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De quoi Darwin est le nom

Rendez-vous Culture en partage d’Universcience, du 10 mars 2015, dans le cadre de l’exposition Darwin, présentée à la Cité des sciences et de l’industrie, du 15 décembre 2015 au 31 juillet 2016.

Programme du jour conçu et animé par : Taos AIT SI SLIMANE, Thierry HOQUET, Guillaume LECOINTRE

Première session : De quoi Darwin est le nom

  • Pourquoi une exposition sur Charles Darwin à la Cité des sciences et de l’industrie, ses partis pris., avec : Éric LAPIE, commissaire d’exposition Darwin
  • Darwin dans son environnement socio-politique, culturel et scientifique, avec Laurence TALAIRACH-VIELMAS, Professeur des Universités, Centre Alexandre Koyré (UMR 8560 - CNRS - EHESS - MNHN)
  • Concrètement, qu’est-ce que le darwinisme et sur quoi se fonde-t-il ? Quelles sont ses lignes de force et ses faiblesses ? avec Jean GAYON, Philosophe des sciences (Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques, IHPST), Professeur à l’Université Paris I
  • De quoi Darwin est-il le nom ? avec Thierry HOQUET, Professeur des Universités, Membre de l’Institut Universitaire de France
  • La question de la preuve chez Darwin., avec Sarah SAMADI, Professeure du MNHN
  • La confusion Darwin, Spencer, Galton, etc., avec Thierry HOQUET, Professeur des Universités, Membre de l’Institut Universitaire de France

De quoi Darwin est le nom ?

Pourquoi une exposition sur Darwin à la Cité des sciences et de l’industrie, ses partis pris

avec Éric LAPIE, commissaire de l’exposition Darwin

Je vais vous présenter très rapidement le projet d’exposition. Je ne souhaite pas m’étendre sur ce point pour laisser la parole aux intervenants, qui auront sûrement des remarques plus profondes à formuler. Je désire simplement vous exposer pourquoi nous réalisons cette exposition et quelle forme elle aura. C’est assez important, compte tenu du sujet.

J’ai l’habitude de l’appeler une exposition d’histoire culturelle des sciences pour le grand public. Celle-ci s’inscrit dans une lignée ayant commencé avec Léonard de Vinci, projets, dessins, machines.

Notre objectif, au travers des expositions de ce type, est de prendre un personnage historique relativement connu du grand public, dont les gens ne connaissent pas forcément ni la portée ni le travail. Nous abordons cette exposition avec un but de déconstruction, mais surtout afin d’ouvrir très largement nos contenus à des champs, qui ne semblent pas a priori ceux du sujet donné. C’est-à-dire que nous n’allons pas nous contenter de parler de sciences.

Nous allons essayer d’ouvrir le sujet sur la question de l’histoire des sciences, de l’histoire des idées, des arts, comme nous l’avions fait lors de l’exposition Léonard de Vinci. À travers son travail large, des arts graphiques à l’ingénierie, à une forme de philosophie et de science. Nous allons essayer de faire de même avec Charles Darwin.

Premier élément d’importance : ce n’est pas une exposition sur l’évolution. Il s’agit d’une exposition sur Charles Darwin, qui forcément va aborder la question de l’évolution. Comme pour l’exposition Léonard de Vinci, nous allons l’aborder d’un point de vue historique limité, puisque nous allons nous contenter de parler, d’un point de vue historique, de la vie de Darwin et de la réception de ses idées jusqu’au début du XXe siècle. Cependant, nous allons essayer de présenter un focus « Et aujourd’hui ? », comme nous l’avions réalisé avec Léonard de Vinci et la bio-inspiration. En quoi ses idées sont-elles actuelles et importantes à comprendre ? En quoi nourrissent-elles le travail des scientifiques ? Plus largement, en quoi peut-elle nous nourrir en tant que citoyens d’aujourd’hui ?

Ensuite, il ne s’agit pas d’une exposition de muséum. En effet, Darwin reste en quelque sorte la chasse gardée des muséums. Cela a été le cas en 2009 au moment du double anniversaire de Charles Darwin et de la publication de l’Origine des espèces. Ici, pour nous différencier des nombreuses expositions déjà réalisées partout dans le monde, nous allons réaliser une exposition de centre de science, une exposition Cité des sciences. C’est-à-dire une exposition sans collection, puisque nous n’en possédons pas. Nous avons une contrainte d’itinérance, qui rendrait difficile l’usage de collections – surtout naturalisées – et d’éléments sensibles en termes de conservation.

Nous allons donc nous intéresser aux idées. Essayer d’entrer dans l’esprit de Charles Darwin, afin de montrer son cheminement intellectuel ; quels ont été ses méthodes et ses processus à la fois de recherche et de production des savoirs qu’il nous a proposés au XIXe siècle. Nous nous interrogerons également sur sa rhétorique. À la lecture de Charles Darwin, il est intéressant de se pencher sur son raisonnement, sa manière de tenter de convaincre à travers ses textes.

Nous allons nous pencher sur les idées de Darwin et tenter de les rendre accessibles, au travers de l’interactivité à laquelle nous sommes habitués, qu’elle soit multimédia ou mécanique, au sens physique du terme. L’idée maîtresse sera bien de faire entrer le visiteur dans la tête sinon dans la peau de Charles Darwin.

Par la suite, nous nous apercevons que, si nous ne disposons pas de collection, nous disposons tout de même d’un certain nombre d’objets d’interprétation importants. Cette exposition sera centrée sur les textes de Darwin, comme objet de notre interprétation. Cela prend des formes diverses et assez radicales, c’est-à-dire que par exemple dans une partie importante de l’exposition, consacrée à 3 grands ouvrages de Darwin, nous abordons vraiment les textes et nous allons même jusqu’à isoler certains chapitres De l’origine des espèces, jusqu’à proposer une manipulation par chapitre.

Cette idée de repartir des textes est importante. Nous recourrons au maximum à des citations de Darwin, quand le texte est compréhensible. Nous l’utilisons de manière assez directe au détriment d’un texte que nous aurions rédigé, même si l’interprétation du texte de Darwin est parfois indispensable.

