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D’une bataille à l’autre, avec Yacef Saadi

Transcription, par Taos Aït Si Slimane, de l’entretien avec Yacef Saadi, « D’une bataille à l’autre », Bonus du DVD La Bataille d’Alger. Allerton Films, 2004 / Studio Canal Vidéo 2004. Réalisation : Jonas Rosales. Image : Olivier Dury. Montage : Bertrand Delobbe. Production : Vincent Paul-Boncour et Amaury Voslion.

Sur ce site, vous pouvez également lire, le texte intégral : « Dans la peau d’un para », l’entretien avec Jean Martin, « Le souci de la vérité » avec Gillo Pontecorvo, ainsi que la présentation du film.

Je remercie par avance les lecteurs qui, comme GD, voudront bien me signaler les imperfections de cette modeste contribution. Vous pouvez soit me laisser un commentaire, ci-dessous, soit m’écrire à : tinhinane[@]gmail[point]com

Yacef Saadi : J’ai été transféré parce que je dirigeais, quand j’ai été gracié, le terrorisme à partir d’une prison. Dès qu’ils ont appris cela, le ministre de l’intérieur en l’occurrence français, on m’a transféré à Fresnes. À Fresnes, je pouvais avoir un stylo, du papier, des livres et j’ai commencé à… je m’amusais à relater les principaux événements que j’avais vécus moi-même, que l’Algérie a vécus, et qui avaient une très grande importance : la grève des 8 jours, mon arrestation, celle d’Ali La Pointe, etc., etc. des événements que j’ai couchés sur du papier et publiés par Julliard, en 1962. Tout ceux que vous voyez dans le film ont été déjà décrits dans ce livre, intitulé Souvenirs de la Bataille d’Alger, qui a servi de base pour l’écriture du scénario. Et c’est ainsi que sortant de prison, je suis allé à la recherche d’un coproducteur ou d’un metteur en scène, ou… enfin pour essayer de monter cette affaire. Je suis allé d’abord en France, personne n’a voulu coproduire ou produire le film. Le film je l’ai produit de toute façon, je l’ai coproduit, je cherchais un metteur en scène et un scénariste. Aucun n’a répondu à mon vœu. J’ai frappé à pas mal de portes. Je vais à Rome, en Italie, pays méditerranéen, le cinéma c’était, comment on appelle ça, le néoréalisme italien, et j’ai commencé à prospecter les metteurs en scène, j’ai touché pas mal de metteur en scène à qui je montrais mon scénario, ils disaient : ça, c’est un chiffon, ce n’est pas comme ça, il faut être du métier pour faire un scénario… Bref, j’ai rencontré comme par hasard Pontecorvo, qui lui-même cherchait quelqu’un en Algérie pour réaliser un film. Il avait un scénario de film intitulé Paras. Il s’agissait de la période, presque de la fin de la Guerre, où il y a eu… on appelle ça la période de l’OAS, « la terre brûlée », ils ont tout fait… et Pontecorvo voulait tourner un film avec Paul Newman. Paul Newman, un journaliste qui va en Algérie pour essayer de faire des interviews, filmer, etc., travaillant dans une agence. Alors, il m’a raconté tout ça et j’ai dit non. Là-bas, c’est autre chose. Si vous mettez Paul Newman, personne n’y croira. C’est un grand acteur. Je lui ai dit : voilà ce que j’ai écrit. Il m’a dit : jette ça. Je l’ai convaincu de laisser tomber son scénario Paras et de s’occuper de La bataille d’Alger. C’est ainsi que j’ai eu des contacts permanents avec Pontecorvo et il m’a présenté un scénariste célèbre, très grand scénariste, du nom de Franco Solinas. Ils se sont mis d’accord, tous les deux, à œuvrer pour réaliser ce film, et je les ai invités, à mes frais, à venir en Algérie. Ils sont venus en Algérie et sont restés deux mois. D’ailleurs Solinas aime la pêche, je sortais avec lui pour pêcher un peu le poisson. Ils ont contacté un peu tout le monde pour s’imprégner, pour voir les lieux où j’ai été arrêté, Ali La Pointe, où sont morts les autres combattants, etc. Et on s’est mis au travail. Les choses qu’ils ne connaissaient pas, eux : la mentalité des Algériens, tout ça, j’étais là pour intervenir. Et il m’a choisi comme acteur. Je lui ai dit : écoute, moi j’ai joué dans le vrai, ce n’est pas la même chose, je ne peux pas me mettre dans la peau de l’acteur pour faire ce que j’ai fait déjà dans la vrai. Il m’a dit : tu ressemble à Paul Newman, à machin, à ceci, à cela, ton visage crève l’écran, personne ne peut… il m’a persuadé de jouer, au-début bien malgré moi mais j’ai pris goût par la suite, c’est-à-dire que j’ai vu que je pouvais faire ça, etc.

