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La guerre de Troie, par Jean-Pierre Vernant

Texte intégral de l’émission « Les grands entretiens », du 4 avril 2002 consacrée à « La guerre de Troie », avec Jean-Pierre Vernant. Cette transcription a été réalisée à partir des archives de la Télévision suisse romande (TSR).

Je conserve volontairement l’oralité lors de mes transcriptions. Si vous constatez une erreur, coquille, faute, ou si vous pouvez remplacer mes points d’interrogation entre parenthèse qui indiquent un doute sur l’orthographe d’un mot ou un nom merci de me le signaler afin de permettre aux autres lecteurs de profiter d’un texte le plus « propre » possible.

Aujourd’hui, 19 septembre 2018, je viens d’intégrer toutes les corrections proposées par Fernand LEMAIRE, que je remercie très chaleureusement pour sa générosité intellectuelle et sa bienveillance.

Lire et voir aussi, dans la même série :

 Dionysos par Jean-Pierre Vernant

 Prométhée avec Jean-Pierre Vernant

 Le début de l’univers, par Jean-Pierre Vernant

 Jean-Pierre Vernant, Un homme engagé

 La guerre des Dieux, avec Jean-Pierre Vernant

 La mort de la Méduse, par Jean-Pierre Vernant

 Œdipe, par Jean-Pierre Vernant

Édito sur le site de l’émission : La Guerre de Troie, dix ans d’une effroyable lutte entre les Grecs et les Troyens que le poème d’Homère retrace avec lyrisme.

Jean-Pierre Vernant, spécialiste de la Grèce ancienne et de sa mythologie, professeur honoraire au Collège de France, choisit parmi les innombrables épisodes de raconter les causes de la guerre. Au départ, une certaine pomme de discorde et l’enlèvement de la très belle Hélène.

Catherine Unger : Le cheval de Troie, vous vous souvenez ? Jean-Pierre Vernant, professeur honoraire au Collège de France, spécialiste de la Grèce ancienne, nous raconte la terrible guerre entre Grecs et Troyens qui dura dix ans et qui se conclut par une ruse mémorable. Au point de départ, une certaine pomme de discorde.

Raconter la mythologie grecque, Jean-Pierre Vernant, c’est forcément à un moment ou un autre parler de la guerre entre les Grecs et les Troyens, et donc parler de l’Iliade, puis de l’Odyssée. Mais tout d’abord, un mot sur un géant, Homère.

Jean-Pierre Vernant : Homère, pour nous, c’est tout simplement l’auteur de deux gros volumes que nous considérons comme des textes, au même titre que d’autres textes littéraires aux yeux des Grecs, peut-être qu’à une certaine période c’est devenu cela, mais encore à l’époque classique, Homère c’est bien autre chose.

Est-ce qu’il y a eu un Homère ? Est-ce qu’il a écrit en même temps l’Iliade et l’Odyssée ou est-ce que ces deux textes sont différents ?

Je ne suis pas sûr que la question même ait un sens parce que ces grandes épopées, comme l’Iliade et l’Odyssée, ce sont des chants de tradition orale qui ont par conséquent été transmis sur des siècles et qui étaient à la fois récités par cœur et improvisés par le chanteur. On connaît ça un peu mieux parce qu’on a regardé par exemple ce qui se passait en Yougoslavie où des bardes étaient susceptibles de chanter, pendant des jours et des jours, des milliers de vers qu’ils avaient emmagasinés, tant ils avaient le sens du rythme, et en même temps ils variaient ceux-là.

Donc, c’est une poésie, qui, tant qu’elle est vivante, tant qu’elle est parlée, se modifie. À un moment donné, elle s’est fixée dans ces textes qui deviennent canoniques. Alors, dans quelle mesure on peut parler de Monsieur Homère ? Les Grecs se le représentent comme une sorte d’aède inspiré. Ce qu’il dit, ce qu’il chante en réalité c’est une déesse, qui s’appelle Mnémosyne, qui veut dire mémoire, c’est la mémoire qui l’inspire et qui fait que quand il chante, en s’accompagnant de la musique et peut-être même en esquissant quelques pas de danse, en réalité c’est la mémoire, c’est la déesse mémoire, qui sait tout, qui sait ce qui a été, ce qui est et ce qui sera, c’est comme une puissance de divination l’habite et qui le fait réciter des vers devant le public. Et pour le public, ce qu’il raconte, c’est l’origine, leur origine, les temps anciens, le temps des héros, que tout le monde sait, que les enfants apprennent à l’école.

