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Organisation des carrières scientifiques

Texte de Victor Meunier, « La Science et les savants en 1867 », IV, p. 10 à 41, Paris Germer-Baillère, Libraire-Editeur, 1868

Texte initialement publié sur mon blog Tinhinane, le lundi 8 août 2005 à 10:05.

I

Sous ce titre : Organisation des carrières scientifiques, un membre de l’Institut, M. E. Fremy, vient de publier une brochure que j’ai sous les yeux.

La plupart des jeunes gens (j’analyse cette brochure), la plupart des jeunes gens qui entrent dans la science sont isolés, manquent de moyens de travail, souvent même de moyens d’existence leur avenir est fort incertain : on a vu des savants distingués rester jusqu’à cinquante années dans l’emploi de préparateurs. On cite un botaniste, membre de l’Institut, dont le traitement s’élève à 2,500 fr. ; il a quatre enfants ! Tous les jours la Société de secours des amis des sciences doit venir en aide à des familles de savants que la mort de leurs chefs a plongée dans la misère.

Aussi, qu’arrive-t-il ? C’est que le nombre de ceux qui osent s’engager dans cette ingrate carrière tend visiblement à diminuer ; la science est de moins en moins cultivée pour elle-même. On voit des jeunes gens abandonner des travaux de sciences pures pour se jeter dans l’industrie. L’industrie fait à la science une concurrence funeste à celle-ci, et qui, si on n’y prend garde, finira par tourner au détriment de ceux qu’elle favorise aujourd’hui, car, ainsi que M. Fremy en fait la remarque, ce sont ces travaux de science pure et abstraite qui conduisent aux grandes découvertes industrielles.

Emu d’une situation aussi fâcheuse, l’auteur de la brochure a réfléchi aux moyens d’y mettre un terme.

« L’Etat, écrit-il, forme dans des écoles spéciales ses soldats, ses ingénieurs, ses architectes, ses professeurs… il les place et les soumet ensuite à un avancement régulier : je demande qu’il accorde la même faveur à ceux dont les découvertes, presque toujours désintéressées, peuvent enrichir le pays et agrandir le domaine de la science. »

Dans ce but, il propose « d’instituer en dehors du professorat, qui, -dit-il très bien, - ne convient pas à tous les savants et que les plus dignes n’obtiennent pas toujours, un certain nombre de places destinées à ceux dont les travaux scientifiques présenteront un véritable intérêt. »

Ces places seraient au nombre de soixante, à partager entre les sciences mathématiques, les sciences physiques et les sciences naturelles.

Les titulaires auraient pour mission de faire des découvertes. Ils appartiendraient à trois classes différentes. Ceux de la troisième recevraient une rétribution annuelle de 2,000 fr. ; ceux de la deuxième 4,000 ; ceux de la première, 6,000. Ils ne seraient nommés que pour un temps déterminé (mesure excellente), indéfiniment rééligibles d’ailleurs. La nomination se ferait sur des listes de candidats dressées par les professeurs de l’établissement dont la place dépendrait (Muséum, Collège de France, Facultés) et par l’Institut.

« Pour répondre d’avance, écrit M. Fremy, à ceux qui me reprocheront de vouloir augmenter encore le nombre des emplois déjà trop considérables en France je dirai que ces nouvelles places en chargeraient le budget que d’une somme de 240,000 francs, et que cette dépense rapporterait, en gloire pour le pays et en utilité pour tous, un intérêt dont l’importance est incalculable. Si l’on critique avec raison les places inutiles, on doit aussi défendre avec énergie les créations qui ont pour but de soutenir les savants pauvres et de faciliter leur travaux. »

Tel est le projet de M. E. Fremy. Il est digne de l’homme qui, de concert avec M. Chevreuil, a organisé au Muséum le seul laboratoire que la France possède, où les jeunes gens puissent s’exercer gratuitement aux manipulations chimiques et aux recherches originales (1 ).

II

M. Fremy espère que, lorsque les savants étrangers attirés à Paris par l’Exposition prochaine nous vanteront leurs magnifiques laboratoires, _ l’Allemagne en qui ont coûté des millions, _ il espère, dis-je, que nous pourrons leur répondre : La France a mieux encore ; elle a une institution dont le but est d’assurer l’avenir de tous ceux qui suivent avec succès la carrière des sciences.

Cet espoir se réalisera s’il suffit que ceux qui savent montrent ce qui est bon, juste et grand, pour que ceux qui peuvent s’empressent de le réaliser.

La brochure de M. Fremy est, à près de deux années de distance, la digne suite et la conclusion pratique du mémorable discours prononcé sur la tombe de Gratiolet, au nom de M. Chevreuil. Celui-ci avait dénoncé le mal qui ronge en France la société scientifique ; après de mûres réflexions, l’auteur de la brochure indique les moyens qu’il croit propres à y remédier. La presse s’est montrée trop émue des révélations du premier de ces savants, pour rester indifférente au projet du second. Elle fera son devoir, qui est de discuter le plan de réforme proposé ; d’autant que ce plan se produit dans des conditions les plus propres à fixer l’attention, étant dû à un homme qui, placé au sommet de la hiérarchie scientifique, n’a pas eu personnellement à se plaindre de la situation qu’il voudrait voire modifier.

Que chacun expose donc les raisons qu’il peut avoir à faire valoir pour ou contre la proposition soumise à l’examen de tous. Et quand à ceux qui l’approuveront, ils feront bien de ne pas l’appuyer mollement, vu qu’elle fait trop d’honneur à celui qui l’a émise pour ne pas rencontrer d’opposition parmi quelques-uns de ceux qui étant, par leur rang, les égaux de M. Fremy, eussent pu, comme lui, la produire avec autorités, si l’idée leur fût venue. Par malheur, elle ne leur est pas venue, ce qu’ils ne lui pardonneront jamais. Or, les personnages dont ils s’agit, habitués à dominer sur les hommes et sur les choses de la science, réussissent plus aisément à faire prévaloir leur volonté, que des journalistes à faire entendre leurs opinions.

