Chers amis de l’Union Rationaliste, qui guidez vos opinions et vos actes par la raison et non par la foi, et vous tous qui m’entendez en ce moment, en France et même au-delà des mers, laissez-moi vous dire d’abord que je sais tout l’honneur que je reçois de vous, toute la responsabilité que je prends en demandant votre attention, et combien je voudrais être plus capable de trouver les paroles nouvelles qu’il faut à des esprits nouveaux.
Dernier venu dans cette évolution qui créée, à de rares intervalles, des forces vivantes de plus en plus hautes te complexes, l’homme a jailli, par mutation merveilleuse, d’entre les espèces animales, avec un cerveau qui, trop vaste pour le simple fonctionnement de ses organes, lui permettait la réflexion et la parole, le mettant, dès lors, en posture de changer de destin qui, pour chacune des autres espaces vivantes, trace, pour des millénaires, un même sillon immuable.
Un langage, sans doute le feu, quelques outils grossiers, de quoi être à peine moins misérables que les bêtes de la savane ou des forets, voilà le patrimoine qui fut le nôtre pendant 100.000, 1000.000 ans, plus peut-être.
En 100 ans, dans une routine invariable ou chaque homme vivait comme avaient fait ses pères, tout changement, toute innovation devraient, nous en avons presque fait la preuve nous-mêmes, apparaître comme un danger, comme un crime, et au surplus, et en général, même imaginés.
Les générations succédaient aux générations dans cette routine invariable. Nous pouvons aisément deviner que la vie était dure et incertaine, dans la conquête difficile des proies trop rares, en conflit surtout avec le principal adversaire, l’homme lui-même. Peut-être, cependant, chaque homme n’était pas alors beaucoup plus malheureux que ne l’était, rarement encore, un pêcheur breton ; la chasse ou la pêche exigent diverses activités, de la mémoire, de l’intelligence ; ce ne sont pas des besognes abrutissantes, mais l’insécurité physiologique, la maladie, surtout la guerre, le massacre des vaincus, abrégeaient une vie qui, du moins, n’était pas servile. De plus, les superstitions, les tabous absurdes, la terreur des bruits invisibles et formidables, ajoutant stupidement de la souffrance aux maux inévitables, venaient assombrir l’existence humaine.
Pourtant, dans l’insouciance que donne même une sécurité de quelques heures, les hommes devaient trouver parfois des loisirs pour agir sans préoccupations d’immédiate utilité. Certains d’entre eux ont pu ainsi nous laisser des preuves émouvantes qu’ils possédaient, comme nous, le sens de la beauté. Vous avez tous vu ces dessins, aussi fins que les plus fins dessins japonais, qu’ils ont su graver sur l’ivoire autant que peindre sur les murs des caravanes et ceci vise à montrer que nos aïeux, dans leurs loisirs, pratiquement un art qui se rapprocherait du moins dans son temps, de notre art moderne.
De ces mêmes loisirs, certains surent tirer d’autres parties.
En observant la terre, les plantes, les animaux, ils se livrèrent à l’expérimentation, transformant les conditions millénaires de l’existence, lentement, par de nombreux échelons, on ne sait au juste, mais j’incline à croire que c’est plutôt de façon rapide et que c’est plutôt un petit nombre d’hommes, un petit nombre de chercheurs ; en effet, les traditions sous ont transmis la légende d’un petit nombre de Dieux, de Héros, qui apprirent aux hommes à labourer, à cultiver certaines plantes, ou à en utiliser les mutations, à domestiquer les animaux qui acceptaient de travailler pour l’homme. Ce fut la création de l’Agriculture qui demeure, comme toute, la base la plus solide de la civilisation moderne.