Catherine Unger : Presque trois milles ans après Homère, juste avant la Deuxième Guerre mondiale, Giraudoux écrit « La guerre de Troie n’aura pas lieu » et dans les premières répliques, il faut dire à Andromaque : « La guerre de Troie n’aura pas lieu » et Cassandre répond : « La guerre de Troie aura lieu ». Alors, a-t-elle eu lieu, cette guerre de Troie ?

Jean-Pierre Vernant : Vous voulez me dire si elle avait eu lieu ? Elle a eu lieu dans l’Iliade, c’est tout ce que je peux dire. Qu’il ait eu une grande expédition de toute la Grèce contre les Troyens, je n’en suis pas du tout sûr. Et aucun historien, aucun mythographe n’a pu présenter ça. Vous savez qu’on a fait des fouilles en Asie-Mineure pour retrouver l’ancienne Troie. Il y a une série de couches où les villes ont été successivement décrites mais on ne peut pas faire coïncider exactement les données archéologiques et les données que nous avons dans l’Iliade. Est-ce que c’est tellement important qu’elle ait eu lieu ? Ce qui a eu lieu, ce que nous avons, c’est l’Iliade, c’est l’Odyssée, et ce n’est pas rien.

Catherine Unger : Au tout départ de cette guerre, il y a le fait que Zeus sait que s’il épouse Thétis, il aura un enfant et que cet enfant lui portera malheur, raison pour laquelle il faut absolument que Thétis se marie ailleurs.

Jean-Pierre Vernant : Oui. C’est-à-dire que nous retrouvons ici, en passant, si je puis dire, à un autre moment, un autre stade, ce que nous avions déjà vu, le problème que pour les Dieux il faut surtout arrêter le mouvement, qui est le mouvement naturel, le mouvement temporel, où les générations se succèdent. Alors, il a épousé Métis, il l’a avalée. On peut considérer qu’il est paré contre ce danger, pas tout à fait ! Parce que l’histoire raconte que deux très grands Dieux, Zeus et Poséidon, rivalisent, pour l’épouser. Ils sont amoureux de cette Thétis, une Néréide, fille de Nérée, le Dieu de la mer, le patron de la mer, celui habite dans les palais sous-marins, dans l’obscurité des eaux profondes, et la petite fille de Pontos, le flot marin, celui que Gaïa a créé en quelque sorte d’elle-même, qui est à la fois le contraire et le complément de la terre solide. Donc, c’est une personne qui se rattache à ce qu’il y a de plus antique, de plus authentique aussi, dans le monde. Cette Thétis a le même pouvoir de métamorphose que d’autres divinités marines, en particulier comme Métis. C’est Prométhée qui va révéler, à Zeus et à Poséidon, qu’il est inscrit de toute nécessité que le fils que va engendrer Thétis, quel que soit son père, sera plus fort que ce père. Donc, les Dieux se disent aie-aïe, ce n’est pas pour nous. Et la logique qui va aboutir à cette énorme guerre de Troie, c’est précisément ce que les Dieux vont faire avec Thétis.

Qu’est-ce qu’ils vont faire avec Thétis ? Ils ne veulent pas que Thétis épouse une Dieu parce qu’alors va naître un rejeton qui sera dangereux pour ce monde des Dieux, qui est maintenant bien organisé, bien fixé. Alors, elle pourrait faire comme d’autres déesses, rester vierge mais il ne semble pas qu’elle en ait le désir. On va donc se débrouiller pour que ce que représente Thétis à la fois de grand, mettre au monde un enfant, qui d’une certaine façon dominera la génération précédente, et de dangereux puisque s’il s’agit de Dieu, ils vont se trouver en compétition. Les Dieux poussent Pélée, qui est le roi de Phthie, à brider la main de Thétis. Cela ne va pas tout seul.