Le nom et la situation de M. Fremy garantissent que sa proposition ne restera pas inaperçue du ministre compétent. Celui-ci sait que les intérêts de la science par qui sont élaborées les matières de l’enseignement public, ne se recommandent pas moins à sa sollicitude, que les intérêts de l’enseignement lui-même. Il se sait responsable des uns comme des autres, devant le présent et devant l’avenir ; et si, jusqu’à ce jour, son nom ne se rattache à aucune réforme qui, dans la science, soit comparable, même de fort loin, à celle qu’il est en train de réaliser dans l’instruction publique, c’est sans doute parce que les affaires de la science et celles de l’enseignement, à les mener de fronts, eussent été un trop lourd fardeau, et qu’il a fallu négliger les premières pour pourvoir autant que possible aux secondes ; c’est peut-être aussi parce que l’idée ou l’occasion de quelque chose de grand à réaliser ne s’était pas encore présentée. Elles se présentent aujourd’hui, et nous avons quelque confiance dans le succès des desseins de M. Fremy si M. Dupuy veut faire, en cette circonstance, ce qu’il a dû faire pour l’enseignement spécial, c’est-à-dire recueillir tous les avis qui ont le droit de se produire, et n’en tenir compte qu’autant qu’ils seront conformes à ce qu’il sait être utile et juste.

Nous serions également bien tranquilles, si la France était une démocratie assez démocratique pour que la science ne fût pas une oligarchie, et si, dans des questions qui intéressent l’universalité des savants, la dignité du pouvoir permettait que tous les savants fussent consultés, les petits et les moyens comme les gros. Je les classe ici d’après leur position sociale, non d’après leurs services, et je ne fais entrer en ligne de compte que ceux qui ont des titres reconnus.

Seraient appelés à donner leur avis des savants retenus jusqu’à 45 ans dans des positions inférieures, comme le fut M.Gratiolet, ou jusqu’à 60 ans, comme Latreille, qui, nommé enfin professeur, s’écriait : « on me donne du pain quand je n’ai plus de dents pour le manger. »

Donneraient leur avis des savants frustrés, comme Auguste Laurent, de la chaire qu’ils auraient illustrée, ou qui, comme J.-T. Silbermann, après quarante années de services exceptionnels, laissent à leurs veuves des pensions de 146 francs.

M. M.-A. Gaudin, qui n’attend, depuis dix ans et plus, que d’avoir du « charbon » pour donner suite à ses travaux sur la production artificielle des rubis et des saphirs ; M. Liais, astronome de l’Observatoire impérial, qui n’entre plus à l’Observatoire ; M. Boutigny, qui a dû abandonner ses recherches, quitter Paris, déserter la science, donneraient leur avis.

On entendrait aussi celui de M. Hoefer, pour qui M. Chevreuil demandait, il y a vingt années (ce que M. Fremy a rappelé récemment à l’Académie), une place de bibliothécaire « dans laquelle il eût rendu d’incontestables services » et qui, dans la nouvelle édition de sa savante Histoire de la chimie, s’explique ainsi pourquoi les meilleures années de sa vie ont été sacrifiées à des travaux de compilation, travaux si différents de ceux qu’il avait projetés : primo vivere, deinde philosophari.

« mais je m’indigne jusqu’au fond de l’âme, _ ajoute-t-il, _ lorsque j’entends de célèbres professeurs et académiciens reprocher à Kepler d’avoir fait pour les librairies de petits almanachs prophétiques, regardant ces travaux de commande comme au-dessous de la dignité du législateur du ciel ». Eh ! morbleu ! fallait-il qu’il mourût de faim ? Kepler s’est fait astrologue, comme un autre pouvait se faire compilateur pour vivre.

« que d’hommes qui passent inconnu, parce que les dures conditions de la vie ne permettent point de tirer de leur esprit tous les trésors qu’il renferme ! »

Ah ! que les avis que M. Dupuy recueilleraient sur la proposition de M. Fremy, si ces gens-là avaient voix au chapitre, différeraient des avis qu’il recueillera en ne consultant, suivant l’usage, que les savants chargés de places, de traitements et d’honneurs ; ceux qui ont empêché Gratiolet et Laurent d’arriver ; ceux que l’impureté du ciel de Paris empêche de tirer parti des instruments dont M. Liais n’est pas admis à se servir ; ceux qui remplissaient par procuration la chaire que M. Boutigny eût remplie personnellement ; ceux qui laissent inoccupé le laboratoire qui manque à M. Gaudin ; ceux sous les noms desquels, comme sous des pseudonymes, J.-T. Silbermann et ses pareils ont publié et publient leurs travaux ; ceux qui ont trouvé dans leur berceau des brevets de professeur au Muséum ou ailleurs ; ceux qui sont de l’Académie par droit de naissance ; ceux qui, comme ce fût le cas de feu M. Valancienne, ont jusqu’à quatre chaires à la fois, ceux qui, comme Alexandre Brongniart, ont pu voir toute leur famille (un fils et deux gendres) siéger avec eux à l’Académie ; ceux à qui il n’a pas suffi de cumuler les sinécures scientifiques, qui ont voulu, en outre, des fonctions administratives, et qui les ont, des dignités politiques, et qui les ont, des rubans, et qui en ont à l’aune ; ceux, enfin, qui disposent indirectement, mais sûrement, de tout ce qu’un savant laborieux, ambitieux ou vaniteux peut envier, sans lesquels le plus digne n’arriveraient à rien, avec lesquels n’importe qui peut arriver à n’importe quoi.

Ceux-là, les princes, comme leurs clients les nomment, les illustres, comme ils se nomment entre eux, sont naturellement d’avis que tout est pour le mieux dans le meilleur des organisations possibles, et je doute que, consultés, ils se montreront favorables à la proposition de M. Fremy (1 ).

III

Il est possible que la proposition de grossir aux frais du budget la dotation des sciences ne soit pas très populaire. Les dépenses sans utilité ont mal disposé le public pour les dépenses en général. Il faut distinguer cependant entre l’argent jeté par les fenêtres et l’argent placé à de bons intérêts, et ce que la société moderne doit à la science est trop éclatant pour qu’aucun bon esprit puisse douter qu’un capital convenable, judicieusement mis au service de celle-ci, ne soit une force bien employée.

