Introduction par Carole Lipsyc : On est heureux de vous avoir, aujourd’hui. Je connais certains d’entres vous, puisque nous avons fait un atelier ensemble, sur le récit des « 3espaces ». Je suis Carole Lipsyc, l’auteur du récit des « 3espaces ». Nous avons le plaisir, l’honneur, aussi, de recevoir aujourd’hui Hervé Chneiweiss qui est un neurophysicien au Collège de France, qui nous fait le plaisir d’être avec nous, aujourd’hui, et qui est l’auteur d’un livre qui s’appelle « Cerveau libre et heureux, neurophysique et neuroéthique ». Un livre formidable, que j’ai dévoré comme un roman - qu’on m’a emprunté aussitôt sans me le rendre, ce qui est très bon signe- qui nous permet de voir ce qui nous attend au niveau des technologies du cerveau. Personnellement, j’ai trouvé cela beaucoup plus inquiétant. On entendra des choses aujourd’hui, tout ce qu’on nous a dit sur le clonage puisque c’est en lien direct avec notre liberté et notre état émotionnel et cérébral permanent… Hervé, là, justement pour nous parler de cette question du « bonheur à tout prix », tout ce qui sera possible d’imaginer pour créer le bonheur, si c’est le bonheur, c’est ça la question qu’on va se poser, grâce à vos nouvelles biotechnologies et technologies du cerveau.
Avant de commencer, je vais vous demander de ne pas oublier d’éteindre vos téléphones portables. La semaine dernière c’est ce qui nous est arrivé. Vos téléphones portables, éteignez-les, mettez-les sur vibreurs, ne les oubliez pas. Je vais vous signalez autre chose. C’est ma faute, je me suis trompée de fiche d’écoute active. La grille d’écoute active que vous avez sous les yeux et celle de la semaine dernière, celle des enfants et non pas celle des adultes. Je trouvais bizarre, quand je l’ai sortie, pas les bons logos, j’aurais du mieux regarder, vous avez des mots difficiles ou rares, vous allez plutôt essayer de noter des mots spécialisés, ou techniques, difficiles ou rares aussi si vous en entendez. Une question supplémentaire, qui n’est pas sur votre grille, c’est celle sur les idées que vous allez entendre, avec lesquelles vous êtes d’accord ou pas d’accord. Donc, un petit peu plus de travail supplémentaire que celui qui indiqué sur la grille d’écoute active.
Après la conférence, on va vous partager en groupe pour pouvoir écrire. Et puis à la fin de la conférence on laissera un temps de parole et de question pour que tout le monde puisse s’étonner.
A vous de jouer, Hervé.
Hervé Chneiweiss : Tout d’abord, merci à Carole et à toute l’équipe pour l’invitation. Merci à vous d’être là. Il va de soi que dans une heure, et même dans le cadre d’atelier de créativité ou d’écriture, on ne va pas faire le tour des questions qui se posent en termes d’éthique et de neuroscience.
Le terme de « neuroéthique » que j’ai utilisé pour ce livre, « Des cerveaux libres et heureux », est ambigu parce qu’à la fois il signifie les travaux qui sont faits dans le champ des neurosciences pour essayer de comprendre comment cet organe matériel, formé de milliards de cellules connectées les unes aux autres, qui nous permet d’être des agents moraux, quels sont les déterminants, quels sont les mécanismes, quelles sont les interactions - nous allons y revenir, tout à l’heure - qui vont permettre à chacun d’entre nous d’être un animal social et d’interagir avec son milieu. De l’autre, en tant qu’agent social, en tant que personne responsable, en tant qu’adulte, en tant qu’animal doté d’une liberté de penser, comment pouvons-nous concevoir les différentes connaissances, ou les différents outils, qui sont mis à notre disposition, par la connaissance que nous avons de notre cerveau, pour les utiliser au mieux soit dans une perspective de soi. Moi, je suis un médecin neurologue au départ et dans la pratique, donc évidemment tout ce qu’on fait c’est toujours pour plein de bonnes intentions dans une perspective de soin, en même temps que dans une perspective de curiosité, parce que la recherche scientifique c’est aussi l’excitation de la connaissance, on se place à cette frontière absolument merveilleuse, entre le monde du connu et le monde bien plus vaste de l’inconnu, et puis l’usage qui en est fait et cette question qu’a posée Carole, « le bonheur à tout prix ? ».
Pour essayer de cadrer cette question, du « bonheur à tout prix », parce que ce n’est pas trop sur ça que je voudrais m’appesantir, ce matin, dans la mesure où chacun d’entre vous pouvait commenter, discuter cette question du « bonheur à tout prix ». Il se trouve que juste avant de venir, on partait ensemble avec mon fils, qui a 16 ans, et je lui disais : je vais faire une conférence sur cette question du « bonheur à tout prix ». Il me dit : Qu’est-ce que tu veux dire ? Au même moment, on croisait un sans-abri qui était allongé sur le trottoir, alors qu’il pleut et qu’il ne fait pas très chaud, je lui ai dit : Tu vois, les connaissances qu’on a sur le cerveau, par exemple, sur les monoamines, la dopamine, une molécule très simple dont le déficit et la dégénérescence de certains neurones, dans une région du tronc cérébral qui s’appelle, la substance noire, provoque la maladie de Parkinson, et qu’on commence à savoir traiter, pas guérir mais soigner, comme beaucoup de maladies depuis les années 70. Et bien, quand on apporte la dopamine, on soigne pendant de nombreuses années les symptômes de la maladie de Parkinson, le tremblement, la rigidité, la difficulté à initier un mouvement. Et dans le cadre des études qui ont été faites, on s’est aussi rendu compte que les neuroleptiques, des molécules qui sont utilisées pour soigner la schizophrénie ou certaines psychoses, sont aussi des molécules qui vont bloquer les récepteurs à la dopamine. Sachez, ou rappelez-vous, que la découverte des neuroleptiques, à la fin des années 50, a été une révolution. Une révolution sociale dont nous ne mesurons même pas encore aujourd’hui toutes les conséquences, parce que vous aviez à travers le monde, des millions, je dis bien des millions, de malades mentaux qui étaient enfermés à vie dans des hôpitaux psychiatriques. Dans le cadre de mon internat, j’ai travaillé à Clermont de l’Oise, qui était le plus grand hôpital psychiatrique de l’Europe, avec plus de 5000 malades ! Aujourd’hui, il y en a moins de 300. J’étais, il y a peu de temps à Rouffach, en Alsace, un hôpital psychiatrique construit par les Allemands, au début du XXème siècle, qui a été jusqu’à 4000 patients internés, aujourd’hui, il y en a moins de 300. Donc, tout ça, c’est les neuroleptiques. Les neuroleptiques ont ouvert les portes des asiles psychiatriques. Et, aujourd’hui, les personnes qui souffrent de psychoses, d’abord sont reconnues comme des malades et ensuite, ils sont traités même s’ils ne le sont pas parfaitement, ils le sont. Donc, on est là, vous voyez, dans une perspective du soin et clairement dans quelque chose qui a une profonde utilité médicale et sociale. Et puis, toutes les études qui ont été faites en neuroscience fondamentale, ont aussi montré que cette dopamine était impliquée dans le circuit de la récompense. C’est-à-dire que quand un animal gagne quelque chose à faire une action, on va dire que les rats, par exemple, aiment bien boire un peu d’eau sucrée. On va voir ce qui se passe quand ils sont dans une cage. Ils ont deux petites pédales, s’ils appuient sur l’une ils ont de l’eau insipide, voire salée ou amère, s’ils appuient sur l’autre pédale ils ont de l’eau sucrée et on regarde avec des électrodes, implantées dans leur cerveau, qu’elles sont les molécules qui sont libérées. On se rend compte que quand ils appuient sur la pédale avec l’eau sucrée et qu’ils reçoivent de l’eau sucrée, ils apprécient, et bien hop, il y a un pulse de dopamine. Voilà, comment on a pu au fur et à mesure découvrir que les circuits de récompense c’était la dopamine. On s’est, ensuite, rendu compte que d’autres monoamines, en particulier la sérotonine, étaient impliquées dans des circuits qui sont, plus là, de plaisir. Les suicidés ont des taux de sérotonine qui chutent. Les molécules qu’on utilise pour soigner la dépression, encore une fois on est dans contexte pathologique, sont des molécules qui augmentent les taux de sérotonine dans le cerveau dans le système nerveux.
