- Inutile d’insister, Adrienne : j’aime pas les sciences, j’ai toujours été nul en maths, j’ai même jamais su résoudre une équation à une inconnue, alors enquêter à la Bibliothèque des sciences…
- Mais bon sang Émile, je t’ai expliqué mille fois que t’avais pas besoin d’être bon en maths pour t’intéresser à la science. Enfin quoi, pense aux ondes basses fréquences, aux OGM, aux déchets nucléaires ! Et le clonage, les lois de bioéthique : tous les jours t’as besoin de comprendre où tout ça te mène, ce que tu risques, comment être un citoyen averti…
- Averti ou pas, vu comment votent ces cons de Français intoxiqués par TVBouygues, c’est pas demain la veille que le cochon breton arrêtera de chier des algues vertes sur la plage de Kertrouduc… Les ondes je m’en fous, je n’ai pas de portable, côté trou dans les neurones je risque rien. Je vais peut-être mourir d’une overdose de Tamiflu, et alors ? C’est tout bénef pour les labos, et ça m’évitera de finir ma vie dans un Ehpad, incontinent, aveugle et sourd, à taper la belote avec Alzheimer et Parkinson jusqu’à cent dix ans…
- Égoïste ! Et mes cadavres alors ? Tu pourrais faire un effort !
- Si encore t’étais toujours caviste, tes cadavres y m’intéresseraient, mais quelle idée t’as eu de te reconvertir dans le culturel. Bibliothécaire ! Je t’aimais mieux bibinethécaire !
- Ah-ah ! M’énerve pas, on a besoin de toi, la police n’arrive à rien, et cinq collègues ont déjà été trucidées…
- Mais j’en ai rien à cirer de tes souris crevées, j’aime pas les bibliothèques, j’ai peur des femmes à lunettes et je ne bouquine pas les livres, sauf si y causent de cuisine, ou de cul.
- Sois pas con à la fin ! ! Cinq meurtres en trois mois. Les flics sont complètement dépassés, tu es le seul profiler que je connaisse. J’ai insisté, ils ont dit d’accord pour te consulter.
- Ex profiler, je te rappelle que je me suis reconverti moi aussi ! Designer culinaire. Je cuisine plus les psychopathes.
Enfin, on est toujours trop bon avec les femmes : j’ai sauté dans le métro pour retrouver Adrienne, à la Bibliothèque des sciences de Paris, un temple du progrès qui rassemble tous les bouquins de sciences imaginables. Affreux ! Pour égayer l’endroit, on a chargé un peintre connu de portraiturer des scientifiques qui ont marqué leur temps. Sur les fresques, de grands savants posent avec leur invention : Pasteur et sa seringue, Einstein et sa moustache, Oppenheimer et sa bombe… A mon avis, il en manque : Ambroise Paré et son scalpel. Marie et son curry. Et surtout Brillat-Savarin et sa « Physiologie du goût ». À la Bibliothèque, seul le rayon Alimentation et gastronomie, d’une richesse inouïe, mérite mon estime.
Adrienne m’attend dans son bureau : elle a pris dix ans d’un coup. Je n’ai pas le temps de m’asseoir, elle me tend immédiatement une énorme enveloppe.
- Voilà le dossier, les flics ont tout donné : la liste des victimes, les autopsies, les photos de l’Identité judiciaire, avec le corps en situation, dans la position où il a été trouvé.
- Mollo, tu peux m’en dire un peu plus sur les victimes ? Toutes des bibliothécaires ?
- Oui. Surtout des femmes mûres, proches de la retraite : Marcelline Dollarudé, Madeleine Balbou, Simone Pluvinage, Monique Gerfaut… L’assassin irait plutôt dans le sens d’un rajeunissement des cadres, ça tombe bien… Mais la dernière victime, Gwendoline Petitpré, a 25 ans.
- Des points communs : couleurs des cheveux, taille, caractère, famille ?
- Non, franchement aucun. Et je n’en vois aucune qui ait eu des problèmes avec les lecteurs.
- Et le public justement, il réagit comment ?