D’ailleurs ce n’est pas ici le cas de faire entendre ce conseil en tant de circonstances et qui, bien placé, n’a pas de partisan plus décidé que nous : « faites vos affaires vous-mêmes et passez-vous de l’Etat. »

Certes, j’envie le rôle de notre éminent collaborateur, M. Francisque Sarcey, quand je le vois, dans son récent article (de l’Inspection des perruques), article pétri d’esprit et de raison, répudier pour le théâtre et pour l’art en général la protection de l’Etat, et je sens combien, en comparaison de ce fier langage, doit paraître modeste l’attitude de la science qui tend la main. Mais qu’on ne juge pas avant d’avoir examiner. De ce que l’art aurait immensément à gagner à se voir abandonné à lui-même, résulte-t-il que la science puisse se passer de l’Etat ? Hélas ! non.

Considérez la différence des situations. Le peintre, le compositeur, le poète vendent leurs produits ; le savant donne le sien ; dans un nombre immense de cas, le don est même absolument forcé.

Copernic, sur son lit de mort, nous a révélé le vrai système du monde ; Kepler a formulé, après vingt ans d’un travail acharné, les lois qui portent son nom ; Newton s’est élevé, « en y pensant toujours » jusqu ‘à la connaissance de l’attraction universelle ; Galilée a découvert les taches du soleil, Harvey, la circulation du sang, Leeuwenhoek, un monde immense, le monde microscopique ; Rœmer a mesuré la vitesse de la lumière ; Cavendish a pesé la terre, Lavoisier a placé la chimie sur sa base Cuvier a fait revivre les races éteintes, Geoffroy Saint-Hilaire a fait de l’histoire naturelle une philosophie : mais aucun de ces grands hommes, aucun de ceux qui marchent sur leurs traces, n’a produit et ne produira la moindre valeur échangeable, ni quoi que ce soit dont le spéculateur le plus aventureux ou l’amateur le plus extravagant puisse leur offrir seulement un écu.
Bien plus ! l’unique moyen qu’ils aient de s’assurer l’honneur de leurs travaux (et c’est le seul avantage qu’ils puissent retirer) est d’en partager les fruits avec tout le monde, et leurs découvertes aussitôt promulguées tombent dans le domaine commun. Si donc ils n’ont quelque autre moyen de subvenir aux premières nécessités de la vie, ces découvertes, dont les siècles et les peuples se glorifient, et qui honorent tout le genre humain, n’empêcheront pas ceux qui les ont faites de trouver porte close chez le boulanger, et d’être mis dehors par leurs propriétaires. C’est pourquoi l’infortuné Kepler écrivait ces almanachs que des astronomes bien rentés ont eu l’impudeur de lui reprocher.

Donc, des deux choses l’une : ou vous fournissez à ces gens-là les moyens de continuer leur œuvre, c’est-à-dire que vous leur donnerez du pain et des instruments de travail, ou vous vous résignerez à voir leur œuvre délaissé, car il n’est point à espérer qu’elle soit reprise par les millionnaires, aucune loi, ni même aucun préjugé n’ayant jamais interdit à ces messieurs la carrière des découvertes.

Quelque farouche adversaire de l’Etat ira-t-il jusqu’à dire : « eh bien ! périsse plutôt cette science incapable de faire vivre ceux qui la cultivent et qui ne saurait se passer de protection ; mais que les principes soient saufs ! Nous nous consolons, s’il le faut, de la perte d’une grandeur qui s’acquiert au prix de l’indépendance personnelle : la science pratique nous restera ; elle suffit au bonheur d’un peuple libre. »

Non ! le partisan même le plus exclusif de l’initiative et de la souveraineté individuelle s’interdira de tenir un tel langage, parce que le nombre incalculable des découvertes essentiellement théorique qui, par suite de la direction qu’elles ont imprimées aux esprits, et par l’intermédiaire des découvertes secondaires et de plus en plus voisine de l’application qu’elles ont suscitées, ont fini par engendrer des données pratiques. De sorte qu’on ne pourrait déserter la science pure sans tarir la source de l’invention, et conséquemment sans paralyser les progrès du travail.

Il est cependant, on doit l’avouer, nombre de découvertes qui, sans doute, même par leurs conséquences les plus lointaines, ne contribueront jamais à l’accroissement de la richesse publique, ni à la création d’aucune fortune particulière. Faut-il pour cela les considérer comme des objets de luxe ? Non. Si elles ne révolutionnent ni l’atelier, ni la ferme, ni l’économie domestique, ni les moyens de transport et de correspondance, elles ont révolutionné l’esprit humain, et les progrès matériels, qui en apparence ne leur doivent rien, n’ont été rendus possibles que par elles.

Supprimez Copernic, Kepler, Newton, Galilée, cités ici comme porte-drapeaux ; supprimez leurs travaux, ceux de leurs émules ou de leurs continuateurs : où en sommes-nous ?

Le monde tiré du néant il y a six mille ans, et créé en six jours, est gouverné par le bon plaisir. Autour de la terre immobile tourne le ciel créé par elle comme elle a été créée pour l’homme. On sait la suite : le péché, la chute, le rachat. L’histoire est là pour indiquer les séquences à qui saurait les déduire : à l’arbitraire divin dans le ciel, l’arbitraire royal va correspondre sur terre ; car pour ne pas s’exprimer directement par la voix des tribuns, l’action de la science pure dans les affaires de ce monde n’en est pas moins radicale. Le changement qui s’est produit dans les faits à la fin du siècle dernier n’est que la conséquence du changement que la science avait opérée dans les esprits. Supprimez le pieux Newton, vous n’aurez pas même Voltaire. Et si la Révolution est devenue imprescriptible à l’égard d’une force, de la nature, qu’on peut méconnaître non enfreindre, et qui rappelle à l’ordre par des désastres les empiriques qui les méconnaissent, c’est parce que la science pure a détruit sans retour l’échafaudage de superstitions sur lequel le monde ancien s’appuyait.

Mais les savants ne se meuvent pas constamment dans ces régions sublimes où les grands génies cités tout à l’heure ont laissé leur lumineuse trace. Leurs travaux sont souvent plus rapprochés de la pratique, à tel point que personne n’aura la pensée de contester l’utilité, au sens le plus étroit du mot, des découvertes de nos géologues, de nos chimistes et de nos physiciens. Pensez-vous cependant que ces découvertes, parce qu’elles sont (au su et au vu de tout le monde) les sources d’innombrables fortunes privées, puissent fournir de quoi vivre à leurs auteurs ? Vous vous tromperiez complètement.