« Extrait du film de La bataille d’Alger : Matthieu, si vous me donnez votre parole d’honneur que vous ne toucherez à aucun des hommes ou des femmes de la maison, on descend. »

Yacef Saadi : Tous les endroits qui ont été choisi l’ont été faits déjà par moi sans qu’il n’y ait un repérage, parce que j’ai insisté pour dire : Là où se sont déroulés les événements, c’est là où il faut filmer. On va reconstituer. La bombe de la rue de Thèbes, la rue de Thèbes c’était une rue qui est dans la Casbah, ils ont mis une bombe, les ultras, ils ont détruit tout le quartier, j’ai reconstruit. Là où j’ai été arrêté, c’est le même endroit, également. Ali La pointe, là où il est mort, j’ai reconstitué. La grève des 8 jours, comment ça s’est déroulé, à quelque chose près. Mais, une petite anecdote là, pour la petite histoire. Dès que les parachutistes ont commencé à jouer leur rôle, de terrasse en terrasse, la population se demandait si les parachutistes sont revenus une fois une fois pour nous coloniser de nouveau. Enfin, c’est un petit truc, quoi. Moi, je rigolais à cette époque-là.

On a fixé pour le 27 juillet le premier tour de manivelle de tournage. Boumédiène a fait son coup d’État, le 19 juin. Avant de faire son coup d’État, il y a un bruit qui a circulé, moi-même j’ai fait circulé le bruit que j’allais faire La bataille d’Alger. Et le jour où ils ont éliminé Ben Bella, ils sont allés l’arrêter, ils ont fait courir le bruit, avec les chars qui étaient… ils ont dit : ne vous inquiétez pas, population d’Alger, c’est La bataille d’Alger qu’on est en train de tourner, donc ne vous affolez pas. Alors, ils ont utilisé le mot « bataille d’Alger » pour justifier les chars qui étaient éparpillés à travers les rues d’Alger, etc., etc.

J’ai emmené beaucoup de gens, c’est moi qui étais chargé de recruter tout le monde. Ça passait dans mon bureau en –bas, il y avait toujours une centaine de personnes qui étaient photographiées et je lui demandais : quels sont les gens qui t’intéressent ? Le choix, c’était lui qui choisissait mais moi je faisais le recrutement. La caméra, j’avais des jeunes qui… par contre, pour les parachutistes, pour ne pas tomber dans l’erreur et montrer les visages d’Algériens, on profitait des Globe-trotters. C’est-à-dire qu’il y avait des Suédois, des Danois, les gars du Nord, là. Ils venaient et chaque convoi qui venait, on chargeait toujours des gars pour les recruter. Ils ne demandaient pas mieux : on leur donnait la tenue de para, ils mangeaient, ils dormaient et puis ils recevaient de l’argent, c’était une manne pour eux.

Pontecorvo choisissait pour les besoins. Ali La Pointe quand il va par exemple voir quelqu’un qui fume du hachich et il lui donne deux gifles et puis il écrase la cigarette, c’est Pontecorvo qui l’a choisi. Moi j’amène et… Il avait une tête d’un opiomane, il a dit : tiens celui-là, il est bon pour faire le rôle, comme celui qui a joué le rôle du gars qui dénonce Ali La Pointe. Il a une petite boutique à la rue Delattre à la Casbah, une toute petite boutique où il fabrique des chaises, des petits tabourets avec deux pieds comme ça, ça existe dans les familles à la Casbah. C’est un gars qui travaille là-bas, le pauvre. Il était là, avec Pontecorvo on est passé par là, il le regarde et me dit : demande-lui s’il veut faire du cinéma. Je suis allé le voir, je lui ai dit : voilà, l’Algérie et tout ça, et il m’a dit : je suis d’accord ! Et il a joué le rôle sans avoir jamais été mis en face d’une caméra. Beaucoup, beaucoup, ils ont compris qu’il s’agissait d’une guerre qu’ils avaient déjà vécue, c’était en 65 le tournage et la guerre c’était finie en 62, donc la plaie était encore saignante, les gens se souviennent toujours. Quand on lui dit : le para va te donner un coup de poing, lui il fait comme ça, il y a des gestes qui sont tout à fait naturels, on ne peut pas leur apprendre par exemple comment il faut tirer, ils savent déjà, ils ont déjà vécu la guerre. Donc, les personnages, c’est comme ça.

« Extrait du film de La bataille d’Alger : Population d’Alger, dénoncez les agitateurs, désolidarisez-vous de l’organisation rebelle, l’armée vous protège, ayez confiance en elle. »