Un mieux évident s’en suivit, et les hommes auraient pu cesser de s’entretuer …
Dès lors, pour lever leur défense, les tribus eurent des rois, des chefs, toute une organisation de classes, mais qui, sans cesse menacés, inquiets, cruels par crainte, épée de Damoclès, maintenaient l’autorité par la terreur, la violence. Alors seulement se développa l’esclavage ; l’homme devint la bête de somme à laquelle en a droit de tout demander, sans autre limite que la crainte d’être privé de ses services par sa mort …
Cela fut tout de même un progrès, les hommes libres, tels les citoyens d’Athènes, bien que privilégiés par le hasard, savaient parfois profiter des loisirs qui leur étaient donnés. Ils n’étaient pas tous mauvais, après tout, et pas tous assoiffés de satisfactions matérielles. Plusieurs se passionnaient pour le bien public, s’intéressaient aux techniques et aux arts, et réservaient à l’enrichissement général, au moins sous forme de routes, de ponts, de théâtres ouverts à tous, une part du surplus qui reste un travail des esclaves, une fois cet esclave nourri. Alors, le Parthénon, put s’édifier. Phidias put créer sa Minerve, Homère et Sophocle purent récréer l’âme humaine et Platon pu construire sa République idéale, mais dans cette République, il y a des esclaves cariatides douloureuses dont l’effort contracté la civilisation de ces privilégiés qui possèdent le luxe matériel, le luxe suprême, d’exercer leur intelligence et de sentir battre leur cœur et sont à même de comprendre l’injustice dont ils profitent. Car ils savent bien la valeur égale à leur des esclaves en ce temps ou, symboliquement, si Platon est un homme libre, un esclave peut être Épictète, c’est l’inspiration vers la justice qui sera la force motrice et pourra expliquer pour une part, le succès du christianisme.
Puis vient l’exode vers les pays riches du Sud, des plus actifs des peuples du Nord, barbares parce qu’ils sont grossiers, et d’abord peu épris de poésie, mais qui sont peu exigeants pour eux-mêmes et ne sentent pas le besoin d’esclaves, qui sont plus humains n’ayant pas, pour plaisir suprême de faire s’entretuer des hommes dans les cirques. Certes, les paysans devront travailler pour les nobles, pour les soldats, mais dans ce servage, la propriété individuelle, sans contrôle, d’un homme par un autre, aura disparu.
Le servage disparaîtra à son tour, faisant place à la corvée encore dure. Il disparaîtra, non par l’amélioration des hommes, mais curieusement, par une invention dont il est stupéfiant qu’elle ait été si tardive : celle d’un attelage plus rationnel du cheval, quintuplant son rendement, en économisant un énorme travail humain. Au reste, et comme précédemment, le surplus de richesses et de loisirs, ainsi gagnés, ne se répartissent pas équitablement mais profite surtout à une classe privilégiée, à vrai dire de plus en plus nombreuse.
Parmi ces privilégiés, en Grèce, il est des hommes, des chefs épris du bien public, qui savent consacrer une part de ce qui n’est pas consommé par les paysans, pour l’enrichissement général.
Par ses chansons de gestes, se sculptures, ses cathédrales, le miracle de l’Île-de-France répète le miracle grec.
Quelques générations encore sans grand changement.
Puis c’est l’imprimerie, autre invention bien simple qui, diffusant la pensée et déjà l’instruction, augmente beaucoup, en tous lieux, la proportion d’hommes cultivés. Elle va permettre des révolutions religieuses et politiques et enfin, dans une Italie morcelée comme jadis la Grèce, c’est la Renaissance, miracle d’art en tous domaines ; à ce moment commence pour l’humanité une ère de la science.
Je vous disais, tout à l’heure, le rôle qu’ont eu, dans l’affranchissement progressif des hommes, certaines inventions, certaines recherches, déjà scientifiques mais à tendance utilitaire. Je veux, maintenant, vous parler de la recherche qui n’a pas d’objectif utile, mais que guide seulement notre curiosité et le sens aigu d’une certaine beauté.
