Commencer une conférence, encore plus un cycle de conférences, est un moment crucial, un moment où il faut choisir dans la multiplicité des possibles qui s’offre à soi. La difficulté de ce moment est de dire plusieurs choses, pas trop de choses, quelque chose, quelques-unes des choses qu’on a à dire et pas toutes celles qu’on a à dire.
J’ai choisi un mode d’interrogation que ne reflète pas vraiment le titre « La matière des Grecs à Einstein ». Mon intention initiale était de présenter en trois temps l’histoire du concept de matière à l’âge de la physique dite « classique » (par opposition à « quantique ») : jusqu’en 1600, de 1600 à 1800 et de 1800 à 1900, pour finir avec Einstein. J’ai changé d’intention, pour deux raisons essentielles. Tout d’abord, parce que ce découpage risque d’être fastidieux. Ensuite, et surtout, parce que la matière n’est pas un concept relevant de la seule physique. Le concept de matière naît en même temps que la philosophie et la physique, lesquelles, selon la tradition, naissent ensemble. (Je vais m’expliquer là-dessus). Dans la mesure où la matière est un concept appartenant à la fois à la philosophie et à la physique, ce qui est intéressant à son propos ce sont les questions, d’ordre physico-philosophique, qu’elle pose. Ce sont ces questions qui la définissent, donnent une signification au mot même de « matière ». Je n’insisterai pas tant sur les réponses apportées à ces questions, qu’à la manière dont elles sont posées, manière dont l’évolution traverse toute l’histoire de la « philosophie naturelle » (pour reprendre une dénomination attribuée à la physique jusqu’au XVIIIe siècle). Je vais essayer aujourd’hui de dégager un certain nombre de ces questions.
Je fais tout de suite une première mise au point portant sur les origines de la science moderne : je ne contesterai pas l’idée, généralement admise, qu’il y a une filiation entre la science grecque et la science post-galiléenne, c’est-à-dire la physique dite « moderne », qui a conquis le monde entier et sur laquelle repose la mondialisation technique telle que nous la vivons aujourd’hui. Certes, il ne fait aucun doute que les philosophies hindoue, japonaise, chinoise, maya, etc., ont apporté leurs propres réponses à la question qui, au-delà de la diversité des formulations, s’énonce : « Qu’est-ce que la matière ? ». Mais, dans la mesure où ce qu’est advenu au XVIIe siècle, en ce petit coin de la planète, situé entre Florence et Oxford, qui passe pour être le « berceau de la science moderne », n’a pu en aucune façon être influencé par les réponses apportées à cette question par ces philosophies géographiquement et historiquement lointaines, je n’en dirai rien. J’admets donc comme un fait établi qu’il existe un chemin conceptuel qui, partant de la Grèce archaïque, se poursuit à travers la Grèce classique, l’empire romain, le bassin méditerranéen aux premiers siècles de notre ère, la science arabe, le Moyen Âge européen, et aboutit à la « naissance » de la science moderne. Mon propos est de montrer que l’originalité de cet enchaînement de traditions tient à ce que physique et philosophie y ont eu, sinon une origine, du moins une enfance commune. C’est de cette enfance commune que je veux parler ce soir.
Lors de la seconde « leçon », la semaine prochaine donc, je compte parler de la désubstantialisation de la matière, opération qui s’étend sur une période de trois siècles, de Galilée à Einstein. Je consacrerai la troisième séance à étudier non pas la constitution de la matière, mais ses transformations, c’est-à-dire ce qu’en termes académiques on appelle la thermodynamique et la mécanique statistique, où les concepts qui sont à l’œuvre sont essentiellement les concepts d’ordre et de désordre. Là aussi, je m’arrêterai à Einstein, « borne » ultime du continent de la physique classique laissant à Jean-Marc Lévy-Leblond le soin d’examiner ce que cette physique classique est devenue, comment elle a été chamboulée, bouleversée, et comment elle est retombée sur ses pieds en tant que physique justement.
Je disais, il y a un instant, que la multiplicité des points de vue est un embarras que le conférencier doit surmonter pour pouvoir commencer. Dans le cas de la matière, cette multiplicité est gigantesque ; on serait tenté de dire « cosmique ». Je saisis ce mot au vol et je décide d’en faire mon entrée en matière – si je peux, comme l’on dit dans ces cas-là, me permettre ce jeu de mots. Mon entrée en matière sera donc le cosmos, et plus précisément la fascination qu’exerce aujourd’hui, sur nos contemporains l’idée des trous noirs. « Trou noir » est un mot passé dans la langue commune et même dans la littérature : je suis sûre que le pourcentage de romans modernes où l’expression n’apparaît pas, à un moment ou un autre du récit, est tout à fait minime. L’existence des trous noirs nous fascine. Pourtant cette existence n’est pas encore prouvée : elle est de plus en plus probable. Mais, au départ, les trous noirs sont, comme dirait Einstein, une « libre construction de l’esprit » ; ils ont été « inventés » par les physiciens, à un certain moment, pour répondre à des questions qu’ils se posaient et auxquelles la théorie n’apportait aucune réponse satisfaisante. Ce qui fascine dans cette « invention » en passe de devenir « réalité », c’est que la matière, justement, y disparaisse à tout jamais : une fois absorbée par le trou noir, elle ne peut plus ressortir du trou ; on est débarrassé.
