Bonsoir. Pour cette deuxième séance je voudrais enchaîner sur ce que vient de dire Madame Aït Si Slimane, pour la remercier par avance de la transcription qu’elle fera de ces exposés, pour confirmer qu’il s’agit d’exposés oraux. Si c’était des livres ou des articles ils seraient écrits au préalable. Il en existe d’ailleurs écrits par bien des gens et dont vous avez quelques échantillons ici. Je crois pour ma part que la transcription, gardant les traces de la forme orale, a quand même sa valeur à condition de savoir que c’est de ça qu’il s’agit et non pas d’un livre. Ça ne s’y substitue pas.
Aujourd’hui, nous sommes censés parler de l’effet de la « révolution relativiste » sur nos conceptions de la matière. Il faut que je commence par un petit préambule historique, que j’avais déjà esquissé la dernière fois, pour dire que le terme de révolution employé ici, est d’une tout autre nature que celui de révolution dans le cas de l’irruption de la théorie quantique. La théorie quantique représente vraiment une révolution en ceci, comme j’espère vous l’avoir montré, qu’elle renouvelle de façon absolument radicale, elle modifie de façon profonde, les concepts de la théorie classique. La relativité einsteinienne par contre serait plus raisonnablement considérée comme une réforme de la conception classique de l’espace et du temps qui va la perfectionner, la mettre en accord avec une série de théories antérieures et que, à cet égard, elle va être une sorte de pierre de voûte de l’édifice de la théorie classique, qu’elle va achever de couronner et rendre parfaitement cohérent. De fait, la théorie de la relativité telle qu’Einstein va la proposer en 1905 s’inscrit dans la foulée des travaux qui la précèdent depuis plusieurs décennies, à commencer par la grande théorie de l’électromagnétisme de Maxwell qui rentre en conflit avec les conceptions classiques, je veux dire galiléenne et newtonienne, de l’espace et du temps. Et ce que va apporter Einstein c’est une façon de réconcilier en réformant nos conceptions de l’espace et du temps. C’est une façon de les concilier avec, entre autres, la théorie électromagnétique. En ce sens l’article de 1905 d’Einstein sur la théorie de la relativité apparaît véritablement comme un point d’orgue, un point culminant. De fait d’ailleurs la théorie de la relativité, à certaines légendes encore répandues, connaîtra un succès quasiment immédiat dans le monde scientifique, elle sera très rapidement acceptée. Peut-être que la légende tient au fait qu’un des rares pays où elle va rencontrer une certaine résistance sera hélas le nôtre, la France qui sera un des derniers où le milieu scientifique se ralliera à ces conceptions, mais on peut voir la trace de la rapidité avec laquelle elle sera acceptée dans le fait qu’Einstein, modeste employé au bureau des brevets, en 1905, parce que, vous voyez que l’histoire était déjà la même en ce temps-là, il n’avait pas trouvé de poste à cette époque, mais il avait là, aussi contrairement à la légende, une extrêmement bonne formation, celle du « Polytechnicum » de Zurich, une des meilleures Université du monde, eh bien en l’espace de deux, trois ans, on va lui proposer une chaire dans la prestigieuse université de Prague, donc il sera tout de suite admis, malgré sa jeunesse, dans le milieu le plus compétent de la physique. Alors que son article, qui date de la même époque, de la même année 1905, qui jette les bases de la théorie quantique, après un papier préliminaire de Planck en 1900, n’est au contraire que le début d’une très longue série et là il va falloir vingt, trente ans, un effort collectif considérable avec des noms comme ceux de Bohr d’abord puis de Heisenberg, pour que la théorie quantique soit véritablement installée, admise, cohérente. Vous voyez que ce n’est pas du tout la même trajectoire historique.
Et donc, quand on présente comme la Révolution de la physique moderne la double innovation de la relativité einsteinienne et de la théorie quantique, il y a là un malentendu que je souhaitais exprimer. Pour le dire encore plus explicitement, mais sans doute Françoise Balibar vous en a-t-elle déjà parlé, mais après tout il n’est pas mauvais de revenir avec sans doute des formes d’expression un peu différentes, il est erroné de dire qu’Einstein a inventé la relativité, de même qu’il est erroné de dire que la notion d’espace-temps date de cette époque-là. Pourquoi ? Eh bien parce que, je commence à l’envers, la notion d’espace-temps, pas sa formulation, le premier à parler d’espace-temps sera Minkowski en 1908, mais l’idée que l’espace et le temps aient partie liée, c’est une idée qui est d’une certaine façon évidente, parce que qu’est-ce que c’est que le mouvement sinon un déplacement dans l’espace au cours du temps. Inversement, vous vous souvenez de la définition qu’Aristote donne du temps, il dit : » Le temps c’est le nombre du mouvement », du mouvement dans l’espace bien entendu, donc il est tout à fait clair qu’espace et temps sont intrinsèquement liés depuis toujours et qu’effectivement dans la théorie classique de l’espace-temps, celle de Galilée et de Newton, le temps se transforme en espace, je veux dire par là, prenons un cas tout à fait concret, si vous êtes dans un train qui est immobile au bord d’un quai vous montez dans le train et vous attendez cinq minutes sans bouger, il y a du temps qui s’est écoulé mais l’espace n’a pas évolué. Par contre, si le train est en mouvement, il va trop vite, vous sautez dedans et vous attendez cinq minutes, eh bien vous voyez bien que le temps passé, à cause du mouvement, s’est transformé en déplacement, en espace. C’est donc quelque chose d’extrêmement banal que l’espace puisse être modifié par le temps, il n’y a là rien que d’évident. Ce qui va être novateur dans la théorie proprement einsteinienne c’est la réciproque, c’est le fait qu’il va y avoir de l’espace qui va être transformé par le temps et ça c’est véritablement nouveau. Alors je ne vais pas en parler en détail ici parce que tel n’est pas mon propos, je vais dire par là que la théorie de la relativité, encore un mot peut-être préliminaire, je disais ni la notion d’espace-temps, ni l’idée de la relativité ne sont proprement einsteiniennes, en effet le premier qui conçoit la notion de relativité de façon absolument explicite, c’est Galilée. Tout simplement. C’est dans un texte de Galilée, dans le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde que l’on trouve un énoncé qui, au regard des énoncés scientifiques modernes, est assez pittoresque, il a le charme de l’écriture, où il dit à peu près ceci, je paraphrase mais je suis assez proche du texte, il dit : « Enfermez-vous bien à couvert dans la cale d’un navire. Et dans cette cale procédez à différentes expériences. Par exemple, vous prenez un vase rempli de liquide avec un tout petit goulot et vous le renversez au-dessus d’un autre vase, vous le verrez, vous verrez le filet liquide s’écouler verticalement dans le vase qui est dessous. Vous prenez un aquarium où nagent des poissons et vous les voyez nager de ci, de là sans qu’ils ne fassent de différence entre l’avant et l’arrière tant que le navire est au repos au bord du quai. Et puis vous jouez à la balle avec un ami, vous lui lancez la balle, il vous la relance, que vous soyez à la poupe et lui à la proue ou l’inverse ça ne fait aucune différence. Maintenant, dit Galilée, mettez le navire en mouvement et pourvu qu’il ne soit pas, je me souviens plus du terme exact mais disons, pourvu qu’il ne soit pas secoué, qu’il n’y ait pas de vibrations, que son mouvement soit ce que nous appellerions, en terme moderne, un mouvement absolument uniforme, c’est-à-dire à vitesse constante, vous ne noterez aucun changement dans les effets produits. Ce n’est pas parce que le navire avancera, si sa vitesse est constante, que le filet de liquide qui s’écoule du vase tombera en arrière, que les poissons s’accumuleront à l’arrière de l’aquarium, ou qu’il sera plus difficile de lancer la balle vers l’avant qu’à l’arrière. » C’est le principe de relativité, autrement dit, un mouvement uniforme, à vitesse constante, n’est pas discernable de l’intérieur de la chose qui se déplace. Le mouvement « est comme rien », sous-entendu, le mouvement uniforme. Ça c’est le principe de relativité qui est quelque chose évidemment de tout à fait contraire à la plupart de nos pratiques habituelles, nos expériences courantes, parce que nous ne sommes jamais dans des situations de mouvement uniforme où les forces ne s’exercent pas. Évidemment, ce qui va de pair avec cette idée de principe de relativité, c’est le principe d’inertie, à savoir que si vous lancez un corps et que vous n’agissez pas sur lui, il continue son mouvement à vitesse constante sans être freiné. Pourquoi nous ne voyons pas ça dans la vie de tous les jours, eh bien parce qu’il y a des frottements. Si je pousse cette bouteille c’est le frottement contre la table qui l’arrête, mais s’il n’y avait pas de frottement elle continuerait à vitesse tout à fait constante vers l’avant. Vous voyez que ce sont des aspects assez subtils de la notion d’espace et du temps qui en font une véritable théorie physique s’éloignant des conceptions empiriques entretenues depuis très longtemps, eh bien cela date depuis la révolution galiléenne, au début du XVIIe siècle. Le mot relativité lui-même n’interviendra qu’assez tardivement, à la fin du XIXe siècle, et ce que va faire Einstein ce n’est pas d’inventer la théorie de la relativité, mais de créer une nouvelle théorie de la relativité en réformant, en modifiant celle de Galilée. C’est pour ça que je m’efforce toujours quand j’en parle de dire « relativité galiléenne » ou « relativité einsteinienne » mais il ne faut pas identifier la théorie einsteinienne à la notion générale de relativité qui est bien antérieure à lui et de fait d’ailleurs, un certain nombre de difficultés conceptuelles, de pseudo-paradoxes, associées à la relativité einsteinienne sont en fait l’écho des difficultés déjà présentes dans la relativité galiléenne, mais qui n’ont pas été complètement intégrées et maîtrisées et qui se retrouvent au XXe siècle alors qu’elles datent d’avant mais elles sont restées là comme des espèces de kystes non réglés.