Catherine Unger : Oh là là !

Jean-Pierre Vernant : Parce qu’évidemment Thétis considère que cet humain, un simple humain au bord de la mer, qui prétend l’épouser, pour une déesse, c’est tout de même une solution de…

Catherine Unger : De facilité !

Jean-Pierre Vernant : De facilité, je ne sais pas, en tout cas dégradante. Elle baisse d’un cran. Il y a cette grande bataille, qui est représentée sur beaucoup de vases et dans beaucoup de récits, où Pelée, comme Zeus, veut maitriser Métis, veut maîtriser Thétis. Il est sur le bord de la mer, là, dans à un endroit qui s’appelle le Cap de la seiche, le cap Sérias. Il attrape Thétis par le bras, il sait que la seule façon - on lui a dit - de vaincre un de ces êtres à métamorphoses, c’est de lui faire une prise circulaire, de l’enfermer, en faisant un étau avec les bras, et quoi qu’il arrive de ne pas lâcher. Elle prend toutes ses formes, et la dernière forme qu’elle prend, elle devient une seiche.

Alors elle essaye ça avec Pelée, cela ne marche pas… Finalement quoi ? Finalement on va avoir pour expliquer, si je puis dire, mythiquement le sens de cette guerre, un premier acte qui est la célébration solennelle, sur le mont Pélion, des noces de Thétis et de Pelée.

Catherine Unger : À ces noces précisément, quelqu’un qui n’est pas une bonne fée, qui est une mauvaise déesse, va venir et c’est cela qui va déclencher la guerre de Troie indirectement.

Jean-Pierre Vernant : C’est vrai, vous avez tout à fait raison. Ces noces, moi je dirais volontiers qu’il va y avoir trois sommets qui vont jouer un rôle. Il y a le Pélion, le mont Ida, à Troie et il y a peut-être le Taygète à Sparte. Pourquoi ? Parce que sur ces montagnes très hautes, au fond c’est une espèce de rencontre au sommet, entre les Dieux et les hommes, qui pour un moment sont unis pour la célébration, l’union c’est merveilleux. Les Dieux et les hommes sont réunis, ils festoient ensemble, mais très souvent les conséquences sont néfastes. Et dans le cas de Thétis et Pelée, on célèbre ces noces sur le Pélion, tous les Dieux sont présents, sans exception, et chacun apporte des cadeaux. On apporte des cadeaux merveilleux : des armes magiques, une lance, un bouclier, deux chevaux immortels, doués même de don de prophétie,…

Catherine Unger : D’Achille.

Jean-Pierre Vernant : D’Achille, bien sûr. Donc, tout est merveilleux et au milieu de la fête, tout d’un coup on voit arriver une personne qui n’avait pas été invité, du moins c’est ce qu’elle prétend. Et qui est qui ?

Catherine Unger : La fameuse Éris.

Jean-Pierre Vernant : La fameuse Éris, la discorde, le fait qu’entre des amis, des alliés tout d’un coup le désaccord surgit, la haine, la violence et la guerre. Et Éris apparaît et au milieu de tous ces cadeaux que les Dieux ont donnés, elle jette une pomme d’or. La pomme, c’est un cadeau érotique, pour les Grecs. Donner une pomme, apporter un pomme à quelqu’un c’est en quelque sorte lui faire une déclaration d’amour. Et là, cette merveilleuse pomme d’or brille mais elle porte une inscription : À la plus belle. Alors, à qui va échoir cette pomme ? Tout le monde est réuni en particulier les trois déesses qui peuvent considérer que chacune est la plus belle, c’est-à-dire Athéna, Héra et Aphrodite. Mais aucune ne peut prendre cette pomme sans que la querelle n’apparaisse chez les Dieux. Le résultat, de nouveau cela va être que l’on va faire glisser ça - Zeus ne choisit pas, aucun Dieu ne va se prononcer, Éris n’interviendra pas dans le monde divin – chez les hommes... sous la forme de quoi ? Que sur le mont d’Ida, il y a un jeune homme, Pâris, dont le vrai nom a été à un moment donné Alexandre,…

Catherine Unger : Le mont Ida en Troade.