Pour dire les choses autrement, la matière encombre. Il n’est que de penser aux problèmes que posent les déchets nucléaires, aux cimetières de voitures où s’entassent des carcasses déglinguées en attente de compression. Si la matière nous encombre de sa matérialité, c’est qu’elle est permanente. De là l’attrait fantasmatique des trous noirs : ils sont la réalisation d’un rêve : se débarrasser à tout jamais d’une partie de la matière, en être définitivement allégé, soulagé ; que cesse enfin cette maudite permanence. La matière suscite le désir du vide. Mais si je continue à réfléchir comme ça – à la mode du café du commerce - ou plutôt à enfiler les associations libres, je passe de cimetières à cadavres ; de là, à matière vivante, donc souffrante et de souffrance, je passe à résistance. La matière, c’est aussi ce qui résiste. Or, c’est là un des mystères de l’histoire des sciences : la résistance qui nous paraît aujourd’hui caractéristique de la matière n’est apparue comme telle qu’avec les débuts de la science moderne, avec Galilée et son Discours sur deux sciences nouvelles. J’aurai l’occasion de revenir sur la conjonction de ces deux propriétés caractéristiques de la matière : permanence et résistance. Pour le moment, et pour illustrer la thèse selon laquelle ce qui se passe dans les sciences trouve son reflet dans bien d’autres domaines, l’art, la littérature, la politique, je voudrais simplement vous montrer un schéma que j’ai trouvé dans un livre de Primo Lévi, expert en matière et en résistance. Il y a une vingtaine d’années à peu près, un éditeur italien a demandé à des auteurs italiens de bâtir leur anthologie personnelle, c’est-à-dire un recueil des textes qui ont le plus compté pour eux. A ma connaissance, seuls Primo Lévi et Calvino ont joué le jeu jusqu’au bout. Voici donc le schéma que dessine Primo Lévi en tête de son anthologie personnelle. Il se présente comme une espèce de faisceau. En haut, il y a Job sur son tas de fumier (encore les déchets), comme chacun sait, c’est-à-dire au comble du désespoir parce qu’il n’est pas aimé, qu’il est pauvre, etc. ; en tout cas, il a du malheur et il n’en est pas responsable. C’est en parlant des trous noirs que m’est venue l’idée de vous présenter ce schéma ; en effet, à l’autre extrémité du faisceau, se trouve un trou noir. A l’époque où Primo Lévi fabrique cette anthologie, les trous noirs sont une découverte. Les trous noirs à l’époque où Primo Lévi écrit ce texte, c’est une découverte récente (l’anthologie contient un texte du « Scientific American » écrit par un éminent astrophysicien des années 1970, sur les trous noirs. Le schéma se poursuit de la façon suivante : quatre voies sont dessinées d’une extrémité à l’autre, formant faisceau. Ce sont les voies de la résistance au malheur qui conduisent du malheur nu (le tas de fumier) à l’espoir d’une délivrance, l’espoir d’échapper enfin à la permanence du fumier, de la matière, du malheur. Parmi ces quatre voies de résistance, il y a la connaissance, évidemment, souveraine contre le malheur à condition que le malheur ne soit pas trop grand, trop lourd à porter, trop massif ; il y a aussi la voie de la résistance stoïque individuelle, plus efficace ; il y a la voie de la légèreté, de l’ironie et puis celle de ce que Primo Lévi appelle « la stature » (je ne sais pas quel est le mot italien utilisé), une sorte de panache, une forme de résistance qui consiste à ne prêter aucune attention, à aller jusqu’au bout, fût-ce au prix de la folie (le long de chaque voie, Primo Lévi inscrit des noms d’auteurs et de textes ; le long de cette voie-ci, on trouve « Au cœur des ténèbres » de Conrad). Je n’en dirai pas plus ce soir sur ce schéma. Je voulais simplement suggérer que la problématique physico-philosophique de la matière, caractérisée par les « qualités » de permanence et de résistance, investit, de façon « naturelle », d’autres champs que ceux de la physique et de la philosophie.
J’entre maintenant dans le vif du sujet. Comme annoncé, il y a un instant, je vais essayer d’établir un parcours (qui sera plein d’oublis volontaires ou involontaires), allant des débuts de la science grecque à nos jours (ou plutôt, au début de la science moderne). Même remarque que plus haut : de même que j’admets comme allant de soi la filiation « des Grecs à nos jours » en matière de science, je fais comme si la science grecque n’avait pas d’antécédent. Ce qui est évidemment faux. Je sais que la Grèce n’est pas le début de tout. Un livre paru il y a une dizaine d’années aux États-Unis, de Bernal, intitulé « Black Athena », explique très bien que ce ne sont pas les Grecs qui ont inventé la philosophie et la science mais les Égyptiens. Mais, faute de connaissances précises dans ce domaine, je fais comme si tout avait commencé avec les Grecs.
Je commence par les présocratiques et plus précisément par ce qu’il est convenu d’appeler l’école de Milet, au XIe siècle avant J.-C., dont les grandes figures sont Thalès, Anaximandre et Anaximène. D’après les « savants », cette école présente cette caractéristique que ses préoccupations sont plus physiques que philosophiques. On veut dire par là que le projet intellectuel de ces Grecs archaïques consiste essentiellement en une « enquête sur la Nature ». Terme qui appelle lui aussi d’être explicité : au lieu de chercher à expliquer les phénomènes par l’intervention de puissances divines (ce qui quand même semble « naturel »), les disciples de Thalès, les physiciens de l’école de Milet, font époque en ceci qu’ils se sont délibérément proposés de n’avoir jamais recours à de telles explications et de fonder leurs « explications » uniquement sur le raisonnement et l’observation. On verra que c’est surtout par le raisonnement plus que par l’observation, je ne parle même pas d’expérimentation, que les physiciens de l’école de Milet établiront leur doctrine. Mais le fait est qu’ils sont les premiers à ne pas avoir recours à une intervention divine. En cela, on peut les considérer comme les pères de la physique – qui, dans cette perspective, « naît » avant la philosophie elle-même. Il convient ici de préciser ce que signifie le mot « physique ». Physique dérive du mot grec « physis », qu’il est convenu de traduire par « nature ». La physique est donc la science de la nature, ou le discours sur la nature. Mais entre la physique qui étudie la nature et la nature elle-même, la confusion est possible et inévitable car ce qui apparaît comme confusion est en fait une superposition. Pour en venir à Pythagore et aux autres, ce qui est remarquable, c’est qu’ils décrètent non seulement que tout est connaissable, mais en outre que le tout est connaissable en tant que tout, sans intervention explicative extérieure. Il s’agit d’étudier toutes les choses et d’affirmer que tout est connaissable en tant que tout. Ce qui revient aussi, pour la première fois, à affirmer l’unité de la Nature, avec un N majuscule. C’est là une idée, ce N majuscule, qui va gouverner la physique jusqu’à Einstein et même jusqu’à aujourd’hui encore – qu’on songe à cette tendance de la physique qui se nomme Toe, T - O - E, (prononcer tou), pour « theory of everything ».
Pour Thalès, Anaximandre et Anaximène, les choses sont faites d’une seule et même « matière ». Pour Thalès c’est l’eau. Pour Anaximandre, qui trouve que l’eau c’est quand même trop partiel, car il est trop difficile de comprendre comment tout peut être fait à partir d’eau, la « matière primordiale » est « l’illimité ». Notez, en passant, que de ce fait, le monde est lui-même illimité. D’ailleurs - c’est une simple remarque -, les explications dans lesquelles le monde est illimité vont, en général, de pair avec des explications où les divinités n’ont pas à intervenir. Quand Thalès dit que tout est fait d’eau, il ne dit pas que la chaise sur laquelle il est assis est faite d’eau ; ce qui lui importe c’est l’origine des choses. C’est que tout vient d’une substance primordiale, primaire, qui est l’eau. Dire comment on passe de l’eau à la matérialité de la chaise, c’est une question dont on dit généralement que les premiers physiciens ne se la sont pas posée. Il me semble plus juste de dire que c’est une question à laquelle ils ne peuvent pas répondre, préoccupés qu’ils sont par la question de savoir de quoi les choses sont faites (« What are little girls made of ? » dit une comptine anglaise. What is everything made of ?). C’est là une conception du monde à laquelle on donne maintenant le nom savant d’« hylozoïsme ». Hylo, de hylé, et zoé, la vie : les hylozoïstes sont ceux qui pensent que la matière tout entière, et non seulement celle que nous disons aujourd’hui vivante, est vivante, en ce sens qu’elle évolue d’elle-même, sans intervention extérieure ; elle porte en elle sa propre évolution et ses éventuelles transformations. Comme le dit Pythagore : le monde se forme à partir de l’eau de la même manière que les alluvions qui embarrassent l’estuaire d’une rivière se fabriquent à partir de l’eau (nous, nous dirions, par décantation), mais il y a dans les choses elles-mêmes un principe qui les fait exister comme elles existent – sans qu’il soit possible de dire comment on passe de l’eau à autre chose. J’insiste sur ce point parce qu’il est le lieu d’une importante différence entre les premiers Grecs et les physiciens des XVIIe et XVIIIe siècles. Pour résumer, la doctrine de l’école de Milet décrit un monde physique, la nature donc, dans lequel le changement n’est pas pensé, n’a pas à être pensé (puisqu’il est sui generis).