Pour revenir à mon histoire, à un moment donnée, on passe de la nécessité, soigner un parkinsonien, un schizophrène, un déprimé profond, au fait de se dire : ce SDF, dans la rue, il souffre du froid, il est sans toit, il est malheureux, mais si on lui donnait un peu de Prozac, si on lui augmentait sa sérotonine cérébrale, si on augmenter un peu le circuit de la récompense, finalement on ne peut pas lui donner un toit comme ça, on ne peut pas le rendre heureux comme ça, mais il serait quand même un peu moins malheureux peut-être. Peut-être que finalement, ça coûterait moins cher, à la société, de lui donner un comprimé d’antidépresseur, un comprimé de Prozac, de lui augmenter son taux de sérotonine, plutôt que de s’enquiquiner à construire des logements, à trouver des assistantes sociales, etc. « Bonheur à tout prix », finalement, un comprimé de Prozac, ce n’est pas très cher ! Il y a eu des gens qui ont fait des études sur l’effet du Prozac sur les gens normaux, pas déprimé, du tout. Le Prozac c’est un inhibiteur de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline, cela fait partie des ces molécules qui sont utilisées comme antidépresseurs et qui sont efficaces parce qu’elles sont assez rapides dans leur délai d’action. Et bien, on s’est rendu compte que chez des gens normaux, ça ne posait pas de problèmes très particuliers, ça ne changeait pas fondamentalement leur façon de réfléchir, de fonctionner, de dormir,… Par contre, si on pouvait voir quelque chose, ça améliorait leurs relations sociales. Ils étaient plus prêts à aller vers les autres, ils avaient plus de capacité d’interaction. Et, on peut arriver à un moment, à se poser la question, à se la poser honnêtement - je ne suis surtout pas en train de vous faire un cours de morale - on met du calcium dans le « corn flakes » des enfants, on surajoute de la vitamine D aux vitamines dans le lait, on encourage la vaccination systématique, pourquoi est-ce qu’à un moment donné on ne se poserait pas la question de rajouter un peu de Prozac dans les aliments, dans l’eau de boisson ? Là, il y a toute une controverse sur l’eau du robinet, en plus du chlore on pourrait peut-être rajouter un peu de Prozac, ça rendra les gens un peu plus heureux, un peu moins violents. Là, vous vous rendez compte qu’on est rentré dans une discussion qui n’a plus rien d’une discussion scientifique. On est rentré dans une discussion politique. Dans le sens où chacun d’entre nous doit faire le choix, un choix individuel et un choix collectif, de la façon dont il souhaite vivre, de la façon dont il souhaite prendre connaissance et conscience des travaux qui sont fait d’une façon générale dans la science de la vie - ce n’est pas très différent sur la question du climat -, dont il souhaite assumer sa responsabilité individuelle et la responsabilité collective et finalement du choix de société, donc la politique au sens vie de la cité que nous souhaitons faire. Et, il se trouve que les neurosciences - bien sûr, en révélant de plus en plus de mécanismes moléculaires, cellulaires, d’interactions sociales et les fondements, les bases neurales de ces mécanismes - nous amènent à obtenir de plus en plus de moyens d’agir sur nous-mêmes. Mais, là, on est passé dans cette question générale de la société de la performance, de la société du zéro stock, du flux tendu, dans laquelle nous vivons, de la société qui trouve que 10 secondes en 100 mètres, c’est bien finalement pour du spectacle, aux prochains Jeux Olympiques, s’il y a 9 secondes c’est mieux, s’il y a des techniques d’entraînement qui permettent 9 secondes, c’est bien mais finalement s’il y a d’autres moyens d’arriver à faire 8,5 secondes et si en plus, c’est un peu spectaculaire, qu’il y a deux ou trois qui explosent en route, c’est encore plus drôle, et puis s’il y en a qui sont malins et qui ne se font pas prendre, c’est génial, comme ça on croit qu’on est tous champions et puis il y a les méchants qui se font prendre… Tout cela tourne à l’atelier d’écriture, au romanesque. Et on passe de la société de la nécessaire solidarité, puisque le soin, c’est de venir en aide, être solidaire avec des personnes malades et parce qu’elles sont malades, surtout dans le contexte des pathologies neurologiques, se trouvent exclus du champ social. Quelqu’un qui est paralysé, suite à un accident de la moelle épinière, quelqu’un qui est aphasique ou hémiplégique, suite à un accident vasculaire cérébral, quelqu’un qui est bloqué dans ses mouvements, suite à une maladie de Parkinson, quelqu’un qui est bloqué dans ses capacités de penser, suite à une schizophrénie,… Tout ça, ce sont des malades qui se trouvent handicapés à cause de leur expulsion du champ social. La maladie provoque un déficit - un hémiplégique ne peut plus se servir de la moitié du corps - mais c’est la société qui crée le handicape en ne lui apportant pas le fauteuil roulant, l’assistance, etc. C’est toujours une différence entre la réalité matérielle et biologique d’un phénomène et la réalité sociale de ce phénomène. Toujours la différence entre des faits, qui sont des faits scientifiques, la terre tourne autour du soleil et le monde n’est plus le même avant et après, puis des valeurs qui sont que nous considérons cet univers comme strictement magique ou au contraire habité par des esprits magiques. Donc, cette capacité que nous avons de venir en aide à des exclus du champ social, à travers le soin, et puis le passage à la contingence, le passage au dopage, qui est que certains individus profitent, ou souhaitent profiter de ces avancées, pour acquérir un avantage qui va leur permettre, spécifiquement, de s’extraire du champ social et d’en acquérir une capacité. Prenons un exemple, les études sur le sommeil, la maladie du sommeil, qui s’appelle la cataplexie, liée à une mutation dans un gène, ce sont des gens qui, sont là et puis paf, ils s’endorment brutalement. Ils peuvent tomber et cela peut provoquer des accidents de la route. On a découvert un médicament, qui s’appelle le Modaphényl, qui permet d’empêcher ces gens d’avoir ces brusques excès de sommeil et ces chutes, qui sont associées à ces excès de sommeil. Cela empêche de dormir et ça permet de maintenir éveillé plus longtemps. Évidemment, on a pensé tout de suite - le « on » étant certains « spécialistes » - à l’usage qu’il pouvait y avoir. Par exemple, l’armée a été tout de suite très intéressée par cette molécule. Parce que pouvoir maintenir des soldats sur le champ éveillés pendant 24 heures d’affilée, voire 48 h d’affilée, voir 3 jours, - au bout de 3 jours ça rend fou - mais en tout cas 24 à 48h, c’est pas mal. Puis, on est passé à d’autres choses qui étaient, encore une fois justifiées, parce qu’il y a toujours des justifications, il n’y a jamais le blanc, il n’y jamais le noir, c’est pour ça qu’on ne va pas y passer toute la matinée, parce qu’après c’est à chacun d’entre vous de se saisir de ces exemples et d’en faire son miel. On est passé au navigateur au large, parce que quand il y a la tempête, quand il y a le coup de vent, ce n’est pas le moment de s’endormir, ce n’est pas le moment d’avoir un excès de sommeil. Le coup de vent ou la tempête arrivent, entre guillemet, sans prévenir, même si maintenant il y a les retours et tout ça. Donc, tous les navigateurs au large ont du Modaphényl dans leur boîte à pharmacie aujourd’hui. Puis, revenons à notre société de la performance, le cadre de la Tour de la défense ou le quartier Montparnasse, qui a son rapport à rendre pour demain, qui est crevé parce que ça fait une semaine et qu’il a 3 dossiers en parallèle, mais s’il ne le rend pas il se fait virer. Quand il va voir le pharmacien ou le médecin, il lui dit : écoutez, il faut que je tienne. Avant c’était le café, c’était le Maxiton, c’était les amphétamines, aujourd’hui c’est le Modaphényl. Mais, finalement, tout ça, ce ne sont que des outils, ce ne sont que des artéfacts. C’est le vieux principe de l’humanité, qui pour aller loin, utilisait des charrettes avec des roues parce que ça avance mieux. Tout cela n’est que l’usage qui est fait des neurosciences pour des questions de dopage qui sont vieilles comme le monde mais renouvelées tout simplement par des capacités que nous avons d’agir sur notre cerveau avec ces différentes molécules qui agissent aujourd’hui sur le sommeil, sur l’appétit, au sens nourriture, sur l’appétit au sens sexuel. Sur la question sexuelle, vous avez le versant augmentation de la performance, Viagra et tout ça, qui au départ, encore une fois, était pour des gens déficients, l’homme de 50 ans qui trouve que ses performances sont insuffisants, et qui aujourd’hui est utilisé par les adolescents parce que c’est marrant et qu’il faut voir comment ça marche. Puis vous avez le versant usage social, on va y revenir à la fin. Et le versant usage social. Vous savez que depuis 20 ans, avec l’acétate de cyprotérone, vous avez la possibilité, pour les délinquants sexuels, en alternative à l’incarcération, de l’obligation de soins. Là, c’est le juge qui décide que telle personne, parce qu’il est délinquant sexuel, est obligé de se soigner. On lui coupe sa libido, donc il n’a plus aucun désir sexuel et on pense que s’il adhère au traitement, il cesse d’être un danger pour la société. Donc, on ne lui pose plus la question de la liberté de penser, ou la liberté de choix, on lui dit : ou la prison, ou l’Androcur.
