Marc Schindler : Alors au début 1957 vous commandez la 10ème division de parachutistes et vous êtes chargé de maintenir l’ordre. Est-ce que ce n’est pas finalement une mission plus policière que militaire qu’on vous confie à ce moment-là ?
Général Jacques Massu : D’abord je ne suis pas chargé de maintenir l’ordre, je suis chargé d’essayer de le rétablir, car l’ordre était profondément troublé par une vague de terrorisme FLN, qui allait en s’accroissant, depuis la Toussaint 54, et qui avait pris une forme vraiment très inquiétante, à Alger, même en fin 56 puisque quand j’interviens on en est je crois à Alger à la 65ème ou 66ème explosion de bombe, l’arme essentielle du terrorisme.
Alors vous me demandez ensuite pourquoi…
Marc Schindler : Est-ce que c’est un travail de policier qu’on vous a confié ?
Général Jacques Massu : Eh bien, dans la guerre moderne, dans la guerre révolutionnaire, quand l’adversaire, ce qui était le cas, emploie le terrorisme comme mode d’action essentiel, les forces dites de rétablissement de l’ordre sont obligées d’employer des procédés, qui ne sont pas des procédés classiques des guerres conventionnelles.
Marc Schindler : Est-ce que ça veut-dire que dans la bataille d’Alger vous avez transgressé les lois ?
Général Jacques Massu : Au début oui. Au début je n’étais pas dans le... Je ne disposais pas de l’armature juridique nécessaire pour traiter un problème complexe dans une situation qui n’était pas dite une situation de guerre, n’est-ce pas.
Marc Schindler : Qu’est-ce que vous appelez ce « problème complexe » ?
Général Jacques Massu : Ce problème complexe, il consistait à mener une action en profondeur telle que je puisse déceler quels étaient les auteurs des agressions essentielles, celles qui provoquaient tellement de drames sur Alger, à savoir l’explosion des bombes, à gauche et à droite, qui provoquaient d’affreuses blessures et qui faisaient énormément de mal, qui provoquaient beaucoup de morts et beaucoup de blessures. Il fallait absolument les arrêter ces attentats, ce n’était pas tolérable. La population d’Alger était arrivée à un niveau d’anxiété dont personne ne peut avoir une idée aujourd’hui.
Marc Schindler : Votre problème essentiel, si je comprends bien, c’est de trouver des renseignements, c’est de savoir qui pose les bombes et comment est organisé le FLN. Alors pour trouver ces renseignements vous avez donc deux moyens vous me le dites : la perquisition, l’assignation à résidence. Comment ça marche en pratique ? Comment ça fonctionne ?
Général Jacques Massu : Eh bien la ville d’Alger avait été quadrillée, par mes soins, c’est dire j’avais surimplanté mes régiments au dispositif préexistant parce qu’il y avait quand même déjà un dispositif évidemment avant que j’arrive. Et chaque régiment avait une certaine fraction de la ville à connaître à fond, à épurer, si je puis dire, des mauvais éléments qui préparaient tous ces affreux attentats. Et par conséquent, dans sa zone déterminée, chaque régiment divisait le travail entre ses compagnies. Chaque compagnie avait donc un morceau de la ville d’Alger dont elle devait tout connaître, et en particulier connaître les filières de l’organisation politico-administrative du FLN qui soutenaient l’action finale des tueurs qui étaient mon objectif principal, des poseurs ou des poseuses de bombes. C’est par conséquent en recherchant du renseignement à travers l’arrestation des suspects, soit par renseignement obtenu de la police au début à travers la connaissance de ses fichiers, soit par captures faites par les patrouilles de l’action en surface, qu’étaient provoquées ainsi des perquisitions à domicile qui permettaient souvent de découvrir des armes, et alors à ce moment-là aussitôt interrogatoire de l’individu suspect, ramené au PC de la compagnie. Ou bien le gars parlait tout de suite, rapidement, alors on exploitait ces indications souvent c’était le cas, quand le capitaine était astucieux, l’interrogatoire était très rapidement mené…
Marc Schindler : Et si le suspect ne parlait pas ?
Général Jacques Massu : Si le suspect ne parlait pas les officiers qui s’en sentaient le courage, qui en avaient la volonté, étaient autorisés à utiliser des méthodes de force, en particulier les génératrices de poste radio, qui au moyen d’électrodes appliquées sur le corps provoquent quelques chocs qui permettent de sensibiliser l’individu et les amènent souvent à être plus bavards.
Marc Schindler : Vous étiez le commandant de la 10ème division de parachutistes : est-ce que vous avez autorisé cette torture des suspects qu’on arrêtait pour arracher des renseignements ?