C’est dans ce paysage qu’intervient, comme un coup de tonnerre, le fameux poème de Parménide (Ve siècle).
Avant de parler de Parménide, qui (je vais préciser comment) oblige à penser le changement comme l’une des questions essentielles de la physique – autrement dit, à ne pas dissocier la question de la matière de celle du changement – je m’autorise une digression psychologique personnelle. Longtemps, comme dirait l’autre, je me suis demandé pourquoi la matière, dans la physique telle que je l’ai apprise, telle que je l’ai enseignée, c’est-à-dire dans la physique post-galiléenne, pourquoi la matière devait être nécessairement associée à l’idée de mouvement ? Pourquoi la naissance de la physique moderne est-elle déclenchée par une modification de l’idée de mouvement ? Le mouvement me paraissait une catégorie trop particulière pour pouvoir jouer un tel rôle, pour suffire à déclencher une telle « révolution ». J’aurais compris, me disais-je, que la fameuse « coupure épistémologique » se soit produite à propos de la matière, mais le mouvement ? Je crois avoir compris, en préparant cet exposé, pourquoi il en a été ainsi. Le mouvement, on le sait, a été jusqu’à Galilée une forme particulière de changement : pour Aristote, ce que nous appelons mouvement est une espèce très particulière de changement, le « mouvement local », conçu comme le déplacement d’un point à un autre ; ce mouvement local relève du même genre que la putréfaction, la liquéfaction, ce que nous appelons aujourd’hui des changements d’état. Matière et changement sont indissociablement liés puisque le changement concerne la matière. Cela, nous sommes prêts à l’admettre, même aujourd’hui. En revanche, ce qui nous semble curieux (en tout cas, ce qui m’a semblé curieux), c’est que parler de mouvement soit équivalent à parler de matière. Je comprends maintenant que mon étonnement vient de ce que, élevée et ayant passé ma vie dans la théorie galiléenne, je transforme inconsciemment la distinction changement/mouvement en distinction matière/mouvement ; autrement dit, je substitue matière à changement ; après quoi, j’oppose matière et mouvement comme on m’a appris à opposer changement et mouvement. Au plus profond de moi-même – mais je ne suis certainement pas la seule - je dissocie la matière et le mouvement, j’en fais des concepts sans relation, oubliant que sans matière il n’y a pas de mouvement.
Je reviens à Parménide. Du poème de Parménide, il ne nous reste que quelques fragments, dont certains tiennent sur une ligne. Ce poème est divisé en deux parties, dont la première, la plus citée et la plus commentée, s’intitule (on se dispute évidemment sur la manière de traduire) : « Sur l’être et le non-être ». Parménide y démontre, en enfilant les arguments logiques les uns après les autres, que la physique conçue par l’école de Milet est tout simplement impossible. Il part de la prémisse suivante : l’être et le non-être sont incompatibles. Dans tout ça, il faut bien voir qu’il y a un jeu de mots qu’on retrouve dans toutes les langues, le grec, le latin, le français, l’allemand, l’espagnol, etc., jeu de mots sur le mot « être ». Dans toutes les langues, le verbe « être » a deux significations ; il veut dire « exister » et a par là une fonction active ; mais il est aussi prédicatif : comme dans « cette table est grise ». Parménide, lui, ne joue pas avec cette double signification ; il la prend au pied de la lettre, comme l’indication d’une particularité de la nature. Partant donc de l’idée qu’il y a incompatibilité totale entre l’être et le non-être, il conclut de ce que rien ne peut venir à être à partir de ce qui n’est pas, que rien ne peut venir à être, en quelque sens que ce soit. Autrement dit, il n’y a plus qu’à se taire (en tout cas s’agissant de l’être et de ses origines). Je vais maintenant retracer, de façon nécessairement grossière, les arguments qui permettent à Parménide d’aboutir à cette conclusion. Première étape : ce qui est, est ; ce qui n’est pas n’est pas. Il ne faut pas voir là des tautologies ; Parménide entend « être » en ses deux sens à la fois. Deuxième étape : l’être, ce qui est, ne peut subir de changement, puisque pour cela, il faudrait qu’il soit mélangé à quelque chose qui ne soit pas « ce qui est », donc nécessairement du non–être. Mais c’est justement ce qui est impossible, puisque le non-être n’est pas, c’est-à-dire n’existe pas. Conclusion : l’être ne peut pas être mélangé au non-être ; seul existe l’être, lequel existe dans toute sa plénitude. Autrement dit : l’être emplit tout ; le monde est fini. Ici se confirme ma règle empirique selon laquelle monde infini et absence de divin sont corrélés – et donc aussi monde fini et intervention divine. En effet, Parménide a en tête la lutte contre les physiciens de l’école de Milet qui prétendent se passer de la divinité. Le fait donc, qu’il ne puisse exister que l’être, tout changement est exclu et la question des origines de l’être n’a pas de sens. Ce qu’ont dit les physiciens avant Parménide ne tient pas debout. Autrement dit, la physique, telle qu’elle est partie, est impossible. Pour Parménide, les premiers physiciens ont suivi la voie non pas de la vérité, mais de l’apparence, en ceci qu’ils ne s’en sont pas tenus à la seule logique (la vérité), mais ont voulu introduire une certaine forme d’observation (l’apparence). Logique et ontologie ne sont qu’une seule et même discipline. Je n’entrerai pas dans l’examen de cette question, ce qui nous entraînerait trop loin de la matière. De même que je ne fais que signaler une question dont on sent bien qu’elle doit être d’une importance énorme, celle de la relation entre physique et langage.