Ça, c’est la réalité d’aujourd’hui et la réalité de demain, c’est l’Alzheimer, qui est un des grands problèmes du moment. Donc on cherche des moyens non seulement de traiter l’Alzheimer mais aussi de traiter le problème n°1 de l’Alzheimer, qui est la perte de mémoire. Mais qui dit traiter la perte de mémoire, va dire capacité d’améliorer la mémoire. Et puis vous pouvez décliner comme ça, toutes les performances, ou toutes les fonctions cérébrales et la capacité d’améliorer ces fonctions. Ça, c’est le versant des connaissances en neuroscience, pour la société d’une façon générale. Le versant, usage des connaissances en neurosciences pour la société d’une façon générale.
L’autre aspect, c’est l’aspect neuroéthique au sens de : qu’est-ce que les connaissances, que nous sommes en train d’acquérir dans le champ des neurosciences, nous apprennent de notre façon d’être des individus sociaux, d’être des animaux ? Je vais vous prendre un exemple, qui est : qu’est-ce qui fait que nous pensons que quelque chose est réel ou que quelque chose est imaginaire ? Je pensais que dans le contexte de votre atelier d’écriture, ça servait à quelque chose. Ça, ressort, au fait que notre cerveau est en permanence en train de comparer ce qu’il pense du monde ou ce qu’il croit du monde avec ce qu’il perçoit du monde, c’est aussi absolument nécessaire d’y associer des émotions. Alors, on peut formuler la question comme ça : si les émotions primaires sont innées, universelles, inconscientes, c’est un peu ce que William James essayait de formuler en disant : je vois un ours, est-ce que la question de la physiologie ou de la psychophysiologie, c’est je vois un ours, j’ai peur et je tremble ? C’est-à-dire le paradigme classique où je perçois le danger, réalise qu’il constitue pour moi un danger et mon cerveau met en route tout un système de défense, c’est-à-dire la lutte ou la fuite pour aller vite, et le tremblement que je perçois n’est jamais que la poussée d’adrénaline qui va me permettre de me préparer à la fuite ou à la lutte, première proposition. Je vois l’ours, j’ai peur et je tremble. Ou, est-ce qu’au contraire nous sommes totalement déterminés dans nos comportements, c’est-à-dire qu’on reformule la question en disant : je vois l’ours, je tremble parce que de façon inconsciente, il y a une réaction du corps, qui prépare là encore à la fuite ou à la lutte, et la perception par mon système nerveux de ce tremblement, de cette poussée d’adrénaline, de la chaleur, etc., provoque l’apparition dans mon système nerveux, mais beaucoup plus tardivement, d’un sentiment qui s’appelle la peur ? Donc, est-ce que la formulation n’est pas : je vois l’ours, je tremble et j’ai peur ? D’où vient ce questionnement ? Il vient des utilitaristes anglais. Il a été proposé au départ par Hume, dans un livre qui s’appelle « L’enquête sur l’entendement humain », qui a été publié en 1748, vous voyez que l’on n’avait pas besoin d’imagerie cérébrale pour se poser des questions. Mais ce qu’il faut voir aussi, c’est que Hume s’inscrit –parce que ce que nous pensons est toujours en relation avec le mouvement scientifique, en tout cas dans l’Occident tel qu’il se développe depuis le XVIIème siècle, la conceptualisation que nous pouvons faire est toujours en relation avec la science du temps, en 1748, raisonne avec les travaux de Newton. Newton s’est déjà pris sa pomme sur la tête et Hume réfléchit à savoir, pas encore à comment faire des pommes transgéniques pour que cela ne s’écrase pas sur la tête de Newton, pourquoi la pomme a rebondi et est retombée à terre après avoir tapé la tête de Newton ? Hume s’interroge sur ce qui nous fait savoir que le son que nous entendons vient de la vibration de la corde du violon. Hume considère que c’est la répétition de l’impression immédiate, donc la perception et la corrélation que nous faisons chaque fois que nous voyons quelqu’un en train de pincer une corde de violon, nous entendons un son. Nous avons cela de façon répétitive et donc la corrélation entre la corde pincée et le son entendu qui finit par créer l’idée. Je vais lentement parce que je crois que c’est important. L’idée de lien de causalité, l’idée que la prochaine fois nous serons dans le contexte, qu’une corde de violon sera pincée, nous entendrons le son. Vous voyez là qu’à travers cette idée, c’est tout le scepticisme, c’est toutes les bases du scepticisme absolu qui sont mises en place. C’est toute la question, je vous y invite en tout cas, de la réalité virtuelle, que l’on discutera avec Carole pour savoir ce qui est virtuel et ce qui ne l’est pas, qui est mise en place. C’est-à-dire qu’à partir du moment où vous pensez que c’est seulement la répétition et la corrélation, que c’est l’idée que vous vous faites, que la corde pincée provoque le son, vous pouvez remettre en cause toute perception. Donc, en même temps que nous sommes avec des utilitaristes et des empiristes anglais, nous avons les bases du scepticisme et même du scepticisme absolu. En termes de neuroscience qu’est-ce que cela veut dire ? L’expérience va créer la connexion nécessaire. Ce qui est drôle, c’est que Hume parle de la connexion nécessaire, évidemment deux siècles et demi avant que Ramon y Cajal décrive la synapse ou trois siècles avant que Shen Paley ne visualise la fameuse connexion nécessaire ou que Tim Bliss, dans les années 1970, ne mette en évidence la LTP, la potentiation à long terme, c’est-à-dire la mise en place d’un renforcement d’une connexion entre deux neurones qui effectivement semble être la base moléculaire, ou la base cellulaire des phénomènes de mémoire. Donc, l’expérience crée cette connexion nécessaire, et Hume en tire la conséquence que nous fonctionnons sur des croyances et le retour dans les croyances qui fonde les bases de ce scepticisme. Finalement qu’est-ce que l’on va dire ? On va dire que Pavlov démontre que Hume n’a pas totalement tort. Parce que qu’est-ce que montre Pavlov avec sa clochette ? C’est que ce qui fait saliver le chien c’est que quand il voit arriver l’expérimentateur, ou qu’il entend la clochette, le simple fait de la clochette parce qu’il a été associé de façon répétitive à la présentation de la nourriture, fait saliver. Donc, c’est bien la répétition des expériences qui crée des connections nécessaires, qui crée quelque chose qui fait que nous adhérons à, la clochette du chien de Pavlov fait qu’il croit qu’il va y avoir de la nourriture et cela correspond bien à un circuit neurophysiologique.
Ce qui est intéressant c’est qu’à partir du XIXème siècle, Kant, pour commencer, va faire un thème central de son travail, en particulier avec la « Critique de la raison pratique », de montrer comment Hume a tort. Il le fait sur la base, encore une fois, des expositions scientifiques. C’est-à-dire qu’il dit : non, on peut toujours croire que le soleil se lèvera demain, dans un monde aristotélicien où la terre est plate, où le soleil se lève à l’Est et se couche à l’Ouest parce que le char des chevaux du soleil le tire, on peut toujours se poser la question de savoir si demain le char des chevaux ne sera pas endormi et n’oubliera pas de le faire circuler. Mais une fois que Copernic, Kepler et Galilée ont démontré que c’est la terre qui tournait autour du soleil, c’est fini. Ce n’est plus la croyance, ce n’est plus la connexion nécessaire, c’est une démonstration scientifique qui dit que vous pouvez toujours croire ou ne pas croire, de toute façon le soleil se lèvera demain parce que tout simplement l’orbite de la terre tournant, demain, à une heure très précise, que les horloges atomique peuvent maintenant déterminer au millionième de seconde près, vous savez à quelle heure le premier rayon de soleil pourra être aperçu à n’importe quel endroit de la terre. Alors, Kant, ne l’exprimait évidemment pas comme cela, les horloges atomiques avaient encore un peu de temps à attendre mais c’est la question. Et vous voyez qu’en sous-jacent, vous avez d’un côté Pavlov, qui avait été inspiré par les théories de l’apprentissage d’Aristote, de Locke, Hume, comme tous ces empiristes anglais, et qui met en place les choses comme un réflexe, un réflexe non conditionnel, qu’on acquiert et les connections qui s’acquièrent.