Par un retour singulier, ce sont là précisément, celles qui finissent par avoir le plus de conséquences utiles, parce qu’on définitive, c’est seulement de ce qui était encore tout à fait inconnu que peut jaillir quelque chose de vraiment nouveau. L’invention du métier à tisser, l’attelage du cheval, la boussole, l’imprimerie, exauce un souhait déterminé, en utilisant d’une façon novelle des éléments déjà tous connus. Elle procède en épuisant le connu et avec d’autant moins de de chances d’y trouver de nouvelles richesses qu’elle y a plus longtemps travaillé, de même qu’on a moins de chance de découvrir de l’or en un champ qu’on a sans cesse retourné. La recherche a tendance utilitaire, comme l’expérimentation des plantes, élimine de son attention ce qui semble s’écarter du but poursuivi, disons alimentation ou thérapeutique. Est-il besoin de vous dire qu’en exécutant des recherches ayant pour but de pénétrer l’intérieur invisible du corps humain, recherches dirigées vers un but précis, on peut bien trouve l’ossification, mais on ne trouvera pas les rayons X qui résolvent d’un coup le problème et qu’on a découverte, vous le savez, par des recherches sur des décharges électriques en apparence bien éloignée du but auquel on les appliquait ensuite sans effort. C’est la recherche pure, désintéressée, poursuivie par sa seule valeur artistique dont je veux maintenant démontrer la puissance ; dans le domaine abstrait, elle est d’abord, sans doute, apparue chez les Grecs sous forme de mathématiques pures, alors elle stylise des formes simples, cercles, ellipses, hyperboles, elle développe le contenu logique, elle devine, elle découvre des chaînes indéfinies d’êtres rationnels impliqués dans telle ou telle définition et qui, en ce sens, existent déjà dans notre cerveau, que cependant il faut y découvrir comme une torche peut illuminer des trésors jusqu’alors cachés dans les salles obscures d’un immense château inexploré.
Voilà qui semble sans autre utilité que la beauté qu’on y peut voir, - et ce serait bien déjà quelque chose -, mais ouvrez, maintenant, au hasard, un livre de physique ou quelque traité indispensable aux ingénieurs, les symboles mathématiques se présenteront à chaque pas, disant l’impossibilité, pour le praticien, d’ignorer la découverte d’un Newton, d’un Leibniz et d’un Cauchy, outil indispensable à l’ingénieur, la mathématique a révélé par là sa valeur comme science conquérante, mais cette mathématique n’eut pas suffi sans l’utilisation d’une autre faculté cérébrale, longtemps inemployée, permettant la recherche expérimentale désintéressée, que ni les Grecs ni les continuateurs n’avaient même considérée.
Il se peut que ces recherches aient commencé dans le Moyen-Âge avec certaines alchimistes, pour l’art pur et une certaine application pratique –ce qui ne leur a pas prodigieusement réussi -, mais le plus généralement, au Moyen-Âge, en tâchait de prévoir les choses en discutant comme elles devaient être dans notre cerveau, par la scolastique, mais c’est une chose qui, si elle avait bien réussi pour la psychologie, pour les mathématiques, ne marchait pas si l’on voulait, par exemple, prévoir comment des corps tombent suivant qu’ils sont plus ou moins pesants. Dans ce temps, les discussions allaient leur train, lorsqu’un étudiant de 20 ans peut-être, se dit : « Bien, on va voir », et montant en haut de la fameuse Tour de Pise, il laisse tomber des billets de matières diverses que ses camarades d’étude observèrent au moment leur chute sur le sol. Phénomène bien simple pourtant, mais ce fut un jour mémorable dans la découverte de l’humanité ou, enfin, la recherche affranchie de tous préjugés, commença, dans tous les domaines l’exploration de l’inconnu, et ce n’est pas ici, devant l’Union rationaliste, que je peux oublier de rappeler comment, en ces temps lumineux de la Renaissance, le premier coup mortel fut porté par les mêmes hommes, aux superstitions, je veux dire, par conséquent, à toute croyance acceptée sans appuie rationnel, sans contrôle expérimental. Ce même Galilée qui, le premier, dans la première découverte, montrait le début de la physique, de l’art expérimental, montra la place modeste que tient la terre dans l’univers, et vous savez qu’il n’y eut pas de prison assez forte pour enfermer cet univers immense qu’avait deviné Galilée.