J’ai dit tout à l’heure que Parménide rend la physique telle qu’elle avait commencé, impossible à poursuivre. Certes. Mais en même temps, l’argument de Parménide étant imparable, donne à la physique l’occasion d’un nouveau départ, d’une nouvelle orientation : dorénavant, la physique (science de la nature, discours sur la nature) se doit d’expliquer le changement justement. Car, si l’on s’obstine à observer, en dépit de ce que dit Parménide, on voit bien qu’il y a du changement. Nos sens, si on accepte de les prendre au sérieux, nous disent qu’il y a du changement et il faut expliquer ces changements. Toutes les théories physiques qui vont suivre sont en fait des réponses à Parménide, des théories du changement, dont les auteurs prennent à chaque étape la précaution de dire en quoi ils ont tenu compte des objections de Parménide. Je mentionne ici une question qui va traverser toute l’histoire de la physique, celle des parts respectives du raisonnement et de la sensation, dans l’élaboration d’une théorie physique. C’est une question dont nous ne sommes toujours pas sortis. Pour ne citer que quelques exemples historiques, Descartes pense qu’on peut arriver à dire quelque chose sur la nature uniquement par la raison seule, alors que Kant, et à sa suite, toute l’école allemande, Mach, Helmholtz etc., ceux qu’on a appelés les physiciens philosophes, pensent que le raisonnement certes importe, mais qu’au fondement de tout, il y a l’analyse des sensations. J’y reviendrai en temps voulu.
Avec Parménide apparaît donc, d’une part une redéfinition de la physique comme étude ou tentative d’explication du changement, étude du changement, et d’autre part, l’intrusion d’une question épistémologique qui nous titille encore aujourd’hui, celle des parts respectives de la raison et des sensations dans la connaissance. On peut dire les choses autrement, en des termes qui sont ceux du XVIIe siècle européen : qui, de la matière et de l’esprit, détermine l’autre lors du processus de connaissance ? Est-ce que c’est la matière, qui nous informe via nos sensations, qui nous permet de dire ce que c’est le monde, y compris le monde raisonnant ? Ou bien est-ce la raison qui nous permet de dire quelque chose sur la matière et de nous expliquer le lien entre la matière et nos sensations ? Vaste problème, qui encore une fois n’est pas résolu et d’ailleurs à mon sens n’a pas à être résolu.
Après les premiers physiciens, le coup d’arrêt, mais en même temps le nouveau départ, suscité par Parménide, j’en viens à une théorie, qui évidemment a mes faveurs : la théorie atomiste.
Il convient d’emblée d’écarter une confusion largement répandue et d’affirmer haut et fort que quand la physique moderne se réfère à Démocrite et à Leucippe qui sont les deux grands physiciens atomistes grecs, il s’agit au pire d’une imposture, au mieux d’une faute d’étiquetage. Les atomes modernes n’ont pratiquement rien à voir avec les atomes grecs ; j’expliquerai pourquoi au fur et à mesure. Quand je dis que cette théorie a ma préférence, ce n’est pas parce que j’y retrouverais mes poussins ; c’est parce que, parmi toutes les théories pré-galiléennes, c’est elle qui préserve au mieux la liberté et exclut le plus radicalement toute intervention supra naturelle. C’est d’ailleurs pourquoi ses défenseurs ont été persécutés, non seulement dans l’Antiquité, mais aussi aux débuts de l’ère chrétienne et pendant tout le Moyen Age. Aucune des trois grandes religions du monde occidental n’a réussi à l’incorporer (pour ne pas dire récupérer) ; elle s’est avérée totalement réfractaire à l’union de la physique et de la théologie (ce qui n’a pas été le cas, on le sait, de l’autre grande théorie physique de l’Antiquité, l’aristotélisme). En effet, la théologie se doit, dans une vision rationaliste de la religion, d’expliquer à la fois le monde matériel et Dieu – en tout cas de les rendre compatibles. Une grande partie des ennuis de Galilée on le sait, ont pour origine sa prétention à séparer l’explication matérielle du dogme. J’y reviendrai la semaine prochaine ; mais on a pu avancer, avec une certaine plausibilité, que les ennuis de Galilée, avec l’Inquisition ont pour origine tout autant son atomisme que ses vues hérétiques sur la place de la Terre dans l’Univers. Ainsi s’explique que les textes fondateurs de Démocrite n’aient pas été transmis, via les traductions et les commentaires, comme l’ont été les textes d’Aristote. De fait, nous ne connaissons les thèses de Démocrite pratiquement qu’à travers ce qu’en dit Aristote – adversaire de ces thèses et donc peu fiable ; on peut toujours se demander si Aristote, cache volontairement ou pas, une partie de l’œuvre de Démocrite, et encore plus de Leucippe.
Leucippe a cru pouvoir résoudre le problème posé par Parménide, c’est-à-dire le problème du changement, en postulant une pluralité, une multitude, infinie d’ailleurs, de cette matière primordiale, de ce Un, que les physiciens de la Grèce antique, plus qu’antique, archaïque, avaient posé aux fondements de leur explication du monde, indépendamment de toute considération divine. Leucippe pense qu’il peut contourner l’obstacle logique posé par Parménide, en décrétant simplement qu’au lieu d’un seul Un on a une pluralité de Uns indépendants dont les arrangements divers expliquent le changement. C’est simple et de bon goût ; il suffisait d’y penser. Ce qui l’amène à introduire un postulat supplémentaire, qui d’ailleurs deviendra indissociable de la théorie atomiste, à savoir que l’être et le non-être peuvent coexister - en dépit de la prémisse dont était parti Parménide. Autrement dit, il pose l’existence du vide, c’est-à-dire de quelque chose qui n’est pas, parce qu’il ne contient pas de matière, mais qui fait partie du réel, plus même, qui existe. C’est un coup de génie, d’une certaine façon, parce que c’est ce qui rend le mouvement possible. Si les Uns multiples étaient collés les uns aux autres, s’il n’y avait pas d’espace entre, ils ne pourraient pas bouger évidemment. Leucippe invente la notion de mouvement, tel que nous le concevons. On voit à quel point cette invention est liée à la théorie atomiste et à l’existence du vide : pour comprendre le mouvement, on ne peut pas se contenter de dire simplement : il y a des atomes, insécables, inséparables, permanents, etc. ; il faut supposer, en outre, le vide.
La question se pose maintenant - elle est d’ailleurs posée par Aristote - de savoir si ce vide peut et doit être identifié à l’espace. Ce qui pose la question de savoir ce qu’est l’espace : comment doit-il être conçu ? Questions dans lesquelles Leucippe et les atomistes se débattent… tout comme nous le faisons encore aujourd’hui. Pour dire les choses rapidement, il y a deux possibilités pour l’espace : ou bien l’espace est absolu, au sens qu’il n’a d’interaction avec rien ; c’est un réceptacle, dans lequel on place de la matière (ou de l’énergie, depuis qu’Einstein a établi l’équivalence masse - énergie) ; ou bien, l’espace est un objet physique, appartient à la réalité, « est » pour parler comme Parménide. Cette conception triomphera avec l’avènement de la relativité générale, après que la physique s’est efforcée pendant des siècles de concevoir l’espace selon la première conception. La question du choix entre ces deux conceptions peut être énoncée ainsi : un espace sans matière est-il possible ?