Pourquoi je vous raconte tout cela ? Vous allez vous dire que tout cela c’est vieux, Pavlov, c’est 1927, Kant, c’est le XIXème siècle, on nous a annoncé un type qui travaillait aujourd’hui au Collège de France et il vient nous radoter des histoires qui sont vieilles comme Hérode. À partir de 1980, vous avez toute une école de neurophysiologie qui se développe, en particulier avec un type très important qui s’appelle Ledoux, aux États-Unis, qui vit aujourd’hui, il a une soixantaine d’années, et qui applique la question du réflexe pavlovien à la peur. Il détermine une région dans le cerveau, qui est très importante, qui est l’amygdale, une petite région qui est derrière les yeux, à peu près à la hauteur des pommettes, deux petits noyaux qui ont la taille d’un petit noyau d’amende, et qu’on peut faire un réflexe conditionné de peur. Vous prenez un rat, vous le mettez dans une boîte où il y a un côté sombre et un côté clair. Les rongeurs n’aiment pas la lumière parce qu’ils vivent la nuit, donc ils se mettent du côté sombre. Quand se met du côté sombre, vous lui mettez un petit coup d’électricité dans les pattes, ça le stresse. Il se met du côté clair, ça le stress encore plus parce qu’il n’aime pas être du côté clair, etc. Puis dès qu’il se réfugie, au bout d’un moment quand il a appris le système, du côté sombre, il a quand même peur de se prendre un coup d’électricité. Comme les expérimentateurs sont un petit peu sadiques, c’est aléatoire, donc cela crée un réflexe de peur. Rigolez moyennement parce que je doute que 10% d’entre vous n’aient jamais pris un anxiolytique ou simplement un petit verre de vin ou d’alcool avant d’aller à un rendez-vous, un entretien ou je ne sais quoi, ou un Lexomil, un Tranxène, etc., c’est sur la base de ça que ces médicaments ont été mis au point. À partir de là, vous avez tout un criblage pharmacologique qui se fait sur qu’est-ce que vous trouvez comme molécule qui empêche que le rat ait la trouille d’être dans le compartiment sombre, ait peur ? Donc, qu’est-ce qui fait que le rat cesse de passer plus de temps dans le compartiment clair que dans le compartiment sombre ? Donc, toutes les molécules qui permettent au rat de rester tranquillement dans le compartiment sombre, malgré le risque de prendre un coup d’électricité, sont considérées comme des molécules potentiellement anxiolytiques. C’est comme ça que l’on trouve ces molécules. Alors, en quoi c’est important cela ? Je crois que c’est important parce qu’ensuite on est dans un paradigme classique, qui est le paradigme d’Aristote, de Yung, de Pavlov, de Ledoux et de certains, qui est le paradigme déterministe. C’est-à-dire que vous avez des circuits qui se mettent en place et une fois ces circuits mis en place, vous voyez l’ours, vous tremblez, vous avez peur, c’est déterminé, c’est comme ça, il n’y a aucune possibilité qu’il se passe autre chose. C’est un peu la même vision que : vous avez le bon gène, vous avez le bon comportement, vous avez le mauvais gène, vous avez le mauvais comportement. C’est un peu la vision qu’avait Broca au XIXème siècle. Il suffit de mesurer la taille des crânes pour savoir si une personne est intelligente ou pas. C’était la vision de Gall, à la fin du XVIIIème siècle, comme le cerveau était un muscle comme les autres, si quelqu’un était très bon en mathématique, c’est que la région du cerveau qui traite les mathématiques devait être développée, si elle était très développée, il fallait qu’elle trouve sa place dans la boîte crânienne, pour trouver sa place il fallait qu’elle forme une bosse sur le crâne, donc il y avait quelque part la bosse des maths, la bosse de la bonté, la bosse de l’amour maternelle, etc. Dans ce paradigme déterministe quand ça ne marche pas il suffit de renverser simplement les termes de l’équation, c’est simplement que l’on avait mal posé le problème. Broca, toute sa vie il essaye de démontrer que plus on a un gros crâne, plus on est intelligent. C’est facile à démontrer, les hommes ont de plus gros crânes que les femmes, les adultes ont de plus gros crânes que les enfants… Il mesure aussi les crânes au cours de l’évolution. Il essaye de montrer que les hommes au cours du XIXème siècle - Broca vit en 1860 – sont plus intelligents que les hommes du XIIème siècle qui étaient des sauvages. Il a beau mesurer des crânes dans les cimetières, cela ne marche pas très bien, il laisse tomber. Il essaye de montrer que les génies de son époque ont de gros crânes par rapport aux idiots. Il tombe sur son poète préféré, qui est Tourgueniev, qui a un petit cerveau de rien du tout, ça ne marche pas. Jusqu’à l’année ou il meurt, Broca, - juste pour que l’on rigole un peu - il y a un pathologiste viennois qui démontre que les crânes des criminels – surtout quand ils sont de grands criminels - sont statistiquement plus gros que la moyenne. Ça prouve que les grands criminels sont très intelligents. Vous voyez que dans ce modèle déterministe, vous avez réponse à tout. Et vous avez réponse à tout parce que c’est du point par point, c’est du bijectif. De toute façon, vous validez vos a priori. C’est à-dire que vous partez d’un modèle où quand vous partez de A pour allez à B, et si vous arrivez à C, c’est que vous n’êtes pas partis de A. Dans la réalité, c’est cela qui est intéressant, et c’est là que je vais vous laisser, ça ne marche pas du tout comme ça.
Aujourd’hui, avec ce que montre la biologie, la génétique, plus personne n’est capable de penser qu’un gène fait quelque chose. Un gène, on se demande même si cela existe. Un gène, c’est des fragments codants, dans un chromosome, avec des exons, ce qui va donner des protéines, puis des intrants, selon l’environnement dans lequel ce gène est placé si son promoteur est méthylé il ne va pas s’exprimer. Si son promoteur ne l’est pas, il va s’exprimer. Si tel facteur se place en amont du gène, c’est tout le gène qui va être exprimé. Au contraire, si c’est un autre promoteur, c’est seulement un fragment. Du coup, la protéine, totalement différente, va pouvoir être impliquée dans une voie métabolique ou dans un autre. Tout cela est évolutif avec des possibilités parfois d’empreintes qui peuvent durer toute la vie. Une expérience intéressante, sur la méthylation de certains gènes dans l’hippocampe, qui montrent que l’on peut changer le comportement de souris. On peut transformer des lignées, des races si vous voulez, de souris hyperactives en souris totalement calmes. Au moment de la naissance vous leur changez de mères, vous mettez des souriceaux hyperactifs sous des mères calmes et quand ils sont adultes, ils deviennent des souris calmes et quand ils font des souriceaux, ils donnent des souriceaux calmes. Vous changez l’état de méthylation de leurs gènes dans l’hippocampe et vous pouvez changer le comportement. Tout cela pour dire que les gènes c’est plastique, c’est dynamique, c’est évolutif.
Alors, le système nerveux, 500 milliards de cellules, 500 000 connexions pour chaque neurones avec d’autres voisines, des systèmes de cellules, comme les cellules gliales, qui représente quand même 80% du cerveau, dont on commence seulement à découvrir les potentialités en termes de communication entre cellules, avec des circuits de communication beaucoup plus lents que les circuits neuronaux, - les circuits neuronaux influençant les circuits gliaux, les circuits gliaux influençant les circuits neuronaux – on est dans des dimensions de plasticité immenses. Le gap n’est pas résolu, aujourd’hui, entre ce que l’on découvre à l’échelle moléculaire du gène ou des protéines, 400 modifications post-traductionnelles des protéines qui peuvent être phosphorilées, acylées, méthylées, tout cela change leur localisation dans la cellule, leur fonction et tout cela en fonction de chaque molécule et de chaque cellule. Ensuite, vous avez cette connectivité. Alors, le gap est loin d’être fait avec l’intégration que nous en avons dans nos phénomènes de penser.
Je voudrais terminer en vous montrant simplement une scène qui va remettre en scène l’amygdale mais qui au fond peut résumer un peu cette vision que nous pouvons avoir aujourd’hui de l’individu et surtout de notre cerveau non pas comme machine à réagir à un certain nombre d’événements moléculaires ou hormonaux, cette vision de cerveau éponge, qui flotterait sur le liquide parfaitement ajusté du taux de sérotonine, taux de dopamine, que certains voudraient nous faire croire. Notre cerveau au contraire, c’est une machine qui fonctionne 24h/24h, toute la vie, qui a elle seule consomme un quart de nos ressources énergétiques, dans ce que vous avalez chaque jour, il y a 25% qui est dédié à votre cerveau alors que votre cerveau représente 3,5% à 5% du poids de votre organisme. Donc, si on devait dire quelque chose, on dira, finalement, que nous sommes des corps au service des cerveaux. Ces cerveaux sont des machines à imaginer le monde, des machines à projeter des réalités, pas de simples réacteurs au monde, mais des anticipateurs. Des machines finalement à faire que quelque part, dans le cortex préfrontal, ici, nous avons une usine à fabriquer des rêves, à percevoir des désirs, à fabriquer des images. Nous passons notre temps à comparer ces images avec la réalité qui nous entoure, avec une logique assez floue et essentiellement inconsciente. Quand vous marchez dans la rue, vous ne passez pas votre temps à tester avec votre pied le trottoir qui est devant vous. Vous partez du principe que c’est un trottoir, c’est en bitume, c’est ferme et que vous mettez un pied devant l’autre. Depuis que vous avez deux ou trois ans, vous ne vous posez plus la question de savoir comment on met un pied droit devant un pied gauche, vous ne vous posez plus la question de la dureté du sol. Effectivement, si on vous fait un gag et qu’on masque le sol, comme un piège pour les animaux, vous allez tomber dedans parce que vous ne l’avez pas anticipé, sinon vous avez anticipé le parcours et vous pouvez parler à un ami ou une amie pendant une heure, vous êtes partis d’un endroit et vous êtes arrivés à un autre, vous ne savez même pas, tellement cela a été automatique, vous avez tourné à droite, à gauche parce que vous connaissez le chemin, vous avez eu toute une conversation qui vous mobilisait mais pendant ce temps-là le temps qu’il faisait, la température, la position de votre corps, le nombre de personnes que vous avez croisées, ce qui s’est passé au-dessus de votre tête, tout cela vous l’avez perçu mais tout cela n’est pas entré dans votre champ de conscience. Donc, la conscience, c’est une toute petite part de l’activité cérébrale. Tout cela parce que nous passons notre temps à anticiper.