Jamais ou presque jamais les découvertes des savants (et nous ne parlerons pas de celles qui sont évidemment susceptibles d’application), jamais ces découvertes, dans la forme sous laquelle les savants les livrent au public, n’ont de valeur industrielle. Le savant a découvert un corps nouveau, ou en un corps déjà connu une propriété nouvelle, ou un phénomène inobservé avant lui, où la loi de phénomènes déjà décrits ; il est possible que ce corps, cette propriété, ce phénomène, cette loi trouvent un jour des applications nombreuses, importantes, grandioses ; quelquefois même on peut se rendre compte tout de l’utilité que d’industrie en tirera, mais bien plus souvent on ne fait que l’entrevoir, et plus souvent encore on ne l’entrevoit même pas. Dans tous les cas, le savant ne s’en préoccupe point, ce n’est pas son affaire.

Pour que sa découverte donne lieu à une exploitation quelconque, il faudra qu’un autre que lui s’en mêle. Cet autre c’est l’inventeur. L’invention est découverte sont deux spécialités très distinctes et qui supposent en ceux qui s’y adonnent, sinon des aptitudes incompatibles, du moins des compétences, des préoccupations, des mobiles et des buts très différents. L’un se préoccupe des desiderata de la science, et l’autre des besoins de l’industrie. L’un cherche des vérités, l’autre des précédés. Le savant, dès qu’il a atteint son but, s’empresse de divulguer ses résultats ; l’inventeur, dès qu’il a atteint le sien, court faire breveter son invention. Le savant donne, l’inventeur vend. Le premier vise à la gloire et le second à la fortune. Il arrive quelquefois que ce dernier s’enrichit ; c’est un risque que ne court jamais l’autre.

Qu’il se fasse inventeur, dira-t-on peut-être, et quand il aura, comme savant, découvert un filon inexploré, au lieu de livrer aux autres sa trouvaille, qu’il l’exploite lui-même, il courra alors les mêmes chances de fortune que l’inventeur et comme celui-ci il pourra se passer de l’Etat.

Je ne répondrai pas qu’on lui trace là une règle de conduite qu’il pourra lui être difficile de suivre, car il est clair que si la fortune avait pour lui un attrait irrésistible, il ne se fût pas fait savant. Mais je ne veux pas prendre en considération que votre intérêt, celui du public. Voici donc que le savant, dès qu’il en trouve l’occasion, se fait inventeur. Mais si le savant déserte la science, qui fera des découvertes ?

Or, nous l’avons déjà dit, et c’est l’évidence même : plus de grandes découvertes théoriques, plus de grandes applications ; partant, plus de grands progrès industriels. Vous n’avez la lumière et le télégraphe électrique que parce que des théoriciens qui n’ont jamais pensé ni à l’une ni à l’autre, ont découvert les faits physiques et chimiques qu’ont eu seulement à mettre en œuvre les technologistes, que le vulgaire prend pour les seuls auteurs de ces grandes inventions. Croit-on qu’il eût été avantageux que Volta, Galvani, Œrstedt, Ampère, Arago, Faraday, de grands physiciens qu’ils furent, se fussent faits technologistes pour vivre ?

Il est donc évident qu’il y a le plus grand intérêt public à ce que les théoriciens ne soient pas détournés de leur vocation. Or, on agite en ce moment la question de savoir comment le soleil répare ses pertes, car on comprend qu’il ne peut toujours donner sans jamais recevoir ; à plus forte raison doit-on juger la chose impossible à un savant. Et puisque celui-ci n’a pas comme le peintre, comme le musicien, comme l’auteur dramatique, la possibilité de battre monnaie avec ses produits ; puisque, d’un autre côté, l’aptitude scientifique et le goût de la recherche ne sont pas les attributs ordinaires de la fortune, il n’y a qu’un moyen d’avoir des savants, et c’est de les pensionner.

Notons que la question de l’existence est pour le savant un problème bien plus compliqué que pour l’artiste chez l’un et l’autre, travail de tête également absorbant ; mais le savant n’est pas seulement un penseur, il travaille de ses mains, il lui faut un atelier (laboratoire), des outils, c’est-à-dire des appareils nombreux, délicats, précis, très coûteux, des matières premières rares et précieuses.

L’œuvre qu’il vous livre ne représente pas seulement une dépense plus ou moins grande d’intelligence ; un capital argent souvent considérable s’y trouve enfoui. Tout cela pour aboutir à la production d’une valeur qui n’a cours sur aucune place ! vous voyez bien qu’il est indispensable que la protection s’en mêle.

Soit ! dira-t-on encore, une découverte scientifique ne se vend pas ; mais l’exposition de cette découverte sous forme d’article, de brochure ou de livre ne fournit-elle pas au savant le moyen d’obtenir la rémunération à laquelle il a droit ? qu’il porte son article à une revue, sa brochure ou son livre à un éditeur : le voilà dans des conditions communes à tous les écrivains. Plus sa découverte sera grande, plus il en retirera un salaire élevé.

Erreur. Recherche et vulgarisation font deux. Le savant ne s’adresse pas au public. Il parle une langue inintelligible pour d’autres que pour un petit nombre d’initiés, ce dont on a fait bien souvent un sujet de plaisanteries fautes d’avoir réfléchi que, le savant employa-t-il le vocabulaire de tout le monde, la foule ne le comprendrai pas davantage. Il ne vend pas, il donne les écrits dans lesquels il consigne ses découvertes, bien heureux encore que des recueils tels que les Annales de physiques et de la chimie, les Annales des sciences naturelles, les Comptes rendus de l’Académie, consentent à insérer gratuitement sa prose.
Et il ne faut pas croire que, pour ne point payer de droits d’auteur, les libraires puissent s’enrichir beaucoup à ce métier : les libraires originaux, souvent hérissés de formules, entassent des frais de composition élevés, ils nécessitent des dessins coûteux, et le nombre des amateurs est si restreint ! le savant veut-il avoir à sa disposition un certain nombre d’exemplaires de son œuvre, on en tirera autant qu’il lui plaira… a ses frais ; il les paie et les donne. Quelquefois il aura l’ambition de réunir en un volume les travaux publiés par lui sur un sujet donné ; rien ne s’y oppose, s’il est assez riche pour payer sa gloire. L’impression de la Philosophie anatomique a coûté 30,000 francs à Geoffroy Saint-Hilaire, qui n’est pas rentré dans la moitié de cette somme.