- Discrétion avant tout : la bibliothèque est fermée sous prétexte d’inventaire depuis le lendemain du premier meurtre.
- Vous n’avez vraiment aucun suspect en vue ?
- On en a eu un, et en plus il a avoué les meurtres. Notre chef magasinier, Pyrame Muchembled, le suspect idéal selon la police. Travaille ici depuis l’ouverture, connaît les moindres recoins de la bibliothèque, ne quitte jamais sa blouse grise, et fait peur aux jeunes recrues. Avec lui, ça frôle le bizutage. Il a inventé un jeu de piste pour entrainer les jeunes collègues à déjouer les pièges de la bibliothèque. Il appelle ça la pédagogie par immersion. Ca s’est bien passé jusqu’à l’année dernière, où une stagiaire est restée enfermée tout un week-end dans la réserve des livres anciens sans eau, sans nourriture. Elle s’en est sortie, mais des incunables y ont laissé quelques pages.
- Ben voyons, ces vieux livres en vélin, riches en moisissures au fort potentiel nutritif…Elle n’a pas mangé des pages enluminées, au moins ?
- Marre-toi. Bon, bref, l’inspecteur chargé de l’enquête a embarqué Muchembled, qui a avoué pendant sa garde à vue : il les tuait soi disant parce qu’une bibliothécaire a repoussé ses avances, il y a 30 ans au moins
- La vengeance est un plat…
- Malheureusement cet imbécile a tout inventé. Il a d’ailleurs un alibi pour chacun des meurtres, confirmé par un tas de témoins. C’est dommage, parce qu’en plus le modus operandi collait avec son profil Mais bien sûr, ce n’est pas moi l’expert en profilage.
- T’en as trop dit, crache le morceau. A propos de morceau, tu peux demander à ta secrétaire de nous apporter une bière et des sandwiches ?
- Dis donc t’es pas quai des Orfèvres ici. Lis plutôt les rapports : les armes du crime, regarde, c’est évident ! Ces crimes sont des chefs-d’œuvre de sadisme bibliothéconomique.
- Si tu le dis. Marcelline Dollarudé, tête écrasée sous la presse à percussion de la reliure, d’accord. Madeleine Balbou, noyée dans une fontaine à eau. Je ne vois pas le rapport ?
- Si. Elle était compactée dans la bonbonne en plastique, on aurait dit un fœtus conservé dans le formol, comme au Muséum. C’est incroyable mais Madeleine était vraiment petite, et si menue. C’est moi qui l’aie trouvée.
- Simone Pluvinage, déshydratée en autoclave de dés… désacidification ? ? ?
- Oui, c’est l’espèce de cocotte minute où on met les journaux anciens pour essayer de les restaurer avant qu’ils tombent en poussière
- Monique Gerfaut, insertion de puces RFID sous la peau… La biométrie avance à grand pas chez vous !
- Mais non, on s’en sert pour les livres ! Et pour finir, Gwendoline a été débitée en tranches avec le coupe-papier spécialement affuté pour ouvrir les pages des livres non découpés. Il est rangé dans un tiroir auquel tout le personnel a accès…
- Ton hypothèse se tient. Tu veux bien me laisser un peu de temps pour examiner les dossiers ? Là je rentre d’abord à l’atelier, j’ai encore un dîner à installer, une séance de photos pour une revue slowfood. Mais avant j’ai besoin de consulter « Le patissier pittoresque » d’Antonin Carême, je vais aller faire un tour au rayon cuisine.
- Oublie ça, il n’existe plus, on a décidé de pilonner tous les livres de recettes et de supprimer le rayon histoire de la cuisine.
- Quelle horreur ! Qu’est-ce qui vous a pris ! ? !
- Oh tu sais, tout ça n’était pas très scientifique, alors on n’a gardé que les ouvrages de gastronomie moléculaire, l’émulsion, la floculation, la cuisson à cœur, la convection, les effets tensio-actifs,... les processus physico-chimiques si tu préfères.
- Dieu que c’est triste ! Tu ne risques pas de me revoir dans ta bibliothèque de si tôt. Je rentre, et je t’appelle dès que j’ai un profil qui se tient.
