Il n’y a pas de problème : le prisonnier est un être sacré parce que c’est un être livré et qu’il a perdu toutes ses chances. Si cet homme s’est rendu personnellement responsables d’actes criminels, il doit être jugé, et s’il est condamné à mort, il a des droits afférents à la règle des condamnés à mort ; l’exécution devant être net, conséquence directe du jugement, rien ne peut être « ajouté » et rien ne doit être subi par le condamné en marge de ce déroulement linéaire. La barbarie c’est ce que quiconque y ajoute.
Les prisonnier de guerre allemands, dans leur grande majorité, ne sont pas des criminels ; n’étant passibles d’aucun jugement, ils relèvent seulement du statut des prisonniers admis par toutes les nations, et risques précisément d’être soumis à des actes ajoutés. Cela s’est produit en France. Pas un instant on ne doit douter que nous le condamnions absolument.
Le contenu de cette condamnation n’est pas simple et c’est de cette complexité que nous voudrions rendre compte.
Nous ne voulons pas écrire une ligne qui ne puisse être comprise par tous nos camarades déportés ; nous voulons tenir compte des instincts les plus diffus, de toutes les difficultés qu’oppose la nature chez chacun de ces camarades ; nous souhaitons en somme que notre position paraisse aussi valable à ceux qui la repousseraient d’instinct qu’à ceux qui l’admettent comme une évidence.
Si nous n’y parvenions pas , si notre attitude devait demeurer militante, si de bonne foi et sur un problème aussi grave, une division devait s’établir, c’est que non seulement la guerre et la captivité n’auraient servi de rien, mais que peut-être ni l’une ni l’autre n’auraient été totalement vécues.
Au contraire, une véritable prise de conscience de la condition captive doit entrainer un refus absolu d’admettre des actes.
Plus généralement, la même indignation exprimée ou secrète qui animait les Français contre la barbarie nazie, doit maintenant s’exprimer aussi clairement, aussi secrètement contre l’attitude de certains Français. Si nous en parlons, ce n’est pas simplement pour dire qu’il est ignoble d’avoir laissé mourir de faim certaines catégories de prisonniers allemands, ou d’en descendre quelques-uns en douce au coin d’un camp à la faveur de la nuit ; c’est surtout pour affirmer que, loin de nous venger, celui qui abat ou frappe un prisonnier allemand, nous insulte en nous associant à lui dans sa conscience, si tant est qu’il y règne la clarté de la vengeance et non plutôt l’épaisseur d’arrière-pensées de satisfaisant du coup dans le dos. On doute fort que parmi ceux qui ont maltraité ces Allemands il y ait des déportés, mais s’il en était ainsi, le cas serait plus grave parce qu’en apparence moins exceptionnel ; c’est cette apparence qu’il faut crever.
Les crimes du nazisme ne se qualifient pas, mais appartiennent à un genre possible de l’humanité. De ce qui était possible nous en avons fait l’expérience, et la caricature lilliputienne du grand « exemple » nous inspire le mépris et le dégoût. Seul le monde dans sa vie peut venger chaque jour ceux qui sont morts, parce que ces morts ne sont pas ordinaires ; seule une victoire des idées et des comportements pour lesquels ils sont morts, peut avoir le sens d’une vengeance ; cette mort ne se mesure pas à la nouvelle mort d’un homme, c’est l’avènement, le développement d’une société et d’un certain monde intérieur qui peuvent y répondre. Ces morts sont absents de toutes les manifestations qui pourraient défigurer les hommes se croyant justes, ils sont là au contraire, dans les moments où cessant de « penser » à eux, la société tente d’intégrer le sens de leur sacrifice.
Tout le reste est souillure et écrivant cela nous songeons cependant à ces femmes allemandes qui riaient devant notre troupeau, lors de notre évacuation, à celle qui un jour dans une usine, riaient aussi lorsque Meister (contremaître) écrasait de coups de poing et du coup de pied un malheureux Italien qui n’avait plus force de soulever une très lourde pièce. Nous revoyons aussi ce civil allemand, si semblable de la langue, de nuque, de dos, à tant d’autres Allemands, qui ne pouvait s’empêcher, passant près de nous à l’usine, de nous flanquer des coups de poing sur la tête ; nous pensons à notre haine. elle s’étendait à presque tous, car presque tous ne cessaient de souhaiter notre mort, ou du moins acceptaient notre malheur « visible ». Sans doute, quelques-uns n’approuvaient pas, nous plaignaient même, mais ils vivaient dans la terreur du Lager. Cette haine s’étendaient à tout, aux maisons, à la démarche de n’importe quel inconnu et ce n’était pas librement que nous ressentions la grâce d’un petit enfant blond que l’on voyait le dimanche devant la ferme voisine du kommando. Nous n’avions pas l’impression qu’un châtiment nous était imposé dont les inspirateurs et les exécutants eussent seuls porté la responsabilité, mais plutôt que nous vivions dans un état hors de toute règle, où tout, à chaque instant, était toujours possible et qu’en somme une telle manière de vivre ne pouvait tenir dans les limites des notions de faute et de peine, mais procédait d’une absence définitive d’idées sur les rapports des hommes entre eux. Ce goût de désarticuler la vie et en même temps cet abandon à une logique qui conduit à la chambre à gaz, étaient d’essence trop profonde pour que nous ne fussions pas tentés de les reconnaître chez d’autres Allemands. Nous avions ainsi l’intuition d’une responsabilité diffuse parce que nous sentions, comme le dit Merleau-Ponty, que « les chefs sont mystifiés par leurs propres mythes et les troupes à demi complices, que personne ne commande et que personne n’obéît absolument ».