Qui ne connaît le bel ouvrage de M. A. Gaudry sur les Fossiles de l’Afrique ! sait-on à combien il se tire ? A 300 exemplaires, dont le ministre a pris une bonne part, sans quoi la publication en eût été impossible.

En voilà assez, je pense, pour justifier l’adhésion que nous avons donnée à la noble, à l’intelligente proposition de M. Fremy.

M. Fremy demande la création d’un certain nombre de places. Elles sont nécessaires. Preuves :

Il y a de cela nombre d’années, le Muséum envoya un naturaliste en mission. Dix mille francs étaient alloués à celui-ci pour ses frais de voyage. Au retour, il va trouver les professeurs administrateurs du Muséum : « Vous m’avez remis dix mille francs, j’en ai dépensé sept, voici ce qui me reste. » Il est depuis peu membre de l’Académie : 1,500 francs par an, et n’a pas d’autre place.

M. Fremy demande que les emplois nouveaux soient réservés à des savants qui se vouent non à l’enseignement, mais à la recherche. Il a raison de demander. Preuve :

Une surdité invétérée a fermé à un membre de l’Académie, non moins éminent que le précédent, la carrière du professorat. A cinquante ans passés, il occupe encore la position dépendante, celle d’aide naturaliste. Et combien n’en est-il pas d’autres qui, pour n’être pas sourds, n’en sont pas moins impropres à l’enseignement ! On les voit professer, devant des banquettes désertes, des scientifiques qui, ailleurs, attirent le foule. Pourquoi ont-ils postulé un emploi auquel ils étaient si peu propres, parce qu’il n’y en avait pas d’autres.

Enfin, M. Fremy demande que les titulaires des places nouvelles ne soient point subordonnés aux titulaires des chaires existantes, et qu’ils soient indépendants de ceux-ci ; et il a mille fois raison de demander, puisque ceux qu’il s’agit de pourvoir sont, non des élèves, mais des gens en état de marcher seuls.

Aujourd’hui, la recherche et l’enseignement sont confondus ; la recherche n’est même pas qu’une annexe de l’enseignement. L’Etat ne voit que l’enseignement, qui à la rigueur se passerait de lui.

On conçoit, en effet, que le professeur puisse être rétribué directement par ses élèves, et il trouve dans la rédaction de livres élémentaires une source de revenus qui n’est pas à dédaigner ; tel ouvrage de ce genre pour le produit vaut une bonne ferme.

Dans un très grand nombre de cas, le professeur pourrait donc se passer de protection ; par conséquent, c’est sur le chercheur que désormais devra se porter de préférence la sollicitude de l’Etat (1 ).

IV

Le travail scientifique comprend deux fonctions bien distinctes :

La recherche,

L’enseignement,

Autre chose est de découvrir des vérités nouvelles, autre chose d’enseigner les vérités acquises, incontestées. On peut être un inventeur de génie et n’avoir aucune des qualités du professeur ; on peut être un professeur de premier ordre et n’être qu’un inventeur médiocre.

Or, si imparfaite est notre organisation scientifique, que ces deux fonctions sont confondues ensemble, et que celle qui doit incontestablement passer la première n’est qu’une simple dépendance de l’autre.

Tous les moyens de travail sont, en effet, attachés aux chaires professorales ; et qui veut avoir à sa disposition un laboratoire ou des collections, doit postuler une chaire.

C’est un des motifs pour lesquels tant de chaires sont si mal tenues et tant de laboratoires si mal utilisés.

De ce mauvais emploi des facultés, je pourrais citer une multitude d’exemples fournis par nos contemporains ; j’aime mieux les emprunter aux morts ; la confusion que je signale n’est pas un mal.

Nommons en passant l’immortel auteur du Livre des Principes. L’un des horizons de ce grand homme écrit :

« Newton qui, dans sa chaire à Cambridge, aurait pu répandre et propager ses doctrines, n’avait aucune des qualités du professeur. Une fois par semaine il venait dans la salle des cours, le plus souvent il la trouvait vide, et s’en allait bien content d’en être quitte à si bon marché. »

Voilà, certes, de quoi mettre à couvert l’amour-propre de ceux des membres actuels du haut enseignement auxquels la critique contestait « les qualités du professeur. »

Cherchons des exemples plus près de nous ; il y en a d’éclatants :

« La vocation d’Ampère était de ne pas être professeur » c’est Arago qui le dit. Cependant, ajout-t-il c’est au professeur qu’on l’a forcé de consacrer la plus belle partie de sa vie ; c’est par des leçons rétribuées qu’il a toujours dû suppléer à l’insuffisance de sa fortune patrimoniale.

« Une blessure grave qu’Amère reçut au bras pendant sa première jeunesse, n’avait pas peu contribué à le priver de toute dextérité manuelle. Le premier emploi qu’on lui donne est cependant celui de professeur de physique, de chimie, d’astronomie, à l’Ecole centrale du département de l’Ain. Le professeur de physique manquera inévitablement ses expériences, le chimiste brisera les appareils, l’astronome ne parviendra jamais à réunir deux astres dans le champ de la lunette d’un sextant ou d’un cercle à réflexions ; sont-ce là des difficultés réelles pour le type moderne qu’on appelle l’administrateur ? ses fonctions lui donnent le droit de nommer. Une place devient vacante, il nomme, et tout est dit ! »

Arago nous conduit ensuite à l’école polytechnique, ampère y enseignait l’analyse. « dans ces nouvelles fonctions, il n’avait plus à manier des cornues, des machines électriques, des télescopes ; on pouvait donc compter cette fois sur un succès complet ; mais le savoir, mais le génie ne suffisant pas à celui qui se voue à l’enseignement d’une jeunesse vive, pétulante, moqueuse… quelques bizarreries, l’ignorance du monde, ce que, dans notre société tout artificielle, on appelle un manque de tenue, n’empêchaient pas assurément qu’Ampère ne fût un des savants les plus perspicaces, les plus ingénieux de notre époque ; mais on doit l’avouer, les leçons en souffraient ; mais les forces d’un homme de génie auraient facilement reçu un emploi plus judicieux, plus utile ; mais la science elle-même, dans sa juste susceptibilité, pouvait regretter qu’un de ses plus nobles, de ses plus glorieux représentants, se trouvât exposé aux plaisanteries d’une jeunesse étourdie et de quelques désœuvrés. »

Quiconque est au courant des choses de l’enseignement supérieur sait que l’exemple d’Ampère est pris entre cent autres. L’un des résultats de la proposition de M. Fremy serait de faire cesser cette situation. Le caractère essentiel de son projet est en effet d’introduire le principe de la division du travail à la base de notre organisation scientifique, où tout est confondu ; de séparer l’une de l’autre les deux branches principales de l’activité scientifiquev ; de faire de la recherche la place qui lui revient à côté de l’enseignement et de les mettre entre eux sur un pied d’égalité parfaite.