Après ce préambule, je vais quitter la réflexion sur l’espace et le temps parce que tel n’est pas notre propos ici, nous sommes censés parler de la matière et il faut que j’explique d’abord pourquoi et ensuite comment la réforme einsteinienne de l’espace-temps, la théorie einsteinienne de la relativité, va avoir des implications quant à la notion de matière. Ça va être mon deuxième développement.
Tout d’abord, il faut que je vous rappelle quelques généralités sur la conceptualisation de la matière dans la physique classique, celle de Galilée et de Newton. La première grandeur qui caractérise la matière et qui est fondamentale dans la physique classique, c’est la notion de masse. La notion moderne de masse est proposée, créée par Newton, avec en particulier la fameuse équation de Newton f=mγ : la force c’est la masse multipliée par l’accélération. Et qu’est-ce que c’est, la masse pour Newton ? Eh bien c’est deux choses et cette dualité est essentielle pour ce qui va suivre. C’est d’abord la notion de quantité de matière. Nous avons une notion intuitive que plus un objet, mettons de volume donné, plus il est lourd, plus il contient de matière. Et la notion de masse va quantifier cette notion de quantité de matière. Elle va donner un nombre qui va mesurer la quantité de matière présente dans un objet. A ne pas confondre, je le rappelle au passage, avec la notion de poids. Le poids étant la force qu’exerce la Terre sur cet objet, ou la Lune et ce n’est pas pareil, un objet de masse donnée ne pèse pas autant sur la Lune que sur la Terre. La notion de masse est une notion intrinsèque qui caractérise l’objet en lui-même, la notion de poids caractérise son interaction avec le champ de gravitation terrestre ou autre. Donc la notion de masse c’est d’abord et avant tout une grandeur physique, donc numérique, qui caractérise la quantité de matière, mais c’est deuxièmement, et c’est là qu’est la grande innovation newtonienne, et c’est là que Newton fait un immense pas de plus que ses prédécesseurs, comme Galilée par exemple, c’est que le principe d’inertie qui était encore assez informel chez Galilée, un peu plus explicite chez Descartes, devient tout à fait clair avec Huygens dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, et ce qui va permettre à Newton une deuxième caractérisation de la masse, que je vais l’appeler, « coefficient d’inertie ». Qu’est-ce que ça veut dire ? Eh bien ça veut dire, en fonction de la loi de Newton elle-même, f=mγ ou plutôt γ=f/m, c’est-à-dire l’accélération d’un objet est donnée par le rapport de la force exercée sur lui à sa masse. Ça veut donc dire plus la masse d’un objet est grande, plus, pour une force donnée, son accélération est faible. Autrement dit, plus un objet a de masse, plus il est difficile de modifier son état de mouvement, il nous oppose son inertie. Je pousse sur lui mais s’il a une masse très forte, ma poussée est peu efficace pour le mettre en mouvement. Son inertie est importante. Donc la masse mesure l’inertie de l’objet : c’est-à-dire, pour le dire de façon plus sophistiquée, sa capacité à résister à la transformation de son état de mouvement. Et c’est la même grandeur qui caractérise la quantité de matière et le coefficient d’inertie ; autrement dit, la quantité de matière mesure effectivement l’inertie du corps. Ça c’est le grand apport de Newton qui est contenu d’ailleurs dans cette fameuse loi f=mgamma. Ajoutons que, dans cette conception-là, la masse d’un système isolée, c’est-à-dire qui n’interagit pas avec l’extérieur, mais dont les différentes parties peuvent interagir entre-elles, cette masse est constante. Ce que Lavoisier va utiliser en chimie « Rien ne se perd, rien ne se crée ». Si vous avez une boîte dans laquelle il y a des objets d’une masse d’un kilogramme, il peut se passer ce que vous voulez dans la boîte, vous pouvez casser des objets, ils peuvent exploser, pourvu qu’ils restent contenus dans la boîte supposée étanche, il peut y avoir des réactions chimiques, des étincelles électriques, tout ce que vous voulez, la masse totale sera la même si les objets à l’intérieur sont transformés ou changés. Donc la masse classique obéit à ce qu’on appelle une loi de conservation, elle est constante à travers toutes les transformations que peut subir le système. Voilà donc pour la masse classique.
Deuxième grandeur fondamentale pour ce qui suit : l’énergie. Alors l’énergie, c’est une autre histoire. C’est une grandeur qui va prendre du temps à émerger. Ça ne va pas être avant la moitié du XIXe siècle que l’on va voir une conception claire de l’idée d’énergie parce que c’est une notion beaucoup plus abstraite qui ne correspond pas comme la masse quantité de matière, dont on a, par l’intermédiaire du poids d’ailleurs, une certaine intuition. L’énergie est une grandeur beaucoup plus abstraite, qui va réunir des formes de phénomènes physiques extrêmement différentes et qui va nous apprendre que quand il y a, disons transformation d’électricité en chaleur par exemple dans une ampoule électrique, ou transformation d’électricité en lumière ou transformation d’énergie chimique en chaleur, eh bien au travers de toutes ces transformations qui modifient la nature des corps, il y a quand même quelque chose qui reste conservé outre leur masse, qui est l’énergie totale. C’est, bien évidemment, une notion qui est devenue plus ou moins familière, comme je l’avais déjà dit la dernière fois, dans la mesure où maintenant l’énergie c’est un bien. Un bien que l’on achète, que l’on vend et vous avez votre facture en kilowattheures et donc vous savez que cette énergie vous l’achetez en électricité ou gaz d’ailleurs, et elle sert à faire des choses, à faire cuire des aliments, à faire chauffer, à faire avancer votre voiture. Et c’est, disons l’idée générale d’énergie, c’est la grandeur qui peut provoquer des phénomènes, qui peut se transformer en modification de l’état des systèmes. Alors, il y a deux notions d’énergie. Il y a la notion d’énergie interne d’un corps. J’ai un corps devant moi, eh bien il y a à l’intérieur une certaine énergie qui est sa capacité, s’il subit des réactions chimiques en son for intérieur, ou d’autres types de transformations, c’est la capacité qu’il a de fournir de l’énergie en lui-même. Et puis il y a une autre forme d’énergie qui est extrinsèque et non pas intrinsèque comme la première, l’énergie interne ; qui est l’énergie que je confère au corps en le mettant en mouvement. Cette bouteille a une certaine énergie interne : si je vous la lance, je lui ajoute de l’énergie qui est ce que j’appelle son énergie cinétique, l’énergie du mouvement et qui va donc dépendre de sa vitesse. Et l’énergie totale d’un corps quelconque, c’est la somme de son énergie interne et de son énergie cinétique. L’énergie cinétique dépend de son état de mouvement, donc dépend de sa vitesse qui peut être modifiée, l’énergie interne ne dépend que de lui, elle lui est intrinsèque.
Le dernier point, pour finir avec les idées classiques, est que cette notion d’énergie interne présente une particularité, c’est que seules comptent ses variations. Il n’y a pas de zéro d’origine à partir duquel je peux, je sais, la compter en théorie classique. Je sais dire, il y en a moins. Par exemple, si le corps a explosé, a dégagé de l’énergie à l’extérieur, eh bien il en reste moins à l’intérieur. Je peux mesurer des différences d’énergie, je ne peux pas dire dans l’absolu, l’énergie de ce corps c’est tant de kilojoules ou de kilowattheures parce que le choix de mon origine est tout à fait arbitraire. Si vous voulez un exemple d’une situation tout à fait semblable dans la physique classique, c’est la notion de température. Quand vous êtes au XIXe siècle, vous avez les thermomètres qui mesurent la température et vous savez très bien que les origines à partir desquelles vous comptez ces températures sont totalement arbitraires. Mettre le zéro à la température de la glace fondue c’est une convention commode, mais c’est une convention absolument arbitraire et d’ailleurs l’échelle fahrenheit choisit un zéro différent et on pourrait en choisir, et historiquement on en a choisi, bien d’autres. Ce qui veut dire, on peut dire, ça s’est réchauffé de 20°. Mais l’énoncé est : il fait 20° par rapport à un zéro arbitraire, c’est : il fait 20° de plus que la température de la glace liquide, c’est tout ce que ça veut dire. Donc vous ne pouvez pas fixer une température absolue jusqu’à la fin du XVIIIe siècle où tout d’un coup on s’aperçoit qu’il existe effectivement un zéro absolu. Et on trouve dans plusieurs domaines de la physique cette découverte que des échelles qui jusque-là étaient sans origine propre, il n’y a pas de zéro ayant un sens physique, tout d’un coup. On découvre le zéro absolu des températures qui en est un. On ne peut pas descendre au-dessous, il n’y a pas au fond une température qui est la plus froide de toutes. Je ne commenterai pas cette question ici, sauf à dire qu’effectivement c’est la même chose que ce que l’on va trouver maintenant dans la physique nouvelle.