Jean-Pierre Vernant : En Troade, bien sûr. À côté de Troie, une montagne, comme toutes ces montagnes, qui à la fois implique l’abandon des terres cultivées, une ville, un endroit où les jeunes sont là au milieu des centaures et des bêtes sauvages et apprennent quoi ? Ils apprennent à devenir un homme, à devenir un adulte, à chanter, à danser, à se tenir bien, à se contrôler, à manier les armes. Le dressage des jeunes se fait dans ces terres sauvages, proches des Dieux précisément. Et Alexandre, lui, a été à un moment donné abandonné sur cette terre, parce que…

Catherine Unger : Alexandre Pâris, donc ?

Jean-Pierre Vernant : Alexandre Pâris, vous avez raison de me le dire. À ce moment-là il est Alexandre. Sa mère avait fait un rêve où elle voyait que ce fils était comme une torche qui incendiait Troie. Alors, quand cet enfant est né, elle l’a expédié sur ce mont. Là une nurse l’a soigné, des bergers l’on élevé, finalement il va revenir et de nouveau être accepté. Alors, il est sur cette montagne, il est un jeune homme et il voit arriver les trois déesses menées par Hermès. Et on lui met le marché en main. Il est terrorisé au début parce que quand les hommes voient arriver des Dieux et des déesses, comme je vous vois là en chair et en os, ça tourne mal. Hermès, le rassure et lui dit : non, non, ne t’inquiète pas. Simplement les Dieux m’ont chargé de te dire que c’est toi qui dois décider de ces trois déesses quelle est la plus belle, à qui va la pomme. Elles se dénudent, se montrent dans leur authenticité divine, dans leur beauté et chacune, en douce, lui glisse dans l’oreille, si tu me choisis je te donnerai ce dont je dispose. Athéna lui donnera la victoire militaire, il sera conquérant, et en même temps l’intelligence. Héra lui donnera quoi ? Elle lui donnera ce qu’elle représente dans le monde divin, comme épouse de Zeus, une souveraineté totale, il sera le roi des mortels. Et Aphrodite lui apporte quoi ? Elle lui apporte le pouvoir de séduction amoureux, toutes les femmes t’aimeront et surtout celle qui t’aimera, c’est Hélène, la belle Hélène, qui est déjà née, qui est toute jeunette, dont la réputation s’est déjà répandue partout. Et il choisit, Pâris, de donner la pomme à Aphrodite. Par conséquent, à partir de là, les choses sont enclenchées parce que la petite Hélène, elle aussi, est née dans des conditions tout à fait extraordinaires, elle est la fille de Léda. Léda était l’épouse de Tyndare, au moment où ils se marient, là encore dans ces noces humaines Zeus qui a vu Léda ne résiste pas,…

Catherine Unger : Se transforme en cygne.