Cette proposition réalisée permettrait de mettre chacun au poste que ses aptitudes lui assignait : celui qui a les qualités du professeur, dans une chaire, celui qui a les qualités de l’inventeur, dans un laboratoire ou dans une collection. Une cause d’abaissement dont la science et le professorat subissent les effets chaque jour plus marqués serait éliminée. Il en restera bien assez d’autres. Une cause d’abaissement dont la science et le professorat subissent les effets chaque jour plus marqués serait éliminée. Il en restera bien assez d’autres.

Arago montre Ampère obligé, pour subvenir aux dépenses de ses recherches, de postuler chaque année la mission d’inspecteur général de l’Université, à laquelle il était tout aussi impropre qu’à l’emploi de professeur et dépensant, pour obtenir ces missions, « plus de temps, de finesse et d’esprit qu’il ne en avait fallu pour créer un chapitre de ses théories électromagnétiques. »

« L’homme qui, sans sourciller, voyait le persil figurer pour une somme annuelle de 600 francs sur ses comptes de ménage, était chargé, de contrôler les comptes de literie, d’ameublement et de cuisine de nos collèges ! Et qu’on ne croie pas, dit Arago, qu’Ampère fût beaucoup plus propre à examiner les professeurs et les élèves. Une fois excitée, son ardente imagination franchissait, à vol d’oiseau, le cadre des théories classiques. Un seul mot, vrai ou faux, prononcé devant notre, confrère, le jetait souvent dans des routes inconnues, qu’il explorait avec une étonnante perspicacité, sans, tenir alors aucun compte de son entourage.

« C’est ainsi que, d’année en année, la théorie d’Avignon, la démonstration de Grenoble, la proposition de Marseille, le théorème de Montpellier venaient enrichir, ses cours publics de l’Ecole polytechnique et du Collège de France ; mais cette habitude qu’avait notre confrère de désigner chacune de ses conceptions par le lieu où elle était née, autorisait à craindre qu’il ne prêtât aux élèves, ni à Avignon, ni à Marseille, ni à Montpellier, ni à Grenoble, l’attention soutenue qui doit dominer dans un examinateur. »

Arago ne pensait pas qu’un aussi misérable emploi des plus hautes facultés intellectuelles fût une chose normale. « Le remède, écrivait-il, ne serait pas difficile à trouver. Je voudrais que notre colossal budget n’oubliât pas que la France est avide de tous les genres de gloire ; je voudrais qu’il assurât une existence indépendante au petit nombre d’hommes dont les productions, dont les découvertes, dont les ouvrages commandent l’admiration et sont les traits caractéristiques des siècles ; je voudrais que ces puissances intellectuelles, dès qu’elles se sont manifestées, le pays les couvrit de sa protection tutélaire ; qu’il, présidât à leur libre, à leur entier développement ; qu’il ne souffrit pas qu’on, les usât sur des questions vulgaires. »
Ce projet mériterait assurément d’être pris en considération. Quel avantage pour le pays, si le savant dont les découvertes ont mis le nom hors de page pouvait se faire dans la science une situation assez haute, assez indépendante pour ne pas ambitionner d’autre grandeur !

Parvenu au faite de la gloire, Newton fat nommé, contrôleur d’abord, puis directeur de l’a Monnaie. Il parait qu’il en remplit fort bien les fonctions ; mais y avait-il besoin d’être un Newton pour les remplir ? Elles ne l’absorbaient pas tout entier, et. Flamsteed, directeur le l’Observatoire de Greenwich, ayant raconté que Newton lui avait demandé des observations de la lune : « Je n’aime pas à faire penser, lui écrivit Newton, que je gaspille le temps qui doit être employé aux affaires du roi. » Mais Newton, directeur de la Monnaie, ne gaspillait-il pas le temps qui eût dû être employé aux affaires du genre humain ?

Etait-il besoin d’avoir écrit les Recherches sur les ossements fossiles, pour diriger convenablement la section dg l’intérieur du conseil d’Etat, et était-ce un digne emploi des facultés d’un Cuvier que l’examen des demandes de concessions, les autorisations de constructions de chemins, de ponts et d’usines, etc. ? « Durant les treize dernières années de sa vie, dit M. Pasquier dans son Eloge de Cuvier le nombre des affaires qui ont passé sous ses yeux dans ce comité, effraie l’imagination. Il s’est élevé jusqu’à dix mille par année. » Mais aussi la grande anatomie comparée, qui a été le rêve de toute la vie de Cuvier, n’a jamais été écrite. « Et tant de choses cependant qui me restaient à faire ! - s’écriait-il sur son lit de mort : - trois ouvrages importants à mettre au, jour ! Les matériaux étaient préparés, tout était disposé dans ma tête, il ne me restait plus qu’à écrire ; et voilà que ma main me fait faute et entraîne la tête avec elle. » (Mistress Lee, Mémoires.)

Le projet d’Arago est donc digne d’être repris ; mais celui de M. Fremy répond à un besoin plus urgent. Arago n’avait en vue que les individualités exceptionnelles. M. Fremy pense à tous ceux qui se vouent, j’allais dire qui se sacrifient au service de la science. Qu’ont-ils, en effet, à recueillir dans cette voie ?, La fortune ? jamais ; la renommée ? rarement. L’estime des pairs, la satisfaction d’être utiles, les joies de la recherche : voilà leur plus sûre récompense. Pour combien de gens une vie ainsi employée ne serait-elle pas une vie sacrifiée !