La doctrine atomiste introduit une deuxième question fondamentale, plus philosophique en apparence, celle de l’Un et du multiple. Question qui restera philosophique jusqu’à ce qu’aux environs de 1925, elle soit reprise par la physique, et par Wolfgang Pauli, l’un des pères fondateurs de la théorie quantique. La question est la suivante : comment concevoir des Uns qui sont multiples, qui sont évidemment tous identiques, puisqu’ils sont Uns et qu’il n’y en a qu’un seul ? L’idée vulgarisée de clone fait sentir à quel point une telle relation est difficile à concevoir. Comment penser des êtres rigoureusement identiques ? On a quand même tendance à penser, en suivant le bon gros bon sens, qu’il est impossible qu’existent deux choses rigoureusement (souligné 10 fois) identiques. Il existe toujours quelque chose, ne serait-ce que du fait de leur histoire, qui les différencie. Or la physique moderne a montré que le bon gros sens a tort : il existe des objets totalement identiques : les électrons, par exemple. Plus même, leur indiscernabilité est ce qui caractérise ces objets. Jean-Marc Lévy -Leblond expliquera comment, à partir du moment où, avec la théorie quantique, on perd la notion de trajectoire (qui en dernier recours permet de distinguer deux objets), l’indiscernabilité est inévitable… et lourde de conséquences. Je dois avouer, après 40 ans de coexistence avec ces indiscernables, que tel Cantor, s’adressant à Dedekind « Je le vois, mais je ne le crois pas ». Je peux suivre le raisonnement qui mène à ce résultat, mais je n’y « crois » pas ; je ne peux pas me faire à cette idée - dont l’origine se trouve justement dans cette démultiplication des Uns de la physique archaïque grecque, qu’à opérée Leucippe à la suite de l’objection massue de Parménide.
Démocrite, qui en France est crédité de la « découverte » des atomes, a connu sa grande période à peu près au moment de la naissance de Platon. Il part lui aussi d’un principe selon lequel il n’existe que deux constituants des corps sensibles : le vide et les atomes. Ce « principe » ne découle bien évidemment pas de l’observation (les atomes – même si ceux de nos jours ne sont pas ceux de Démocrite - n’ont réellement été vus, au microscope électronique à effet de champ, que dans les années 1980). Une fois de plus, c’est un argument logique : on part de l’énoncé : « la matière peut être divisée à l’infini en parties toujours plus petites » et on cherche à en tirer des conséquences absurdes, ce qui l’invalidera à coup sûr. Tous les corps peuvent être divisés à l’infini en parties toujours plus petites, d’accord. Soit donc un corps fini (le mot fini est évidemment important), ayant subi cette division, supposé exister à l’infini en parties toujours plus petites. Comment qualifier le résultat : Est-il constitué de corpuscules ? Non, parce que si tel était le cas, ce serait contradictoire avec l’idée qu’on peut effectuer une division à l’infini. Est-ce que ce sont des points ? Pas plus. Parce que ce serait contraire avec l’idée qu’on peut effectuer une division à l’infini en parties de plus en plus petites. Est-ce que c’est le néant pur ? Certainement pas parce qu’à ce moment-là, on serait passé de l’être au non-être, peut-être peut-on faire naître le l’être du non-être, mais certainement pas le non-être de l’être, sauf dans les trous noirs justement, tout au moins. Conclusion, la prémisse : savoir, tous les corps peuvent être divisés à l’infini en parties toujours de plus en plus petites, est fausse. Et donc ce n’est pas vrai, ils ne peuvent pas être divisés à l’infini en parties de plus en plus petites, donc la division s’arrête à des parties qui ne sont pas toujours de plus en plus petites, à des atomes, étymologiquement des choses que l’on ne peut pas diviser. Pour Démocrite, l’atome c’est une quantité minimale. Et ces atomes, quelles propriétés ont-ils ? Ils sont d’abord dénués de tout ce que plus tard, on appellera les propriétés secondes, c’est-à-dire, couleur, chaleur, goût, etc., mais ils sont doués de figures, de silhouettes, de tailles, et peut-être la chose n’est pas claire chez Démocrite mais ça le sera chez Epicure, de poids. La figure, c’est ce qui varie d’un atome à l’autre, la taille, elle est variable et Démocrite insiste tellement là-dessus que ses adversaires en feront des gorges chaudes du fait de dire que cela peut aller jusqu’à la taille de l’univers, alors évidemment un atome qui serait de la taille de l’univers, Ah ! Ah ! Ah ! C’est impossible à penser. C’est comme ça qu’on construit le monde, par le jeu avec uniquement du vide, ces atomes qui sont de natures diverses, c’est déjà un peu différent de Leucippe, de tailles diverses et la question se pose de savoir s’ils ont un poids.
Ces atomes ont un mouvement, mouvement dans le vide, introduit pour cela, précisément. Pour Démocrite, ce mouvement est totalement désordonné, il se fait dans toutes les directions et il n’y a pas de direction privilégiée, ce qui laisse supposer, mais peut-être y a-t-il des moyens de raccorder les deux choses, qu’ils n’ont pas de poids, sinon ils auraient une direction, du haut vers le bas. Épicure pour sa part - et là on passe à la génération suivante - qui reprit la théorie de Démocrite en se défendant d’en être l’héritier tellement il a l’impression de l’avoir changée, concède à ses atomes un poids ; ils sont soumis à la pesanteur. Comme Épicure, encore à son époque, pense que la terre est plate, ses atomes tombent à la verticale ; ils ont donc des trajectoires parallèles. Mais alors, comment comprendre que des atomes puissent entrer en collision pour donner des corps composés, comme l’enseigne la doctrine atomiste ? Mais alors on ne peut pas comprendre comment ils vont pouvoir se combiner entre eux. Qu’à cela ne tienne ; plutôt que de changer la forme de la Terre, Epicure préfère ajouter un « truc » totalement ad hoc qui porte le nom de « clinamen ». Le clinamen fait que, sous l’effet du hasard, c’est-à-dire de façon totalement imprédictible, un atome dévie légèrement, très légèrement, de sa trajectoire initiale, ce qui lui permet de rencontrer d’autres atomes et d’entrer en combinaison avec eux pour former et un corps. Mais attention : ces atomes, en dépit du clinamen, sont totalement impassibles à ce qui leur arrive. Ils sont de la matière pure, rien ne les relie, ne les « colle » ensemble. Le clinamen est totalement hasardeux, il n’y a aucune nécessité à ce que les atomes se rencontrent.