Yacef Saadi : Il fallait trouver un acteur qui puisse incarner le rôle d’un de mes adjoints qui s’appelle Ali La Pointe, c’est un berger du côté de Larbaa, à quelques kilomètres d’Alger. Il a vu ce type-là, son regard et tout ça et il m’a dit : amène-moi ce type-là. Je lui ai ramené le type, il ne savait pas parler le français, c’était un paysan, même l’allure, les gestes et tout ça, ce n’était pas le citadin, mais il avait un visage qui incarnait le caractère d’Ali La Pointe. Dès qu’on l’a recruté et on lui a fait comprendre le rôle qu’il devait jouer. C’est ainsi que quand il se promenait dans la rue les gens l’appelaient par son nom, il ne répondait pas. Et quand on lui dit : « ya Ali », Ali, immédiatement, il se prenait pour Ali La Pointe. Son nom, il l’avait complètement oublié, il est devenu Ali La Pointe, le héros de… Comme il ne savait pas parler français et même l’arabe, c’était… on lui a dit : tu n’as qu’à dire : ma ma ma ma ma, ouvre tout simplement la bouche et nous on peut placer ce qu’on veut dans le doublage. Il a tellement bien joué, c’est Pontecorvo qui l’a fait joué : fais comme ça, fais comme ça, les jeux de cartes, en fait tout, on lui a appris tout. Les jeux de cartes, c’est moi qui lui ai appris parce qu’à la casbah il y avait personne qui faisait ça. Il était tellement devenu célèbre que tout le monde le voyait : Ali La pointe, Ali La pointe, machin, machin et il a glissé dans le milieu du cinéma. Il est entré dans le milieu du cinéma algérien, l’organisation étatique. Il a joué deux ou trois rôles dans des films algériens. Il ne voulait plus travailler. Il s’est pris pour un grand acteur, c’est un autre monde qui s’est ouvert pour lui. On essaye de lui trouver un travail, il dit : non, je veux faire du cinéma. Comme Le voleur de bicyclette, il a réussi le premier film, puis il est devenu misérable par la suite personne ne pouvait l’engager. Il est resté comme ça, vivant dans la misère, essayant de trouver un petit rôle par-ci, par-là et il est mort, malade.

Les scènes de foules, on a eu des manifestations, qui se sont déroulées à Alger. Il fallait faire revivre ces manifestations parce que c’était la clef, c’était lorsqu’il y a eu ces manifestations qu’on a pu accéder à l’indépendance. Avant, c’était nous les responsables qui étions à la tête de cette population, c’est nous qui dirigions, etc. Mais dès l’instant où les responsables ont été arrêtés, le peuple en lui-même est devenu militant. Il a réagit lui-même sans qu’il ne reçoive d’ordre de X ou de Y. Donc, il fallait de la foule. Il fallait filmer exactement, à quelque chose près, les événements, comment ils se sont déroulés. Pontecorvo ne pouvait pas diriger dix mille personnes à la fois. Alors, je lui ai suggéré, on discutait comme ça, il y a un plan de travail et on le discutait : ça, je ne peux pas. Gillo, je ne peux pas faire ça, je ne connais pas. Mais ça, j’insiste sur telle chose, par exemple cette manifestation.

« Extrait du film de La bataille d’Alger : Air France fi El Mauritania. Cafétéria, fi rue Michelet. Milk-bar, fi rue Disley. »

Yacef Saadi : J’ai discuté avec Pontecorvo, je lui ai dit : Écoute, Gillo, il ne faudrait pas, à mon avis, montrer que seuls les Algériens sont intelligents, seuls les Algériens sont capables, les Français, c’est des abrutis, ils ne connaissent rien, on ne peut pas arriver à cela. Nous, on posait des bombes et j’insistais pour, parce qu’il y a eu une polémique au début entre moi et Pontecorvo, pour le garçon qui… je lui ai dit : Qu’est-ce que tu penses si on fait ça ? On laisse la scène ou on l’enlève, etc. ? Il m’a dit : Il vaut mieux la laisser parce que là on montrera qu’il y a des atrocités d’une part… Enfin, il y avait les militaires qui nous font du mal et nous on fait du mal sciemment, puisqu’il y a un gosse et on dit : tiens sacrifions même ce gosse. Donc, on montre, on a le courage de montrer notre, pas sauvagerie, notre… Et on a laissé cette scène. N’importe qui vient, il dit : Quand même, la fille qui regarde… c’est l’œil de la femme qui… la fille qui regarde voit le garçon en train… et puis elle dit : Et pourtant, c’est un garçon qui va mourir ! Donc, avoir le courage de… On aurait pu le supprimer mais on a laissé pour dire : la violence, elle est des deux côtés. C’est une partie d’échecs entre les deux adversaires, il n’y a ni vainqueurs, ni vaincu mais c’est l’Histoire qui a gagné, qui a décidé.

Le film est devenu un classique parce qu’on a respecté ce qui s’était produit. En réalité, c’était devenu un document-film. La preuve, c’est qu’il y a la Guerre d’Irak maintenant, on se réfère à ce film, parce que ce film… L’opération Condor, là, qui a servi les Vénézuéliens, le Chili, etc., à former des brigades, ils se sont tous référés, les Black Panthers, tous, la plupart des révolutionnaires se sont référés à ce film. Donc, il devient d’actualité pour n’importe quel moment, n’importe quel siècle, ce qui fait que ça le rend classique. C’est un film qu’on peut voir dans mille ans, cela sera toujours La bataille d’Alger qui relate une étape de guerre de libération nationale.



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