Reste, une question, celle du mode de nomination aux places dont M. Fremy demande la création. Le. Moniteur scientifique dit à ce sujet :

« Nous accorderons, et avec plaisir, que si tous les professeurs et tous les académiciens étaient doués de l’impartialité et du libéralisme de M. Fremy, le procédé qu’il propose serait fort acceptable ; mais il n’en est pas et ne peut en être ainsi. Les corps professoraux et l’Académie, l’Académie surtout, par les faveurs dont elle dispose aujourd’hui, tiennent en l’état de vasselage tous ou presque tous les jeunes savants ; que serait-ce si l’on ajoutait à leur privilèges celui de disposer de soixante place, nombre suffisant, avec celles actuellement existantes, pour absorber toutes les grandes aptitudes scientifiques de la France ? »

Ce n’est pas nous qui contesterons la valeur de cette critique. Mais si, entre les moyens actuellement pratiques, M. Fremy a choisi le moins défectueux, il a fait évidemment tout ce qui était possible. L’heure des mesures radicales n’a pas encore sonné.

Quel sera le sort de la proposition de M. Fremy ? Je n’en ai pas la moindre idée. Mais ce dont je suis bien sûr, c’est qu’à part quelques privilégiés, il n’y a pas en France un seul homme de science qui ne soit reconnaissant à M. Fremy de l’initiative généreuse qu’il vient de prendre.

Sa brochure se vend au profit de la Société des amis des sciences (1 ).

V

La proposition de M. Fremy a trouvé un contradicteur qui lance coutre elle une brochure in-4°, non signée, et qui ne se vend pas. On dit que cette brochure est d’un membre de l’Institut ; c’est bien possible. Elle est du moins d’un satisfait. Je me trompe : l’auteur trouve que ceux qui ont tout n’ont pas encore assez, et il voudrait qu’on améliorât leur position avant de penser à ceux qui n’ont rien, - préoccupation qui trahit l’orfèvre.

Voyons ses raisons.

M. fremy demande au profit des « personnes qui cultivent avec la plus de distinction les sciences, mathématiques, physiques et naturelles » la création d’un certain nombre de places auxquelles seraient attachés des traitements variant de 2,000 à 6,000 francs ! - L’auteur anonyme trouve peu digne de savants « d’être classés par catégories, à prix différents, suivant l’importance de leurs travaux... » Il entend donc la dignité autrement que ne l’entendent les officiers, les magistrats, les ingénieurs et les professeurs de l’Etat, et de l’expéditionnaire au ministre, tous ceux qui reçoivent un salaire. Cette première objection est plus que faible ; passons à la seconde.

Les savants nommés pour un temps limité aux places dont il s’agit « auraient pour mission, - c’est M. Fremy qui parle, - de faire avancer la science ; » et ils ne seraient maintenus à leur poste qu’autant qu’ils auraient rempli cette condition ; en d’autres termes, en leur donnant des moyens de travail on leur imposerait l’obligation de travailler. Cela chiffonne le contradicteur. « vous enlevez à la science son inspiration, sa spontanéité, son génie enfin, » s’écrie-t-il. Que cela sent bien son savant arrive ! On sera obligé de travailler : donc plus de génie. Il dirait volontiers avec Schaunard, dans cette pièce malsaine de H. Hurger : « Je connais ça, c’est dans la nature ; il y a des années où on n’est pas en train. » C’est décidément un membre de l’Institut.

Il est ’incontestable que la condition du travail ferait aux titulaires des places que M. Fremy propose de créer une situation bien différente de celle des titulaires inamovibles des places actuelles, qui peuvent, s’ils ont un ou plusieurs laboratoires, le ou les laisser chômer ; s’ils disposent de collections précieuses, les laisser se détériorer ; s’ils ont accaparé jusqu’à quatre chaires, les transformer en sinécures.

Mais cette différence est toute à l’avant age et à l’honneur du projet de M. Fremy, et on ne comprend pas comment elle aurait les conséquences dont nous menace l’auteur innomé de la brochure. Ce qu’on voit, au contraire, très bien, c’est que le principe de nomination temporaire appliqué aux places nouvelles pourrait constituer un précédent inquiétant, pour quelques uns des titulaires des places anciennes ; du moins créerait-il un terme de comparaison désobligeant pour eux.

L’auteur de la brochure a peut-être intérêt à ne pas laisser ce précédent s’établir mais qu’il veuille donc être logique : si un savant, à qui, en échange d’avantages qui lui sont assurés, on ne demande qu’une chose : de travailler, le laissant d’ailleurs libre de choisir ses sujets de méditations et de recherche ; si ce savant, parce qu’on lui interdit d’attendre indéfiniment « que cela vienne » est privé de son inspiration, des spontanéité et de son génie, que deviennent donc l’inspiration, la spontanéité et le génie de ceux à qui l’Académie propose tous les ans des sujets de prix ? Certes, ce n’est pas moi qui défendrai l’institution surannée des prix proposés, mais c’est à l’auteur de la brochure, s’il était conséquent avec lui-même, qu’il eût appartenu d’en faire critique.

Il objecte encore que les « savants pensionnés » Comme il les nomme, seraient plus payés que les membres de l’Institut ce, qui, selon lui, « pourrait diminuer l’influence des corps savants au profit de la nouvelle institution. » Je crois qu’ici l’auteur calomnié notre époque, ce qu’on eût pu croire impossible. Si le public proportionnait l’estime qu’il fait de l’Institut à l’importance du traitement que reçoivent les académiciens, l’Institut serait bien bas dans l’opinion : 1,500 francs de considération par an, en un temps de prospérité comme le nôtre ! Dieu merci, nous ne sommes pas encore descendus jusque-là. Il est possible que l’institut, nonobstant son rang hiérarchique, ne soit pas universellement regardé comme l’expression intellectuelle du temps et du pays ; mais certainement la modicité de sa notation n’est pour rien en l’affaire. En fût-il autrement, l’institution nouvelle ne changerait rien à la situation. Les membres du haut enseignement sont moins misérablement rétribués que les académiciens, et si l’influence de ceux-ci dépend du traitement qu’ils reçoivent, cette influence est perdue depuis longtemps, et le professorat en a hérité. Tout cela est simplement absurde. D’ailleurs, prenons garde, séduits par la facilité de la tâche, de faire les académiciens plus intéressants qu’ils ne le sont. Comme le maître Jacques de l’Avare, la plupart d’entre eux concentrent bien des fonctions non gratuites en leurs personnes. Enfin, s’ils sont trop mesquinement rétribués, qu’on demande pour eux une augmentation, mais qu’on ne fasse pas de l’amélioration qui est à introduire de ce côté un argument contre le bien qu’on propose de réaliser ailleurs.