Un exemple pour vous montrer ça. On a mis, avec une IRM cérébrale - de belles machines qui enregistrent l’activité métabolique de notre cerveau, c’est-à-dire la consommation d’oxygène, la consommation du glucose – des gens et on leur a projeté un petit film d’animation expérimental, qui a été fait dans les années 1940. Les expérimentateurs se sont servis d’un morceau de film d’animation qui n’a jamais été fait dans une perspective d’essai en neuroscience. Je vous raconte l’expérience. Vous avez un cercle qui bouge autour d’un écran, - c’est en noir et blanc, nullissime comme dessin animé – et il est suivi par un grand triangle qui vient à un certain moment percuter ce cercle qui est plus petit. Le cercle alors sort de l’écran pour revenir ensuite. A certains moments, de façon un peu aléatoire, vous avez un petit triangle qui apparaît dans l’écran et qui vient se placer à intervalles réguliers entre le petit cercle et le grand triangle. Vous voyez la scène, vous avez un petit cercle, un grand triangle, à un certain moment le grand triangle entre en collision avec le petit cercle, le petit cercle sort de l’écran, puis vous avez un petit triangle qui arrive à un certain moment qui bouge dans l’écran et qui peut se mettre entre le grand triangle et le petit cercle. Je vous laisse imaginer la scène. On demande aux gens ce qu’ils ont vu. On va voir si vous êtes comme les gens de l’expérience. Les individus normaux, vous allez voir qu’il y a des anormaux, vous allez pouvoir savoir dans quel état est votre amygdale, dans quelques secondes, je laisse un peu de suspens. Les individus normaux décrivent la poursuite du petit cercle par le grand triangle qui essaye de l’attraper tandis que le petit triangle, courageux, essaye de protéger le petit cercle. Le grand triangle est une brute mais heureusement une brute frustrée parce qu’il n’arrive pas à se débarrasser ou à avaler le petit cercle. En bref, les sujets décrivent une projection anthropomorphique d’une séquence qui ne montre que des formes géométriques. Nous sommes dans une vision où nous socialisons, nous anthopologisons les choses. Ce qui a de très intéressant, c’est que les gens qui ont eu un accident cérébrale, qui ont détruit l’amygdale, quand on les soumet à la même expérience, qu’est-ce qu’ils décrivent ? Ils décrivent le film. Ils décrivent le triangle, le grand, le petit et le cercle. Ils n’ont plus aucune vision sociologisée, anthropoligisée de la scène. On est là dans quelque chose qui nous dit que bien évidemment ce n’est pas dans l’amygdale que se situe notre vision de la société, pour reprendre un exemple qu’aimait beaucoup mon bon maître François Lhermitte, quand j’étais interne en neurologie, il ne faut pas refaire de la localisation partout. Si aujourd’hui, je ne sais pas si certains de vous sont Parisiens, un groupe terroriste ou simplement des travaux de la ville de Paris bloquent le pont Alexandre III, - je sens qu’il y a des gens qui ont été coincés dans les embouteillages – tout le quartier des Invalides - Champs-Élysées va être bloqué, ce n’est pas pour cela que la fonction de la circulation de Paris est sur le pont Alexandre III. Tout cela pour dire que ce n’est pas la fonction sociologique ou la fonction anthropologique de l’homme qui est dans l’amygdale. Cela veut dire simplement que l’amygdale est un carrefour essentiel, peut-être un comparateur entre des émotions, qui ont un circuit d’activation rapide, et le cortex préfrontal, qui est un atelier de résolution de problèmes, et qu’à un moment donné, au niveau de ce carrefour, au niveau de ce pont Alexandre III du système nerveux, il faut que cela passe, si cela ne passe pas les circuits ne se font pas. Mais, un certain nombre de philosophes et un certain nombre de neurobiologistes ont voulu aller un peu plus loin. Notre activité cérébrale, forcément, se développe dans un contexte, et pour l’être humain, le contexte est toujours un contexte social. C’est ce que je veux dire, quand je disais tout à l’heure que même pour le gène, l’histoire du gène est essentielle. Viendrait-il à l’un d’entre vous, devant des jumeaux homozygotes, ayant le même génome, issus du même œuf, nés le même jour, d’exiger le droit de vote à l’un des deux parce qu’il serait le même que l’autre ? Pourquoi pas ? C’est des photocopies génétiques. Moi, je n’ai droit qu’à un droit de vote, pourquoi si j’avais une photocopie génétique il aurait droit à deux droits de vote ? Ce n’est pas, normal ! C’est un droit de vote par génome. On peut imaginer une société avec un droit de vote par génome puisque c’est cela qui serait déterminant. Un génome, un vote. Un génome âgé de 18 ans au moins. Ce qui pose la question de savoir, si on se clone un jour, est-ce que le clone de l’adulte est considéré comme ayant 40 ans, 50 ans, 60 ans et un jour, deux jours, trois jours, on lui donnerait un droit de vote par génome ou on attend de nouveau qu’il ait 18 ans ? Si l’on attend qu’il ait 18 ans, cela veut dire qu’on ne considère pas qu’il est le clone de l’autre. Bon, c’est une autre histoire…
Revenons à notre système nerveux. Quelles que soient les contraintes physiques et biologiques, bien réelles, notre cerveau est un organe. Il y a 500 milliards de cellules, 500 000 connexions par cellule. Je suis un matérialiste convaincu, ne doutez pas de cela. La question fondamentale de la liberté, émerge dans la conception que nous pouvons avoir de la dynamique, de l’histoire de nos pensées, du fait qu’à chaque instant, parce que nous sommes dans un contexte, parce que nous sommes des individus sociaux, parce que vous me regardez et qu’en me regardant ma parole prend un autre sens que si j’étais tout seul dans ma salle de bain, parce que le fait d’être ici dans un certain lieu au lieu d’être en ce moment dans mon laboratoire ou ailleurs, fait que je ne suis pas dans les mêmes conditions matérielles et morales, avec la même interaction, que votre regard, d’une certaine façon, tout à fait réellement, sculpte ma façon de penser. Donc, toute pensée est contextuelle. La liberté de penser s’inscrit, c’est ce que je vous propose, en amont de ce déterminisme, que représente la prise de décision. Bien sûr, vous pouvez toujours dire, comme au Loto, que tous les gagnants ont tenté leur chance, mais cela ne veut pas dire que tous ceux qui ont tenté leur chance ont gagné. Bien sûr, à un moment donné, vous pouvez dire, si vous êtes capables de retrouver toutes les circonstances immédiates et en amont de l’histoire de la prise de décision : il toussait, il avait de l’eau devant lui, il a pris son verre et a essayé de boire une gorgée, c’était normal, c’était déterminé par les conditions. Oui, mais vous voyez aussi que je me suis versé un verre d’eau puis qu’après je suis parti dans une autre discussion parce que j’ai peut-être vu l’un d’entre vous tousser et que cela a changé, je n’ai pas bu le verre d’eau. Pourquoi ? Parce que dans cet atelier de problèmes, vous êtes en train d’élaborer, en permanence, plusieurs, des dizaines, des centaines, des milliers de scénarii avec des variantes à chaque fois et qu’au moment de la prise de décision, qui est effectivement déterministe, mais déterministe dans la fraction de seconde où vous prenez cette décision. Il y a une synthèse, une balance, qui se fait au niveau de votre amygdale, entre un certain nombre d’émotions, de l’intérêt que vous en percevez et la palette de solutions que votre cortex préfrontal a préparée et que la liberté de penser n’est pas simplement la liberté de déterminer, n’est pas simplement l’instant « T » du choix, elle est la dynamique. Et ça, cela a des implications aussi dans tous nos choix sociétaux, y compris les choix version économique. Si je veux aller plus loin dans ma conception sociétale des choses, je dirais que d’une certaine façon l’idéologie néolibérale, qui voudrait faire du résultat instantané la vérité de toute capacité de comportement, qui voudrait nous faire croire par exemple qu’en économie il y a une vérité et qu’elle est la seule, et bien cette vision néolibérale, elle est au fond héritée de cette vision de Hume, de Pavlov, qui est qu’à toute circonstance correspond une et une seule histoire, un seul déterminisme. Et au contraire dans cette dynamique de capacité d’élaborer d’autres scénarii, donc de déterminer que d’autres choix sont possibles, vous avez des alternatives à cette solution.