Le progrès, la connaissance et l’élargissement de la pensée vont se poursuivre, à partir de ce moment, sans arrêt, à un rythme qui ira en s’accélérant et, conséquence imprévue de ces progrès, la richesse et la puissance de l’homme vont s’accroitre miraculeusement : c’est qu’en effet un accroissement de savoir permet presque toujours quelques utilisations, quelques inventions qui se trouvaient jusqu’alors imprévisibles et la recherche scientifique, sans autre but que la découverte désintéressée de l’inconnu, entraine l’accroissement incessant de notre emprise sur la nature, en sorte que, depuis un siècle environ – il y a eu un peu de trainage, je devrais dire une génération à peine -, avant la première découverte, l’humanité vient d’entrer véritablement dans un âge nouveau.
Vous faut-il des exemples de ces découvertes permises par les découvertes pures ? – Je pourrais me borner à vous rappeler la chaîne de quelques chercheurs qui nous ont fait connaître les propriétés du courant électrique, Volta par sa pile génératrice de courant, Œrsted, qui dévie la boussole par courant, puis notre grand Ampère, qui débrouille les lois de cette action, qui découvre et prouve et prouve l’intensité des courants et des aimants avec leur action réciproque, Faraday, qui trouve le courant induit qu’engendre dans le champ magnétique un circuit qui se déplace ; après quoi viennent les inventions permises par ces découvertes, dont le télégraphie. Ampère, Arago, imaginent avec Gramme, la dynamo construite en utilisant l’induction de Faraday, presque toute notre énorme industrie électrique, avec ses centaines de milliards, bouleversant notre civilisation, distribuant l’énergie dans les campagnes, dans les villes, tout cela a jailli de quelques expériences poursuivies, à coup sûr, sans aucun but pratique. Plus généralement, on peut dire que presque toute notre industrie, toute notre civilisation matérielle, avec nos techniques, a été permise par des inventions dont quelques découvertes ont été la source première.
C’est ce que vous pourrez mieux comprendre, je l’espère, lors de l’exposition des arts et des techniques, en visitant ce Palais de la découverte dont les organisateurs de l’Exposition ont compris l’importance éducative en particulier, et la réalisation s’effectuera avec des responsabilités non négligeables ; Le Palais de la découverte sera créé par la collaboration des meilleurs physiciens, chimistes et biologistes de ce pays.
Pénétrez avec moi dans ce Palais où l’on s’efforça de répéter les expériences des découvertes les plus essentielles en indiquant leurs conséquences, le genre et l’importance relative de ces conséquences.
Vous y verrez, précisément, ce qu’a été la source de la télégraphie et la téléphonie, l’origine du transport de la force, de sa distribution. Vous verrez comment la radio est sortie de la théorie de Maxwell, comment grâce à l’inventeur Marconi, l’électricité a permis l’éclair dans lequel il n’y aurait ni radio, ni cinéma, ni phonographe, inventions plus importantes peut-être pour la culture, le théâtre et l’art, que ne l’a été l’imprimerie.
Vous y verrez encore – comme sur le bouclier d’Achille – comment l’énorme industrie chimique a été permise seulement par les découvertes de chercheurs désintéressés, tels que note génial Lavoisier ou notre grand Berthelot ; sans quelques chercheurs de cette sorte, pas de matières colorantes, pas de thérapeutiques, pas d’esthétiques, pas de produits pharmaceutiques, pas d’explosifs qui ne servent pas seulement aux canons, pas d’engrais artificiels qui ont triplé la production de la terre, pas d’électrochimie, pas de métallurgie, c’est-à-dire pas d’avions, pas d’autos, et, j’oubliais d’ailleurs en parlant de l’application née de la découverte pure, ce qu’on doit à cette radio qui unit, dans un même réseau de vibrations, tous les peuples et toutes les terres, qui permet au paysan –révolution énorme - de ne plus se sentir isoler, aux vaisseaux, aux avions, de se sentir défendus dans l’espace et dont le rôle va, évidemment, devenir de plus en plus grand.