L’auteur anonyme ne trouverait cependant « ni possible ni convenable, q’au besoin l’institution nouvelle vint en aide aux académiciens eux-mêmes. » Et pourquoi cela ? « Parce que, dit-il, le principe si nécessaire de l’égalité entre confrères serait complètement bouleversé. » Quel sens cela a-t-il ? X et Y sont l’un et l’autre de l’Académie, mais tandis que le premier cumule les fonctions de professeur, de directeur de tel établissement scientifique ou de doyen de telle faculté, d’inspecteur général de l’Université, et cætera (car il serait plus court de dire ce qu’il n’est pas que d’énumérer ce qu’il est) ; le second n’est qu’aide naturaliste à 2, 400 francs de traitement. Cependant cette différence de position n’empêche pas qu’en tant qu’académicien X et Y ne soient parfaitement égaux entre eux. Mais qu’un académicien devienne titulaire de l’une des places proposées par M. Fremy , oh ! alors, « le principe si nécessaire de l’égalité entre confrères sera complètement bouleversé. » Ainsi raisonne l’auteur de la brochure, et je parie bien qu’il n’est plus depuis longtemps à la ration congrue d’aide naturaliste. Encore une fois quelle logique est-ce là ? Mais passons.

Enfin, il demande quels seront les juges des candidatures. M. Fremy a répondu : « le Muséum, le Collège de France, les Facultés et l’Institut » - « Que d’embarras, reprend le contradicteur, vous ménagez à ce jury ! » Pauvre jury ! Mais ce qui me frappe bien d’avantage, c’est l’accroissement d’influence que ces attributions lui procureraient. Mais c’est un mal d’aujourd’hui inévitable. M. Fremy a pris nécessairement les juges où notre institution scientifique voulait qu’il les prit, parmi ceux qui sont déjà investis du droit de présentation ou de nomination aux places vacantes. Pour les prendre ailleurs, il faudrait une réforme préalable et radicale des institutions, qui n’est pas encore mûre, qui peut-être d’ailleurs n’entre pas dans les vues de l’honorable auteur de la proposition que j’examine dans tous les cas, cette question est très distincte de celle qu’il a soulevée, et il a bien fait de ne pas compliquer celle-ci de celle-là.

Telle est la brochure de l’anonyme qui n’a pas eu besoin de modestie pour ne se point se nomme.

Il termine par une apostrophe à l’adresse de M. Fremy : « faites ceci- lui dit-il, et faites cela ; élevez le traitement des professeurs et des savants (c’est décidément un professeur), mais ne créez pas de classe privilégiées. » Ce qui prouve bien qu’il n’attache pas aux mots le même sens que nous. Car, j’ai beau chercher en quoi le titulaire d’un laboratoire, chargé de faire avancer la science, sera plus ou autrement privilégié que le titulaire d’une chaire chargé d’enseigner la science ; je ne trouve pas. Peut-être l’auteur réserve-t-il le nom de privilège aux avantages dont il n’est pas appelé à jouir.

Il a cependant de bonnes paroles pour le confrère qu’il a cru devoir contredire. « Tout en n’admettant pas, écrit-il, l’organisation proposée par M. Fremy pour les carrières scientifiques, sa Note nous le fait estimer davantage, car elle, prouve que les difficultés que rencontrent dans la vie, ses élèves et ses, confrères eux-mêmes ne le laissent pas indifférent. Nous devons notre reconnaissance à cet illustre académicien, qui voudrait voir heureux ceux qu’il aime ou qu’il encourage. »

Ces lignes font l’éloge de celui qui les a écrites, mais il n’en est pas moins vrai qu’il n’a rien compris à la position de M. Fremy, laquelle a deux buts :

1° Mettre des instruments de travail entre les mains de savant qui sans cela resteront plus ou moins complètement inutiles à eux-mêmes, à la science et au pays ;

2° Séparer à leur avantage commun, et mettre sur un pied d’égalité deux fonctions bien distinctes : l’enseignement de la science et la production scientifique (1 ).

- In-4°, chez Gauthier-Villars

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Commentaire laissé sur le blog, le Le vendredi 8 décembre 2006 à 13:05

Extrait d’une chronique de Jean-Marc Levy-Leblond, physicien (théoricien), et épistémologue (expérimentateur), dans la revue La Recherche, N° 403, décembre 2006, page 97.

Chercher ou/ enseigner

« La plupart des jeunes gens qui entrent dans la science […] manquent de moyens de travail, souvent même de moyens d’existence. Leur avenir est fort incertain. Aussi, qu’arrive-t-il ? C’est que le nombre de ceux qui osent s’engager dans cette ingrate carrière tend à diminuer ; la science est de moins en moins cultivée pour elle-même. On voit des jeunes gens abandonner des travaux de sciences pures pour se jeter dans l’industrie. L’Industrie fait à la science une concurrence funeste à celle-ci, et qui, si l’on n’y prend garde, finira par tourner au détriment de ceux qu’elle favorise aujourd’hui, car […] ce sont ces travaux de science pure et abstraite qui conduisent aux grandes découvertes industrielles. »

N’était le style, ne croirait-on pas ces lignes issues d’un argumentaire du mouvement « Sauvons la recherche » ? Elles datent de 1868, et sont dues à Victor Meunier [1], dans une élogieuse recension [2] d’un opuscule d’Edmond Frémy, Organisation des carrières scientifiques. L’auteur, chimiste, membre de l’Institut, y proposait une mutation radicale des institutions scientifiques, où, à l’époque, seul l’enseignement offrait des postes.

[1] Victor Meunier était un écrivain scientifique de tendance fouriériste, rédacteur en chef de « Cosmos&nbsp, », revue encyclopédique hebdomadaire des progrès des sciences et de leurs applications.

[2] Ce texte est sur le site



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