur d’homme un grand cylindre de plus d’un mètre de diamètre et de quelques dizaines de centimètres de hauteur. Le crâne du cobaye est hérissé de fils électriques. Sur le cylindre apparaissent, puis s’effacent lentement, des curieuses traces lumineuses. Il s’agit nous dit le Savant de montrer l’activité du cerveau : « les ondes cérébrales ». Les ordres au cobaye se succèdent : « ouvrez les yeux, ... fermez, ... ne pensez à rien, ... comptez... » et chaque fois le tracé des ondes se modifie. Là je suis étonné.
C’est l’heure, il faut partir. Je ne vous ai pas raconté tout ce que j’ai vu, et de plus, je sais bien que je suis loin d’avoir ici, tout exploré
1948
Le hasard des études vient de me conduire à Paris. Ce n’est plus celui de 1937, la vie m’y paraît plus difficile : transports et ravitaillement sont des soucis pour la plupart, et de plus, pour moi, les temps de loisir comptés. Ce n’est pas une raison pour oublier mon vieux Palais de la Découverte, d’autant plus que je suis en mesure de l’affronter avec des connaissances enrichies.
Dès l’arrivée, les premiers chocs : la belle façade a perdu une partie de ses ors et dans l’entrée le grand générateur électrostatique a disparu. Par contre la dynamo Poirson est toujours là, mais le Savant qui maintenant s’appelle « démonstrateur » m’explique ses déboires tout en me commentant une expérience sur l’induction unipolaire. Cette pauvre dynamo est victime de mauvais contacts : forte intensité et basse tension, ses balais s’usent trop vite et il faut l’économiser. Néanmoins des démonstrations ont lieu et justement j’arrive au bon moment. Le public n’est pas très nombreux et j’ai le privilège de tenir le rôle du « balèze » avec une indication : essayez de maintenir votre barre de fer parallèle au cylindre de cuivre Le couple est vraiment impressionnant, à pleine intensité, 50.000 Ampère, je dois céder et ma barre reste collée au conducteur. D’autres essayent en vain de la retirer.
Mon beau Palais est triste, l’éclairage parcimonieux, les toiles de revêtement des murs boursouflées, leurs peintures craquelées, les nombreux vélums souvent détendus et ventrus. Il est triste, mais reste majestueux et s’égaie dès qu’une voix s’élève dans une salle et rassemble un groupe de curieux, parfois avec l’aide des gardiens bons enfants.
Les salles d’optique restent un régal, dans le noir la misère des murs disparaît pour donner toute leur beauté aux expériences. Dieu sait si elles sont nombreuses : spectres, interférences, diffraction, polarisation. Une illustration plus que parfaite de cours et schémas théoriques. Une véritable encyclopédie vivante de l’ingéniosité des physiciens accompagnée d’ouvertures sur les phénomènes naturels directement observables : irisations, effets de trames et de lames minces, ailes de papillon. Et puis les fameuses photographies de monsieur Lipmann que vous projette un démonstrateur avec un arc électrique réticent. Seul manque au tableau un interféromètre de Mach parmi la multitude des interféromètres présents.
Cette richesse d’expériences, je vais la retrouver partout, qu’il s’agisse de la piézo-électricité et des ultrasons, de la synthèse de l’eau, des colorations de flammes, ou du mouvement brownien. Tout cela marche, pour moi, c’est comme si tous les professeurs s’étaient donnés la main pour mettre là l’ensemble des trésors qu’ils ne peuvent présenter dans leurs cours !
Si en optique je me sentais à l’aise, maintenant je préfère raser les murs pour traverser la salle de mathématiques imaginant avec inquiétude une rencontre avec quelqu’un susceptible de constater mes carences. Ces projections à trois dimensions d’objets à quatre dimensions, cela me laisse sec et rêveur, de même que les notions de fini et d’infini dont l’aspect théorique me paraît simple et clair, mais la réalité parfaitement inimaginable. Ce serait vraiment un miracle qu’une visite de cette salle puisse vraiment permettre d’économiser des heures de cours, ou même les éclairer. Cependant, ses modèles de surfaces réglées et d’équipartition de l’espace, sa présentation de π, appellent à la réflexion sur la beauté et la grandeur des mathématiques.