Général Jacques Massu : Oui. j’ai autorisé. D’ailleurs elle était pratiquée avant que les régiments soient réunis sous ma houlette elle était pratiquée dans leur action antérieure dans le bled aux ordres des autorités territoriales. La nouveauté, c’est que moi je… ça me paraissait pas très honnête de laisser faire en ayant l’air de pas le savoir, voyez-vous. Alors j’ai dit officiellement que j’en connaissait l’existence de la méthode et que je la prenais sous ma responsabilité.
Marc Schindler : Vous avez donné des ordres dans ce sens ?
Général Jacques Massu : Non, je n’ai pas donné d’ordres. La torture, comme vous l’appelez, je conteste le mot.
Marc Schindler : Comment l’appelez-vous ?
Général Jacques Massu : Moi je l’appelle « la question par force », parfois nécessaire. Mais pour moi la torture c’est celle que le FLN infligeait à ces compatriotes. Moi j’ai jamais coupé les nez aux fumeurs et je me suis jamais livré à des mutilations, comme le FLN s’est cru autorisé à le faire contre ses propres compatriotes, voyez-vous.
Marc Schindler : Vous avez employé « la question par force », pour reprendre votre expression, comme arme de combat, je crois que c’est la première fois que ça a été fait dans l’armée française.
Général Jacques Massu : Non, c’est pas la première fois, je vous répète. J’explique dans mon livre dans mon livre d’ailleurs que ce sont des méthodes qui ont été apprises à mes subordonnés en Indochine même, dans certaines circonstances que je relate. Elles ont également été employées entre 55 et 57, par certains régiments, qui les avaient connues en Indochine. Dans le bled on les employait. Dans le massif de l’Edough ou dans l’Aurès c’était rare. C’est la première fois que dans une situation aussi claire et face à l’opinion ce procédé a été déclaré, sous ma responsabilité, comme un procédé nécessaire. Un simple procédé de policier d’ailleurs, qui est je crois employé par toutes les polices du monde, malheureusement, il n’y avait pas moyen de faire autrement. Si on trouve un procédé pour… différent pour obtenir ce qu’il est indispensable d’obtenir pour éviter des drames cent fois plus atroces, moi j’aurais bien voulu qu’on me l’apprenne, malheureusement je l’ai pas trouvé, je crois qu’il n’existe pas.
Marc Schindler : Vous dites dans votre livre, à propos de la torture ou de « la question par force » : « Alors pratiquement si pour faire cracher le morceau, il fallait que ça cogne un peu, les questionneurs étaient conduits à faire subir aux prévenus des douleurs physiques dont la violence était graduée pour aboutir à l’aveu. Certes il y avait des risques, des accidents se sont produits, mais ce n’était tout de même qu’une pression physique, même violente, utilisée pour le renseignement immédiat et ne dégradant pas l’individu. » Alors moi, c’est ça qui me gêne. Est-ce que, vraiment, vous avez l’impression, vous aviez à ce moment-là, est-ce que vous l’avez aujourd’hui, l’impression que la torture ça ne dégrade pas l’individu ?
Général Jacques Massu : Non une certaine torture ne dégrade … la torture telle que j’ai autorisé qu’elle soit pratiquée à Alger ne dégrade pas l’individu. La preuve d’ailleurs c’est que Monsieur Henri Alleg, l’ancien journaliste d’Alger Républicain…
Marc Schindler : …qui est passé entre les mains de vos parachutistes
Général Jacques Massu : … qui a raconté complaisamment sa torture de 57, et bien je l’ai rencontré au Palais de Justice en 70, à Paris, au moment du procès contre l’Express, sa dynamique me parait tout à fait rassurante. Non elle ne dégrade pas. Pratiquement c’est un choc qui peut être désagréable, en effet, mais dont on se remet très bien. Elle n’a rien à voir avec la torture infligée dans les prisons viets, qui étaient, elles, véritablement usantes et désespérantes et qui aboutissaient à donner un coup fatal (? mot incertain) à l’individu. Moi encore une fois, j’ai jamais coupé le nez de personne sur le plan de la torture proprement dite comme le faisait le FLN. Et puis on n’a jamais cherché à transformer la personnalité des individus. C’était une affaire très brève, très rapide, et très souvent d’ailleurs si ça trainait c’était une gifle ou deux ou un coup de pied dans le derrière, la fameuse torture, il ne faut pas pousser tout de même !
Marc Schindler : Vous êtes catholique pratiquant
Général Jacques Massu : Oui, parfaitement
Marc Schindler : ça ne vous a pas posé de problèmes sur…
Général Jacques Massu : Non pas du tout, je vous le répète. Quoi ?