J’ai été un peu loin, très loin des neurosciences, mais certains qui consultent Google, savent pourquoi j’ai cette interprétation des neurosciences. Merci.
Carole Lipsyc : Merci Hervé. Vous avez gardé le temps pour l’échange, c’est formidable. Je voudrais commencer par vous poser une question tout de suite. Je ne suis pas sûre d’avoir compris, mais finalement, c’est l’amygdale qui nous fait réagir avec émotion plutôt que de réagir froidement juste en considérant tous les scenarii et en réagissant comme un ordinateur, un robot ? Est-ce qu’on est pas bien quand on voit un grand méchant poursuivre un gentil petit qui protège un encore plus petit que lui ? Est-ce qu’on n’est pas mieux avec l’ablation de l’amygdale ?
Hervé Chneiweiss : Ça, c’est une autre question. C’est une question que l’on peut se poser. Est-ce qu’il y a un dément ? Est-ce qu’un patient atteint de la maladie d’Alzheimer, qui a perdu son passé ou un patient alcoolique qui a fait un syndrome de Korsakoff qui a détruit ses corps mamillaires et qui du coup ne peut plus rien stocker en mémoire, qui au contraire de l’Alzheimer a des souvenirs du passé mais aucun souvenir du présent. Est-ce que ces gens sont heureux ? Apparemment ils ne le sont pas. Ni les patients atteints d’Alzheimer, ni les patients atteints de syndrome de Korsakoff, ni les patients qui ont ces lésions de l’amygdale. Alors, maintenant, dans cette vison, est-ce que c’est dans l’amygdale que se passent les choses ? Il faut bien avoir conscience que tout notre cerveau fonctionne. C’est-à-dire que les idées que vous avez pu entendre à certains moments, que nous fonctionnons avec 2% de notre cerveau, effectivement, quand vous entendez certains leaders politiques, vous pouvez vous poser des questions, mais même eux dans la réalité ils fonctionnent avec 100% de leur cerveau, pas à 100% en permanence mais on fonctionne quand même avec 100% du cerveau. Ce qui se passe dans une expérience d’imagerie cérébrale, c’est que l’on fait de la soustraction. C’est-à-dire que dans une expérience d’imagerie cérébrale, vous prenez une situation que vous considérez comme une situation de référence, une situation de repos, une situation dans laquelle vous considérez que l’individu ne fait pas la tâche que vous souhaitez analyser. Puis, à côté de cela, vous prenez une situation d’expérience, c’est-à-dire le moment où l’individu fait ce que vous lui avez demandé de faire, par exemple apprendre quelque chose de très simple, ne penser à rien, ça, c’est votre tâche de référence, puis comptez dans votre tête de deux en deux, 2, 4, 6, 8. Et vous allez dire, quand je vais soustraire l’image « ne pensez à rien » de l’image obtenue, 2, 4, 6, 8, je vais mettre en évidence les régions cérébrales utilisées pour le calcul mentale. Donc, l’image que je vais obtenir, c’est l’image du cerveau en train de faire du calcul mental. À partir de là, vous allez avoir des régions avec de très faibles différences, des régions avec de très fortes différences, et l’expérimentateur va choisir ce qu’il considère comme significatif et ce qu’il ne considère pas comme significatif. Dans ce qu’il considère comme significatif, il va mettre des fausses couleurs, parce que tout cela c’est du noir et blanc, c’est des chiffres, comme ce n’est pas très parlant on met des fausses couleurs. On va aller du bleu qui est en général considéré comme le froid, donc comme l’inanimé, jusqu’au rouge ou le violet, qui est considéré comme le très chaud, donc le très animé. Donc, vous codez en fausses couleurs. Vous allez avoir ces images du système nerveux avec ces régions qui s’activent. En fait, ce n’est pas des régions qui s’activent, c’est des régions qui s’activent plus et qui s’activent plus en comparaison à la tâche de référence. Pour répondre un peu mieux, on a dans notre système nerveux – on est le fruit de l’évolution, même si l’on se considère comme le sommet de l’évolution, la réalité vraie, c’est qu’en termes bêtement évolutifs n’importe quel staphylocoque, n’importe quelle bactérie a des milliards et des milliards de générations de plus que nous, n’importe quelle bactérie vit sur terre depuis quelques milliards d’années de plus que nous. Nous, on est juste une construction qui date d’une centaine de milliers d’années. Donc, ayons un peu de modestie au regard de l’évolution. Ceci étant, notre cerveau est un résultat de l’évolution – un empilement, un peu en pelures d’oignon. Au cœur de notre cerveau, on a un cerveau reptilien, grosso modo c’est le cerveau des appétits, des instincts, c’est le cerveau hormonal, c’est ce qui nous permet de nous reproduire, d’être des animaux à sang chaud, de sentir quand nous avons faim, etc. Après, on a une deuxième pelure d’oignon, qui est un cerveau un peu plus mammalien déjà. Puis, troisième pelure d’oignon, cette explosion, chez les mammifères supérieurs et tout particulièrement chez les primates, du cortex cérébral, et tout particulièrement la partie préfrontale du cortex cérébral. Alors, explosion parce que si vous prenez, chacun d’entre vous, votre cortex et que vous prenez un fer à repasser et vous l’étalez sur une table, et bien vous avez un mètre carré, un foulard style Hermès, de cortex cérébral, qui est une gigantesque puce, bien plus performante que les puces informatiques, dans lequel vous avez une centaine de milliards de neurones, trois à quatre cent milliards de cellules gliales qui font des circuits avec, si vous multipliez - j’ai dit 500 000 mais cela c’est pour un neurone de l’hippocampe, en moyenne c’est plutôt 50 000 connexions par cellule - 51 011 par 5 104, cela vous fait 2,5 1016 et ça, ça bouge, ça interagit et ça fonctionne. Je n’ai pas répondu ?
Carole Lipsyc : Non.
Hervé Chneiweiss : Mais c’était le but.
Carole Lipsyc : Je ne sais pas si l’amygdale est mon ennemi.
Hervé Chneiweiss : Il faut vivre avec. On est ce qu’on est, ma pauvre dame !
Carole Lipsyc : On est ce qu’on est. Est-ce qu’il y a des questions ?
Question 1 du public : Bonjour. Dans votre exposé, vous n’avez pas fait allusion à tout ce qui est éthologie. Cela se retrouve peut-être après avec le cerveau reptilien, mais est-ce qu’il n’y a pas quand même dans nos comportements sociaux, nos comportements les plus élaborés quelque chose qui est justement très animal, qui est le fruit d’une longue évolution ? J’ai l’impression que vous n’avez pas parlé de cela alors qu’en plus les travaux sur l’éthologie, en ce moment, je trouve qu’ils défrichent pas mal de choses de ce côté-là.