Jean-Pierre Vernant : Se transforme en cygne et vient, sous la forme d’un cygne, le jour même, la nuit de noce de Léda, il s’unit avec elle, après Tyndare. Et en ce sens, Léda porte en elle une double semence : une semence humaine et une semence divine. Et Hélène est de cette semence divine, comme Clytemnestre, sa sœur. Ce sont deux femmes magnifiques, deux femmes maudites d’une certaine façon, porteuses de malheurs mais en même temps comme, si je puis dire, Pandora, elles sont la beauté même, surtout Hélène, elle rayonne de beauté. Par conséquent on lui pardonne tout parce que la beauté, c’est précisément cette marque divine sur l’homme, ce reflet du divin chez l’homme. Hélène, Tyndare se dit, au moment où elle a quinze ans, il faut la marier. Comment la marier, un joyau aussi précieux, une beauté aussi merveilleuse ? Il se le demande et décide d’une certaine façon de mettre tout ce que la Grèce compte comme jeunes gens, célibataires encore et royaux, à l’épreuve. Ils les convoquent, ils vont vivre chez lui et c’est à Hélène de choisir. Bien entendu, il se dit, et c’est la raison pour laquelle il y a eu cette expédition, que lorsqu’il annoncera son choix ou celui d’Hélène, qui sera Mélénas, roi de Sparte et de Mycènes, à ce moment-là, les autres ne seront pas contents. Et c’est Ulysse déjà malin, rusé, qui lui donne un bon conseil et lui dit voilà ce que tu vas faire : avant de décider quoique ce soit tu convoques tous les prétendants, tu les lies par un serment que quel que soit le choix d’Hélène et le tien, ils se sentiront solidaires du mari. Et si un malheur arrive dans ce lien conjugal tous les autres devront intervenir pour rétablir les choses comme elles doivent l’être. Et c’est ce qui est fait. Elle propose Mélénas, elle va vivre avec Mélénas. Il se trouve que Pâris de Troie – Troie et les rois grecs sont en rapports et même des rapports assez pacifiques – va sur le continent est reçu en hôte par Mélénas. À un moment donné Mélénas doit s’absenter, il charge alors, contrairement à l’usage, son épouse Hélène de prendre en main les devoirs d’hôte qu’il ne peut plus remplir. Pendant ce temps-là, Pâris naturellement est séduit par Hélène, et Hélène est séduite par Pâris. Il y a deux versions. Il y a une version blanche, elle est ravie, Pâris l’enlève de force. Une version noire où elle cède à la beauté du jeune Pâris et aussi au faste oriental, à la richesse, aux vêtements. Pour les Grecs qui sont plus ascétiques, ce monde troyen est un monde un peu voluptueux, riche, trop riche d’une certaine façon. Elle part donc et à ce moment-là, si je puis dire, les dés sont jetés, elle a été enlevée. Un Troyen, un asiatique, de l’autre côté de la mer, reçu en hôte, séduit l’épouse et l’emmène. Impossible de le supporter.

Catherine Unger : Transgression, là.

Jean-Pierre Vernant : On bat le rappel de tous les Grecs et il va y avoir cette expédition qui va partir, dès que les vents seront favorables, ce qui supposera aussi d’autres problèmes, le sacrifice d’Iphigénie et tant d’autres choses. Peu importe, nous n’en sommes pas là, il va y avoir cette expédition.

Catherine Unger : Pourtant, avant même cette expédition, il y a deux Grecs qui seront majeurs à l’intérieur qui tentent de se défiler. Donc, au fond les Grecs n’en ont pas envie de cette guerre.

Jean-Pierre Vernant : Les Grecs n’en ont pas envie, les Grecs c’est leur fonction de guerroyer. Une partie de ces grecs, l’aristocratie est une aristocratie guerrière. Pour Ulysse, il n’a pas envie de partir parce qu’il vient juste d’avoir un fils, Télémaque, qui est un petit bambin encore, tout petit. Il n’a pas envie de le quitter juste à ce moment-là. Qu’est-ce qu’il va faire pour essayer d’échapper à ce devoir auquel il a souscrit lui-même ?

Catherine Unger : Il va se faire passer pour fou, non ?