Dans l’ordre des préoccupations qui peuvent devenir pour nous les plus importantes, vous savez comment les découvertes d’un Pasteur, d’un Richet, permettent la guérison d’un nombre sans cesse plus grand de maladies microbienne ou permettent des guérisons par la sérothérapie et ainsi comment la grande chirurgie n’est possible que grâce à l’aseptise découverte par Terrier sous l’influence de Pasteur, et aux anesthésiques qui suppriment la douleur, et aussi les rayons X.
C’est assez, comme exemples ; c’est assez pour comprendre que déjà l’homme a réalisé un changement profond et merveilleux dans les conditions de son existence, désormais soustraite, pour une part de plus en plus grande, à ce qui semblait être un destin inexorable. Que peut-on prévoir en ce sens dans un avenir proche ? naturellement, je pourrais dire tout de suite comment j’ai pensé que l’évolution commencée va se continuer de plus en plus vite, qu’il se réalisera bientôt une humanité libre, poursuivant, dans un loisir offert à tous, des progrès dont nous aurons trouvé les limites de notre cerveau.
Je n’ignore pas certaines inquiétudes. Vous savez qu’on a craint que la science, loin de la supprimer, rende la guerre encore plus horrible. Il est bien évident que tout moyen d’action peut servir pour le mal comme pour le bien, que les haches, découvertes dans les temps préhistoriques, n’ont pas seulement servi à façonner des huttes et que celui qui forgera une charrue put forger une épée. La civilisation pu cependant apparaître et tous les hommes ne furent pas massacrés. Maintenant, les gangsters armés de mitraillettes sont plus redoutables que les bandits et les guerriers armées de massues, mais je ne doute pas, dans un effort qui commence seulement aujourd’hui, tout Gouvernement agresseur pourra être arrêté aussi surement que l’est maintenant un Borban quelconque (Applaudissements).
Je ne doutais pas de votre acquiescement, mais je crois que nous insistons inutilement sur quelques questions pessimistes ; d’ailleurs, je l’humanité connu bien d’autres risques lorsque la civilisation ne comptait que quelque centaines d’homme et pouvait disparaître avec eux pour de longue périodes – ce qui est peut-être arrivé. Aujourd’hui, c’est des milliers d’homme répartis sur toute la planète, qu’il faut compter les hommes capables de sauver les trésors de notre Science. La science et la Découverte ne seront pas arrêtées.
Voici une autre crainte qui se rapporte à cette crise douloureuse qui sévit actuellement, mais dont on n’a pas en coure su nous guérir. L’invention qui, d’une façon brusque, rend inutile des bras nombreux, ne va-t-elle pas apporter la misère à ceux qui assuraient leur existence d’un travail qui devient sans objets ?
Ainsi, des crises de chômage et de surproduction, d’autant plus graves et profondes que les progrès des inventions seraient plus rapides et plus importants, - et en pensant à ceci, je ne peux oublier d’évoquer le souvenir de notre grande Curie qui disait sur ses opinions : « Et bien, mais cela n’a pas d’importance parce que la question sociale sera résolue sans difficulté, par les physiciens qui arriveront à trouver et à créer assez de richesses pour tous ». Se serait-il trompé ? En conséquence des progrès de la Science, la richesse s’est multipliée d’une façon évidente. Alors qu’on a trop de blé, de vins, de cafés, de cotons, de pétrole, se peut-il qu’on soit assez absurde pour jeter à la mer ces blés, ces cafés, ces cotons ? – L’absurdité est si choquante.