Nous avons également recours à d’autres sources. Darwin a produit des ouvrages, synthétisant son travail, mais il a aussi énormément écrit de lettres. Nous allons également nous servir des sources épistolaires de Darwin, extrêmement nombreuses, qui nous permettent d’éclairer des événements censés se dérouler en coulisses. Nous allons utiliser au maximum ces sources épistolaires.

Pour aborder les questions de scénographie, de forme, l’exposition s’exprimera sur deux registres sémiotiques : un registre historique et un registre contemporain. Le registre historique englobe tout ce qui va nous permettre de replacer les éléments dans le contexte de l’époque de Darwin : ses livres, ses écrits, sa vie, etc. Le registre contemporain va nous permettre de prendre du recul et de donner des notions fondamentales, intemporelles, qui recèlent encore une valeur très forte aujourd’hui.

Cela apparaîtra de manière importante dans le traitement, la hiérarchisation des contenus graphiques et scénographiques. Pour cette partie historique, nous avons décidé de recourir systématiquement à l’iconographie du XIXe siècle. C’est-à-dire que nous n’ajouterons pas, tant que c’est possible, d’iconographie contemporaine. Nous n’allons pas recréer des dessins. Nous allons essayer de puiser dans les œuvres de Darwin et de ses contemporains des images illustrant notre propos. Cela va nous permettre d’avoir une exposition très cohérente d’un point de vue historique, même si le traitement de ses sources anciennes est lui-même contemporain. C’est un élément important.

En revanche, dans le registre contemporain, nous n’allons pas avoir peur de recourir à des illustrations nouvelles, à de la schématique, à des choses qui n’existaient pas ou n’auraient pas été traitées de la même façon à l’époque de Darwin.

Le principe scénographique consiste en une forêt de silhouettes découpées à partir d’images du XIXe siècle. Nous présenterons ici des extraits de planches naturalistes issues d’agences soit de nos collections du fond ancien de la bibliothèque. Ces images sont magnifiées, c’est-à-dire que les échelles ne sont pas conservées. Elles forment une sorte de forêt, au milieu de laquelle les scénographes ont proposé de tracer une sorte de clairière, où le visiteur déambulera.

Une forme de table serpente tout le long du parcours, entrecoupée de passages permettant de circuler au sein de l’exposition. L’essentiel du contenu sera présenté sur cette table.

Nous avons pris le parti d’une visite linéaire, qui n’est pas strictement historique pour des raisons simples. À la fois d’un point de vue pédagogique, il nous semble plus efficace de développer un contenu complexe sur ce mode linéaire. En même temps, en matière de gestion des flux, pour une exposition ayant un contrôle à l’entrée en plus du contrôle général de la Cité, il est extrêmement important de pouvoir bénéficier de cette sorte de flux continu de visiteurs.

L’exposition est découpée en 10 parties, qui ne sont pas toutes thématiques :

  • Une entrée, que nous voulons forte, qui offre une réelle transition entre l’univers minéral du Palais et de la Cité des sciences et l’univers plus biologique, auquel nous allons confronter les visiteurs pour la suite de la visite.
    Une installation vidéo est nommée le talus enchevêtré, du nom du dernier paragraphe de l’Origine des espèces, où Charles Darwin résume en quelque sorte sa théorie à la fin de son livre en décrivant une scène de nature, qu’il a très probablement pu voir dans son jardin ou à la campagne, d’un talus enchevêtré où de nombreux êtres vivants interagissent. Nous allons seulement nous contenter de citer ce paragraphe de l’Origine des espèces avec cette installation vidéo, qui permet d’afficher d’entrée que nous nous intéressons au texte de Darwin. La première chose à laquelle le visiteur est confronté est un texte de Darwin.
  • Nous présentons ensuite une sorte d’introduction : « Darwin et son temps ». Il s’agit de fournir aux visiteurs des éléments de contexte historique de l’époque à laquelle tout cela se déroule, au travers de choses très simples et connues : une chronologie simple et dense, visant à montrer de manière structurée les grands événements de l’histoire générale, de l’histoire de l’Angleterre, de l’histoire des sciences et des idées, de l’histoire des arts plastiques.
    Cela permet de donner à nos visiteurs, qui ne sont pas familiers avec l’histoire victorienne, des éléments en regard de ce qu’ils connaissent : la naissance de Victor Hugo ou Napoléon III, la reine Victoria, etc.
  • Nous proposons un élément multimédia : « Darwin et son temps », où nous allons proposer aux visiteurs de jouer avec des icônes de l’époque victorienne. Le jeu consiste à les apparier par familles. Ces cartes figurent des lieux, des événements, des personnages importants sur les thématiques des sciences, des arts, de la famille de Darwin, du transformisme et des prédécesseurs de Darwin.
  • Nous abordons ensuite un élément très connu dès qu’on s’intéresse à Darwin : le voyage du Beagle. Nous avons intitulé cette partie : « le tour du monde en 1741 jours », qui correspond au nombre de jours que dura ce voyage. Ces éléments traitent d’aspects très probablement plus connus des visiteurs.
    Nous allons insister ici non seulement sur l’activité de naturaliste qu’il a pu mener au cours de son voyage, mais également sur la dimension plus théorique. Il s’agit d’introduire cette dimension importante dans l’œuvre de Darwin, à savoir que pendant ce voyage, Darwin a probablement passé plus de temps à lire qu’à collecter et recenser ses échantillons. Ces lectures ont eu une grande importance.
    Un élément de l’exposition montre ce qu’il y avait à bord du HMS Beagle en termes de bibliothèque – s’il est permis de l’appeler ainsi –, quelles lectures Darwin a effectué, quelle importance ont-elles eu sur son travail futur et dans la genèse de ses idées.
  • Nous abordons ensuite une transition plus contemporaine : « les échelles ». Avant d’entrer vraiment dans le cœur de la théorie darwinienne, nous pensons qu’il faut alerter le visiteur sur un certain nombre d’écueils, d’obstacles épistémiques importants, qui relèvent de la familiarité que nous avons avec un certain nombre de notions assez erronées sur la question de la généalogie, de la durée des phénomènes dont nous allons parler.
    Il s’agit d’expliquer que les phénomènes présentés se déroulent sur des temps géologiques très longs. Tout ce qui est abordé concerne des phénomènes, qui agissent sur un nombre gigantesque de générations. Il faut arrêter de penser sur le plan de la famille, de la généalogie, de la transmission directe, etc. Tout cela opère également sur des échelles de population très grandes.
  • Nous entrons à présent au cœur de la révolution darwinienne. Nous allons donc confronter le visiteur à 3 grands livres importants de Darwin : De l’origine des espèces par la sélection naturelle, La filiation de l’Homme et L’expression des émotions chez l’Homme et les animaux. Ce sont trois moments importants du développement des idées de Darwin.
    Nous commencerons par une introduction rendant compte de ses travaux, qui précèdent la publication De l’origine des espèces en 1859, entre autres ses deux monographies sur les cirripèdes, puis nous entrons vraiment dans le cœur du sujet.