J’ai commencé ce cours en dégageant l’idée de permanence comme étant caractéristique de la matière. De cette caractéristique, la théorie atomique rend parfaitement compte. Et la résistance, deuxième caractéristique ? Ce sera l’objet des deux cours suivants. Juste un mot sur ce sujet, pour conclure. La résistance est aussi ce que l’on appelle l’inertie, résistance à la variation de mouvement. On ne trouve nulle part cette idée chez les Grecs. Nulle part, sauf chez Lucrèce, le continuateur de Démocrite et Épicure, en langue latine. Voici ce qu’on lit chez Lucrèce : « Ne vois-tu pas aussi, qu’à l’instant précis où s’ouvrent les loges, les chevaux malgré leur impatience, ne peuvent s’élancer aussi soudainement que le souhaite leur esprit lui-même. Il faut en effet que s’anime toute la masse de matière, éparse dans tout le corps, et qu’une fois animée dans l’organisme, elle suive d’un même élan, le désir de l’esprit. [Autrement dit il faut la mettre en mouvement, c’est bien ce que nous, nous qualifions d’inertie] D’où tu peux voir que le principe du mouvement a son origine dans le cœur, mais que c’est de la volonté de l’esprit qu’il procède d’abord et que de là, il se communique alors à l’ensemble du corps et des membres [pour les chevaux]. Il ne se passe rien de semblable quand nous sommes poussés et projetés en avant par un choc, par une puissante force étrangère, par une puissante contrainte [donc une force extérieure]. En ce cas, toute la matière de notre corps entier est évidemment entraînée, emportée malgré nous [Malgré nous], jusqu’à ce qu’elle soit refrénée dans tous nos membres par nos volontés. Ainsi, vois-tu maintenant, que bien qu’une force extérieure souvent pousse l’homme, souvent l’oblige à marcher malgré lui et même l’emporte et le précipite, il y a pourtant dans notre cœur quelque chose capable de la combattre et de lui résister. C’est au gré de cette volonté que la masse de la matière est, elle aussi, contrainte de se diriger dans le corps et dans les membres, qu’elle est refrénée dans son élan et ramenée au repos en arrière. [Moi, quand je lis ça, je vois, je veux voir, une idée qui préfigure l’inertie, la résistance des corps au changement de mouvement.] Aussi faut-il accorder aux atomes la même propriété et reconnaître qu’il existe entre eux, outre les chocs et la pesanteur, une autre cause motrice, d’où provient en nous le pouvoir de la volonté, puisque nous le voyons, de rien, rien ne peut naître. La pesanteur empêche, sans doute, que tout ne se fasse par des chocs, c’est-à-dire par une force extérieure, et si l’esprit lui-même n’est pas régi dans tous ses actes par une nécessité intérieure, s’il échappe à cette domination et n’est pas réduit à une entière passivité, c’est l’effet de cette légère déviation des atomes en un lieu, en un temps, que rien ne détermine. »
Je ne suis pas spécialiste de Lucrèce, mais je ne suis pas la seule à remarquer qu’il y a là quelque chose qui ne se trouve pas ailleurs. D’où il faut conclure que la théorie atomiste chez les Grecs, si elle satisfait pleinement à l’idée de permanence, ne dit rien de ce qui deviendra la grande question qui occupera la physique post-galiléenne pendant trois siècles et que la notion de force tentera de résoudre.
J’avais prévu de parler d’Aristote, mais je ne peux pas parler d’Aristote en deux minutes. La prochaine fois, je parlerai d’Aristote et de Galilée dont chacun sait qu’il a érigé sa physique en réaction contre celle d’Aristote.
À propos de l’Antiquité, j’ajouterai juste une chose. Les spécialistes les moins susceptibles d’obscurantisme suiviste, s’accordent en général à dire que les théories dont je vais parler la prochaine fois, celles d’Aristote et de Platon, correspondent à un monde hiérarchiquement ordonné autour de l’existence de l’esclavage. Aristote trouve l’esclavage « naturel ». Quand il dit naturel, ça ne veut pas dire commode, ça veut vraiment dire naturel. Avec les épicuriens et les atomistes, leur vide infini, le vide et les atomes seuls constituants, libres, on a affaire à une autre conception du monde. Italo Calvino, dont vous savez qu’il était très intéressé par tous les problèmes de la science voir Cosmicomics, Temps zéro, a des pages sur Lucrèce, sur Démocrite et Epicure, où il exalte le sens de la liberté que la théorie atomiste, du libre arbitre en somme. Je crois qu’il n’a pas tort. Il est sûr que l’atomisme est la figure de la liberté dans le monde grec.
Question 1 : J’aurais le cas échéant vingt mille questions à vous poser, je ne vous en poserai qu’une seule. Apparemment vous n’avez pas étudié les pyramides. Soi-disant les pyramides recèleraient des tas de vertus non pas philosophiques, mais scientifiques, est-ce que vous avez un tout petit peu étudié la question ? Je voudrais dire simplement trois petits mots pour les personnes qui éventuellement n’en auraient jamais entendu parler. Soi-disant, je n’ai jamais vérifié, c’est les médias qui disent ça, je ne suis jamais allé avec mon décamètre vérifier, soi-disant elles feraient 148 mètres de hauteur, pas à la diagonale, mais à la verticale, donc ça ferait une puissance de 10 par rapport à la distance du soleil dans le système actuel, soi-disant également il y aurait d’autres pyramides assez importantes qui feraient la constellation d’Orion vue du dessus, soi-disant la chambre de la Reine se projetterait sur la constellation d’Orion… La question, pour moi c’est une évidence que l’Egypte recèle des connaissances scientifiques gigantesques, pré-grecques, je souhaiterais savoir si vous avez un tout petit peu étudié la chose, si vous laissez cette chose-là ouverte ou si vous la balayez d’un revers de main ? Sachant que vous avez été très délicate par rapport à ça.
Françoise BALIBAR : Je ne balaye certainement pas d’un coup de main, simplement je n’en sais pas suffisamment et si être scientifique ce sont les choses que vous me présentez qui relèvent de la numérologie pour l’essentiel eh bien c’est pythagoricien pour reprendre nos catégories grecques et ça n’est pas de la science. Ce n’est pas parce qu’il y a des nombres que c’est scientifique. Ça c’est des constatations, c’est des coïncidences, des observations etc., auxquelles on peut attribuer un pouvoir magique, parce qu’il n’est pas matériel, alors pour le coup ce pouvoir-là, moi j’appelle pas ça de la science. Que ça soit un mode de penser fructueux qui puisse donner des choses intéressantes, j’en suis sûre, je pense qu’il y a justement en Égypte des choses plus intéressantes, excusez-moi de vous le dire comme ça, dans le savoir égyptien, mais je suis totalement ignorante sur la question. Je ne connais que Blake et Mortimer.