Je ne sais pas comment on pourra s’en tirer. L’économie sociale est un problème auquel devraient s’atteler avec ardeur les hommes politiques, mais je dois dire que, souvent, ces hommes politiques se retournent, furieux, contre nous, en disant : « Au diable les progrès de la technique, nous n’avons pas besoin de ces complications », et même vont jusqu’à dire : « Arrêtons un peu les progrès de la découverte, sinon, que deviendrons-nous ? ».
Je voudrais demander à tel de ces hommes politiques – que je pourrais nommer -, s’il répondrait de même à quelqu’un qui lui ferait observer que, peut-être, sa fille a été sauvée de la diphtérie par les découvertes de Pasteur, que des découvertes ont exigé la découverte de microscope, et peut-être le médecin qui a transporté le sérum guérisseur a utilisé une auto et une série de découvertes modernes, et je lui demanderais s’il prend la responsabilité d’arrêter demain, pour les autres, la guérison éventuelle du cancer ou de telles autres terribles maladies. Je ne doute guère de sa réponse, je crois que les hommes sont de bonne foi, il suffit de les prendre en face et de leur parler paisiblement.
Bref, nous ne pouvons pas sérieusement discuter l’immense utilité de la découverte que l’on doit à la science. Les merveilles que j’ai évoquées, sans pouvoir les rappeler toutes, et celles, plus surprenantes et prodigieuses que nous pouvons espérer pour demain, vont se répandre de plus en plus parmi les hommes et de plus en plus dans une planète mieux coordonnée, où la maladie aura disparu, où la vieillesse et la mort même auront reculé. Mais nous voudrions bien voir cela nous-mêmes, en tout au moins que nos enfants le voient, sinon nous, et bien, cela, il nous faut accepter, - nous pouvons bien tâcher de gagner un peu de temps – un effort qui sera simplement de consacrer à la recherche, en plus grand nombre, ceux qui sont capables de faire progresser la science au service de l’humanité, car il est une chose remarquable, c’est de voir que, jusqu’ici, les hommes qui ont réussi à se consacrer à faire des recherches sont restés en nombre certainement infime relativement à celui que chaque génération devrait fournir. Tous les grands progrès ont leur genèse dans le travail de quelque douzaines d’hommes qui, il se peut bien, sans en avoir eu conscience, ont lancé l’humanité dans cette aventure merveilleuse dont nous voyons encore que le commencement.
Sans l’histoire de Faraday, sans cesse répétée et vraiment bien instructive, à cet égard, vous savez que Faraday, simple ouvrier relieur, fit la connaissance d’un grand chimiste qui, frappé de son intelligence, l’attacha à son laboratoire, et bientôt, Faraday montrant des dons de plus en plus exceptionnels, devint un grand physicien qui a joué un si grand rôle pour la beauté de la Science et la création de toute notre civilisation matérielle. Je n’ai pas besoin de vous dire que, vraiment, la Société n’a pas payé cher en donnant à Faraday une Chaire à la Royale Institution. Il aurait gagné plus d’argent en devenant un relieur d’art, grand libraire ou grand éditeur, mais nous n’aurions pas l’induction électrique. Il nous faut donc chercher à ne pas abandonner au seul hasard qui a sorti Faraday de l’ombre, la découverte des hommes qui sont capables, effectivement, de faire de la découverte, et c’est en ce sens que, depuis quelques temps déjà, il se fait, en France, une croisade dont je veux vous dire quelques mots.