Comme je vous le disais, nous avons isolé les chapitres, qui nous semblaient importants dans De l’origine des espèces. Nous proposons une manipulation pour chacun d’entre eux sur la variation de l’état domestique à l’état naturel, sur l’instinct, etc. Ces manipulations pointent les chapitres importants en pointant les chapitres importants, où Darwin énonce sa théorie, et la deuxième partie de l’ouvrage, où il va essayer de contrer les arguments, que l’on pourrait opposer à sa théorie.

Le principe est d’entrer dans la méthode de Darwin. D’un point de vue pédagogique, nous sommes dans une logique quelque peu différente de celle que nous avons l’habitude d’aborder dans nos expositions de sciences, de physique, etc. Nous y parlons de manipulations, mais il ne s’agit pas d’une logique d’expérimentation, où nous mettons le visiteur dans une logique constructionniste, lui permettant de construire lui-même sa propre représentation, en espérant qu’elle soit bonne.

Nous faisons l’inverse – un peu comme Darwin – : nous énonçons une théorie et ensuite le visiteur va être amené à trouver les faits, qui vont confirmer l’idée de départ. Il s’agit de développer la méthode de Darwin, qui produit une théorie qu’il renforce par la suite par un grand nombre de faits.

Nous passons après à La filiation de l’Homme, qui est le deuxième ouvrage important de cette histoire. Darwin aborde enfin la question de l’Homme. En effet, dans De l’origine des espèces, il s’est bien gardé de parler de l’Homme. Nous rendrons compte ici des apports importants de Darwin, en matière d’anthropologie.

Nous présenterons des éléments très simples, mais qui sont importants à comprendre pour le visiteur : l’absence de distinction entre l’Homme et l’animal. Il y a une continuité entre l’Homme et l’animal, qui s’exprime de différentes manières. Par exemple, de manière subtile, Darwin présente une vision extrêmement anthropomorphique. Nous pouvons penser que s’il décrit les choses de manière aussi anthropomorphique, c’est vraiment parce qu’il n’y a pas pour lui de distinction entre l’Homme et l’animal. Il voit donc dans l’animal des traits, qui seraient peut-être issus d’ancêtres communs à l’Homme et aux animaux.

Darwin poursuit cette idée dans « L’expression des émotions chez l’Homme et les animaux » où il pointe la parenté de certains comportements et chez l’Homme et les animaux.

Le thème suivant aborde la question de la réception des idées de Darwin. Le XIXe siècle est une période, où s’est développée de manière extrêmement forte à la fois la poste (c’est-à-dire les moyens de communication et de transmission d’un certain nombre de documents rapidement) et en même temps de sortir des médias à faible coût, au travers de l’industrialisation de l’imprimerie par exemple, ainsi que des moyens de reproduction des images abordables.

Les idées de Darwin ont de ce fait eu un impact très rapide, à la fois au sein des sociétés prêtes et habituées à lire ce genre d’ouvrages, mais aussi très rapidement, on en a rendu compte dans différents périodiques. Parfois, les idées de Darwin ont été détournées au travers de caricatures. Il est souvent lui-même caricaturé dans des situations assez étranges, notamment en tant que singe. On a retenu ce qu’on voulait. Toutefois, cela constitue l’indice d’une forme de dissémination de ses idées.

De manière peut-être plus subtile, il y a eu une dissémination également dans les arts plastiques et dans la littérature, dont nous parlerons sûrement davantage ensuite et dont nous allons essayer de rendre compte.

Enfin, nous remarquons une descendance de Darwin dans des champs relevant des sciences humaines, quelque peu malheureuse. En effet, comme Darwin n’a pas abordé la question de l’Homme assez rapidement entre la publication de De l’origine des espèces (1859) et La filiation de l’Homme (1871), ce temps a été mis à profit par un certain nombre d’individus pour détourner, voler, tordre à leur profit un certain nombre d’idées énoncées dans De l’origine des espèces, qui ont abouti à l’eugénisme ou à des théories que nous continuons d’entre encore aujourd’hui notamment avec l’emploi du terme darwinien.

L’idée développée ainsi renvoie à la question de la survie du plus fort, au fait que les théories darwiniennes justifient un certain capitalisme effréné, voire un ultralibéralisme. Les ferments de tout cela sont à chercher dans cette époque.