Marc Schindler : Vous avez parlé de scrupules…
Général Jacques Massu : Mais pas du tout. D’autant plus qu’il n’y en avait pas d’autres et qu’il fallait quand même pour un catholique pratiquant j’ai droit de penser au sort des malheureuses populations algéroises condamnées à se faire écrabouiller ou amputer de membres divers par la sauvagerie FLN. En face d’une certaine sauvagerie, qu’est-ce que vous voulez faire ? C’était peut-être un mal d’employer des procédés de « question par force », mais comme le disait notre aumônier, entre deux maux il faut savoir choisir le moindre. Sur le plan chrétien, moi… D’autant plus que, encore une fois, qu’une torture bien menée… Encore une fois je veux bien accepter le mot torture que je discute dans le fond… La torture bien menée, cette « question par force » est devenue, dans ces guerres révolutionnaires, une arme, au même titre que dans les guerres conventionnelles l’emploi des avions bombardiers, l’emploi même des armes d’infanterie tactique mitrailleurs, mitrailleuses, mortiers, et que ces armes-là sont beaucoup plus cruelles, beaucoup plus meurtrières que cette « question par force », qui, encore une fois, sauf accidents très rares heureusement, ne présente pas pour l’individu les mêmes conséquences. Un gars qui a reçu des éclats de bombes ou des balles dans le corps est beaucoup plus touché à la suite des guerres conventionnelles et personne ne hurle, est beaucoup plus touché que celui qui a reçu double décharge n’est-ce pas, ça n’a rien à voir.
Marc Schindler : Vous dites « Sauf accidents très rares ». Vous n’ignorez pas que le secrétaire général à la police à la préfecture d’Alger à ce moment-là, Paul Teitgen, dit dans un rapport qu’il a adressé au gouverneur général, que de janvier à avril 57 il y a 4 000 suspects qui ont disparu à la suite du traitements de vos parachutistes
Général Jacques Massu : Ouais
Marc Schindler : Qu’est-ce que vous répondez ?
Général Jacques Massu : Je réponds ce que j’ai répondu dans mon livre, que Paul Teitgen est un homme qui, contrairement à sa vocation, qui était d’être un animateur de la police, puisqu’il était chargé de la police à la Préfecture, s’est érigé immédiatement en censeur de l’action des parachutistes. Il aurait beaucoup mieux fait de les aider, vous comprenez. J’aurais très bien compris qu’il limitât notre action. Moi j’ai pas, nous n’avons pas demandé, les parachutistes et moi, à être plongés brusquement dans ce bain. Nous attendions une collaboration complète de sa part et au lieu de collaborer avec nous, il a passé son temps à nous tirer dans les jambes et à raconter les pires horreurs sur notre affaire. Ses bilans, je ne les ai retrouvés nulle part. J’ai analysé soigneusement l’affaire. J’ai moi-même une note émanent de la Préfecture, du cabinet du Préfet, Monsieur Barret qui ne correspond pas du tout aux chiffres de Monsieur Teitgen. Et c’est sur la note du cabinet du Préfet que je me suis basé pour fournir les bilans de notre action que j’ai fourni dans mon livre.
Marc Schindler : Pour vous, il n’y a eu que des bavures.
Général Jacques Massu : Oui, il y a eu. C’est ce que Serge Bromberger appelle des « casseroles » qui sont dues initialement dans la première phase de la bataille seulement, car il n’y en a pas eu dans la deuxième phase quand tout a été normalisé, qui ont été dues si vous voulez à la hâte avec laquelle il a fallu nous mettre dans cette affaire, à la rapidité qui nous a été imposée, commandée pour obtenir des résultats et par les plus hautes autorités civiles et militaires. Et évidemment une certaine inexpérience de la part de subordonnés dynamiques et actifs et pas portés à avoir une très grande compassion, il faut bien le dire, pour ces affreux tueurs qui provoquaient des charniers dans Alger, n’est-ce pas, d’un jour à l’autre.
Marc Schindler : Une des bavures qui a fait le plus de bruit en France c’est l’Affaire Audin, ce qu’on a appelé l’Affaire Audin, c’est-à-dire ce jeune professeur assistant à la Faculté d’Alger, qui a été arrêté,...
Général Jacques Massu : Mmm
Marc Schindler : ... qui a été inculpé, interrogé et puis qui a disparu. Alors vous dites dans votre livre, vous l’avez toujours dit : « Audin s’est évadé ». Vous savez qu’il y a un Comité qui a fait une longue enquête et à la suite de cette enquête le Comité arrive à la conclusion qu’il ne s’est pas évadé, mais qu’il a été liquidé. Est-ce que aujourd’hui vous maintenez la thèse que vous avez défendue en 57 « Audin s’est évadé » ?