Je ne veux pas rappeler que l’on doit à Émile Borel d’avoir un jour, au Parlement, saisi l’occasion d’une loi qu’on discutait sur la taxe d’apprentissage, pour demander qu’une petite somme, le sou du laboratoire, fut réservé à ces chercheurs sans lesquels il n’y aurait pas d’industrie. Ainsi, quelques millions furent données à la recherche, et ce furent les premiers crédits officiellement reconnus, franchement reconnus dont nous avons pu commencer à nous servir, bien insuffisamment d’ailleurs. Ces crédits ont marché à peu près, mais on manquait de personnel humain. On fait de la science avec des appareils mais aussi, en premier lieu, avec des hommes. Il fallait avoir des hommes. A ce propos, je crois qu’il est juste de citer, avec émotion, le nom d’un homme qui a compris et prouvé, par son exemple, l’intérêt qu’il y a lieu d’accorder à la recherche scientifique, je veux dire Edmond de Rothschild. Edmond de Rothschild, qui avait eu des conversations, jadis, avec Claude Bernard, avec Pasteur, avec Davennes, avait gardé cette impression qu’il fallait aider les chercheurs, et a voulu consacrer un effort considérable pour créer un laboratoire où l’on poursuivrait les traditions de Claude Bernard, où l’on rechercherait les mécanismes physico-chimiques de la vie. Ce don qu’il a fait, le plus important, s’élevait à environ 50 millions et grâce à cet effort, une partie au moins des chercheurs ont on pouvait favoriser l’effort, pouvait avoir, avec des appareillages convenables, des moyens d’existence suffisants. Mais cela ne suffirait pas pour soutenir toutes les recherches physiques, chimiques, biologiques, avec le but de doubler la production scientifique, il faut au moins compter une somme annuelle d’environ 10 fois plus forte que celle qui pouvait être retirée de la fondation d’Edmond de Rothschild. C’est alors, et c’est encore une conséquence de cette fondation que dirigeait alors Mrs. Pierre Giraud, Georges Urbain, Mayer et moi-même, que nous avons tenté de former un devis d’ensemble pour généraliser l’effort, malheureusement seulement partiel, entrepris par Rothschild. Nous avons fait un plan, imaginé un service de la recherche dans lequel il y aurait, d’une façon parallèle, aux fonctionnaires de l’enseignement supérieur, des boursiers de recherches approfondies aux assistants, des chargés de recherche, des maîtres de recherches, des directeurs de recherches, qui n’étaient pas nommés à vie et pouvaient, dans certaines conditions, être éventuellement remerciés ou passés dans d’autres activités, vers l’enseignement supérieur en particulier.
Le hasard fit que, - je continue l’histoire de cette branche -, mon ami Edouard Herriot, me demanda d’aller présider à Lyon, la distribution de je ne sais quelles récompenses de je ne sais quelle Société, et je fis, ce jour-là, un discours plus ou moins analogue à celui que je fis devant vous. A la fin de ce discours, Herriot m’embrassa, me traita de Lucrèce moderne, mais je lui dis que j’avais l’âme basse et que je voulais de l’argent.
J’ai causé avec lui assez longuement et je tiens à dire, -c’est un des actes dont vous pouvez être reconnaissant au Président Herriot – qu’il fit alors à la Chambre un discours important, tâchant de défendre le projet que je lui avais présenté, et obtenant, aux dépends de défense nationale, les cinq millions nécessaires pour la première année de fonctionnement de la recherche scientifique. Depuis ces crédits se sont stabilisés, non sans efforts. Je me rappelle les démarches faites avec Madame Curie, auprès des Ministres pour les convaincre d’augmenter les crédits trop faibles donnés. Actuellement, les choses paraissent très stabilisées. Nous avons obtenu, avec beaucoup de peine, la création d’un Conseil Supérieur de la recherche scientifique où se trouve rassemblé ce qu’il y a de mieux pour former ce Jury inattaquable qui doit être en état de choisir les hommes, les jeunes gens qui peuvent mériter d’être soutenus par l’effort de la nation pour leurs recherches. Ce Conseil fut créé, fonctionne déjà comme Comité technique, et nous avons, depuis 4 ans commencé à fonctionner. Il y a actuellement en France, 300 chercheurs qui sont subventionnés par l’organisme central, la Caisse National de Caisse scientifique regroupées sous la Direction de mon ami Cavalier, et ces chercheurs ont déjà, - bien qu’il faille du temps pour faire pousser des ronces ou du blé -, manifesté et remporté des succès que l’on peut signaler, en mathématiques, physiques et particulièrement je rappelle le grand succès qu’a eu le jeune homme que nous avions choisi, d’ailleurs comme boursier chargé de recherches, maître de recherches, et qui remporta, l’année suivante le grand prix Nobel de physique, je veux dire Joliot.