Hervé Chneiweiss : Que nous soyons des animaux, c’est une évidence. On est une espèce animale parmi d’autres. Que nous soyons des héritiers aussi et qu’un certain nombre de comportements innés soient une palette de possibles comportements que nous avons à notre disposition, c’est évident aussi. Maintenant, la discussion, si vous voulez, entre l’inné et l’acquis chez un individu social, et quand je dis social, on sait aujourd’hui que le fœtus commence à réagir vers le cinquième mois, in utéro, au monde qui l’environne que cela soit les sons ou certaines lumières, c’est une discussion que j’aurais tendance à dire - si c’est la discussion de l’inné et de l’acquis – qui n’a plus de sens aujourd’hui dans la mesure où est-ce que c’est 10%, 90%, 50-50% ? Cela n’a pas de sens. Nous avons des circuits qui sont préformés, qui ne sont stabilisés que si nous les utilisons, le système humain comme le corps humain de façon général -comme le corps pas seulement humain, on peut prendre n’importe quel animal cela sera pareil - ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. Donc, oui, au cours du développement il y a des fenêtres de temporalité où des possibles apparaissent et si on perd ces possibles on les perd. C’est l’expérience classique de David Hubel et Torenten Wiesel où l’on coud la paupière d’un chaton à la naissance et s’il n’y a pas de perception par la rétine de la lumière le cortex occipital dédié à la perception des images est perdu. Quand on rouvrira, une semaine après, la paupière du chaton l’œil sera aveugle. Donc, je dirais, oui, nous sommes des animaux. Oui, il y a un programme de base de la génétique qui permet que le développement soit le développement, que nous ayons tous à peu près le même schéma corporel avec deux bras, deux yeux, etc. C’est l’évidence qu’il y a des contraintes physiques et qu’il y a des aspects du programme qui sont des aspects génétiques. Mais tout se passant dans une interaction permanente avec l’environnement, l’individu humain est d’abord un individu social et tout comportement, même hérité d’un comportement animal, a été retravaillé, retranscrit, réinscrit dans le contexte d’un comportement social. C’est cela que je veux dire. Donc, à partir de là, le débat entre l’inné et l’acquis n’a pas de sens, au sens où, comme je vous le disais tout à l’heure – on voudrait à partir du résultat final reconstruire ce qui s’est passé. Pour vous prendre un exemple, l’activisme de certaines associations, je n’ai aucun de jugement de valeur, telle qu’elle soit, sur l’homosexualité, qui est inhérente à toutes les espèces animales, de certains groupes homosexuels, qui depuis très longtemps veulent démontrer qu’ils sont biologiquement homosexuels, comme si le fait d’avoir une preuve biologique les dédouanait d’une justification sociale, comme s’il fallait, entre guillemets, que cela ne soit pas de leur faute. Il y a eu un moment où certaines de ces associations finançaient des recherches pour démontrer qu’il y avait un gène ou des gènes de prédisposition à l’homosexualité. Il y a eu des travaux, même dans les meilleures revues, qui sont parus là-dessus, mais cela ne colle pas, ça ne marche pas. Maintenant, c’est l’imagerie cérébrale. Par exemple, dans PMS, il y a quelques mois, vous avez eu un article qui montrait que la perception de certaines molécules odorantes par des homosexuels était plus proche de la perception du sexe correspondant à leur homosexualité que l’inverse. Pour être clair, vous prenez des hommes hétérosexuels et des femmes hétérosexuelles, vous regardez leur préférence ou la réaction de leur système nerveux de l’imagerie cérébrale par rapport à telle ou telle molécule. Ensuite, vous prenez des homosexuels hommes ou des homosexuelles femmes et vous voyez que les homosexuels hommes ont une réaction à ces molécules qui est plus proche des femmes et les homosexuels femmes une réaction à ces molécules plus proche de celle des hommes. Et cela chercherait à démontrer qu’il y a un substrat biologique au comportement homosexuel parce qu’ils auraient le cerveau homosexuel. Non, cela prouve simplement qu’au moment où est faite l’expérience leur perception cérébrale des odeurs correspond à un profil général plutôt homme ou plutôt femme et ensuite vous avez la société qui contextualise et qui caractérise les uns comme ayant un comportement homosexuel et les autres comme ayant un comportement hétérosexuel. Mais la raison de l’image que vous enregistrez de leur cerveau, c’est le résultat peut-être de leur biologie et sûrement de leur histoire. Au moment où vous enregistrez le fonctionnement cérébral de quelqu’un qui a 18, 30, 40 ans, il a 18, 30, 40 ans d’histoire derrière lui. Donc, l’inné et l’acquis là-dedans, comment voulez-vous faire la part des choses ? Finalement, quel intérêt ça a ? Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question.
Réponse inaudible
Question 2 du public : D’abord merci pour votre conférence. J’ai trouvé cela passionnant. J’ai l’impression d’avoir compris. J’ai une question un peu paranoïaque. À propos du rat auquel on donne des anxiolytiques pour qu’il n’ait plus peur de la partie sombre puisqu’on l’a déconnecté de son propre ressenti. Je voulais savoir si – une question dans le futur – on peut aussi envisager des molécules qui lui fassent vraiment peur du noir au point de lui préférer la lumière, c’est-à-dire qui le déconnecte de ce qu’il ressent au départ ? On rejoint un peu l’histoire de l’inné et de l’acquis dont vous venez de débattre. En fait, jusqu’où peuvent aller les neurosciences par rapport à ce comportement ?
Hervé Chneiweiss : La réponse est clairement, oui. Aujourd’hui, on le fait dans l’autre sens. Aujourd’hui, à ma connaissance, il n’y a aucune molécule de la peur qui est développée, au sens de chercher à renforcer la peur. Mais il y a, là encore dans un contexte de soin, des molécules qui sont développées pour empêcher la peur, au-delà des anxiolytiques. Par exemple, le syndrome qui s’appelle le stress post-traumatique, des gens sont pris dans un gigantesque accident de voiture, un crash aérien… après dès qu’ils entendent le moindre bruit, le moindre son ils sursautent, ils transpirent, ne peuvent plus sortir dehors, ils deviennent physiquement malades. On sait que si on leur donne des bêta-bloquants, des molécules qui sont utilisées pour des gens qui sont insuffisants cardiaques ou hypertendus, des molécules très courantes, on peut dans un certain nombre de cas empêcher le développement de ce stress post-traumatique. La question est celle de l’usage qui en est fait. C’est toujours cette frontière entre la nécessité et la contingence, entre la pathologie et d’autres usages. Si vous êtes dans le contexte où après un crash aérien vous voulez permettre à quelqu’un de continuer à vivre sans le syndrome du stresse post-traumatique, cela paraît assez logique de lui proposer un traitement qui peut être efficace. Maintenant, placez-vous dans un autre contexte. On va jouer les gentils et les vilains. Vous êtes le président Bush et vous avez besoin d’envoyer Vingt mille soldats en Irak. Ils savent ce qui les attend là-bas. Ils n’ont pas très envie d’y aller et rien qu’à l’idée de monter dans l’avion, quand même… quelques uns ont des réflexions à faire. Et là-bas, il peut y avoir le copain qui se prend une roquette ou je ne sais quoi d’autre. Là, vous dites, on ne va pas ramener au pays des dizaines de milliers de traumatisé de ce stress post-traumatique. Nous, on aurait pu faire la même chose à Verdun. Hop, au lieu de mon Prozac de tout à l’heure dans l’eau de boisson, je distribue mon Propanol, mon bêta-bloquant, dans la ration du matin du soldat pour faire que s’il y a la roquette qui explose à côté, vingt-quatre heures de permission et le lendemain il repart dans la tranchée, il repart au combat. J’ai le moyen d’empêcher le stress post-traumatique et j’ai besoin de chair à canon… puis, il y a des moments, je raconte dans le livre une expérience qui m’est arrivée, à Washington, il y a deux ans maintenant, dans le cadre d’un congrès de neuroscience, j’assistais à une conférence de neuroéthique, le type était rasoir au possible, il était insupportable. Il nous racontait des histoires de joueurs de baseball qui se dopaient, des noms célèbres pour lui… Le baseball pour quelqu’un qui ne connaît pas les règles, rien de pire. Une fois j’ai été voir un match, quand j’étais en post-doc aux États-Unis, vous passez cinq heures à vous prendre la bière sur la tête et à voir les gars qui une fois toutes les cinq minutes envoient la balle, vous ne comprenez pas pourquoi, un coup ça marche, un coup ça ne marche pas… dès que cela finit de marcher il y a la pluie… Si vous voulez vous ennuyer au maximum, peut-être une fois dans votre vie, allez voir un match de baseball. Je vous le recommande, c’est vraiment curatif. Pour des gens qui ont des problèmes d’anxiété ou du mal à dormir, vous regardez un match de baseball, si vous résistez alors là il faut vraiment aller vous faire soigner. Bon, revenons aux choses sérieuses. À la fin, après m’être enquiquiné pendant trois quart d’heures, je me demande même pourquoi je suis resté tellement c’était ennuyeux, probablement parce que j’étais en plein milieu d’une rangée, je savais que cela se remarquait, même s’il y avait six mille personne qui écoutaient la conférence, si je m’en allais. Tout d’un coup il nous raconte que trois ans avant, sa fille, qui avait 18 ans, a été assassinée par son boy-friend. Ils arrivent au commissariat, ou à l’hôpital, je ne sais plus exactement, et là, le médecin propose un traitement par bêta-bloquant et des anxiolytiques pour atténuer le stress post-traumatique. Et là, il nous a expliqué que non seulement il avait été révolté qu’on ose lui proposer un traitement mais qu’il s’était après interrogé sur le pourquoi il avait été révolté que l’on ose lui proposer un traitement. Finalement, il pensait que prendre quelque chose pour atténuer la douleur, qui pour un parent est probablement la douleur la plus extrême, perdre un enfant dans des conditions dramatiques comme celle-là, aurait été une trahison vis-à-vis de la mémoire de sa fille. Ne pas souffrir aurait été une trahison. Le seul hommage qu’il pouvait rendre à sa fille était non seulement de la garder en lui mais de la garder en lui avec la douleur, y compris éventuellement le stress, que peut provoquer cette douleur. Tout cela pour dire que nos émotions ne sont pas, et loin de là évidemment, nos ennemis, même nos émotions les plus cruelles. Bien sûr, les émotions de bonheur nous font avancer, nous motivent etc. mais même les émotions les plus cruelles, les plus douloureuses font aussi partie de cette sculpture de notre vivant cérébral que nous sommes. À partir de là, oui, on a des molécules qui vont nous permettre d’agir sur tel ou tel de nos comportements, mais nous devons être quelque part le gardien de nos rêves, le gardien même de nos douleurs, au sens où ce qui nous fait, ce n’est pas seulement dans une vision utilitariste, une vision héritée là encore de Jérémy Bentham, qui avait fondé la déontologie, pas seulement une arithmétiques des plaisirs, une compilation de toutes les bonnes choses que nous pouvons manger, les bonnes choses que nous pouvons consommer, de toutes les bonnes cases que nous pouvons cocher, mais aussi parfois dans cette capacité, nécessité de souffrir aussi des notions qui correspondent au respect par rapport à des êtres chers, à la qualité de l’émotion. À un moment donné dans le livre, je dis : si l’on aime quelqu’un sous Prozac, sous antidépresseur, est-ce qu’on ne va pas se poser la question de savoir ce que c’est cet amour ? Une question que n’importe quel amoureux se pose. Pourquoi je l’aime ? Mais si c’est en plus sous médicaments, si j’arrête le médicament qu’est-ce qui va se passer après ? Si j’arrête la molécule, qu’est-ce qui se passe derrière ? Voilà, ça, c’est des questions que le chercheur se contente de poser et après cela concerne chaque individu. Mais on a des molécules pour et on en aura de plus en plus. Si vous faits un sondage, vous ne trouverez quasiment personne qui va dire qu’il n’est pas prêts à améliorer sa mémoire. Imaginez que je vous trouve une molécule qui vous permet de passer des nuits d’orgies fabuleuses en étant parfaitement satisfaits en satisfaisant votre partenaire et de vous réveiller le lendemain matin frais ou fraiche et dispos pour aller bosser et d’avoir une performance de mémoire dix fois meilleure que la veille. Vous allez me regarder et me dire : c’est combien ?