  • Nous nous pencherons après cela sur l’époque contemporaine : « les sciences de l’évolution aujourd’hui », où nous voulons montrer en quoi Darwin est encore d’actualité aujourd’hui. Pour cela, nous allons interroger des notions transversales comme la notion de hasard, chez Darwin et aujourd’hui. Qu’entend-on par hasard dans les sciences de l’évolution ?
    La notion de l’espèce, celle notion d’ancêtre commun feront l’objet d’un questionnement, mais également nous rendrons compte, au travers d’un film, de recherches qui aujourd’hui réactivent d’une certaine manière le programme de recherches de Darwin.
    Nous allons proposer un point épistémologique, sous forme vidéo, pour essayer de définir ce que sont les sciences à l’œuvre ici ? Quelles sont leurs différences par rapport aux sciences dites nomologiques ? Qu’est-ce qui fait que les sciences de l’évolution sont des sciences historiques ? Ces dernières ne produisent pas de loi qui permettrait de prédire l’avenir, contrairement à l’astronomie ou à la physique.
  • Enfin, nous revenons dans le parcours historique pour une salle « Darwin en son jardin », où nous allons essayer d’illustrer un champ important de l’œuvre de Darwin. Il a beaucoup écrit sur les plantes : plantes insectivores, mouvement chez les plantes, etc. Nous présenterons également son dernier ouvrage, Du rôle des vers de terre dans la formation de la terre végétale.
  • Nous terminons le parcours par une « salle » intitulée « Darwin intime », où nous allons essayer d‘illustrer 3 faits biographiques, traités sous une forme relativement légère de petits théâtres animés.
    Nous allons y développer le fait que Darwin était anti-esclavagiste par conviction et par tradition familiale.
    Nous allons rendre compte du fait qu’il se revendiquait lui-même comme un « éleveur d’enfants ». Il en a eu beaucoup. Certains textes assez amusants nous le présentent en tant que père attentif qui ne peut s’empêcher de porter un regard scientifique sur son « élevage ».
    Enfin, c’était un travailleur acharné, bien qu’il souffrît d’une maladie qu’il aurait probablement contractée pendant son voyage. Cependant, cela ne l’a jamais empêché de travailler, il a produit un travail gigantesque imposé par sa méthode consistant à rassembler des faits et à continuer à alimenter ses recherches par des faits nouveaux et concordants.
  • Le parcours s’achève sur une conclusion, car il nous semble qu’il est vraiment important que le visiteur reparte avec des idées claires. Nous allons réaliser un film, Le legs de Darwin, qui synthétise les idées clés sur la question de l’apport de Darwin dans l’histoire des sciences, et dans l’histoire des idées.

L’exposition ouvrira ses portes le 13 octobre prochain sur le plateau L2 d’Explora. Nous souhaitons qu’elle itinére ensuite. De ce fait, nous prospectons aujourd’hui. Elle itinérera sous 2 formes possibles : soit sous sa forme complète de 900 m2, qui s’adresse à des musées importants disposant de salles d’exposition temporaire importantes, soit sous une forme réduite de 300 m2 constituée par l’extraction d’une partie du contenu de l’exposition initiale, destinée à des centres de sciences de province ou des muséums, dont la surface d’exposition temporaire serait est moins grande.

Je vous remercie.

Applaudissements.

Darwin dans son environnement sociopolitique, culturel et scientifique

Avec Laurence TALAIRACH-VIELMAS, Professeur des Universités, Centre Alexandre Koyré (UMR 8560 - CNRS - EHESS - MNHN)

Dans cette présentation de Darwin dans son contexte culturel, je vais essayer de vous montrer très brièvement quel était le monde de Darwin, dans quel environnement la théorie s’est inscrite et les conséquences que cela a pu avoir sur la manière de représenter le monde et l’Homme dans les décennies qui vont suivre la publication de l’Origine des espèces en 1859.

Darwin est avant tout bien entendu un Victorien. L’époque victorienne est une époque qui court de 1837 à 1901. Cette époque est souvent considérée, d’un point de vue culturel, comme celle qui va faire suite à la grande époque romantique, s’étalant de la fin du XVIIIe siècle aux années 1820. En 1824, tous les grands poètes romantiques sont morts. Cela ne signifie pas que les Victoriens ne sont pas des grands « romantiques », mais qu’ils arrivent après une période qui, d’un point de vue artistique (et là on songe aux grands poètes romantiques : Wordsworth, Coleridge, Shelley, Byron, Blake), va dénoncer le rationalisme scientifique, les conséquences de la révolution industrielle (qui a commencé dans le nord de l’Angleterre à la fin du XVIIIe siècle) et la mécanisation du monde. Ceux-ci prônent une vision de la nature surpuissante, incontrôlable et parfois surnaturelle.

Darwin (1809-1882) s’inscrit totalement dans l’époque victorienne, et l’Origine des espèces est publiée en 1859, soit dans la période qu’on appelle High Victorian, la plus cruciale de l’ère victorienne. Comme tout Victorien, même s’il vit en marge de la ville et ne communique qu’à travers des lettres, Darwin vit dans un monde en pleine transformation. Ces transformations sont notamment liées au progrès technologique : premier train en 1830, en Angleterre, puis le métro (1863) qui va amener ces dames à l’ouverture du premier grand magasin la même année. Le télégraphe se démocratise au cours de ces années également.

Nous savons – Thierry en parlera tout à l’heure – que la théorie de l’évolution va être liée à cette idéologie du progrès, comme tous les discours moraux ou moralisateurs, qui se grefferont dessus. Le train fait peu à peu reculer la nature, la campagne anglaise. Les villes grignotent elles aussi la campagne par une urbanisation massive, qui présente un certain nombre de conséquences. Le monde va de plus en plus vite, avec un bouleversement des rythmes : la vitesse du train, la vitesse de la communication – Éric en a parlé.

Les progrès technologiques vont avoir un impact sur la circulation de l’information, qui va concerner la diffusion des nouvelles conceptions de la nature proposées par Darwin. Le livre va se fabriquer à moindre coût. Les journaux vont se multiplier et s’adresser à diverses classes sociales. C’est la grande époque de la vulgarisation scientifique. Tout le monde veut savoir ce qui se passe dans les milieux scientifiques.

Cette époque connaît des problèmes de pollution, d’hygiène, de nombreuses épidémies comme le choléra dans les années 1850. Il s’agit d’un monde nerveux, d’un monde dans lequel tout le monde est secoué. On est transporté d’un endroit à un autre. Un grand nombre de pathologies nerveuses naissent à ce moment-là. C’est un monde de sensations. On aime les sensations. Même si on ne les aime pas, on est obligé d’en être témoin : beaucoup de peurs, de chocs.

Un mouvement littéraire, le roman à sensation, naît à cette période. Il est supposé créer des sensations chez ses lecteurs, notamment à travers les représentations de personnages féminins potentiellement dangereuses. Nous allons parler tout à l’heure de la publication de Robert Chambers en 1844. C’est une autre sensation. Il s’agit d’un monde, dans lequel on se divertit énormément. Les Victoriens n’étaient pas aussi puritains que nous pourrions l’imaginer. J’ai choisi volontairement des images de « freaks » (monstres de la nature) pour vous montrer les types de divertissements que l’on pouvait proposer à l’époque.