Cette attitude allemande nous paraissait écrasante, et maintenant en France, dans une une conjoncture infiniment plus atténuée, de nature essentiellement différente, nous ne voudrions pas en retrouver l’ombre. Je n’écarte pas non plus cette sorte d’horreur et de terreur que je ressentis, en revenant de Dachau, dans une salle de café d’un village d’Alsace, en regardant un jeune homme d’aspect germanique ; je n’écarte pas le malaise instantané que me provoqua récemment au cinéma pendant la projection d’un vieux film allemand, l’audition de certaines tonalités de la langue où je pouvais retrouvais celles de nos kapos. Et tant d’autres hallucinations. Car nous sommes revenus hallucinés et maintenant encore, nous avons ces nuques et ces dos dans les yeux, et, lorsque nous voyons des prisonniers allemands, nous retrouvons les mêmes nuques, les mêmes dos. Il serait faux de dire que nous y restons indifférents, mais il serait sot de penser que nous sentons une tentation quelconque de nous venger sur eux, imbécile surtout de croire que, « plus que d’autres », nous pourrions avoir cette tentation. Il nous reste une stupeur, mais elle ne peut se traduire par aucun acte. Aussi étrangers et incompréhensifs étions-nous devant les rires des femmes allemandes, autant le sommes-nous devant tout acte dirigé contre les prisonniers allemands. Penser qu’un déporté puisse se réjouir de ce que certains Allemands en France soient en train de devenir eux-mêmes des « déportés », ou simplement le tolérer, c’est croire qu’ayant reçu en Allemagne une bonne correction, nous nous réjouissons qu’on la rende à ceux qu’on a sous la main. C’est ne rien comprendre à ce qui a été vécu là-bas. Imaginer que nous puissions être « dans le coup », faire cela en pensant à nous, c’est croire que les « mœurs » de là-bas ont mordu sur nous, et même, que par un mimétisme infernal, nous en avons pris le goût. C’est surtout ne pas comprendre qu’en s’acharnant sur les prisonniers allemands on perpétue l’enfer.
Pour la victoire des notions simples de justice, de liberté, de respect de l’homme, des centaines de milliers de camarades sont morts dans les camps d’Allemagne. peut-être est-il permis d’espérer qu’il n’est pas déjà trop tard pour croire à cette victoire. En maltraitant les prisonniers de guerre de faim, on trahit ces notions qui font le contenu le plus valable de la victoire ; on bafoue ces morts et nous-mêmes. Comment pourrions-nous l’accepter ? Pourquoi, revenus en France, aurions-nous changé nos idées ? Dans cet ordre, il n’y a pas une morale du départ et une morale de retour.
Nous avons vu ce que les hommes ne « doivent » pas voir ; ce n’est pas traduisible par le langage. Haine et pardon n’y répondent pas d’avantage. Sortis de là, quelle que fût notre condition, nous avions l’envie, jusqu’au vertige, de croire à notre liberté. Lorsque nous étions des squelettes, cette croyance nous eût violents à l’égard de toute humiliation arbitraire de l’homme ; maintenant que nous avons de la chair sur les os, il ne faut pas qu’elle faiblisse, qu’elle s’englue.
Je me souviens du vendredi saint de 1945 ; nous étions encore détenues et nous nous étions réunis avec quelques camarades en dehors de tout esprit confessionnel. Je dois dire que la Passion du Christ ne nous proposait rien de plus que ce que nous vivions. Il assumait sa responsabilité ; nous non plus sans doute, nous n’avions jamais cessé de revendiquer la nôtre. Actuellement, devant des prisonniers allemands maltraités, dans un sens inverse, nous nous sentons le besoin de défendre les mêmes valeurs menacées.