Carole Lipsyc : On a dépassé notre temps, mais on va continuer parce que l’on a d’autres questions. On va peu grignoter sur l’atelier en prenant un petit quart d’heure.
Hervé Chneiweiss : Je suis bavard.
Carole Lipsyc : On a rarement en fait l’occasion de poser toutes ces questions à des spécialistes et je crois que c’est des questions que l’on se pose tous.
Question 3 du public : Je suis très pratique, vous citez [suite inaudible] des ouvrages, notamment sur les questions philosophiques [suite inaudible]
Hervé Chneiweiss : Ça, c’est le crime parfait ! Chneiweiss, cela s’écrit avec C, H, N, E, I W, E, I, 2S. Le livre s’appelle, d’un nom un peu barbare, « Neurosciences et neurotéthique » et le sous-titre c’est « Des cerveaux libres et heureux » parce que… je vous laisse découvrir pourquoi cela s’appelle « Des cerveaux libres et heureux ». Cela fait partie là encore de l’aspect politique de la science. Des livres qui parlent de neurophilosophie ou du rapport entre neuroscience et philosophie, vous en avez beaucoup aujourd’hui. Dans les conseils que je peux vous apporter, chez Odile Jacob vous trouverez beaucoup d’ouvrages, en particuliers ceux de Damasio, « Spinoza avait raison » ou « L’erreur de Descartes ». Damasio est un copain et un chercheur très intéressant pare qu’à partir justement des lésions cérébrales chez des patients il a essayé de se faire le continuateur de Hume et de Pavlov et tout ça, avec une vision un peu plus élaborée entre émotions et sentiments. Donc, je vous renvoie à son travail, qui est un travail intéressant, très débattu, il y a dix ans très reconnu, aujourd’hui très controversé mais rappelez-vous toujours que le principe d’un fait scientifique, c’est de vieillir. Il est normal, parce que le progrès scientifique évolue, les faits restent les faits mais l’interprétation que l’on a est modifiée par l’accumulation des autres faits qui apparaissent. Il est normal que Newton ait été dépassé par Einstein, que la théorie de la relativité sera dépassée par une autre. Il est normal que les faits scientifiques vieillissent. C’est bien pour cela qu’ils sont fondamentalement différents des valeurs qui, elles, sont assez intemporelles. Est-ce qu’une sculpture grecque est plus belle qu’un tableau de Picasso ? C’est une question de valeur, ce n’est pas une question de temporalité. Donc, il y a une chronologie de la science, il n’y a pas une chronologie de l’art. Les faits et les valeurs sont différents. Après, vous avez les bouquins de Changeux, qui sont intéressants à lire à mon avis, y compris les bouquins d’entretiens, par exemple le livre qu’il a fait avec Ricœur, « Matière à pensée », ou le livre qu’il a fait avec le mathématicien Connes. Vous avez dans un aspect beaucoup plus matériel ou matérialiste le livre d’Alain Berthoz ou de Marc Jeannerot, « Cerveau-machine », cerveau organe. Sur le versant plus philosophique, en français, comment s’appelle-t-elle ? C’est la honte, je la cite dans le bouquin, une philosophe, qui est une élève de Jacques Derrida, - Jacques Derrida est un des rares qui a essayé d’intégrer la pensée actuelle le cerveau en tant qu’organe…
Carole Lipsyc : Si on a une bibliographie, on va la distribuer. Moi, j’avais deux questions rapides, puisqu’on a dépassé notre temps, juste un nom pour se raccrocher au récit des 3 espaces, ( ?), qui travail sur l’intelligence artificielle aux États-Unis dit que l’avenir, ce sur quoi il travaille, ce seront les nanos puces qui pourront se mettre dans le cerveau et qui permettront de directement télécharger des informations. Possible ? Pas possible ? Vous croyez ?
Hervé Chneiweiss : Oui. Deux réponses. L’homme, au sens générique, l’être humain est un inventeur d’artéfacts. C’est une des définitions de l’homme, inventer des artéfacts. Cela a commencé il y a très longtemps quand on a sculpté des silex, cela a continué avec la roue, et aujourd’hui on invente, comme on se déplace quand même assez lourdement et difficilement, on a inventé des avions, des voitures etc. Créer des prothèses ou des orthèses, des choses qui nous servent à faire mieux, plus facilement, des outils qui nous servent à faire mieux ce que nous savons faire moins bien, on le fait en permanence. Aujourd’hui, le portable est à l’extérieur de nous, il sert à téléphoner, à voir son agenda, à prendre des notes, etc. peut-être que demain, une partie du portable va être à l’intérieur de nous, après cela dépendra de chacun. Aujourd’hui, tous les PDG de grosses boîtes se font implanter, sous la peau, une petite puce avec un code-barres pour qu’avec un GPS on puisse les localiser s’ils sont enlevés. Vous avez aujourd’hui un certain nombre de prothèses. En Espagne, les fêtards se font implanter la même chose pour pouvoir entrer dans les boîtes de nuit sans argent et on leur débite sur leur compte à partir de la puce…
Carole Lipsyc : Ça existe ?
Hervé Chneiweiss : Oui, cela existe. À partir de la puce qu’ils ont sous la peau, on leur débite leur compte.
Carole Lipsyc : On est capable déjà de coder des informations, pour le cerveau, dans des puces, qui iraient trouver…
Hervé Chneiweiss : Coder des informations, comme d’habitude aujourd’hui c’est très grossier. Mais aujourd’hui on est capable par exemple dans le cortex occipital, pour des gens qui ont perdu la vue, pas de façon congénitale mais à l’âge adulte, de coder suffisamment d’informations pour qu’un aveugle acquis puisse se déplacer dans un espace sans buter sur les objets. Dans les dix prochaines années, cela va se raffiner et cela permettra certainement d’avoir des prothèses beaucoup plus performantes pour permettre à des malentendants ou à des sourds d’entendre, en tout cas de percevoir des sons, à des aveugles de percevoir l’espace autour d’eux. Cela va se développer par là. Après, probablement des codages au niveau de la moelle épinière pour permettre à des paraplégiques d’avoir une certaine motricité. Aujourd’hui, vous avez un développement de ces neuroprothèses, je pense que dans les années à venir cela se développera encore plus.
Carole Lipsyc : Merci beaucoup. Il y a beaucoup d’autres questions mais on va s’arrêter là. Vraiment, c’était passionnant. Merci pour votre présentation. Merci à la Cité des sciences de nous accueillir. Merci pour la chaleur et pour la technique puisque c’est à des heures très matinales.