Automatiquement, c’est aussi un monde, vu l’urbanisation massive, dans lequel les classes sociales vont se mélanger avec l’émergence d’une nouvelle classe sociale : la bourgeoisie. Cette dernière n’a pas véritablement d’identité à ce moment-là. Elle va devoir s’en forger une. Je reviendrai tout à l’heure sur le monde de la mode et la question de l’accessoire qui va permettre de forger cette identité bourgeoise, mais je préciserai simplement ici que l’engouement des Victoriens pour les sciences naturelles va contribuer à la définition de la classe bourgeoise qui, contrairement aux aristocrates, oisifs, va partir au contact de la nature. Nous verrons un certain nombre d’images montrant le lien entre ces dames et le monde naturel. Vous voyez ici une crinoline – la crinoline et le corset sont les deux grands accessoires qui se démocratisent à l’époque.

Ce monde est également miniaturisé par les progrès technologiques. Le temps est écourté. Le monde change d’échelle, lorsque l’on expose ce qui provient des quatre coins du monde. Vous voyez ici une reproduction de Crystal Palace – le Palais de Cristal – lors de la 1er Exposition Universelle à Londres (1851), à Hyde Park. De nombreux musées ouvrent leurs portes au public à ce moment. J’ai volontairement mis le Hunterian Museum en 1813. Nous ne sommes alors pas encore dans l’époque victorienne. Il s’agit du moment où le Royal College of Surgeons va acheter les collections de John Hunter. Je l’ai mis volontairement puisqu’on voit, au premier plan, pour frapper le public, deux spécimens typiques de l’Amérique du Sud : une carapace de glyptodon et un mégathérium à gauche. En 1884, le Muséum d’histoire naturelle ouvre à Londres. Il s’agit d’un lieu d’exposition, mais également un lieu de classement. Le département d’histoire naturelle du Palais de Cristal, déplacé sur Sydenham en 1854 deviendra un grand musée, un lieu de divertissement proposant des concerts le samedi, par exemple. Le département d’histoire naturelle permet aussi de voir à quoi ressemble le monde. On y voit les classements des « races » fabriquées, c’est des faux bien entendu. L’Homme y est placé sur une échelle de la vie.

Le parc autour du Crystal Palace (1854) propose à ses visiteurs un parcours qui consiste à le faire passer par le département d’histoire naturelle, puis à remonter le temps pour aller voir le 1er parc à dinosaures, afin de voir d’où potentiellement nous descendons. Toutefois, il ne s’agit pas d’un discours évolutionniste, mais de modèles de dinosaures fabriqués par Benjamin Waterhouse Hawkins sous la houlette de Richard Owen, qui cherchait à contrer la théorie de l’évolution. Pourtant, Owen n’était pas opposé à l’évolution. Il avait une vision théiste de l’évolution, mais il était contre Darwin.

Nous arrivons en 1859 avec la publication de l’Origine des espèces, où Darwin va imposer un nouveau récit de l’histoire de la vie et un mythe des origines également. Il faut savoir que Darwin est également grand lecteur. Ses listes de lecture des années 1830-1850 font état d’ouvrages tels que Shakespeare, Jane Austen, Edmond Burke, le spécialiste du sublime. Darwin fera référence au terme de sublime dans un certain nombre de ses écrits. Il est très familier des catégories esthétiques romantiques de l’époque. Tout ce qui concerne la solitude, la sauvagerie renvoie à des représentations issues de ces lectures, notamment d’un ouvrage qu’il a lu en 1828, sur lequel il revient après son voyage à bord du Beagle pour essayer de comprendre le comportement animal et la transformation des espèces.

Il a également lu Swift, Defoe, Montaigne, Carlyle, un philosophe spécialiste de l’utilitarisme, Harriet Martineau, Walter Scott (les romances écossaises), les poètes romantiques : Byron, Wordsworth, John Milton, (Paradise Lost sera avec lui à bord du Beagle. Cependant, à la fin de sa vie, voici ce que Darwin va dire de la façon dont son travail de naturaliste a changé son rapport à l’art :

« I have said that in one respect my mind has changed during the last twenty or thirty years. Up to the age of thirty, or beyond it, poetry of many kinds, such as the works of Milton, Gray, Byron, Wordsworth, Coleridge, and Shelley, gave me great pleasure, and even as a schoolboy I took intense delight in Shakespeare, especially in the historical plays. I have also said that formerly pictures gave me considerable, and music very great delight. But now for many years I cannot endure to read a line of poetry : I have tried lately to read Shakespeare, and found it so intolerably dull that it nauseated me. I have also almost lost my taste for pictures or music. Music generally sets me thinking too energetically on what I have been at work on, instead of giving me pleasure. I retain some taste for fine scenery, but it does not cause me the exquisite delight which it formerly did.

My mind seems to have become a kind of machine for grinding general laws out of large collections of facts, but why this should have caused the atrophy of that part of the brain alone, on which the higher tastes depend, I cannot conceive. »

Il faut savoir que les deux grands critiques qui ont travaillé sur les rapports de Darwin à la littérature – autant sur les écrits qui lui ont servi que sur la manière dont sa théorie a été diffusée – sont Gillian Beer et George Levine, en Angleterre et aux États-Unis. Les idées de Darwin, développées dans l’Origine des espèces vont bouleverser profondément les relations entre tout ce qui relève de la fiction, de la métaphore ou de l’analogie et le monde matériel, dira Gillian Beer, dont les travaux démontrent à quel point la pensée de Darwin s’est nourrie de ses lectures, qu’elle appelle « omnivores ». Celles-ci contribuèrent fortement au développement de ses idées. Je ne reviendrai pas là-dessus, mais tout est dans Darwin’s Plots, où elle explique tout ce qui a servi à la fabrication de la pensée de Darwin.