Général Jacques Massu : Évidemment je maintiens la thèse. Il n’y en a pas d’autres à mes yeux. D’ailleurs c’est un faux problème, votre l’Affaire Audin, vous comprenez.
Marc Schindler : Ce n’est pas « mon » affaire Audin, c’est l’Affaire Audin, qui en 57 a passionné toute la France et toute l’Europe.
Général Jacques Massu : Oui. Elle a passionné la France et l’Europe parce la France et l’Europe étaient très mal informées de nos problèmes, n’est-ce pas et que ce problème c’était la bataille d’Alger. On a fait de ce Monsieur Audin un cas type. Moi je salue la mémoire de Monsieur Audin, sa disparition ou sa mort comme vous voudrez m’ont chagriné surtout d’abord parce que d’abord Monsieur Audin n’était peut-être pas le plus coupable de complicité avec le terrorisme dans une entreprise d’aide à ce terrorisme menée par des Européens communistes et autres. Et puis aussi parce qu’à la suite de cette affaire, on a pu… certains esprits qui n’aiment pas les parachutistes ont pu supposer que leur comportement commençait à (...) ils étaient un peu trop rapides dans leur action voyez-vous. Comment ?
Marc Schindler : Il n’a pas pu y avoir une bavure
Général Jacques Massu : En réalité c’est un métier dangereux et j’en avais tellement conscience que j’avais organisé très rapidement un tour de ville, de service en ville à Alger, et un tour de djebel de façon à ce que les gens puissent s’aérer. Ceci dit je n’ai pas du tout été dupe de l’exploitation politique de cette affaire. Car au fond Monsieur Audin était un engagé dans cette guerre subversive. Il ne pouvait pas du tout ignorer les risques qu’il courait, hein ? Et qu’il soit mort d’une façon ou d’une autre, c’est malheureusement probable aujourd’hui qu’il est mort, et je le regrette pour sa famille. Il est quand même dans la catégorie des gens qui sachant qu’ils prenaient des risques en s’engageant notamment dans cette affaire ne devraient pas, sa famille ne devrait pas tellement être étonné qu’il y soit resté.
Marc Schindler : S’il fallait tirer le bilan de la bataille d’Alger, faire le bilan de la bataille d’Alger, aujourd’hui 14 ans après, quel bilan feriez-vous ?
Général Jacques Massu : Le même qu’en 57-58
Marc Schindler : C’est-à-dire ?
Général Jacques Massu : C’est-à-dire que le terrorisme a disparu dans la ville d’Alger, que les rapports entre les deux communautés qui avaient été séparées depuis 54 par cette méthode ont pu se renouer, que les pieds-noirs qui te tout temps avaient eu des amis arabes ont pu retrouver ceux qui n’avaient pas disparu dans les circonstances de cette bataille, du fait du FLN d’ailleurs beaucoup plus souvent que du nôtre, et que la vie à Alger a repris progressivement au fil des semaines et des mois un cours normal. On a pu retourner tranquillement au cinéma, au théâtre et sur les stades sans crainte qu’on ne revienne pas. L’anxiété permanente des mères de famille s’est progressivement dissipée car il ne faut pas oublier que pendant des mois et des années elles se demandaient tous les jours si leurs gosses et leurs maris allaient revenir le soir. Il faut comprendre çà, à Genève ou à Paris, et ça a été très mal compris par tous les gens qui ont calomnié notre action à l’époque.
Marc Schindler : Vous pensez donc que vous avez gagné la bataille d’Alger ?
Général Jacques Massu : Attendez, je n’ai pas terminé. Je pense que j’ai ramené d’abord la paix dans Alger et que progressivement les communautés ont renoué leurs liens et que on a pu ensuite déboucher à l’occasion de l’affaire du 13 mai 58 sur une grande fraternisation qui s’est manifestée sur le Forum par l’arrivée non pas de quelques milliers d’individus encadrés par Trinquier – d’ailleurs qui n’était plus dans le coup Trinquier, il commandait un régiment à ce moment-là – mais par dizaines et centaines de mille Arabes qui sont venus spontanément sur le Forum pour crier leur attachement à l’Algérie française et que par conséquent l’armée avait rempli sa mission qui était de rétablir l’ordre et pouvait en toute conscience du travail bien accompli passer la main au pouvoir politique pour trouver des solutions politiques à l’affaire algérienne. Je pense que ça a été un résultat sensationnel dont je suis encore fier.