Donc, l’organisme existe, mais mal doté. Ce n’est pas grand-chose les quelques millions que nous avons. Pensez à ce qui c’est qu’une douzaine de millions sur un budget de 50 milliards. On pourrait faire aisément des comparaisons sur l’importance relative des diverses parties du budget, on peut espérer que l’État finira lentement par faire ce qu’il pourra, mais en attendant, nous pouvons donner ce que nous jugeons absolument nécessaire pour mettre, sur le plan voulu, la recherche scientifique en France, pays qui le mérite vraiment par l’extraordinaire fécondité de ses penseurs, lorsqu’on leur donne les moyens nécessaires.
Et bien, il nous faudrait environ, actuellement 18 millions, et je vous les demande, non seulement à vous, mais à ceux que je ne vois pas, aux amis inconnus qui m’écoutent, vous tous qui pouvez comprendre qu’il est plus important, peut-être, d’acquérir de la gloire en donnant deux millions à la recherche au lieu de laisser deux millions aux hôpitaux ; mais réellement, j’aime mieux 49 hôpitaux et 2 millions pour la recherche que 50 hôpitaux. Je vous demande 12 millions, vous pouvez les donner – je donne des précisions -, à la Caisse Nationale de la recherche scientifique elle-même qui les accepterait avec reconnaissance vous pouvez les donner avec affectations à la chimie, si vous voulez, mais vous pouvez donner à cet organisme central et vous pouvez aussi, je tiens à le dire parce que beaucoup de gens, en France, n’aiment pas beaucoup donner à l’État, vous pouvez les donner à une association qui a été créée peu après la guerre avec la liquidation de ce qui restait du secours national, qui a été créée par notre cher Paul Appel, aidé par Guillet, de telle façon qu’il lui reste actuellement 4 à 5 millions dont les revenus, très heureusement, permettent d’aider la Caisse de la recherche scientifique. Cet organisme se meut rapidement au point de vue recherches scientifiques, c’est toujours à ce même Conseil Supérieur de la recherche que l’aide à la recherche scientifique, qui est présidé par Émile Borel, que vous pouvez adresser les dons nécessaires. Faites donc cet effort, si nos pères l’avaient fait, nous serions nous-mêmes probablement guéris du cancer et d’autres maladies, nous serions une puissance matérielle que nous pouvons à peine imaginer et bien, faisons-le pour que nos fils le voient et non pas seulement nos petits-fils. Rapidement, définitivement, peut-être seulement dans quelques décades, si nous savons faire l’effort conscient qu’il est nécessaire de faire pour favoriser la découverte, les hommes ainsi libérés par la science, vivront comme des êtres joyeux et sains jusqu’aux limites à tous égards, de ce que peut donner leur cerveau, limités encore non atteintes à ce jour.
Voilà notre matérialisme scientifique. Est-ce que c’est un matérialisme si méprisable ? On m’a reproché de n’apercevoir que les conséquences matérielles dues à la découverte alors que je pense que tous, nous serons menons cette croisade, nous en sentons tous la beauté profonde d cette croisade, mais même au point de vue purement artistique, c’est par une retour singulier, grâce aux applications matérielles que tous les hommes auront la possibilité si leurs aptitudes leur permettent de cultiver, d’avoir eux-mêmes cette joie de comprendre et même de créer, qui sera fleur de notre conquête.
Voilà ce que nous vous offrons, amis, voilà cette libération que l’humanité devra à la science créée, puis accrue sans cesse par les techniques, les inventions, la découverte.
Au long de la route qui nous mène vers ce résultat – sans mépriser. Comme disait Jaurès « cette vieille chanson qui berça longtemps la misère humaine quand on ne pouvait la guérir », nous chanterons un chant de lutte, d’espérance et d’ardeur.
Paris, le 15 décembre 1936