Dans le sens contraire – ce sera le but de ma présentation aujourd’hui –, les idées de Darwin vont peu à peu s’immiscer sur la scène culturelle et bouleverser les modes de représentation de l’Homme, de son environnement et des modes de représentation entre homme et environnement.

Partons de ce qu’affirme Darwin dans sa citation et de sa collecte de faits, qui ont asséché ses capacités à apprécier les arts de son époque. Pourtant, dans l’Origine des espèces, la nouvelle vision du monde naturel, proposée par Darwin, va associer ces facts et ce qui relève de l’imaginaire, en transformant le fait, l’ordinaire en extraordinaire et en ouvrant le monde de la nature à monde potentiellement fantastique, où, en quelque sorte, la théorie de l’évolution va permettre d’envisager le passage des espèces par toutes sortes de formes intermédiaires.

Je fais référence ici au débat sur le chameau et le cochon, qui sont dans l’Origine des espèces, ou à celui sur l’ours et la baleine, sur lesquels Darwin va revenir bien entendu, car ils vont cristalliser les critiques sur la théorie de l’évolution. Celui-ci va défamiliariser le réel et suggérer que derrière ce que nous croyons être la réalité se cache toujours autre chose. Cet aspect-là est celui qui a été le mieux absorbé par la culture victorienne. Je ne parle ici volontairement pas d’influence, encore moins de diffusion ou de vulgarisation, mais bien d’absorption.

Pour Levine, Darwin est le scientifique dont nous connaissons le mieux l’impact sur la culture non scientifique. La littérature victorienne va mettre en scène le monde proposé par Darwin, un univers et une nature désacralisés, une société désacralisée et même une langue désacralisée, pour en observer les conséquences. Nous constatons un phénomène d’absorption puis une réponse de la scène culturelle.

Comme je l’ai dit – et je vais insister sur ce point –, le but d’une étude des liens entre un personnage tel que Darwin, sa théorie et la culture victorienne n’est pas de regarder comment certains médias artistiques vont diffuser la théorie de l’évolution, mais comment elle vient s’immiscer dans les représentations – Darwin est à la recherche d’une histoire. Il va raconter une histoire – dans des modes de représentation déjà en place à l’époque et que l’on ne doit pas chercher à dénouer / « disentangle ». Il s’agit ici d’imaginer le « tangled bank » de l’adaptation de la scène culturelle aux nouvelles constructions du monde naturel proposées par Darwin (cf. Levine).

Grosso modo, la théorie de l’évolution va pénétrer les arts victoriens dans leur forme, dans leurs motifs et la fiction, ou l’art d’une façon générale vont incorporer des notions fondamentales de la réalité qui dominent alors la culture. Darwin conceptualise une nouvelle façon de penser le monde. On se situe presque au niveau épistémologique. Nous allons parler d’un imaginaire darwinien, composé d’idées clairement identifiables.
Je vais me servir des travaux de George Levine ici, qui a déterminé un certain nombre des traits fabriquant l’imaginaire darwinien. Tout d’abord, il y a un changement sur le sujet humain. Celui-ci n’est plus du tout allégorique. Il va avoir une psychologie réaliste, mimétique. On analyse son comportement. On voit apparaître des personnages excentriques, d’autres qui seront perçus surtout par leur biologie. Bien sûr, les femmes deviennent la source de toutes les angoisses. En effet, Darwin reste quelque peu flou dans sa vision de la sélection sexuelle dans l’Origine des espèces, puisqu’il ne parle pas de l’homme, mais va néanmoins donner aux femelles un rôle crucial dans le choix du mâle.

Certains personnages féminins sont d’une beauté fatale ou suggèrent une hybridité entre le féminin et l’animal ou entre le masculin et l’animal, dès les années 1860, préparant les femmes fatales de la fin du siècle. Ces personnages vont être à la fois timides et doués d’énormément de pouvoir. Cela renvoie au roman à sensations, dont la 1er publication a lieu en novembre 1859, exactement au moment de la publication de l’Origine des espèces, jusqu’aux romans de la fin de siècle, tels Dracula, avec des new women – des femmes potentiellement manipulatrices et dangereuses – ou les romans d’aventures impérialistes de Haggard à la fin du siècle.

Concernant la notion d’observation, Darwin affirme qu’il faut collectionner les faits et que l’expérience s’acquiert au gré de l’observation. De ce fait, dans le roman, l’Homme devient un sujet d’étude, qui le rend vulnérable du fait même de ces observations.

L’actualisme renvoie à des principes de causalité. L’idée que tout peut changer à tout moment et que rien ne peut se comprendre sans histoire reste très présente chez lui. Les romans victoriens réalistes vont montrer l’importance de comprendre un personnage.

Le brouillage des frontières reflète le brouillage entre les espèces, entre les variétés. L’identité n’est jamais permanente. Il n’y a pas de catégorie fixe, même celle du bien ou du mal, si vous connaissez Jekyll and Hyde, il s’agit de la même personne. Nous observons des personnages soumis à des conditions environnementales, et qui vont devoir évoluer en fonction de celles-ci. Il y en aura chez Charles Kingsley, chez Dickens, mais également chez Thomas Hardy à la fin du siècle.

Le roman réaliste victorien grouille de personnages. Ils sont très nombreux, si vous connaissez Dickens. Ces personnages sont de plus reliés entre eux dans des relations d’ordre généalogique. C’est-à-dire que le secret qu’il faut démêler réside dans les liens de parenté entre les personnages. Cet élément est très présent chez Dickens. Attention toutefois, je ne suis pas en train d’affirmer que Dickens était un évolutionniste. Je parle de modèles narratifs qui vont pénétrer la fiction. Dickens était très proche de Richard Owen. Il n’était pas du tout évolutionniste.

Ensuite, l’absence de dessein divin, de téléologie. Le mystère (grande époque où naît le roman policier en Angleterre (après 1868)). Ordre : Il y a un ordre dans la société, mais celui-ci n’est pas forcément identifiable à la surface. Enfin, le roman victorien joue énormément sur la notion de hasard, avec un grand nombre de coïncidences. Voilà en ce qui concerne le roman réaliste – je suppose que tout le monde n’a pas lu Dickens.