Deuxième développement de ce paragraphe général sur l’espace-temps et la matière : que va maintenant nous apprendre Einstein ? Eh bien qu’il faut changer tout ça. Pourquoi ? Quel rapport entre la notion d’espace-temps et les notions de masse et d’énergie ? Le plus simple c’est de se rappeler que j’ai parlé d’énergie cinétique. L’énergie cinétique dépend de la vitesse, Einstein modifie la notion de vitesse, comme vous savez. Désormais ; la vitesse d’un corps matériel est bornée. Elle ne peut pas dépasser une certaine vitesse limite. La vitesse sans doute de la lumière, 300 000 km/s, en tout cas une vitesse limite. Donc la notion de vitesse revêt des aspects nouveaux, inédits, un peu difficiles à accepter au début, un peu paradoxaux, mais on s’y fait. Mais en tout cas puisqu’on change la notion de vitesse et qu’en particulier on change aussi la façon dont les vitesses se combinent, elles ne s’ajoutent plus aussi simplement que chez Galilée et Newton, si vous courez à 5 km/h, dans les couloirs d’un train qui roule à 100 km/h eh bien vous ne faites pas exactement 105 km/h, la loi de combinaison des vitesses est un peu modifiée, de façon tellement minime dans l’exemple que je prends que vous ne verrez pas la différence, mais si vous prenez des vitesses comparables à la vitesse de la lumière ça va devenir perceptible et important. Donc la notion de vitesse se modifie. Et si la notion de vitesse se modifie, forcément ça va rejaillir sur la notion d’énergie cinétique, en particulier le fait que puisque la vitesse doit être limitée par cette valeur supérieure, cette borne de la vitesse limitée, eh bien vous comprenez tout de suite que cela implique que l’énergie cinétique va devenir infinie quand on va approcher de cette limite. Pourquoi ? Eh bien parce que sinon on n’aurait pas de réponse à la question suivante : Vous me dites que la vitesse est limitée mais supposez que je dispose d’une énergie illimitée, je vais donner de plus en plus d’énergie au corps, je vais l’accélérer de plus en plus, pourquoi je ne vais pas lui donner une vitesse plus grande ? Réponse : parce que c’est précisément à cette vitesse limite que l’énergie devient infinie. Autrement dit, plus je lui ajoute de l’énergie, plus je le rapproche de la vitesse limite mais jamais je ne pourrai la dépasser. Et exactement de la même façon et pour les mêmes raisons, l’idée de vitesse limite donc cette modification qui provient de la différence de l’espace-temps einsteinien par rapport à l’espace-temps newtonien, va également réagir sur la notion d’inertie. L’inertie pour la même raison va devenir une grandeur qui va dépendre de la vitesse. Pour les mêmes raisons, oui, parce que la façon physique de comprendre pourquoi je ne vais pas pouvoir dépasser la vitesse limite, va être de dire : « c’est parce que plus sa vitesse est grande, plus l’inertie du corps augmente ». Donc plus le corps ira vite, plus il sera inerte, plus il sera difficile de modifier sa vitesse, tant et si bien qu’un même accroissement d’énergie lui donnera des incréments de vitesse de plus en plus petits. Ça va coûtera de plus en plus cher en énergie, mais d’ailleurs aussi en euros ou en dollars, d’accélérer un corps, mais ce coût énergétique et économique va tendre vers l’infini au fur et à mesure qu’on se rapprochera de la vitesse limite et on ne l’atteindra jamais parce que ça coûterait une quantité d’énergie et d’euros infinie pour y arriver. Vous voyez que la notion d’inertie est maintenant forcément complètement différente puisque dans la théorie ancienne classique, l’inertie est une constante, elle est identique à la quantité de matière, à la masse, ici elle devient quelque chose qui varie avec la vitesse.
Alors, pour résumer, expliciter ce que je viens de dire, un petit schéma pourrait être utile. Voilà les trois concepts dont nous avons parlé : la masse, l’inertie et l’énergie avec son double contenu d’énergie interne, et d’énergie cinétique. La théorie galiléenne identifie la masse et l’inertie. En théorie galiléenne, masse et inertie, c’est pareil. La théorie einsteinienne va briser cette identification-là, puisque comme je viens de le dire, elle va rendre l’inertie dépendante de la vitesse, mais elle va la rendre dépendante de la vitesse sous une forme très particulière, qui est que l’inertie va devenir la même chose, à un coefficient, une constante, près que l’énergie totale. C’est l’énergie désormais qui va mesurer l’inertie et non plus la masse. Là où Galilée identifiait l’inertie à la masse, il y a maintenant identification de l’inertie à l’énergie totale du corps premièrement. Et deuxièmement, la masse désormais s’identifie, moyennant un coefficient, à l’énergie interne. C’est en ce sens-là que l’énergie interne d’un corps acquiert maintenant un zéro. Elle est tout simplement mesurée par sa masse. Plus un corps est léger, moins il a d’énergie interne. Qu’est-ce que c’est que le coefficient qui permet de faire le passage entre la masse et l’énergie interne ? C’est le fameux c2 de l’équation E=mc2. Que veut dire cette équation-là ? Alors, on va l’écrire. Elle veut dire en fait deux choses liées, qu’il est commode de distinguer. Elle veut dire d’une part que l’énergie est égale à l’inertie multipliée par c2. Pourquoi je mets ce ? Parce qu’a priori les unités ne sont pas les mêmes. L’inertie, j’ai pris l’habitude de la mesurer comme la masse, en kilogrammes, l’unité de masse. Donc il faut que je transcrive avec ce coefficient c2 et de l’autre côté on a une expression semblable E0. Le zéro, ça veut dire l’énergie interne, l’énergie propre, est égale au fameux mc2. Donc vous voyez qu’à un coefficient près, qui est ce carré de la vitesse limite, eh bien l’énergie s’identifie à la masse pour l’énergie interne, s’identifie à l’inertie pour l’énergie totale. Et donc on n’est plus du tout, cette fois-ci, dans le cadre galiléen, les notions, alors c’est ça qu’il faut bien comprendre, nous gardons les mêmes mots : masse, énergie, inertie, mais ils changent de contenu. Ils ont maintenant des acceptions nouvelles. La preuve : le fait que leur articulation, les relations qu’ils entretiennent, ne sont plus les mêmes. Effectivement, une théorie physique ce n’est pas une simple liste de concepts et de notions, c’est une structure qui articule, fait dépendre, fonctionnellement, ses grandeurs les unes des autres. C’est en ce sens-là qu’il y a une modification profonde, même si j’ai dit que ce n’était qu’une réforme. Une modification profonde entre la théorie galiléenne et la théorie einsteinienne, qui est que les rapports qu’entretiennent masse, inertie, énergie, ont changé. Alors, vous me direz, pourquoi garde-t-on les mêmes mots puisque ce n’est plus les mêmes choses ? Bonne question. Bonne question qui se pose de façon permanente, plus exactement qui devrait se poser de façon permanente, quand une théorie physique se transforme et qu’une autre lui succède, je dis bien une autre, c’est-à-dire avec des concepts différents, faut-il ou non modifier le vocabulaire ? Alors, en faveur de la modification, le fait que, oui, on a d’autres structures. En défaveur du changement de vocabulaire, le fait que les deux structures doivent avoir quand même quelque chose à voir les unes avec les autres. Effectivement, il faut bien qu’il existe un rapport entre la théorie einsteinienne et la théorie galiléenne, sinon on ne comprendrait pas pourquoi pendant quatre siècles, trois siècles, on a eu confiance en la théorie de Galilée et de Newton et puis tout d’un coup on découvre autre chose. C’est qu’effectivement pour des corps qui se déplacent relativement lentement, comme ceux dont on avait l’expérience, jusqu’à la fin du XIXe siècle, une charrette, un bateau, même un train, même un avion, même un projectile lancé par une arme à feu, les vitesses de ces corps sont tellement petites devant la vitesse limite que son influence n’est pas sensible. Tout se passe comme si la vitesse limite était véritablement infinie et donc la structure galiléenne est en fait une très bonne approximation de la structure einsteinienne pour des vitesses petites devant la vitesse de la lumière. Ce qui veut dire qu’effectivement pour les petites vitesses il va bien falloir retrouver le chemin galiléen. Et effectivement quand les vitesses sont faibles, alors cette inertie va se ramener à la masse et l’on va retrouver le schéma galiléen. Donc l’inertie einsteinienne a quelque chose à voir avec l’inertie galiléenne. La masse einsteinienne a quelque chose à voir avec la masse galiléenne et pour des raisons bonnes ou mauvaises qui méritent d’être discutées, mais qui historiquement se passent comme ça, on a gardé les mêmes mots. Encore, encore une fois, faut-il comprendre qu’ils ont changé de contenu. De même, un peu, que quand on passe d’une conception de Terre plate à la Terre sphérique on garde le mot Terre pour la désigner. Nous savons tous, maintenant, que la Terre est un globe, mais ce n’est pas le même contenu que nous donnons à l’idée de Terre, quand nous écrivons Terre avec le T majuscule, nous voyons tous une boule alors que dans l’Antiquité, tout au moins au début de l’Antiquité, dans beaucoup de cultures, on a vu un plan, mais là le mot s’est conservé. Il y a d’autres phénomènes physiques dans lesquels on change de vocabulaire et c’est toujours une question qui mérite au moins discussion même quand l’histoire est passée par là et a tranché.
Un dernier mot sur ces généralités, il n’est pas extrêmement courant d’introduire, comme je l’ai fait, la notion d’inertie de façon explicite pour expliquer le pont, les relations entre la notion de masse et la notion d’énergie. Historiquement en tout cas, cela ne s’est pas passé comme ça. Historiquement on a conservé au mot masse ses deux acceptions, à la fois quantité de matière et coefficient d’inertie et on s’est trouvé extrêmement embarrassé parce que pour respecter cette idée-là, de l’inertie qui croît avec l’énergie, on a dit et vous le trouverez encore dans un certain nombre de livres de vulgarisation ou d’articles : « en relativité einsteinienne la masse augmente avec la vitesse ». C’est une façon de parler qui ne me paraît pas satisfaisante parce qu’elle confond les deux rôles de la masse comme quantité de matière et coefficient d’inertie. Je crois bien préférable, et c’est la tendance moderne, même si elle n’est pas toujours explicite, de les distinguer et désormais vous ne trouverez plus dans la plupart des livres modernes cette idée que la masse croît avec la vitesse. La masse sera identifiée au contenu matériel du corps, par exemple à son énergie quand il est arrêté, quand il est au repos, qu’il n’a pas d’énergie cinétique. S’il n’y a pas d’énergie cinétique, vous voyez que la masse c’est la même chose, puisqu’il n’y a que de l’énergie interne, c’est la même chose au coefficient c2 près.
Et je crois que pour comprendre ces rapports il est extrêmement commode d’introduire, comme je l’ai fait, explicitement la notion d’inertie en la distinguant de la notion de masse, tout en montrant que pendant un temps, elle lui était identifiée puis il a fallu l’en distinguer ensuite.