Jean-Pierre Vernant : Il fait le fou. L’homme qui est l’intelligence même joue le fou. On envoie Nestor pour lui dire : allez, tu rejoins toute l’armée grecque, et il aperçoit Ulysse qui marche à reculons, devant lui, il y a une charrue, traînée par un âne et par un bœuf et au lieu de semer du blé, il a un petit sac plein de cailloux et il sème les cailloux. Alors, on dit à Nestor, il ne peut pas venir, il a complètement perdu la tête. Oui, oui, dit Nestor, mais il se méfie. Il attrape le petit Télémaque, encore emmailloté, et il le met entre Ulysse et la charrue, à un endroit où il risque d’être piétiné par l’âne ou le bœuf et d’être tué par le socle de la charrue. Naturellement, quand Ulysse voit ça, il repart en avant, attrape l’enfant et Nestor lui dit : alors, tu as retrouvé tes esprits ? Et il s’en va. À son tour il s’en va. Et là, les raisons sont différentes, c’est précisément Achille qui est en question. Pélée a eu avec Thétis beaucoup d’enfants, un tas d’enfants, et la déesse n’est pas contente de ce statut indécis qui est celui de ses enfants parce qu’ils sont fils d’un homme mortel, le vieux Pélée, Pélée qui est déjà un homme mûr, et d’une immortelle. Quel est leur statut ? Elle veut rendre ses enfants immortels. Dès qu’il y a un qui naît, elle le plonge dans le feu ou le Styx pour l’immortaliser. En réalité ils ne supportent pas cette épreuve et ils périssent, sauf le dernier, Achille qu’elle a plongé dans le Styx, épreuve mortelle, en le tenant par le talon, et il a supporté cette épreuve. Il a un côté divin. Il a un côté pas comme les autres. Il est non seulement plus fort que Pélée mais cette espèce d’une double nature entre un dieu et une déesse fait qu’il brille d’un éclat, d’une énergie, d’une force... Il est plus rapide, plus fort, plus violent, plus beau qu’on ne peut l’imaginer. En réalité, aucune blessure ne peut l’atteindre sauf au talon parce qu’elle le tenait au talon, et ce talon n’a pas été au contact avec l’eau du Styx.

Catherine Unger : D’où le fameux talon d’Achille ?

Jean-Pierre Vernant : Le fameux talon d’Achille ! Mais alors lui, au moment où la guerre se déclare, il est tout jeune, il est encore un adolescent, il a quatorze-quinze ans, la guerre va durer ne dizaine d’années, quand l’Iliade va nous montrer les combats, Achille a vingt-cinq ans, donc il en avait 14 ans ou 15 ans à ce moment-là. Pour le protéger, Pélée l’avait envoyé à ce qu’il à Skyros, je crois bien, chez le roi. Il vivait là avec cinquante filles, habillé en fille pour le camoufler. Ulysse arrive, et dit : il n’y a pas ici un jeune garçon, le fils de Pélée ? Non, il n’y a que des filles. On peut voir ? Oui, jetez un coup d’œil. Il voit cinquante filles qui s’affairent. Achille est à cet âge où la dissociation des sexes n’est pas encore faite où les filles peuvent avoir un air garçonnier et les où garçons ont encore, juvéniles, un air de jeune fille. Il ne remarque rien. Ulysse, très malin, arrive là et dit : j’ai quelque chose à leur montrer. Il déballe tout un attirail de petits bijoux, de rubans, de parures, de châle. Quand elles voient ça, il y a quarante-neuf jeunes filles qui se précipitent pour regarder. Il y en a une, que cela n’intéresse pas du tout. À ce moment-là, Ulysse sort un poignard guerrier, un poignard que l’on peut avoir à corps et à ce moment-là, cette cinquantième jeune fille vient regarder ce poignard. À ce moment-là aussi une trompette guerrière se met à sonner. On voit Achille qui part d’un côté vers la trompette pendant que les quarante-neuf jeunes filles se sauvent dans leurs appartements. Et ainsi, Achille va aller à Troie. La guerre va avoir lieu. Les Grecs vont débarquer. Et dans cette guerre que raconte Iliade, à la fin, pas tout à fait à la fin, les derniers moments, quand l’Iliade s’arrête, jusqu’au 24e chant de l’Iliade, la guerre n’est pas terminée mais Patrocle et Hector, c’est-à-dire le compagnon d’Achille chez les Grecs, et Hector, le héros correspondant à Achille chez les Troyens, sont tous les deux morts. Il y a eu leurs obsèques à l’un et à l’autre.

Catherine Unger : Jean-Pierre Vernant, vous avez fait allusion à la mort d’Hector, à la mort d’Achille, on n’a pas le temps de raconter les larmes d’Hector, ni les larmes d’Achille, ni les larmes de Priam, ni les larmes d’Andromaque, ni les larmes même des chevaux d’Achille, on n’a pas même le temps de raconter le cheval de Troie, et pourtant ce qui frappe dans cette guerre, c’est que certains héros, Achille en particulier, on eut le choix entre deux solutions de vie.