Sans doute là-bas, la vérité était simple ; auprès d’elle toutes les images ennemies se noyaient. C’est cela qui rend difficile le retour à une vie où cette vérité est diluée dans toutes les aventures de l’existence, jamais seule.
Mais il ne dépend pas de nous de nous sentir libérés d’un engament dont le respect de l’homme est l’enjeu. Cette expérience nous a rendus physiquement sensibles à l’homme privé de liberté. Un homme enfermé est désormais un homme auquel on « pense » ; on est dans son intimité. Sans tirer de là des conclusions puériles, on peut dire qu’à l’intérieur de sa condition, et en fonction de ce à quoi il risque d’être soumis, le captif a toujours raison.
Le châtiment - la mort mise a part - c’est la privation de la liberté. Le reste appartient aux barbares.
Si je pensais m’être écarté insensiblement de ce que je crois être la conscience profonde de nos camarades, aucun des mots ne vaudrait. cependant, je crois que si ce texte tombait sous les yeux de la mère, que je connais, d’une amie morte à Ravensbrück, cette femme serait épouvantée ; peut-être serait-elle tentée de m’insulter ... Elle y verrait un blasphème, une trahison. cependant, je sais que c’est à notre amie que je suis fidèle.
Il y a aussi ceux et ces familles qui, dans l’impossibilité de compenser par un acte le poids de leur douleur, se taisent ; d’être ainsi retiré, c’est sans doute encore rester dans l’enfer. Il faut en sortir.
Nous ne voulons plus que l’on « joue » avec les hommes. Tout ce qui peut ressembler même de loin à ce que nous avons vu là-bas, nous décompose littéralement.
Il est vraisemblable qu’une partie de l’opinion admet comme chose naturelle que nous gardions la haine ; plus même, tente de nous y maintenir, en nous « rappelant » ce que nous avons vécu, et soit même tentée de nous reprocher d’essayer de la dépasser.
Mais nous sommes libres de ne pas nous laisser enfermés dans une prison hélas ! si facilement accessible ; de ne pas rester indifférents lorsque certains Français s’essayent à jouer misérablement les barbares, sans chambre à gaz ni crématoire.
Il y a des fatalités que nous refusons d’accepter parce qu’elles nous ramèneraient à la guerre, à Buchenwald, à Dachau.
Aussi, aux folies de la vengeance, aux abstentions secrètes, aux lâchetés des indemnes, nous disons : non.
Ce texte a paru dans Les Vivants, Cahiers publiés par des prisonniers et déportés (Deuxième cahier, éditions Boivin et Cie, 1946). Robert Antelme y affirme sa position sur le traitement réservé en France, à la Libération, à certains prisonniers de guerre allemands. La rédaction des Vivants l’avait fait précéder de la 11otc suivante : « Ce texte fut écrit en novembre 1945 par un camarade déporté politique à qui nous avions demandé son opinion lors des révélations faites par la presse sur plusieurs camps de prisonniers allemands. Il ne doit rien à certain esprit d’apitoiement envers l’Allemagne qui tend à se répandre aujourd’hui. Qu’il soit ou non encore de circonstance, nous l’ignorons. En tant que témoignage d’un homme qui surmonte la haine, il méritait d’être publié. »
Dans le Cahier suivant, un lecteur de la revue, Charles Eubé, adresse une lettre où il tente de réfuter la position de Robert Antelme en tenant notamment les propos suivants : « De Jacques Decour à Albert Béguin, innombrables sont les profonds connaisseurs de l’Allemagne qui ont prédit la fin de l’aventure : après avoir assassiné des millions d’innocents, les Allemands, loin de faire leur mea culpa pour ce qu’ils ont fait, s’écrieront : "Pardonnez-moi tout de suite, ou je ferai un malheur." On nous dit que cet oubli du mal fait à autrui est une tendance inconsciente de l’âme allemande, mais comment ne pas voir aussi l’habileté calculée, avec laquelle !’Allemand sait frapper aux bonnes portes pour extorquer le pardon. » [ ... ] « Une fois de plus, guidé, ou plutôt aveuglé, par votre noble idéal, vous vous mettez au service de la morale allemande. Car cette moitié de définition, que vous refuseriez avec indignation, existe dans le monde formulée avec beaucoup plus d’emphase lyrique : c’est prec1sement la définition allemande de la liberté. Non pas seulement la définition nazie, mais bien la définition allemande. Déjà Schiller, dans ses « Brigands », s’est fait le porte-parole d’une liberté sans freins contre une société qui ne voulait pas comprendre (les Allemands sont toujours des incompris) ; Nietzsche, en opposant la Herrenmoral à la Sklavenmoral établit lui aussi cette distinction : la race de ceux qui prennent toutes les libertés, qui les prennent aux autres, aux races esclaves, en ne laissant à ces dernières que la liberté de subir. » [ ... ] « Si, grâce à votre pardon trop haut clamé, les Allemands recommencent demain, rien ne fera que les martyrs ne soient pas morts pour ça. »
Robert Antelme lui répond en ces termes (cf.ci-dessous) :
M.Eubé dit : « !’Allemand ... », et ceci retirerait toute envie de tenir un dialogue, si ne pas répondre à des propos qui frappent plus par leur franchise que par leur rigueur, ne risquait de les aggraver encore en faisant une place dangereuse peut-être autant, à une sorte de paresse à penser les problèmes, qu’à la passion.