La troisième partie de mon propos va tenter de vous montrer les conséquences physiques sur la constitution de la matière et en particulier sur les particules plus ou moins élémentaires, ça sera l’objet de notre troisième rencontre la semaine prochaine, la question de l’élémentarité, donc je vais parler plutôt des particules fondamentales. Ça mange moins de pain, on ne s’engage pas, sur les particules fondamentales qui constituent la matière, les protons, les photons, les électrons et autres objets constitutifs de la matière. Alors, il y a plusieurs conséquences capitales dans ce domaine-là qui sont spécifiques de la théorie einsteinienne. La première et qui est peut-être une des plus surprenantes, c’est qu’à côté des objets dont nous avons l’habitude, c’est-à-dire des objets qui ont une certaine masse, que l’on peut immobiliser, dont la vitesse peut varier en fonction de l’énergie cinétique que je vais leur conférer, alors cette énergie cinétique ne va pas prendre exactement la même forme dans le cadre einsteinien que dans le cadre galiléen, mais enfin le comportement de ces objets, je leur donne de l’énergie et puis leur vitesse augmente, ils ont plus d’énergie cinétique, plus de vitesse, c’est un comportement qui qualitativement est le même que celui que l’on connaît classiquement et à côté de ces objets, il existe, tout au moins il peut exister d’après la théorie einsteinienne, une autre catégorie d’objets, tout à fait différents, qui sont les objets de masse nulle. Alors ça c’est tout à fait paradoxal dans un premier temps puisqu’un objet de masse nulle en quoi cela peut-il être un objet ? Eh bien, c’est un objet dans la mesure où le fait qu’il a une masse nulle ne l’empêche pas d’avoir de l’énergie. Une énergie qui sera uniquement cinétique pour le coup. Il n’aura pas d’énergie interne, il n’aura pas d’énergie au repos tout simplement parce qu’il n’aura pas de repos. En effet, si un objet a une masse nulle vous voyez que dès le départ il n’a pas d’inertie, il ne s’oppose pas à la transformation de son état de mouvement et il a forcément tout de suite une vitesse, qui est la vitesse maximale et la vitesse limite. Donc apparaissent des objets qui sont impensable dans le cadre galiléen puisque dans le cadre galiléen il n’y a pas de vitesse limite, elle ne devient finie et donc physique que dans la théorie einsteinienne et la théorie einsteinienne permet l’existence de tels objets de masse nulle, de vitesse constante, c’est toujours la même vitesse qui est cette vitesse limite. Alors, vous me direz, c’est quoi ces objets ? Eh bien, c’est par exemple, et probablement en tout cas, les grains de lumière, les quantons de lumière, les photons. Eh oui. Si la lumière va à cette vitesse limite en permanence, c’est bien que les objets qui la constituent, comme c’est un phénomène quantique, la lumière est constituée de corpuscules fondamentaux, les fameux quantons dont je parlais la dernière fois, et bien les quantons de la lumière ce sont des grains de lumière, des paquets d’énergie ont toujours cette vitesse limite, vous ne pouvez ni les accélérer ni les freiner. Qu’est-ce qui se passe si vous leur donnez de l’énergie ? Eh bien ils ont plus d’énergie, mais gardent la même vitesse. Chose qui est évidemment tout à fait contre-intuitive par rapport à l’idée que nous avons, qui est une idée qui correspond à la pratique des basses vitesses et pas des grandes vitesses. Un photon de grande énergie, tout ce qu’il aura c’est qu’il sera plus pénétrant, il correspondra à des lumières de plus grandes fréquences, des ultraviolets, des rayons X ou des rayons γ. Un photon qui aura moins d’énergie, eh bien, c’est un photon qui correspondra à des infrarouges, des ondes radio, ou à des ondes de basse fréquence, mais la vitesse de ces objets sera toujours la même. Vous voyez qu’il y a là une modification extrêmement profonde de l’idée que nous nous faisons des constituants de la matière, des objets fondamentaux, effectivement la notion de particules de masse nulle, d’objets de masse nulle, est une notion tout à fait bizarre, difficile à accepter au début mais qui nous est, je dirais qui nous est imposée en tant que notion par la théorie einsteinienne, il n’y a pas moyen d’échapper à cette notion-là. Ensuite évidemment, la question est de savoir si ces objets existent. Un objet peut très bien avoir une existence théorique potentielle et la nature ne pas en faire usage. La nature n’est pas obligée de se mouler dans le cadre de tous les concepts que nous élaborons pour en rendre compte. Eh bien, il semble, je dis bien il semble, que la nature fasse usage de l’idée de particule de masse nulle, en particulier avec les photons, les grains de lumière. Il a semblé pendant longtemps qu’elle en faisait usage pour d’autres particules, d’autres objets, qui sont les neutrinos. Les neutrinos qui sont des particules fondamentales également, très évanescentes, qui ont des interactions extrêmement faibles, ils interagissent très peu avec la matière, le temps de prononcer cette dernière phrase il doit y en avoir quelque chose comme dix milliards qui ont traversé l’ongle de mon petit doigt et qui du coup traversent toute la terre, ils sont très peu arrêtés, il y a peut-être un sur dix milliards qui a peut-être été arrêté dans ce trajet-là, et le neutrino, on a longtemps cru qu’il avait une masse nulle et il semble maintenant, depuis peu d’années d’ailleurs, c’est une découverte récente, qu’ils n’ont pas une masse nulle mais une masse seulement très petite, très faible. Il se pourrait, là je laisse la question ouverte, que nous découvrions d’ici quelques années, quelques décennies, que les photons n’ont pas une masse vraiment nulle, mais une masse toute petite, petite, petite, actuellement en deçà de nos moyens de détection, d’observation et de mesure, c’est une possibilité. Elle est intéressante, parce qu’elle provoquerait sans doute pas mal de bruit dans Landerneau, parce que par rapport à la plupart des énoncés traditionnels de la relativité, elle serait très bizarre. Pourquoi ? Parce que si le photon a une masse non nulle, alors il bascule dans le camp des particules usuelles, celles qui ont une masse et donc que l’on peut freiner et donc que l’on peut arrêter. Alors, ça voudra dire que la lumière ne va plus à la vitesse de la lumière et effectivement d’ailleurs, c’est bien pour ça que j’ai plutôt parlé en termes de vitesse limite et je crois qu’il faut distinguer soigneusement du point de vue moderne, une notion générale et abstraite qui est la notion de vitesse limite qu’aucun objet matériel ne peut dépasser mais peut éventuellement j’allais dire atteindre, mais atteindre n’est pas le bon mot - peut éventuellement posséder s’il a une masse nulle. Il faut bien distinguer entre cette notion générale et la vitesse concrète de la lumière. La lumière a peut-être la vitesse limite si les photons ont une masse nulle, mais ça c’est une question que seule l’expérience pourra trancher et ce n’est d’ailleurs pas sûr puisqu’après tout pour le physicien il n’y a pas vraiment de différence entre […] un objet de masse vraiment nulle et un objet de masse plus petite que tout ce que l’on peut mesurer à l’heure actuelle. Jamais personne ne pourra prouver rigoureusement qu’une quantité quelconque est absolument nulle. Un physicien dira : elle est plus petite que tant. Donc cette question-là va rester ouverte. Vous voyez à quel point ces objets de masse nulle nous réservent des interrogations intéressantes et peut-être plus tard des surprises. J’ajoute, pour la bonne bouche, qu’il est vraisemblable que si la théorie de la gravitation est susceptible d’une homogénéisation avec la théorie quantique, ce qui est une question ouverte à l’heure actuelle, nous ne savons pas très bien comment les accordées, nous saurons un jour, je le pense, si cela se fait, il y aura pour la gravitation une particule, un quanton qui la transporte comme le photon transporte la lumière. Le photon est le vecteur des ondes électromagnétiques, des interactions électromagnétiques, la lumière entre autres, eh bien il y aura un quanton, qui a déjà un nom tout trouvé, c’est le graviton, qui sera le médiateur des interactions gravitationnelles. Eh bien, il semble difficile de concevoir que ce graviton soit autre chose qu’un quanton de masse nulle comme le photon. Là on est dans la spéculation.