Jean-Pierre Vernant : Oui, parce que cette espèce d’une double nature, d’ambigüité d’Achille, qui est le fils d’une déesse, c’est Thétis qui lui apporte ses armes, elle est présente, c’est elle qui dira ses funérailles, qui chantera ses funérailles, il a un lien avec le divin, en même temps, il n’est pas un Dieu. Il est mortel mais il n’est pas non plus un simple mortel. Il est un être à part, il est exceptionnel. Et il va incarner, dans cette histoire de l’Iliade, ce que l’on peut appeler l’idéal héroïque. C’est quoi ? C’est que dès son enfance, Achille savait, Thétis lui avait dit, deux voies s’ouvraient devant lui : celle d’une humanité ordinaire, celle d’une vie longue, paisible, avec un bon mariage, des enfants, une vieillesse heureuse et tous les bonheurs que la vie humaine peut escompter. Première solution. Et s’il a ça, ensuite il n’aura aucune gloire. Ou bien au contraire, il aura ce que l’on appelle en grec la vie brève, c’est-à-dire qu’il va brûler d’une espèce d’incandescence extrême dans sa vitalité juvénile et que l’excès même de cette incandescence va faire qu’il va être consumé immédiatement, non pas contre sa volonté mais en quelque sorte avec sa volonté. La vie brève, la mort dans l’éclat de la jeunesse mais en même temps ce que les Grecs appellent kléos áphthiton, une gloire immortelle, la survie en gloire dans la mémoire de tous les humains. Pour lui il n’y a pas de problème, il choisit cela. On a donc dans l’Iliade, la description d’un personnage qui est le modèle de ce choix, la mort héroïque, la mort jeune. Et cela veut dire quoi ? Cela veut dire cette chose tout à fait caractéristique. Achille a été au début de l’Iliade. Il y a la querelle d’Agamemnon et d’Achille. Cela ne va pas chez les Grecs, les gens meurent, il y a une peste et un devin explique que cela est dû au fait qu’Agamemnon a pris la fille d’un prêtre pour concubine, il faut qu’il la rende. Il la rend, se soumet mais il dit puisque c’est comme ça, je prends la jeune femme qui a été donnée à Achille, Briséis. Fureur d’Achille. Pourquoi ? Parce que dans cet idéal héroïque toute atteinte, si petite soit-elle, à l’honneur, à la reconnaissance, par toute l’armée grecque, car il est le meilleur, il est aristos, qu’il est ce que l’on fait de mieux, toute atteinte cela est insupportable. Et on voit apparaître ici, dans la diatribe d’Achille contre Agamemnon, il lui dit publiquement, l’armée a fait cercle, et là on parle au milieu de ce cercle comme des rois parlent à des rois même si le plus rois de tous est Agamemnon, il lui dit : tu es peut-être roi de tous mais tu n’es qu’un pleutre, tu es un lâche, tu es incapable de faire, quoi ? Ce que je fais, moi, tous les jours, c’est-à-dire d’affronter la mort en combat singulier, de mettre en jeu à chaque moment sa propre vie. Et lorsqu’Agamemnon, pour essayer de recoller les morceaux, veut l’amadouer lui apporte d’infinis présents, d’infinies richesses et lui dit : je te donne ma fille et je te nomme, tu viendras vivre avec moi. Il répond : cela ne m’est rien. Tout ce que tu m’offres, c’est la vie ordinaire. Ce sont des biens qui quand on les a perdus peuvent être retrouvés et moi ce que je mets en jeu, qui est un idéal héroïque, c’est qu’à chaque moment si on le perd il ne se retrouvera jamais, ma vie même, moi-même. Tous les jours au combat, je me mets en jeu. Et ça, c’est l’idéal héroïque, la vie brève. Et le mort, qui a été abattu en pleine jeunesse, et quand il est couché sur son lit de mort tout le monde admire la beauté. Il y a le cas par exemple d’Hector. Hector est battu par Achille, il est sur le champ de bataille couvert de plaies, qu’est-ce que nous dit le poème ? Tous les Grecs font cercle, le dépouillent de ses armes. Il est là, gumnos, nu, dépouillé de ses armes, mort. Et qu’est-ce font les Grecs ? Ils admirent la beauté d’Hector parce que lui aussi a fait cela, il a fait que cette vie humaine, que les Dieux nous ont réservée, où on monte pendant un certain temps jusqu’à l’âge adulte puis on dégringole. Ils n’ont pas voulu cela. D’une certaine façon, ils choisissent une autre forme de non-mort que cette forme que les Dieux nous ont réservée. La non-mort humaine, c’est celle d’avoir des enfants, d’être un vieillard qui voit ses enfants, ses petits-enfants autour de lui. Et eux, la non-mort, ce n’est pas l’immortalité divine, on ne peut pas l’avoir, c’est la mort en gloire. C’est le fait qu’aujourd’hui, et moi-même enfin je suis en train de parler d’Achille, comme s’il était vivant. Par conséquent, il a eu vraiment kléos áphthiton, la gloire immortelle. C’est cela qu’exprime l’Iliade.