En chimie, je découvre le four Moissan, mais si son fonctionnement est un spectacle tant par la lumière que le bruit, seul le fait qu’il ait permis une préparation artificielle de diamant passionne les foules. Près de là un « Démonstrateur » fait fonctionner l’œuf, de Berthelot dont j’ai si souvent entendu parler, et nous montre qu’il fabrique bien un gaz combustible.
Reste malheureusement, ici ou là, des montages dont je ne comprends ni la raison ni l’explication ... Il me reste encore beaucoup à apprendre.
1949
Pour trois jours, c’est « École porte ouverte ». Des industriels ont apporté, pour les faire connaître quelques équipements nouveaux, à nous de les utiliser au mieux, histoire de voir si nous avons un peu d’imagination. Pour ma part j’ai hérité d’un bel attirail : oscilloscope, générateur basse fréquence, stroboscope et sondeur à ultrasons. En ajoutant à cela quelques bricoles récupérées en labo : disque à moteur, diapason, haut-parleur, échantillons métalliques et autres bouts de ficelle ..., il y a de quoi s’amuser et accrocher le chaland, après avoir testé les réactions possibles sur les copains.
Le soir du dernier jour, le Directeur offre une petite fête et chacun a son petit mot chaleureux. C’est ainsi que j’apprends que j’ai eu pour « client » et auditeur le Directeur du Palais de la Découverte. Je crains le pire ! Mais c’est au contraire un coup de chance : ce patron de mon établissement chéri va avoir besoin de quelqu’un et me demande de lui rendre visite. Il faudra bien lui avouer que j’ai encore six mois de travail et le service militaire en sus !
1952
Ça y est, je suis dans la place, mais juste un petit peu, je termine mon service militaire et à la demande de mon futur patron je viens me mettre dans le bain. Je constate vite que mes attributions seront très variées et que c’est à moi de montrer ce que je sais ou peux faire. L’une de mes premières taches consiste à vérifier les mémoires d’un plombier pour les travaux de l’année : il y en a dans tous les coins de la maison : c’est une bonne occasion de rencontrer les uns et les autres, d’apprendre ce qu’ils font et comment ils s’intègrent dans le fonctionnement hiérarchique. De plus chacun à un conseil à donner et quelques informations du type « cela, c’est entre nous, n’en parlez pas ».
Finalement je constate qu’à part le Directeur tout repose sur le chef Démonstrateur, patron des démonstrateurs bien sûr, du chef décorateur, dont l’autorité s’étend aux gardiens, peut-être pour veiller à la beauté de leur uniforme, et d’un chef des installations mécaniques, dans la peau duquel je me trouve, chargé avec les ateliers, magasins et autres, d’assurer le quotidien. Enfin il y a le service comptable, dépendant de l’Université de Paris à laquelle nous somme rattachés, nous tous contractuels à l’année ... avec possibilité de renouvellement.
Pour les grands projets, on verra plus tard : il existe les restes de 1937 et le Planétarium, c’est déjà bien, inutile de rêver, il n’y a pas d’argent : tout juste le nécessaire pour la paye du personnel, qui se fait en liquide, les frais d’exploitation et la réalisation d’une exposition temporaire. La première fois ou j’ai besoin d’un multimètre je constate que les électriciens ont appris à s’en passer !
Entrée dans la ronde
En fait, le personnel du Palais constitue une petite tribu, qui sous la houlette de son chef, le Directeur André LÉVEILLÉ, maintient haut et ferme la doctrine des fondateurs et le culte de Jean PERRIN. De leur côté, les anciens, les créateurs, continuent à veiller sur leur enfant, tant en surveillant l’activité de l’établissement, qu’en concourant à la formation des nouvelles recrues et en conseillant le personnel lorsqu’il rencontre des difficultés théoriques ou techniques. C’est ainsi que les uns ou les autres reçoivent, parfois avec inquiétude les visites de Nine CHOUKROUNE, Georges CHAMPETIER, GRASSET, Jean ROSTAND, Francis PERRIN, Jean WIARD, ...
Ces personnalités, et bien d’autres, siègent d’ailleurs dans des comités scientifiques disciplinaires dont le rôle est de faire chaque année le point sur les activités passées, d’examiner les projets pour en parfaire l’orientation et y apporter leur concours ou celui de leurs laboratoires. C’est en fin d’année, pour ces réunions impliquant une visite des lieux, le même branle-bas que pour le passage du Général dans une caserne.