Question 2 : J’espère que je ne vais pas être indiscret, mais est-ce que vous pourriez dire pourquoi est-ce que l’indiscernabilité des particules vous pose un véritable problème ?
Françoise BALIBAR : Ce n’est pas indiscret, mais ça relèverait d’une psychanalyse de vingt ans. Je trouve que cela ne peut pas exister. Encore une fois, je ne le crois pas. En principe je suis athée, mais et c’est pour ça d’ailleurs comme je ne sais plus, je crois que c’est Dedekind ou je ne sais plus. « Je le vois, mais je ne le crois pas » et pourtant je ne vois pas comment on peut s’en passer. Mais ça c’est une déformation professionnelle.
Suite question 2 : Cela paraît pourtant accessible au moins à l’ingénieur qui met tous ses efforts très souvent pour faire fabriquer des objets identiques, avant d’être numérotés, ils sont indiscernables.
Françoise BALIBAR : Oui, mais ils sont indiscernables avec les moyens d’observation dont on dispose. Tandis que là, un électron, on pourra toujours multiplier tous les moyens dont on dispose, ça sera toujours la même chose que son voisin.
Question 3 : Excusez-moi, je voudrais savoir s’il existe une loi de Moore comme en informatique, si dans un univers il faut dix ans pour,… vous connaissez la loi de Moore en informatique ? Est-ce qu’il y a ça en science ?
Françoise BALIBAR : Non, il n’y a rien de tel, pas à ma connaissance.
Question 4 : Vous avez insisté sur la nécessité de ne pas établir une filiation trop rapide, trop sommaire, entre les atomistes de l’Antiquité et la physique atomistique moderne, est-ce que vous pouvez préciser pourquoi ? Je dis cela parce qu’il y a des livres de vulgarisation récents qui considèrent que les atomistes ont été les premiers physiciens persécutés, écrabouillés par Aristote et que la véritable physique a été la redécouverte de l’atomisme grec.
Françoise BALIBAR : Je ne sais qui dit ça, mais je suis totalement opposée à cette conception.
Suite question 4 : C’est Claude Allègre.
Françoise BALIBAR : Claude Allègre est un très bon géophysicien, point. De façon sérieuse, justement chez les atomistes, il n’y a pas de force. C’est ce que j’ai dit en terminant. Et on ne conçoit pas dans la théorie atomique qu’il y n’ait que des atomes. Il y a des forces qui les lient entre eux etc. Ensuite, il y a un champ, il y a l’énergie, ça devient très raffiné etc., mais on devient quasiment Aristotélicien à la fin. C’est justement ce que certains ont cru pouvoir soutenir. Et c’est probablement contre René Thom que Claude Allègre s’élève, je vois ça clair comme de l’eau de roche, c’est des histoires de mandarins. Mais on ne peut pas dire que les atomes des Grecs c’est la même chose que les atomes de Jean Perrin ou d’Einstein. Il n’y a pas de force, le mouvement vient d’on ne sait trop quoi, un éventuel… le clinamen et tout ça. Le mouvement, il a fallu quand même quatre siècles pour s’apercevoir à peu près de ce que c’est. La notion de force est passée par là. Elle a été balayée par la mécanique quantique, la relativité etc., mais la chose existe et on ne peut pas s’en passer.
Il dit ça dans quoi ? Dans son livre sur Galilée ? Le dernier. Je regarderai.
Question 5 : Moi, je n’ai pas top compris comment le premier a découvert, qu’il n’y ait qu’un seul être […], mais qu’est-ce qui lui a fait dire qu’ils avaient des tailles différentes et qu’ils allaient dans toutes les directions ?
Françoise BALIBAR : Leucippe vous voulez dire ? C’est un peu comme si vous aviez des moules à gâteaux de la même pâte. Disant de la même pâte pour ne pas dire la même matière, mais ça a des formes différentes. Vous savez, on peu faire des gâteaux qui ressemblent à des Babas au rhum, etc., tout ça avec la même pâte, encore que ça soit pas tout à fait vrai parce qu’il y a des trucs qui ne marchent pas, mais il y a une seule essence qui existe.
Suite question 5 : Mais qu’est-ce qui lui a fait dire qu’ils avaient des tailles et des formes différentes ?
Françoise BALIBAR : Parce qu’il fallait expliquer la différence des sensations. D’ailleurs cela n’est pas si « idiot » que ça. Parce qu’il s’avère que toutes les études sur l’odorat,… il y avait un article dans « Scientific american » il y a une dizaine d’années, extraordinaire, là-dessus. Les études sur l’odorat montrent que si nous identifions des odeurs c’est parce qu’elles correspondent à des molécules qui ont une certaine forme qui viennent se « ficher » dans je ne sais trop quoi à l’intérieur de notre nez où ça trouve justement sa place, c’est totalement leucippien comme théorie tout ça, fondée sur la mécanique quantique.
Suite question 5 : Oui, mais lui, dans son temps, comment a-t-il pu imaginer cela ?
Françoise BALIBAR : Comment a-t-il imaginé ça ? Peut-être à cause de la cuisine justement, la pâtisserie, je ne sais pas, ou des pâtés de sable… Oui, mais on peut imaginer quand même que ça soit la même matière, la même pâte qui sert, en somme qui serve à faire tout le monde avec des formes diverses. Il faut expliquer les formes diverses qu’on voit quand même. D’ailleurs avec la théorie atomique moderne, ça l’a été. Par exemple les faces des cristaux des pierres précieuses s’expliquent par la forme de leurs molécules. C’est quand même assez extraordinaire, là aussi. Quand on sait justement, un atome, un atome d’argent ne brille pas, etc. Quand on sait toutes ces choses-là qu’il ne faut pas penser à propos des atomes, mais là la molécule a une certaine forme, alors ce sont en fait certaines symétries qui font que le cristal ne peut croître, j’en reparlerai la prochaine fois, que selon certains plans de clivage qui font que les faces des diamants, des pierres précieuses de façon générale, ces faces selon lesquelles on les taille, si on les taille comme ça c’est parce qu’on peut détacher les atomes les uns des autres, détacher la matière facilement comme ça et que ça se fait tout seul, sans bavures, avec des vraies faces planes.
Donc, l’idée qu’il n’ait qu’une seule matière première et que ça puisse prendre des formes diverses, je ne vois pas ce qu’il y a d’aussi extraordinaire là-dedans, il me semble à l’école maternelle on apprend à faire ça, à faire des pâtés de… c’est la pâte à modeler d’une certaine façon, sauf qu’elle est colorée justement.
Suite question 5 : Non, parce que d’après vous le but du jeu, c’était de dire qu’il y a qu’un seul être. Alors pourquoi serait-il de diverses formes et tailles ?