Alors, toujours sur les conséquences physiques sur nos représentations des particules fondamentales. Le premier point c’était l’apparition de ces objets de masse nulle. Le deuxième point très important c’est que désormais, je reviens à mes trois notions fondamentales, vous vous souvenez qu’en théorie galiléenne la masse était une grandeur conservée, ce n’est plus le cas maintenant. La seule grandeur conservée dans la théorie einsteinienne c’est l’énergie totale. Alors là, oui, comme en théorie classique, l’énergie est une grandeur conservée. La masse en tant que telle ne l’est plus, pourquoi ? Parce que si elle s’identifiait à l’énergie interne, l’énergie interne d’un corps ne peut pas être conservée. La seule chose qui peut être conservée c’est l’énergie totale. Pourquoi ? Parce que l’énergie interne, d’après sa conception même, peut se transformer en énergie cinétique. Exemple typique, vous prenez un corps explosif, pardon pour l’exemple militaire, mais prenez une bombe, cette bombe a une certaine énergie interne, quand elle éclate que se passe-t-il ? Une partie de cette énergie interne est transformée en énergie donnée aux fragments de la bombe qui partent avec une certaine vitesse. Donc l’énergie interne de la bombe a diminué au dépens de l’énergie cinétique de ses fragments. Il y a donc une transformation de l’énergie interne en énergie cinétique, l’énergie totale, elle, restant la même. La somme des deux est la même avant et après. Mais si l’énergie interne n’est pas conservée, peut se transformer en énergie cinétique, puisque l’énergie interne c’est la masse, eh bien la masse peut se transformer. La masse peut changer. Et effectivement, désormais, il faut bien accepter l’idée que la masse d’un corps n’est plus constante et peut varier. Elle varie en général avec ses transformations. Plus un corps a de l’énergie interne, plus il a de masse. Alors, exemple volontairement provocateur et paradoxal, cette montre, si je la remonte, c’est une montre à l’ancienne, une vraie montre avec des aiguilles et un ressort, si je la remonte, je lui donne de l’énergie mécanique. Cette énergie mécanique va lui donner une énergie plus grande que celle dont elle disposait au préalable, elle aura donc une masse supérieure. Et donc dans le contexte de la gravitation terrestre, un poids supérieur. Ma montre est plus lourde quand elle est remontée que quand elle a débobiné son ressort. Alors je donnerai deux, trois chiffres en terminant, c’est-à-dire bientôt, cet accroissement de la masse pour des objets de la vie courante est tellement minime qu’il est évidemment imperceptible. Vous aurez beau prendre les balances les plus perfectionnées, vous ne verrez pas de différence de poids et donc de masse entre la montre remontée et la montre non-remontée. Mais évidemment, pour des objets qui ont des vitesses élevées, des grandes énergies, des vitesses qui deviennent comparables avec la vitesse de la lumière, ceci devient perceptible et a une conséquence tout à fait intéressante. C’est que non seulement la masse des objets n’est plus conservée, mais du coup leur nombre non plus. Là on a quelque chose de tout à fait novateur, qui est que les phénomènes par lesquels interagissent les particules fondamentales sont désormais d’une autre nature que les phénomènes de type chimique. Je veux dire par là que dans les phénomènes chimiques, comme vous le savez bien, ce sont des réarrangements d’atomes. Les atomes sont échangés, ils passent d’une molécule à l’autre, vous brûlez de l’hydrogène dans de l’oxygène, eh bien les molécules H2 et O2 se combinent et donnent des molécules H2O, mais les molécules individuelles restent les mêmes, il y a des molécules d’hydrogène, des molécules d’oxygène, ça se recombine, ça se transforme, mais le décompte est toujours le même. Les équations de la chimie, les fameuses réactions chimiques, c’est même comme ça qu’on les écrit, en équilibrant soigneusement de façon qu’il y ait de part et d’autre exactement le même nombre. Et c’est une conséquence de l’idée lavoisienne de la conservation de la masse : « rien ne se perd, rien ne se créé », donc j’ai les mêmes atomes avant et après. Oui, mais désormais si les masses peuvent changer, alors je peux voir apparaître des nouveaux objets dans une réaction et effectivement c’est ça le jeu que jouent les physiciens en physique des particules, dont je parlerai un peu plus la prochaine fois, leur jeu c’est de par exemple, envoyer des protons accélérés dans un grand accélérateur de particules sur d’autres protons et d’avoir une réaction de ce genre-là, dans laquelle on va retrouver, après qu’ils aient interagi, on retrouvera en général encore un proton et un proton et puis une autre particule, par exemple un méson neutre parce qu’il faut que les charges soient équilibrées, ou 2 méson, ou 3 méson, suivant l’énergie dont vous disposez. Donc vous avez des réactions entre particules élémentaires qui créent ce qui ne préexiste pas. Et ce qui se passe, c’est qu’une partie de l’énergie cinétique avant réaction, qui est donc de l’énergie donnée aux protons que j’accélère dans mon accélérateur de particules, une partie de cette énergie est transformée en énergie interne, en énergie de masse de particules créées. Donc il y a transformation d’énergie cinétique en énergie de masse, apparition de corps nouveaux et donc vous voyez que le monde des particules élémentaires du coup est un monde beaucoup plus riche, beaucoup plus mobile que le monde des objets quotidiens, que le monde de la chimie, puisque dans le monde de la chimie vous n’avez que des recombinaisons. Alors, évidemment, pour ce que je viens de dire pour l’apparition des objets nouveaux il est vrai aussi de leur disparition. Vous pouvez avoir des objets qui disparaissent carrément dans une réaction.
Alors, j’avais encore un point mais je vais le garder pour la prochaine fois vu le temps passé, il s’intégrera d’ailleurs parfaitement à ce que je vais vous dire la prochaine fois, c’était de parler de l’antimatière, de vous montrer en quoi la théorie de la relativité fait apparaître la théorie de l’antimatière, ça n’est pas évident que cela soit lié. Vous avez tous entendus parler de l’antimatière, je voulais vous expliquer en quoi c’est une conséquence de la relativité einsteinienne, je reporte ça à la prochaine fois, encore une fois elle s’y intégrera très bien et je termine, parce que l’heure est à peu près écoulée, en revenant de façon un peu plus explicite sur ce que je viens de dire par rapport à cette équivalence et transformation réciproque entre la masse et l’énergie, pour vous donner quelques chiffres sur ces fameuses variations de masse auxquelles nous avons à faire quand nous faisons des transformations. Alors d’abord, pour vous montrer à quel point ça joue peu dans la vie courante, par exemple pour ma montre. Je peux écrire une ou deux équations mais que cela n’effraye pas ceux qui ne sont pas familiers parce que ça sera très bref et ce n’est pas très important. On peut faire les calculs simplement de la façon suivante, beaucoup d’entre vous savent que l’énergie cinétique classique, celle d’un corps galiléen, que cette énergie cinétique s’écrit ½ mv2 où m est sa masse et v sa vitesse. Une expression qui date du début du XIXe siècle. Si son énergie interne est mc2 vous voyez que le rapport de cette énergie cinétique à cette énergie interne est de l’ordre, au facteur ½ près mais qui n’est pas très important, du rapport entre le carré de la vitesse et le carré de la vitesse de la lumière. Et donc ce rapport donne l’ordre de grandeur des modifications, eh bien par exemple quand je remonte ma montre. Pourquoi ? Parce que quand je remonte ma montre ça veut dire que je donne de l’énergie cinétique à ses engrenages, ils se mettent à bouger à l’intérieur, mais vu de l’extérieur je ne vois pas ça comme de l’énergie cinétique. Je vois ça comme de l’énergie cinétique quand je suis à l’intérieur de ma montre et que je vois les choses bouger, si je regarde ma montre de l’extérieur c’est de l’énergie interne qui change sa masse. Qui la change dans quelles proportions ? Eh bien dans cette proportion-là grosso modo. Cette proportion-là combien vaut-elle ? Eh bien, prenez donc le cas d’objets mécaniques, après tout les engrenages dans une montre de vitesse typique, c’est de l’ordre du centimètre par seconde (cm/s), le déplacement de l’aiguille de l’engrenage pour une vitesse qui, disons, est de l’ordre de 10-2 mètres par seconde (m/s), 1cm/s, étant donné que C, la vitesse de la lumière, c’est de l’ordre de 300 000 kilomètres à la seconde (km/s) c’est-à-dire 3 108 m/s, vous voyez que v2/c2, ça fait quelque chose comme 10-4/1017, c’est-à-dire 10-21. Ce qui est ridiculement faible et qu’aucune balance de la plus grande précision, qu’atteigne, je crois aujourd’hui, le milliardième (10-12), on est très, très loin du compte. Donc ça sa vous explique pourquoi ni les horlogers ni la SNCF ni même la Nasa quand elle lance des fusées, quand elle envoie des ondes électromagnétiques c’est une autre histoire, mais quand elle lance des fusées à des vitesses portant grandes, elle n’a pas besoin de la relativité einsteinienne parce que même si vous avez une fusée qui part vers la Lune ou Mars, c’est à l’ordre du jour, à des vitesses qui sont de l’ordre de 10 km/s, donc on est à 104m/s, c’est beaucoup plus que 10-2, vous avez là maintenant un facteur v2/c2 qui est beaucoup plus grand, qui va valoir 108/1017, c’est-à-dire de l’ordre de 10-9, ce qui est beaucoup plus grand que 10-21 mais qui reste beaucoup trop petit. Les calculs d’énergie de la Nasa ne sont pas faits au milliardième près, ils n’en ont pas besoin d’une telle précision et donc on peut négliger le fait que le poids de la fusée avec son carburant est plus grand que le poids de la fusée plus du carburant une fois qu’il a brûlé. Ça ne compte pas.