Ainsi un contact, presque permanent, est maintenu avec la recherche, et en tout état de cause chacun peut trouver du secours en cas d’embarras.
Le renouvellement partiel de la Médecine est en cours. Le projet de décoration est établi par une équipe extérieure à l’établissement, mais nos ateliers ont la réalisation en charge. Beaucoup de panneaux, de photographies, de textes qui seront patiemment peints à la main.
Tout cela est finalement très bien, tout le monde est content, ... sauf qu’une partie de la tribu finit par se poser une question insidieuse qui va lui travailler le cerveau pendant quelques mois. Un beau jour l’idée se dégage avec précision : sommes-nous capables de traiter l’ensemble d’un telle opération, projet compris, la réponse est oui, mais faut-il encore convaincre.
Ce sont l’électrochimie et la photochimie qui sont sur la sellette, il faut en finir avec un projet dont l’exécution a pris du retard, le Directeur est assez formel et nous parle de la réunion du comité de chimie en décembre.
Le souffleur de verre est enfin venu et l’installation de vide de la photochimie est en place avec ses pompes, le résultat est là, jusqu’au malheureux jour où une méchante coupure d’eau dispense la pompe à vapeur de mercure de son refroidissement et tout naturellement elle en profite pour avaler son joint en piscéine. Démontage et nettoyage de la pompe sont une sacrée corvée, mais finalement tout est en ordre.
Un grand tableau lumineux a été prévu pour la titrimétrie : un réseau de lampes, disposées selon un réseau à maille carrée, de telle façon que le public puisse bien voir. Les essais se révèlent catastrophiques : les droites que nous attendions auraient certainement bonne allure si les « lampes-points » se comptaient par milliers et ce n’est bien sûr pas le cas. Il faut se résoudre à céder à l’entêtement du tableau en choisissant des solutions correspondant à ses possibilités de pentes.
En fin de compte tout est en place dans le respect du programme, mais à l’usage le public et surtout les groupes scolaires feront leurs choix : lois de Faraday, piles et accumulateurs pour les uns, photochimie pour les autres, mais la polarographie ou le comptage des photons restent désertés.
Côté présentation, l’équipe maison a emporté le morceau et pour la première fois apparaît un éclairage spécifique : ambiance par plafonniers encastrés et bandeaux lumineux au-dessus des paillasses portant les titres des expériences.
Sacrée boutique
La météorologie nationale vient d’appeler pour signaler l’arrivée prochaine d’un méchant coup de froid, c’est la mauvaise nouvelle parce que figurez-vous, le Palais n’est pas chauffé et pour tout arranger les adductions et évacuations d’eau, en de nombreux secteurs, se font en passage dans les augets sous les planchers sans que rien n’ait été prévu pour les purger : voilà pourquoi le plombier vient démonter un grand nombre de joints après fermeture de l’eau et pourquoi au printemps il en remet de neufs qu’il facture avec soin.
Le binôme de plombards délégué par l’entreprise ne prend guère que deux jours pour le travail et à peine plus au printemps pour remonter le tout. Bien sûr « faut des joints neufs », les vieux sont forcément périmés, pas question de faire du travail propre avec des rogatons qui de plus sont passés au caveau des oubliettes. Cependant, le chef d’entreprise, bon gestionnaire et attentif, les énumère avec le plus grand soin, dans un interminable mémoire. Lequel procure au vérificateur, patenté et indispensable, car le contrôleur financier ne plaisante pas, un revenu en quelque sorte météorologique.
Pour les chimistes c’est la Bérézina : les seuls points d’eau restants en service sont les toilettes. Et pourtant dans des salles glacées ils continuent à recevoir leur public, charriant, allers et retours, des bidons et des bassines sans mauvaise humeur.
Pourquoi les chimistes ? Parce que sans eau ils devraient renoncer à la plupart part de leurs expériences, or ils croient à leur mission, et ils font ce qu’ils estiment nécessaire.
Ils ne sont cependant pas les seuls à en baver, car si bureaux et ateliers sont chauffés, le reste de l’établissement devient rapidement glacial dès novembre. Les blouses blanches ou les bleus cachent les gros chandails, mais non les écharpes et il est même arrivé de voir un électricien travailler avec des gants !
Histoire de se remonter le moral, marmites de thé ou de café attendent les uns et les autres dans le local des gardiens pour des moments conviviaux où s’échangent idées et nouvelles.