Je vais me pencher plus particulièrement sur un autre genre littéraire, qui a tout autant, si ce n’est plus de raisons d’être associé à la théorie de l’évolution. Je vais vous parler de littérature de jeunesse à l’époque victorienne en utilisant un exemple que vous connaissez sans doute qui est celui d’Alice. Lorsque l’on pense transformation ou métamorphose et littérature victorienne, l’une des premières images, qui surgit à l’esprit est celle d’Alice, l’héroïne éponyme de Lewis Carroll, qui passe par tous les stades de développement au fil de son aventure sous terre ou plutôt au pays des merveilles.

Dans son ensemble, la littérature victorienne se joue de transformations et de métamorphoses en tout genre. Comme dans les contes de fées, que la période aime à réécrire, belles et bêtes se trouvent bien souvent à jamais unis, faisant trembler un lectorat hanté par les peurs de croisements entre espèces ou même entre races humaines. L’imaginaire victorien, basculant en un instant du merveilleux au grotesque – terme important, comme nous le verrons avec les caricatures –, peut donc se lire et s’appréhender comme le reflet de l’impact des principes de l’évolution dès la publication de De l’origine des espèces (1859).

Les petites filles changent de taille et se déforment. Les espèces mutent, comme le bébé de la duchesse, qui passe de l’humain au cochon, toujours chez Lewis Carroll. En effet, le monde imaginaire proposé par la théorie de Darwin permet surtout d’envisager le passage des espèces par toutes sortes de formes intermédiaires. Darwin ne postule-t-il pas d’ailleurs qu’un animal terrestre carnivore peut très bien s’être transformé en espèce aquatique ? Ne présente-t-il pas la façon, dont les fossiles, analysés par Richard Owen, ont permis de rapprocher cochon et chameau ? Je l’ai dit tout à l’heure, cela a fait l’objet de débats. Toutefois, si nous le lisons pour la première fois, voilà ce que cela laisse à penser.

L’imaginaire a donc véritablement une place de choix dans la méthode scientifique du naturaliste victorien, qui va inciter à renouveler le regard que l’on porte sur la nature. Sa théorie propose aussi une nouvelle vision du temps, qui va vite inspirer la scène culturelle. En effet, le temps s’accélère d’une façon encore une fois magique, lorsque Darwin voit dans l’embryon une version miniature de l’évolution du vivant ; une idée, qui sera par la suite amplement développée par Hans Heckel à partir de 1866.

Les principes biologiques caractéristiques de la seconde moitié du XIXe siècle se retrouvent fréquemment dans les contes de fées victoriens, tout particulièrement lorsque ces derniers sont destinés aux enfants. Les contes vont diffuser non seulement les savoirs scientifiques du temps, mais ils vont également se servir des modèles biologiques dans l’air du temps pour illustrer l’évolution de leurs personnages. En effet, 5 ans avant ce qu’on appelle la loi biogénétique fondamentale de Heckel, le philosophe Herbert Spencer s’inspire des idées évolutionnistes dans Education : Intellectual, moral and physical pour proposer une théorie éducative fondée sur les principes de la récapitulation. La récapitulation est l’idée que l’ontogenèse va récapituler la phylogenèse.

De ce fait, dans un certain nombre de contes de fées des années 1860, la pédagogie spencérienne apparaît en filigrane tandis que les personnages sont soumis à des transformations ou changent d’échelle. Ce sera le cas d’Alice. Derrière leur métamorphose s’écrivent et se lisent 2 histoires superposées : celle de l’enfant et celle de l’humanité.

Pour revenir à Alice, Alice’s Adventures Underground, titre de la 1re édition, va décrire la métamorphose de la jeune Alice, tombée comme elle le pense au centre de la Terre. Enfermée dans la maison du lapin, l’enfant boit d’abord une potion magique, qui va la faire rétrécir, avant d’avaler un morceau de gâteau, qui la grandit à l’infini, le tout sur fond de débat évolutionniste. En changeant de taille, Alice se retrouve réduite à l’échelle des chenilles ou des fleurs, ou se voit terrifiée à l’idée d’être dévorée par un chiot ou piquée par un insecte géant, menacée par un environnement pour le moins agressif et dans lequel elle doit vite apprendre à survivre.

Son besoin obsessionnel de nourriture – elle est toujours en train de manger –, sa cruauté envers les plus faibles, même lorsqu’elle atteint une taille suffisamment grande, peuvent rappeler les thèses de Darwin, tandis que l’illustrateur s’amuse à placer des têtes de singe en arrière-plan de certaines images, en un clin d’œil satirique aux débats du temps. Il n’y a pas de singe dans le conte de fées.

À travers les aventures de la petite fille, le récit met en scène les principes de la sélection naturelle, nous permettant de visualiser différents modes d’adaptation à l’environnement. Le voyage de la petite fille est en effet semé d’embûches. Alice manque tout d’abord de se noyer dans une mer originelle, créée par ses propres larmes. Sortant indemne des eaux et rejoignant la terre ferme, elle se retrouve alors forcée à participer à des compétitions, où tout le monde gagne. Or le mélange d’espèces qu’elle rencontre dans l’eau est pour le moins troublant. La mer de larmes se remplit vite d’une souris, d’un canard, d’un dodo, d’un lori, d’un aiglon ; certaines espèces éteintes miraculeusement ressuscitées, superposant ainsi diverses époques temporelles.

L’univers de Lewis Carroll n’est pas très éloigné du Muséum d’histoire naturelle d’Oxford, qui inspira le mathématicien et où les espèces exposées content souvent des histoires du temps passé, confrontant parfois les âges géologiques dans une même pièce. Dans cet étrange univers, le temps ne semble plus linéaire, alors que la petite fille elle-même oscille sans arrêt entre les âges en changeant de taille. Le temps s’étire, rétrécit, à l’image du corps de la petite fille défiant les lois de la nature.