Ça, c’est pour les objets mécaniques. Vous voyez bien que les rapports de ne v2/c2 sont très petits et que la relativité einsteinienne ne joue pas. Maintenant regardez ce qui se passe pour les phénomènes chimiques, alors pour les phénomènes chimiques je ne vais pas détailler le calcul, mais les écarts d’énergie dans une réaction chimique, la bonne façon de les mesurer c’est de les mesurer dans l’unité d’énergie adaptée au monde atomique et moléculaire, je parle peut-être à un petit nombre d’entre vous, mais c’est en électronvolt, qui est la bonne unité d’énergie au niveau atomique et moléculaire, alors que les énergies de masse des atomes et des molécules sont des énergies qui se mesurent en milliards d’électronvolt. Et donc vous avez des rapports v2/c2 qui sont de l’ordre de 10-9 aussi. Ça, ça veut dire que pour les phénomènes chimiques vous n’avez pas non plus besoin de la relativité einsteinienne, comme je l’ai d’ailleurs dit, les atomes s’échangent, on est dans un monde où les réactions chimiques se font dans un espace-temps qui reste quand même correctement décrit par Newton et Galilée, sauf cas très exceptionnels où on va, ce qu’on essaye de faire maintenant, des réactions chimiques à très, très haute énergie et où l’on frôle la zone einsteinienne, on n’en a pas besoin. La coïncidence de ces deux mondes n’est pas un hasard. C’est 10-9 parce que les fusées sont mues par l’énergie chimique. Donc les différences relatives de masse des fusées quand elles émergent sont les mêmes que celles que produisent les réactions chimiques de l’ordre du milliardième. Alors là où les choses commencent à devenir intéressantes c’est avec les phénomènes nucléaires. Pour les phénomènes nucléaires le rapport ici devient de l’ordre de 10-3, c’est-à-dire de un pour mille. Et un pour mille c’est largement au-dessus de la précision des mesures en physique nucléaire et donc ces effets, on les voit. On voit quand on procède à une réaction nucléaire, on mesure, on observe les différences de masse. Dans une réaction nucléaire comme par exemple la désintégration spontanée de l’uranium, la fission de l’uranium qui se casse en deux noyaux plus quelques neutrons, si vous ajoutez les masses des noyaux après la réaction, vous obtenez une quantité qui est moindre que la masse avant. Pourquoi ? Parce qu’une partie de l’énergie interne du noyau d’uranium s’est transformée en énergie cinétique des fragments, comme tout à l’heure dans le cas de la bombe qui explosait. Mais dans le cas d’une bombe qui explose la fraction 10-9 n’est pas mesurable, pour des noyaux qui explosent, elle est parfaitement détectable et elle est même cette mesure de masse, de la différence de masse entre des noyaux avant et des noyaux après qui indique si la réaction est possible ou non. Pour la fusion nucléaire il en va de même, le fait qu’on puisse fusionner les noyaux d’hydrogène lourds pour faire un noyau d’hélium veut dire ipso facto que le noyau d’hélium, eh bien, va être plus léger que la somme des noyaux d’hydrogène lourds parce qu’une partie de l’énergie cinétique a été dissipée et les différences de masse sont des différences d’énergies perceptibles. C’est en ce sens-là qu’on a pu dire, mais c’est extrêmement abusif, vous le voyez, qu’Einstein était le père de la bombe atomique. Laquelle d’ailleurs ne mérite pas son nom. C’est une bombe nucléaire. Les bombes atomiques, c’est les bombes classiques. C’est la chimie qui est atomique, qui fait des réactions entre atomes et molécules, donc c’est une bombe normale si j’ose dire. Avec des explosifs classiques, qui est une bombe atomique. Les bombes A et H son des bombes nucléaires. Les bombes nucléaires, utilisant l’énergie nucléaire mettent en œuvre de façon explicite la transformation de masse en énergie et c’est en ce sens que la physique nucléaire, fait usage du fameux E=mc2. Le pauvre Einstein, il a dû être très malheureux, quand il a lu dans la fin des années 40, début des années 50, qu’il était le père de la bombe dans la mesure où il a été jusqu’à la fin des années 30 extrêmement pacifiste. Il ne s’est résigné à la fabrication de l’armement nucléaire, sans y avoir pris part lui-même d’ailleurs, que sous la menace, qui était réelle dans les années 40, de voir que le IIIe Reich s’en dotait également. Et il a été extrêmement malheureux et il a agi de façon permanente et radicale après la seconde guerre mondiale. Donc, faire de lui le père de la bombe atomique, c’est une assez grave injustice historique que je tenais à rectifier pour conclure.
Et alors, mais ça, ça annonce donc directement la semaine prochaine, vous verrez que dans le cas de l’antimatière, alors là, pour le coup, on peut dire que pour la physique nucléaire que c’est un effet notable mais pas très grand, un effet de l’ordre d’un pour mille. Quand il s’agira de l’antimatière, le taux de transformation d’énergie de masse en énergie cinétique pourra être de l’ordre de 100%, matérialisant le fait que cette fois-ci on n’y coupe pas et c’est un phénomène qui est intégralement einsteinien qui ne peut pas être compris, ne peut même pas être approché, dans le cadre de la théorie classique. Donc suite là-dessus la semaine prochaine.
Peut-être avant de terminer, je vous dois aussi une explication parce que j’ai vu dans les commentaires qu’a bien voulu me donner Madame Aït Si Slimane, que quelqu’un trouvait que la présentation de mes transparents était extrêmement archaïque. Cette personne a absolument raison, mais c’est un archaïsme que je revendique haut et fort, parce qu’en ce qui me concerne, je ne supporte que très mal les présentations par PowerPoint sur grand écran, parce que je trouve qu’elles détournent complètement l’attention de la personne qui parle, on ne regarde plus que l’écran et moi j’aime bien que l’on me regarde quand je parle et donc je m’en tiendrai à des transparents archaïques et épisodiques.
Question 1 : Bonjour Jean-Marc, C’est Colorado que tu as bien connu à Nice. Merci pour ton exposé très, très brillant, merci beaucoup. J’interviens simplement pour dire que samedi il y a une grande manifestation pour précisément sortir du nucléaire, place de la République à 14h. Donc je ne dirai pas autre chose parce que ton exposé est brillant et clair comme d’habitude et je t’en remercie.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Merci à toi. Est-il possible de baisser un peu la lumière sur l’estrade et de la remonter sur la salle ? Que je voie un peu mieux. Merci.
Question 2 : Ma question c’est pour la vitesse. Vous avez très, très bien exposé justement ces particules qui ne sont pas forcément des photons à vitesse limite et à masse nulle. Parce qu’en fait j’ai lu récemment qu’une expérience de physique, je crois que c’est à Normal Sup. (École Normale Supérieur) a réduit notablement la vitesse des photons, donc ça veut dire que si le photon était identifié avec cette particule à vitesse limite, là, ça poserait de sacrés problèmes.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Merci de la remarque, mais c’est un peu autre chose, mais je vais m’en expliquer, votre remarque est fondée parce qu’elle me permet de lever une ambiguïté ou une erreur d’interprétation. Quand on parle de la lumière comme ayant la vitesse limite, on parle de la lumière dans le vide. De la propagation de la lumière dans le vide. Quand la lumière se propage dans la matière, depuis toujours, elle va plus lentement. Et dès le XVIIe siècle on commence à mesurer la vitesse de la lumière, on n’y arrive pas tout de suite, mais au XIXe siècle on sait mesurer la vitesse de la lumière dans des milieux transparents et on sait que dans l’eau par exemple, la lumière a une vitesse qui est de 2/3 de sa vitesse dans le vide. Donc que la lumière ait une vitesse inférieure dans un milieu matériel, c’est quelque chose de très ancien, alors simplement maintenant on arrive à la ralentir d’une façon absolument extraordinaire par des dispositifs complexes que je ne vais pas évoquer ici ; il n’y a pas là quelque chose de vraiment nouveau. Par contre ce que vous dites me permet d’insister sur ce fait que c’est vraiment la vitesse limite, c’est la vitesse de la lumière, si le photon a une masse nulle, dans le vide. D’ailleurs ce qui lèverait l’ambiguïté parce qu’on pourrait dire oui, mais comment cela se fait qu’un photon se propage moins vite dans la matière ? Eh bien, c’est que le photon ne se propage pas dans la matière, bizarrement, et que le phénomène de transmission de la lumière à travers un milieu, le fait que la lumière traverse un milieu, cette eau, par-delà son apparente simplicité, quoi de plus simple qu’un rayon lumineux qui traverse un milieu transparent, apparemment ? En fait, quoi de plus compliqué ? Parce que qu’est-ce qui se passe ? Un phénomène physique extrêmement compliqué par lequel les photons qui arrivent dans l’eau, rencontrent des atomes, sont absorbés par des atomes, excitent ces atomes en leur donnant de l’énergie, lesquels atomes vont réémettre des photons en rendant de l’énergie, lesquels photons vont faire un tout petit bout de chemin avant de retourner sur un autre atome etc., etc., En fait la propagation de la lumière à travers un milieu matériel, ce n’est jamais la propagation libre d’un photon, c’est un phénomène d’absorption et de réémission et ce que vous voyez à la sortie, ce n’est nullement les photons que vous avez envoyés au départ qui, eux, ont été absorbés et se sont d’autres qui ont pris la place. Je trouve que c’est un cas intéressant où on voit à quel point un phénomène physique qui semble, si j’ose dire, transparent, évident, simple, la lumière passe à travers l’eau, en fait il y a là-dessous un phénomène d’une extrême complexité, mais du coup d’ailleurs, ce phénomène qui quand on l’analyse, permet de comprendre pourquoi la lumière va moins vite dans la matière. Les photons entre deux atomes, entre deux atomes c’est le vide. Ils vont à leur vitesse habituelle, seulement être absorbé par un atome, ça prend du temps et être réémis par un autre atome, ça prend du temps. Donc en fait ce sont des photons qui se déplacent tous à la même vitesse mais interrompue par des phases ou il n’y a rien qui se propage et c’est ça au total qui vous donne l’impression de quelque chose qui va moins vite.
Question 3 : Comment expliquer, si les photons n’ont pas de masse pour l’instant, qu’ils peuvent être déviés par des forces gravitationnelles extrêmes, comme par exemple dans les trous noirs ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Excellente question. Eh bien, précisément parce que quand on va faire une théorie de la gravitation en accord avec la relativité einsteinienne, c’est-à-dire quand on va faire succéder à la théorie newtonienne de la gravitation f=km’/r2 etc. ; un truc classique qui est en accord avec la relativité galiléenne, en particulier avec cette idée d’action à distance instantanée. Dès que vous avez la théorie einsteinienne, vous ne pouvez plus avoir d’action à distance instantanée, puisqu’il y a une vitesse limite. Donc il faut que l’interaction gravitationnelle mette un certain temps à se propager, c’est déjà une première raison pour laquelle il faut que vous modifiiez la théorie de la gravitation et que vous fassiez une nouvelle théorie de la gravitation. C’est également Einstein qui va le faire et c’est ce que l’on appelle, d’un mot malheureux, parce qu’il ne correspond pas du tout à la réalité conceptuelle de la chose, c’est ce que l’on appelle la relativité générale. Ce mot, je ne vais pas l’expliquer ici, peut-être la prochaine fois si ça vous intéresse on pourra y revenir, mais ce mot est tout à fait inadapté, n’est pas cohérent, mais bon, il est là. Alors, la relativité générale, en fait il faudrait l’appeler « théorie einsteinienne » de la gravitation et elle est conforme à l’espace-temps einsteinien. Elle va donner de la propagation, non pas instantanée mais à la vitesse limite, rappelez-vous ce que j‘ai dit, le graviton a sans doute une masse nulle, c’est pour ça qu’on a une vitesse limite, mais elle va aussi à l’instar des modifications que je vous ai montrées sur la notion de masse et d’énergie avoir des transformations. Dans la théorie newtonienne, sur quoi s’exerce la force de gravitation et à partir de quoi s’exerce-t-elle ? La masse est source du champ de gravitation et objet du champ de gravitation. La terre, par sa masse, crée autour d’elle un champ gravitationnel et ce champ gravitationnel agit sur la lune en fonction de la masse de la lune. Oui, mais nous venons de voir que les notions de masse, d’énergie, d’inertie, étaient tout à fait chamboulées et ce qui va devenir prépondérant dans la théorie einsteinienne, c’est le fait que désormais à la fois la source et l’objet du champ gravitationnel, ça va être l’énergie totale. Plus seulement l’énergie de masse, c’est-à-dire l’énergie interne, mais toute l’énergie. Du coup, même un objet qui n’a pas de masse, le photon, mais qui a de l’énergie, il n’a que de l’énergie cinétique, ça ne fait rien, l’énergie est à la fois source de gravitation et agit sur, patiente de la gravitation et c’est ainsi que le champ de gravitation agit sur le photon, non pas en raison de sa masse qui est nulle, vous avez absolument raison, mais en raison de son énergie. Donc vous voyez que le système est cohérent. C’est-à-dire, la transformation des notions de masse et d’énergie au niveau où je l’ai énoncé se poursuit au niveau de la théorie de la gravitation et assure un système qui fonctionne effectivement et qui permet de comprendre le phénomène que vous mentionniez, c’est-à-dire la déviation de la lumière par une masse située à côté et on peut faire le calcul de différente façon, soit avec une conception classique de la lumière, soit avec une conception classique de la lumière comme onde électromagnétique se transportant, soit en considérant la lumière comme des grains, des quantons, des photons et on obtient heureusement les mêmes résultats avec ces deux points de vue.