La misère est sournoise, l’hiver n’est qu’une mauvaise passe, au sein d’une mouise généralisée.
Dans les années 30, les architectes avaient en charge l’installation d’un pavillon provisoire, de l’exposition universelle, créant un écrin d’avant-garde pour le Temple de la science et de la recherche. Il leur fallait donc pour atteindre leur objectif habiller les salles du Grand Palais sans en altérer la nature. Il est raisonnable de penser que leur demandant du génie on prêchait aussi l’économie, pour une opération limitée à quelques mois, quoi de plus normal. Dans ces conditions, vélums, bardages, gobetis de plâtre sur grillages, moquettes, viennent masquer tout ce qui faisait la célébrité de galeries habituellement dévolues à la gloire des Arts. La réussite était parfaite.
Mais l’avenir est parfois imprévisible, surtout lorsqu’il s’agit d’un coup de cœur : un immense public qui plébiscite un Palais de la Découverte apportant une approche des sciences originale et unique à l’époque. Un haut fait de la culture française, ne négligeant pas l’apport international dans la construction du savoir, salué par les chroniqueurs d’innombrables revues et journaux.
Jean PERRIN, sait qu’il faut saisir l’opportunité, mène une longue campagne, enlève la décision d’une réouverture définitive du Palais : bonheur pour la pérennité de l’idée, malheur pour son écrin ?
La misère est aussi cachée. La distribution de l’électricité est subtilement divisée entre deux origines : le concessionnaire du Grand Palais pour la lumière et une cabine de transformation propre au Palais dite « force », les réseaux de distribution, réalisées en câbles mono-conducteurs sur poulies porcelaine, se côtoyant et s’entrecroisant joyeusement dans les sous-sols, combles et gaines verticales. Tout cela en courant diphasé aujourd’hui guère pratique. Et pour répondre à tous les besoins un convertisseur alternatif-continu de 250kW ajoutant son propre réseau aux précédents, sans oublier celui de l’éclairage de sécurité. Enfin toutes les coupures sont à commande manuelle, et mis à part quelques gros disjoncteurs principaux, les protections sont assurées avec des fusibles.
Autant dire que de nos jours tout cela représente un intéressant bazar technologique. Seulement voilà que ce bazar bien surveillé à tenu des décennies aux cours desquelles il a été progressivement transformé.
Les espaces du Grand Palais sont des territoires aux frontières élastiques et d’affectations soumises au régime saisonnier des expositions temporaires de tout poil. Les « Arts ménagers », le « Salon de l’automobile » ou le « Concours hippique » alternent avec les salons des « Indépendants » et des « Artistes Français » Chacun a ses exigences et certains s’insurgent contre un gêneur considéré comme occupant sans titre des locaux voués au culte de l’Art. Alors, il faut temporairement céder une entrée, voir les installations de fluides disparaître en sous-sol sous des vélums, se réjouir les narines aux odeurs des cuisines.
L’une des premières urgences est de faire disparaître les fameux vélums. Pas difficile bien sûr, cependant après une dizaine d’années bonjour la poussière ! Mais découvrir ce qu’ils cachent, là est le problème, non pas technique mais financier : verrières aux carreaux cassées, voussures, hauts de murs et plafonds maculés. En gros des travaux à faire rêver plâtriers, miroitiers et peintres. La solution : faire l’obscurité et n’éclairer qu’en niveau bas, ce qui dans bien des cas est une solution muséologique satisfaisante et écorne moins le budget.
L’affaire des bardages est bien pire, à tel point que les derniers ont bien failli attendre l’An 2.000 pour disparaître. Il faut savoir que les murs du grand Palais comportaient des bardages revêtus de beaux tissus dès l’origine, cela pour permettre l’accrochage des toiles de Maîtres. Dits d’État, ces bardages étaient en quelque sorte « protégées », comme les piafs de l’île grande, et avaient en 1937 été revêtus d’une deuxième couche de bardage recevant elle-même menuiseries, aménagements divers, lignes électriques, et selon les besoins canalisations d’eau, de gaz, d’air comprimé. Autant dire qu’y toucher partiellement ne conduisait à rien et que seule la mise à nu de l’ensemble d’une salle permettait de résoudre le problème. De ce fait, la disparition des bardages est toujours restée liée, aux rénovations des salles du Palais qui, notons-le, n’ont pas en toute circonstance accompagné le renouvellement de ses présentations, mais leur restauration.