Catherine Unger : Alors, à côté des hauts faits héroïques que vous rapportez bien, de cette guerre de Troie, il y aussi des horreurs, des exactions terribles. Est-ce que, quand les Grecs réfléchiront à la Guerre de Troie, ils auront une vision aussi critique de cette guerre ?

Jean-Pierre Vernant : Oui. Ça, c’est une guerre qui a ses règles, comme une espèce de rituel, on emmène les gens en chasse devant un champ de bataille et là il y a une série de combats, qui sont des combats singuliers entre les héros. Mais il y a une logique de la guerre qui est très bien décrite dans l’Iliade, qui est que la guerre à un moment donné elle bascule du côté de la sauvagerie, de la bestialité, même Achille cède à cela. À un moment donné il est possédé par une sorte de fureur meurtrière. C’est l’horreur. Bien entendu, dans l’Iliade il y aura le contrepoint. Il essaye, voilà l’horreur qui continue, de priver Hector de cette gloire immortelle en mutilant son cadavre, en le laissant pourrir au soleil, dévoré par les bêtes, devenir une espèce d’amas informe de putréfaction. Tuer un adversaire c’est rien, ce qu’il faut ce n’est pas seulement le tuer, c’est faire qu’il n’existe plus, et pour qu’il n’existe plus, il faut le déshonorer à travers son corps, mutiler son corps, affreux ! Mais en même temps, en contrepoint, quand le vieux...

Catherine Unger : Priam.

Jean-Pierre Vernant : Priam vient et réclame le corps de son fils. La rage en même temps d’Achille, c’est parce que son frère, son double lui-même, d’une certaine façon, en purement humain, Patrocle, peut-être son ami de cœur aussi, est mort aussi. C’est Hector qui l’a tué. Il y a donc en même temps une frénésie de vengeance. Mais en même temps quand il est là devant le vieux Priam, dans sa tente, il y a une sorte d’échange des rôles, quelque chose qui apparaît, qui est le contraire de la bestialité, qui est l’accord, la vibration d’une similitude. Il pense à son veux père et il rend le corps sans hésiter. Sa haine est tombée et à la place de la haine, il y a quelque chose qui est la compréhension. Je ne dis pas l’amour mais quelque chose qui est un peu de ce genre-là.

Messages

  • 1 22 décembre 2009, 22:31, par simplesanstete

    Superbe et la derni ?re phrase "Je ne dis pas l ?amour mais quelque chose qui est un peu de ce genre-l ?." oui, le transport, l’esprit qui nous ?l ?ve(instruit et grandir), les liens qui nous lib ?rent du prosa ?sme, ah ces grecs et la d ?mocratie en armes, rien a voir avec nos corporat...ocratie ?galement tr ?s arm ?es et vertueuses ????
    La pomme de discorde c’est toujours le savoir (racine du mot go ?t) mais un savoir oral, le verbe, rien a voir en cela avec toutes les ?ducations nationales !!!!!



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