Question 4 : Merci beaucoup pour votre exposé. J’ai une question de la semaine dernière. Quand vous avez présenté la théorie quantique vous n’avez pas parlé du temps, l’espace et le vide quantique. Est-ce qu’il y avait des raisons ou vous allez en parler un petit peu au moins ? Merci.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Alors, les raisons, oui. La première et la plus fondamentale, c’est la question du temps et le fait que j’évite dans cet exposé, vous l’aurez constaté, et ce sera le cas encore la semaine prochaine, de rentrer dans des développements trop récents de la physique théorique. Pour des raisons qui sont sans doute frustrantes pour un certain nombre d’entre vous, mais que j’assume pleinement et je profite de cette question pour vous dire un mot. Par exemple, je ne vous parlerai pas la prochaine fois, même en parlant des constituants fondamentaux de la matière, je ne vous parlerai pas de la théorie des supercordes qui est très à la mode. Pourquoi je ne vous en parlerai pas ? Parce que je ne la comprends pas et que je crois pouvoir dire sans trop d’outrance que nous les physiciens, nous ne la comprenons pas. Alors, entendons-nous. Dans quel sens nous ne la comprenons pas ? Au sens de son contenu conceptuel profond. Nous avons un formalisme, nous avons une théorie avec des équations mathématiques que nous savons manipuler, qui donnent des résultats intéressants que nous arrivons tant bien que mal à interpréter à la fin, mais les idées fondamentales qui sont au cœur de la théorie, nous ne les saisissons pas très bien, de même que les pères fondateurs de la théorie de la relativité einsteinienne, eh bien, ne la comprenaient pas très, très bien. Einstein n’a pas très bien compris sa théorie le premier. La notion, par exemple, de masse qui croît avec la vitesse était une notion très maladroite qui ne rendait pas justice véritablement au contenu intrinsèque de la théorie. Et donc je pense, de façon peut-être un peu provocante mais c’est mon sentiment, que la plupart des exposés vulgarisateurs que l’on peut trouver aujourd’hui sur la théorie des supercordes, soit dans des revues de vulgarisation, soit même dans des livres écrits par des collègues parfaitement compétents et d’une extrême finesse dans le maniement de la théorie, mais je pense que beaucoup de ces livres traitent les idées d’une façon qui très vite apparaîtra archaïque si même, et surtout si la théorie se maintient et se développe, et je trouve donc qu’il est extrêmement prématuré de développer des idées qui sont fragiles, infondées, et qu’à cet égard je préfère au contraire assurer ce sur quoi nous avons maintenant acquis une sorte de maîtrise des idées qui nous permet d’en parler. Alors c’est pour cette raison plus fondamentale que je n’ai pas parlé du vide quantique ; quant à la première idée, la première question qui concernait l’espace-temps dans la théorie quantique, eh bien dans la théorie quantique usuelle disons, je ne parle pas des développements, des derniers développements des dernières années, les théories des supercordes et des trucs comme ça, dans la théorie standard telle qu’elle est née dans les années 30, telle qu’elle s’est renouvelée dans les années 40 et 50 avec ce que l’on appelle la théorie quantique des champs, qui rend compte effectivement de ces interactions entre particules, auxquelles j’ai fait allusion et sur lesquelles je reviendrai, dans cette théorie-là le cadre spatio-temporel reste le cadre classique. La théorie classique ne touche pas à, si j’ose dire, la scène du monde, l’espace-temps en tant qu’arène vide dans laquelle se déroulent les phénomènes. Imaginez une scène de théâtre vide, le théâtre reste le même mais les acteurs vont être différents. C’est-à-dire, la théorie quantique, ça je l’ai dit en parlant des problèmes de localisation des quantons, les propriétés spatiales des quantons ne sont pas les mêmes que celles des particules de type classique, mais l’espace en tant que scène vide, en tant qu’arène où va se dérouler la pièce, lui, reste pour l’essentiel le même et il en va de même pour le temps. Autrement dit, il n’y a pas un espace quantique, il n’y a pas un temps quantique, par contre il y a des propriétés spatiales quantiques des objets et éventuellement des propriétés temporelles quantiques des objets. Il faut faire soigneusement la distinction entre ces deux aspects.
Question 5 : Quand on parle de vitesse, évidemment de la lumière, la lumière a une vitesse limite, il me semble néanmoins si j’ai bien compris, enfin depuis quelques années, des physiciens parlent des expériences pour franchir cette limite. Est-ce que vous pouvez nous éclairer là-dessus ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Oui, tout à fait, j’ai dit mais c’est probablement passé inaperçu, mais j’ai fait attention à ma formulation, en disant que la vitesse limite concernait des objets matériels. J’aurais pu rajouter des signaux, des transports d’informations. Mais l’énoncé usuel que vous trouverez dans beaucoup d’endroits, suivant lequel rien ne peut se déplacer plus vite que la lumière, cet énoncé est tout simplement faux. Et je vais vous donner des exemples très simples et il n’est pas besoin de recourir à des expériences modernes sophistiquées pour le comprendre et même pour le mettre en œuvre. Imaginez une situation suivante : vous avez un phare, un bon vieux phare, le phare de la Penmarch’ au large de la Bretagne qui tourne avec son faisceau, mettons pour fixer les idées qu’il tourne à un tour par seconde. Vous construisez autour de ce phare un mur circulaire sur lequel il projette son faisceau. Qu’est-ce que vous voyez ? La tâche du faisceau lumineux qui fait le tour du mur. Si le phare fait un tour par seconde, la tâche lumineuse fait un tour par seconde sur le mur, Bon. Si le mur a, mettons un kilomètre de rayon, sa circonférence de pierre est de l’ordre de 6 kilomètres, ça veut dire que la tâche tourne à 6 km/s. Vous me voyez venir, si le mur a un rayon de 100 000 kilomètres, il a une circonférence de 600 000 kilomètres et la tâche se déplace sur le mur à 600 000 km/s, vari ou faux ? Vrai. Absolument vrai. . Alors il y a un effet qui est un peu bizarre qui est que, étant donné la vitesse assez lente du phare et la vitesse rapide des photons, le faisceau lumineux va être courbé exactement comme le faisceau de votre tuyau d’arrosage quand vous faites ça. Le faisceau de votre tuyau d’arrosage, ce n’est pas quelque chose de rigide, tout droit, c’est des gouttes d’eau successives qui sont parties dans cette direction-là, puis dans cette direction-là, puis dans cette direction-là. Donc quand elle part dans cette direction-là, celles qui sont parties là sont déjà un peu loin et donc vous avez l’impression d’un jet qui a une forme spiralée. Eh bien vous avez la même chose avec un phare, s’il porte suffisamment loin, vous verriez une forme spiralée du faisceau. Cette forme spiralée est constante et donc elle tourne en bloc et la tâche sur le mur se déplace effectivement à 600 000 km/s, mais ça n’est pas un objet matériel, ça n’est pas une chose et vous ne pouvez même pas transmettre d’informations avec cette tâche. Il n’y a donc strictement aucun paradoxe. Et je prenais un mur circulaire pour que les choses soient claires, que j’ai le temps de faire un tour, vous pouvez prendre un mur droit, un petit bout de mur, s’il est très loin, vous aurez le même phénomène sur un petit espace de temps. Eh bien, il y a des objets qui sont très loin. Il y en a un qui est à 300 000 km à peu près, c’est la lune, les gens font des tirs laser sur la lune. Ils font des échos lasers, ils mesurent le temps de transit, qui est à peu près de 2 secondes, mais ils le mesurent à la picoseconde près et ça donne une mesure au centimètre près de la distance de la lune. Pas la distance de la lune, la distance du miroir sur la lune sur lequel on envoie le faisceau laser. Vous prenez votre laser et quand il vise la lune vous faites ça, à la main et vous faites tourner, la tâche sur la lune se déplace plus vite que la lumière. Il n’y a aucun doute. A 300 000 km c’est suffisamment loin pour que le bras de levier du faisceau soit immense et que la tâche se déplace plus vite. Vous pouvez avoir le même effet sur un tube cathodique, c’est-à-dire ces objets dans lesquels on envoie des électrons sur une paroi, un tube de télévision, alors les tubes de télévision standards ça ne marche pas, mais il y a des tubes cathodiques perfectionnés dans lequel le déplacement du point lumineux, le spot, peut être plus rapide que la vitesse de la lumière. Donc des vitesses supra-lumineuses sont parfaitement possibles, peuvent éventuellement être intéressantes, non pas pour transporter des objets, je l’ai dit, même pas pour transporter de l’information, mais pour transporter des corrélations par exemple, des choses plus subtiles. Donc il est de fait qu’au laboratoire on a mis en évidence des phénomènes de ce genre-là un plus sophistiqués, qui sont des phénomènes fins intéressants parce qu’ils nous disent des choses assez subtiles sur le comportement de la lumière dans certains milieux, mais ça n’a absolument rien de révolutionnaire, ça ne touche en rien aux fondements de la théorie de la relativité. Alors ça fait de gros titres de journaux, mais en général fort abusif, le phénomène est suffisamment intéressant en lui-même pour qu’on ne lui fasse pas dire plus que ce qu’il dit.