Le « shooting » est terminé. Installé sur le plan de travail de la cuisine, j’étudie au calme les photos des victimes. J’accompagne mon expertise d’un verre de Giennois, qui va plutôt pas mal avec le céleri rémoulade, que je mange roulé dans une fine tranche de jambon blanc cuit au torchon.
Sous la presse à percussion, Marcelline a la boite crânienne compactée au format in 8°. La langue, étirée en un fin ruban rouge, fait office de signet. Malgré tout, le résultat s’approche plus du fromage de tête, que du volume précieux relié en maroquin. J’ai un faible pour la tête pressée, un des sommets de la cochonnaille.
Simone Pluvinage, totalement déshydratée, ressemble à une chips de betterave racornie. Très en vogue, la chips de betterave, servie sur une verrine (mousse de guacamole, cappuccino de petit pois). En revanche, je déconseille de les dessécher au four. Mieux vaut fariner les rondelles - coupées crues à la mandoline - et les saisir rapidement dans un bain de friture.
Monique, avec ses puces RFID qui affleurent comme des éclats de truffe glissés sous sa peau blanche, m’évoque une poularde de Bresse demi-deuil, avant cuisson. En digne héritier d’Eugénie Brazier, comptez deux truffes de 80 g pour une volaille de 2 kilos, et veillez à la qualité du bouillon où mijotera la poularde.
La ravissante Gwendoline a été massacrée avec délicatesse. A première vue, elle semblait intacte, mais quand les techniciens ont voulu emporter le corps il s’est étalé lentement en fines lamelles translucides. Genre sashimi de saumon et ses pétales de gingembre au vinaigre. Vu l’arme du crime, c’est plutôt du bon boulot, surtout quand on sait qu’il faut au moins dix ans de pratique à un maître japonais. Épure le raffinement, l’étole de soie verte froissée à ses côtés, telle une bouchée de wasabi. C’est beau comme du Thierry Marx.
Reste la minuscule Madeleine Balbou, noyée dans une fontaine à eau. Adrienne a raison, elle a un côté galerie d’anatomie comparée. Mais elle me fait surtout penser à un cornichon en saumure, façon malossol, condiment au goût d’aneth que j’ai tendance à bouder, mais que je recommande avec des rillettes de maquereaux fumé doux.
Il est minuit, et j’ai le fil conducteur qui relie les victimes. Deux heures plus tard, j’ai terminé le profil du tueur : on peut laisser tomber la piste du bibliothécaire fou. Je penche pour un esthète de la casserole, un refoulé de la gastronomie, qui n’arrive pas ou plus, à exprimer son art dans une cuisine. Je crois aussi savoir pourquoi il se venge sur de malheureux rats de bibliothèque. L’identité du coupable, les preuves, ce n’est pas mes oignons, je faxe le rapport à la Criminelle. Trop tard pour appeler Adrienne.
Dix jours plus tard, je la retrouve à La Vieille Canaille, un de mes bistrots préférés, spécialisé dans la tête de veau ravigote. Le coupable avait été arrêté le matin même, et j’avais promis à ma vieille copine de lui raconter l’histoire par le menu. Je lui ai d’abord appris qu’elle connaissait l’assassin, qu’elle le croisait sans doute tous les jours. Il travaillait à la cantine de sa bibliothèque, ou plutôt pour la boîte de restauration qui la gérait. Six mois plus tôt, ils avaient embauché un ancien chef, un ex étoilé du guide Michelin, qui s’était retrouvé sur le carreau à cause de la crise. Il supportait bien sûr très mal de se retrouver à réchauffer les plats chez Sodexho. Il aurait pu s’en prendre au banquier qui lui avait refusé un crédit. Mais ce qui avait attisé sa rage, c’est la disparition des livres de cuisine de la bibliothèque, ultime réconfort après une journée de travail sans saveur. Les bibliothécaires massacraient ses livres fétiches au nom de la science : il étripait les bibliothécaires au nom de l’art culinaire.