Je croyais avoir enfoncé une porte ouverte en distinguant les « coupables », qui doivent être jugés (et je précise qu’il s’agit des SS et plus généralement, des nazis, et d’autres cas), des autres Allemands, qui encourent en tant que citoyens, une « responsabilité » politique, obligeant aux réparations et justifiant les garanties de sécurité dont nous devons nous entourer, mais ne sont pas passibles d’un « châtiment ».
M. Eubé veut au contraire condamner « !’Allemand » en soi.
Comment lui échappe-t-il, lorsqu’il écrit : « L’Allemand sait toujours découvrir chez les autres ce qu’il n’a pas lui-même », que c’est cette sorte de propos que tenaient les nazis à l’égard des juifs ?
Comment ne considère-t-il pas qu’entre 1933 et 1939, des milliers et des milliers d’Allemands, qui luttaient contre Hitler, sont morts dans les camps, mêmes victimes que les nôtres ?
N’ admettra-t-il pas alors que les Allemands qui ont pu sortir des camps représentent ceux qui se sont sacrifiés, au même titre que ceux des autres nations européennes ?
Contestera-t-il à travers cela l’existence d’un antifascisme allemand ? Et si les batailles ont un sens, peut-il refuser à la logique que les victimes soient solidaires ?
Si l’on affirme au contraire, que le fascisme rend compte de la personnalité totale de l’Allemagne, que rien d’allemand ne peut échapper au mal fasciste, reste en marge, il faut alors aller au bout de cette logique : l’extermination ou, pour le moins, affirmer - mais il faut le dire - que l’Allemagne est définitivement fermée à l’humanité ; affirmer aussi que cette humanité ne craint pas le déshonneur de se reconnaître impuissante à s’attaquer à l’esprit du fascisme ; car dire, « !’Allemand », c’est frapper à côté, et cela conduit à dire « l’Espagnol » à cause de Franco, et « le Français » à cause du camp du Vernet.
Mais l’Histoire contredit cette « logique » qui est proprement celle du fascisme. Et si l’on veut parler d’ « idéalisme » c’est dans cette manière de schématiser que je le trouverais.
Car c’est la réalité qui nous dit que des Allemands sont morts parce qu’ils se battaient contre Hitler.
C’est elle aussi qui nous dit que les camps sont le produit naturel du fascisme porté en Allemagne à son point de perfection.
Camus écrivait : « Cette victoire doit rester celle d’une idéologie. »
Benès [1] disait récemment : « Il faut aboutir à une transformation spirituelle de l’Allemagne ; cela demandera trente ans. »
Ce sont les vraies perspectives, on n’en voit pas d’autres. Elles commandent la patience, la vigilance et le courage intellectuel qui exclut la
solution trop paresseuse du schéma de « l’Allemagne éternelle ».
Il ne dépend pas de nous qu’il y ait un avenir allemand. Et puisqu’il y en a un, il faut le penser.
En s’acharnant à associer l’Allemagne et le Mal, on risque alors de fabriquer un mal allemand et de redonner vie à la perspective nazie.
Et ceci, d’autant mieux que nous ne sommes pas seuls, et que certains ne manqueront pas de développer la fausse antithèse de la « bonne Allemagne ».
Il n’y a pas plus de « bonne Allemagne » que de « mauvaise Allemagne ».
Penser ainsi, c’est inconsciemment ou par calcul, s’endormir sur un problème sur lequel il faut au contraire ne pas cesser de veiller.
Essentiellement il faut décourager et détruire toute perspective nazie, par une double politique de dénazification réelle et de soutien des authentiques éléments démocratiques.
Si l’on n’accepte pas cette position, on risque de ruiner autant l’humanité que l’Allemagne.
On ne pense pas en répondant ainsi donner dans l’idéalisme, mais au contraire, sans prétention et avec une nécessaire confiance en soi, témoigner de la simple lucidité.