Question 6 : Vous avez beaucoup parlé de la conservation de l’énergie, mais pas de la quantité de mouvement ce qui me paraît intéressant dans la conservation de la quantité de mouvement c’est que traité au travers de la transformation de Galilée elle débouche sur la conservation de la masse. Traité au travers de la transformation de Lorentz elle débouche sur la conservation de l’énergie de telle sorte que, il me semble, on peut faire une sorte de pont entre la mécanique dite classique et la mécanique relativiste au travers de cette constatation. Est-ce que vous trouvez que cette remarque mérite d’être ajoutée à l’exposé que vous avez fait ou est-ce qu’elle est incluse disons ipso facto dans ce que vous dites ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Merci pour cette remarque. Le fait que je n’aie pas parlé de la quantité de mouvement est un choix délibéré purement didactique dans la mesure où c’est une notion qui est beaucoup moins commune que la notion d’énergie qui est abordée disons au niveau du premier cycle universitaire et tout le monde ici, d’après ce que j’ai compris est loin d’avoir fait un premier cycle universitaire scientifique. Tout le monde a entendu parler de l’énergie, tout le monde n’a pas entendu parler de la quantité de mouvement c’est donc délibérément que j’en ai pas parlé. Mais merci de me donner l’occasion, pour ceux qui sont familiers avec cette notion, votre énoncé est tout à fait correct, la quantité de mouvement est une grandeur physique qui est à mettre sur le même plan que l’énergie, c’est une grandeur conservée et on pourrait dire grosso modo, pour dire à quel point je partage votre avis, que le rapport entre l’espace d’un côté et le temps est tout à fait semblable au rapport entre la fameuse quantité de mouvement et l’énergie. Donc un traitement cohérent et homogène des questions auxquelles j’ai fait allusion s’il traite l’espace et le temps sur le même plan va traiter la quantité de mouvement et l’énergie sur le même plan. C’est tellement vrai d’ailleurs que ladite quantité de mouvement, et j’en termine là pour ne pas rentrer dans les spécificités, c’est une grandeur qui en théorie galiléenne s’écrit « mv » c’est le produit de la masse par la vitesse, cette quantité va garder son intérêt en théorie einsteinienne si on la réécrit p = iv ou V est cette fois-ci l’inertie au sens où je l’ai dite. Donc tout ça colle parfaitement, est un tout à fait cohérent et la considération de la quantité de mouvement assure la cohérence et ferme le système de façon tout à fait pertinente.
Question 7 : Oui, je voulais dire qu’à partir du moment où les signaux vont plus vite que la lumière si deux signaux il y a des systèmes de référence où les phénomènes arrivent en même temps et il y a d’autres systèmes de référence où A arrive avant B et d’autres systèmes de référence ou B arrive avant A, donc il y a quand même des notions de causalités qui se posent non ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Non. Pour la raison suivante, reprenons notre exemple du mur circulaire, imaginez que vous ayez deux personnages le long de ce mur, diamétralement opposés. Un vous l’appelez A, l’autre vous l’appelez B, vous allez vous dire je vais profiter du déplacement supra lumineux de la tâche pour transmettre quelque chose de l’un à l’autre et vous allez dire par exemple au premier quand tu vois la tâche tu tires un coup de revolver en l’air et au deuxième vous donnez la même instruction. Vu de l’extérieur vous arrivez à avoir l’impression qu’il y a deux événements : A tir coup de fil en l’air, B tir un coup de feu après et que le laps de temps qui s’est écoulé entre ces deux événements est trop court, est plus court que celui qu’aurait mis la lumière pour passer de l’un à l’autre. Donc vous pourriez avoir l’impression qu’il y a eu quelque chose qui a été transmis, un signal, matérialisé par le déplacement de la tâche lumineuse transmise de A à B. Ce n’est pas un signal. Il ne transmet pas d’informations. Pourquoi ? Eh bien pour transmettre de l’information d’un observateur mettons A à un observateur mettons B, il faut que l’observateur A puisse moduler le signal le charger d’informations, dans l’exemple que je prends tel n’est pas le cas. A ne peut pas […] en rien modifier la tâche qu’il a vue passer. Et donc tout ce que vous avez créé c’est une corrélation entre A et B. Effectivement un observateur extérieur va voir que chaque fois qu’un A tire un coup de revolver en l’air B tire un coup de revolver en l’air très peu après et comme vous le dites justement si un autre observateur se déplace devant à une grande vitesse il pourra y avoir une inversion dans l’ordre des temps, un observateur pourra voir B avant A, mais vous aurez aussi une corrélation en sens inverse. Cette corrélation ne transporte pas d’effet causal, donc la propagation supra lumineuse est possible mais elle ne peut transformer, du moins d’après tout ce que nous savons aujourd’hui, d’après la cohérence d’ensemble du système, elle ne peut transporter ni masse ni énergie, ni information, mais des corrélations, oui. C’est vrai, mais ça n’implique aucun paradoxe rédhibitoire c’est juste un peu surprenant et intéressant.
Suite question 7 : C’est le problème de l’intrication alors ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : C’est une forme du problème de l’intrication mais qui n’est pas nécessaire. L’intrication quantique n’a pas besoin de ça. Elle existe indépendamment de ça et ceci peut lui rajouter un petit surplus d’étrangeté mais ne l’explique ni ne l’implique.
Question 8 En répondant à la question sur la déviation d’un rayon lumineux par un corps massif vous avez rappelé la formule de Newton Km’/r2 m et m’, ce sont des coefficients de masse ou des coefficients d’inertie ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Chez Newton c’est justement la même chose et c’est même plus que ça d’ailleurs parce que quand on examine ça de façon un peu plus sophistiquée on s’aperçoit que la masse qui revêt dans la mécanique newtonienne générale c’est-à-dire F=mγ la double acception de quantité de matière et de coefficient d’inertie, qui vont divorcer après chez Einstein, mais quand vous prenez la théorie newtonienne de la gravitation, la masse se voit charger encore d’une autre propriété qui est d’être effectivement l’objet sur lequel porte la gravité et doublement, ce qu’on appelle la masse active, celle qui crée le champ de gravitation et la masse passive, celle qui la subit. Il n’y a rien là de nécessaire a priori et de fait la théorie einsteinienne de la gravitation va comme je l’ai dit divorcer les sources de gravitation de la notion de masse. Donc au moins trois idées, la quantité de matière, le coefficient d’inertie, la source du champ de gravitation qui, il faut voir les choses à l’envers en fait, il faut voir comment ça se passe quand vous partez du plus précis, du plus détaillé, c’est-à-dire la théorie, la pleine théorie einsteinienne complète, ce sont trois notions différentes. Et puis quand vous passez à la limite des faibles vitesses, des faibles champs, et que vous retrouvez comme une approximation la théorie classique de Newton, ces trois concepts différents fusionnent en un seul, se confondent comme si c’était la même chose, vous n’arrivez plus à les distinguer comme deux rails qui à l’infini convergent en un point mais à l’infini seulement.
Question 9 : C’est une question beaucoup plus pratique. Vous avez parlé tout à l’heure de l’évaluation en euros en dollars de déplacements qui se rapprochent de la vitesse de la lumière et je me posais la question d’un vaisseau spatial qui pourrait, ce qui serait confortable, être transporté avec une accélération gravitationnelle, donc on n’aurait pas d’apesanteur. Quel coût ? Est-ce qu’on a estimé le coût qu’il faudrait pour une énergie qui transporterait cette accélération pour atteindre quelque chose qui permette le paradoxe de Langevin le vingtième de la vitesse de la lumière ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Oui. On l’a estimé. Je n’ai plus le chiffre en tête, je peux essayer de le retrouver pour vous mais si je me rappelle bien c’était quelque chose comme, pour donner une capsule spatiale de l’ordre de quelques tonnes, habitables donc mais petite, un tout petit machin comme ceux qui tournent autour de la Terre, pour donner à un objet de quelques tonnes une vitesse comparable à celle de la lumière, mettons la moitié de la vitesse de la lumière, l’énergie nécessaire au départ, je crois me rappeler un chiffre de cet ordre-là, mais je ne vous le garantis pas, j’essayerai de le vérifier pour la prochaine fois, serait à peu près toute l’énergie disponible sur Terre pendant 10ans aujourd’hui. C’est-à-dire toutes les centrales nucléaires thermoélectriques, tous les combustibles fossiles, toutes les énergies que nous utilisons sur toute la terre devraient y être entièrement consacrés et uniquement à ça pendant 10ans. Autant vous dire …
Suite question 9 : Pour donner cette vitesse en un instant mais ...
Jean-Marc Lévy-Leblond : Peu importe, vous avez besoin de la même énergie ; la puissance ne sera pas la même. L’énergie totale dont vous avez besoin, elle est la même. Quel que soit le corps, une voiture c’est pareil, pour donner à une voiture une vitesse, mettons de 50 Km/h, pour une voiture d’un poids donné, vous avez rigoureusement besoin de la même énergie, que vous lui donniez cette vitesse en 10s ou en 1h. C’est la même énergie, ce n’est pas la même puissance. Vous avez besoin d’un moteur beaucoup plus puissant dans le premier cas pour le faire en 10s mais la consommation énergétique est rigoureusement la même donc le temps ne joue pas là-dessus.