Françoise BALIBAR : C’est une chose qui justement… après vient Aristote. Lui, il dit qu’il n’y a qu’une seule matière qui est complètement indéterminée, etc., et ce qui la fait passer - elle n’existe pas - ce qui la fait passer à l’existence c’est le fait qu’une forme lui soit imprimée. Alors, ça c’est quelque chose de totalement exotique, parce qu’on a totalement oublié que, enfin la physique telle qu’elle s’est développée de Galilée à nos jours a complètement écartée le problème de la forme des corps. Ce n’est pas une chose qui l’intéresse. C’est une chose qui intéresse les ingénieurs, etc., et encore, pas depuis si longtemps que ça, mais en tout cas la forme naturelle, c’est quelque chose d’essentiel chez Aristote et que la physique moderne a totalement mis de côté. Ça revient avec la biologie. Depuis que la biologie pousse la physique au derrière, si je puis m’exprimer de façon vulgaire, la physique est obligée de s’intéresser aux questions de formes, d’où René THOM etc., et la morphogenèse, etc., qui sont des branches très récentes de la physique.
Votre question, justement, prouve que vous pourriez être aristotélicienne. Vous auriez pu inventer l’idée que la substance est une matière associée à une forme. Parce que vous insistez sur l’importance de la forme et moi qui ai été élevée dans le canon de la physique classique, de la physique actuelle, pour moi ça n’a pas d’importance et donc je perçois la pertinence de votre question par ce que je sais d’Aristote. Si je n’avais pas lu de choses sur Aristote, je ne comprendrais pas ce que vous voulez dire à tel point la physique a complètement occulté ce truc-là. D’ailleurs ça va avec l’idée que le sens, le sens royal de la connaissance, c’est la vision et justement chez Aristote, c’est le toucher. Là je brûle mes vaisseaux d’avance, c’est le genre de choses que je vais dire la fois prochaine, le toucher… c’est bien que la forme est très importante, tandis que pour un physicien moderne tout se passe… on se demande comment un aveugle – on pourrait écrire une lettre sur les aveugles comme Diderot – pourrait faire de la physique parce que ce n’est que des histoires de coïncidence, de superposition, etc., ça ne fait appel à un sens abstrait, puisqu’on ne voit que ça quand on fait de la physique, ça ne fait appel qu’à des images. Et d’ailleurs pour se sortir du mauvais pas dans lequel ils se trouvaient au moment de la naissance de la physique quantique, les physiciens ont appelé la difficulté qu’ils rencontraient : « la perte d’intuition ». C’est encore plus spectaculaire en allemand, c’est, avec tous les privatifs dont l’allemand est capable, de anschauen lui-même vient de schauen qui veut dire « voir », « regarder », c’est-à-dire qu’on ne pouvait plus se représenter, on ne pouvait plus voir, on ne pouvait pas plus toucher, mais c’est la preuve que la physique s’est développée de façon visuelle. On a des images et uniquement des images dans la tête quand on fait de la physique. On n’a pas de sensations autres que d’imagination, d’où toutes ces expressions qui sont très belles : « les yeux de l’âme », « les yeux de l’esprit », etc., c’est toujours les yeux.
Quand vous, vous me dites : « comment a-t-il eu l’idée que… » Il a eu l’idée d’une matière homogène et d’une forme, différente. Parce que pour eux, et Aristote en est la preuve, matière et forme c’est un problème, comme pour nous, matière et espace. Matière et forme, pour nous ce n’est plus un problème.
C’est pour ça que cette question de la matière est à mon sens très riche, parce qu’il faut découvrir les choses dont nous n’avons plus idée. En tout cas, c’est comme ça que moi, je conçois la manière d’en parler.
Question 6 : Votre intuition, qu’est-ce qu’elle dit par rapport à vos sources d’intérêt, que vous pressentez à travers l’histoire égyptienne ? J’y reviens. Je suis désolé, mais pour moi c’est important.
Françoise BALIBAR : Que les choses soient claires, je ne connais rien à l’Égypte.
Question 7 : Quelle est la place de la conscience dans cet espace physique, enfin de la matière ?
Françoise BALIBAR : Je crois que la conscience, c’est une invention moderne, c’est Locke je crois, vers 1700 et quelques - Descartes en parle déjà - en tout cas l’inconscience dans ses rapports à la connaissance, et que la conscience ça n’existe pas chez les Grecs, je crois, je me renseignerai d’ici la fois prochaine.
Suite question 7 : Est-ce que vous considérez que la conscience peut être une force motrice ? Sans la conscience ce moment n’existe pas, vous ne parlez pas, il ne se passe rien.
Françoise BALIBAR : Ah : ! Non. Moi, je suis très matérialiste. Je parle, ça fait vibrer etc., ma conscience n’a rien à voir dans tout ça. Je vous réponds par boutades, mais je veux bien réfléchir pour la fois prochaine à l’irruption de la conscience dans les sciences, ce n’est pas « la science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».
Suite question 7 : Je pensais à la conscience, parce que c’est la chose la plus importante qui nous habite.
Françoise BALIBAR : Qu’est-ce que vous entendez par conscience ? La bonne et la mauvaise ?
Suite question 7 : La conscience de soi. Sans cette conscience de soi rien n’arrive et rien n’est perceptible. Quand vous parliez de vide, ça me semble être assez proche. Parler de conscience c’est-à-dire de quelque chose qui est agissant, quelque chose qui est suffisamment important pour nous bouger. Sans espace, sans vide, il ne se passe rien, la condition du mouvement c’est qu’il existe aussi du vide ; la condition du mouvement, chez nous, c’est aussi la conscience dans une certaine mesure qui est une chose importante, mais qui est aussi la chose la plus impalpable.
Françoise BALIBAR : Mais là, je crois quand même qu’on dévie. Je dois parler de la matière en tant que physicienne. Je veux bien penser que l’invention de la conscience en Angleterre, etc., et ait eu des incidences sur la manière dont on raconte les choses, mais il n’a jamais été question que la physique explique la conscience, en donne la structure, la constitution. Dans la mesure où l’invention de la conscience, concept philosophique, marque une étape dans l’évolution de la pensée occidentale, laquelle pensée occidentale pendant ce temps-là était travaillée dans le même esprit, Newton, Locke, etc., ça peut pas ne pas avoir eu des résonances, mais en tout cas il n’est absolument pas question de faire une physique de la conscience.
La biologie de la conscience ? Qui ça ? Changeux ? Ah ! Oui, Changeux, justement, s’est quand même fait avoir par Jacques-Alain Miller, qui lui a fait dire que le cerveau sécrétait la pensée. Il a été obligé, ensuite, de reprendre les choses à zéro. Ce qui prouve d’ailleurs que les choses ne sont pas si simples. Changeux n’est pas le dernier des imbéciles et si quelqu’un de très rusé lui a fait dire ce qu’il ne voulait pas dire, c’est que les choses ne sont pas si claires.