Alice évolue dans un monde naturel typique des années suivant la publication De l’origine des espèces. Or, si Lewis Carroll s’amuse à faire découvrir ou expérimenter à Alice les principes de la sélection naturelle sur un mode satirique, le conte de fées nous expose tout de même une évolution, mais une évolution à rebours. Alors qu’elle grandit, elle va grandir en taille, en âge au moins d’une heure, la petite fille remonte le temps, semble-t-il. Elle devient elle-même de plus en plus sauvage au fil du récit, faisant montre de cruauté envers les plus faibles, tel un lézard bien plus petit qu’elle, pour enfin envoyer promener tout le monde du pays des merveilles comme un simple tas de cartes, avant de s’éveiller de son rêve.

Le conte amoral de Lewis Carroll replace l’enfant au niveau de l’animal et suggère que la petite fille aurait pu, elle aussi, passer du stade du bébé à celui du cochon. Par conséquent, Carroll inverse ainsi les principes éducatifs de Spencer, fondés sur une implication de la théorie de la récapitulation à l’éducation. C’est peut-être bien là que Lewis Carroll transgresse le plus les règles en superposant avec humour les principes de l’évolution et leur implication dans des méthodes pédagogiques modernes. L’histoire de la nature, appliquée à son héroïne, ne fonctionne plus ou fonctionne à l’envers dans le monde du bout du terrier.

Par ailleurs, même tourné en dérision, le conte de fées de Lewis Carroll est avant tout un récit qui, s’il pointe la théorie de l’évolution dans ses principes, ses figures clés ou ses applications (comme Spencer), met aussi en abîme une vision très contemporaine du conte de fées, où celui-ci va devoir replacer tout en bas de l’échelle de l’évolution. En effet, à une époque où ethnologues et anthropologues étudient et classent d’une façon presque obsessionnelle le conte de fées, le conte folklorique, le conte populaire, celui-ci va devenir un modèle biologique, qui illustre l’évolution de l’espèce humaine. Ses personnages offrent des visions miniatures de toute une espèce en passant d’une échelle à une autre, de celle de l’enfant à celle de l’humanité en un clin d’œil.

Nous voyons ici comme un conte typique de l’époque victorienne – je pense que tout le monde connaît Alice – absorbe la théorie de l’évolution et ses réappropriations, le but de Carroll n’étant pas de « vulgariser » Darwin. Nous ne savons pas ce qu’il pensait de l’évolution, ni même s’il avait un avis sur la question. Cependant, nous pouvons avancer l’hypothèse qu’il satirise un mode d’utilisation de l’évolution adapté à la pédagogie moderne de l’époque à travers son conte de fées.

Dans les années 1860, cette théorie de la récapitulation, qui va aligner les enfants et les êtres primitifs, appliquée à la pédagogie va se répandre sur la scène culturelle, notamment par le truchement des théories de Spencer. Cela va être tout particulièrement vrai chez Charles Kingsley, qui est un grand vulgarisateur de la théorie de l’évolution. C’est quelqu’un qui a défendu Darwin dans les milieux ultraconservateurs d’Oxbridge. Toutefois, Kingsley se sert du merveilleux présent dans la théorie de Darwin pour en faire autre chose, véhiculer un discours moral et concilier évolution et foi chrétienne.

Le conte de fées de Kingsley, The Water-babies, qui n’a pas été traduit en France, datant de 1862/63, retrace l’histoire d’un personnage, Tom, un ramoneur, dont le visage va ressembler étrangement à celui d’un singe. Il est pris pour un voleur, s’enfuit et tombe dans une rivière, où il se noie. Au moment de sa noyade, il se transforme en water-baby, qui sera amphibien et immortel. Une fois dans l’eau, il va apprendre les us et coutumes des habitants de la rivière et découvrir d’autres water-babies, que l’on va punir ou récompenser par un principe de cause à effet.

La transformation du personnage en water-baby puis à nouveau en humain va être conditionnée par son adaptation à son nouveau monde, c’est-à-dire à cette nature qui l’entoure et qui est réglée par des lois mécaniques (cause/effet). Cependant, l’évolution biologique s’avérera indissociable de son évolution morale. C’est l’inverse de Carroll. Nous voyons ici tous les discours moralisateurs, qui vont se greffer sur la théorie de l’évolution.

Le personnage ne va accéder à sa forme finale qu’après un long périple, où il va apprendre à protéger le monde naturel et à se comporter avec bonté. Nous distinguons ici comment Kingsley met en scène le principe de la récapitulation. Le personnage ne pourra passer du statut de bête à celui d’homme que s’il évolue moralement. L’intérêt du conte de fées tient précisément dans la comparaison entre l’évolution morale et l’évolution physique. C’est un récit qui va constamment osciller entre le conte de fées et la leçon de vulgarisation scientifique, car Tom va devenir une créature digne d’intéresser les naturalistes les plus populaires de l’époque, qui vont être mentionnés directement au fil du récit.

Si les scientifiques, mentionnés au fil du récit, ne sont pas tous des évolutionnistes, le contraste entre les scientifiques et les controverses qui vont les unir permettent à Kingsley d’osciller entre un merveilleux, inspiré de théologie naturelle, et les merveilles de l’évolution. En d’autres termes, Kingsley va chercher à réunir l’impossible : réunir évolution et foi chrétienne. Nous allons retrouver tout au long de l’époque victorienne cette union de deux éléments, qui peuvent vous paraître inconciliables aujourd’hui.

Le conte de fées va reproduire tous les débats scientifiques de l’époque, notamment la controverse de l’époque entre l’homme et le singe, les disputes entre Huxley et Wilberforce, dont l’une est assez célèbre. Elle a eu lieu en 1860 pendant le meeting de la British association for the advancement of science, au cours duquel Wilberforce a demandé à Huxley s’il préférait descendre du singe du côté paternel ou maternel.

Nous retrouvons également leurs débats autour de l’hippocampe et des particularités morphologiques du cerveau humain et du cerveau des primates, débat qui va durer jusqu’en 1863. Nous allons trouver dans ce conte pour enfants des références à Darwin, à ses défenseurs ainsi que des citations directes des débats du temps. Je vous cite un extrait, qui apparaît dans le conte : « I can, by the same laws of circumstances, and selection and competition, turn men into beasts ».

Nous avons ici vraiment une formulation qui correspond à la façon dont Darwin s’exprime dans De l’origine des espèces. Nous retrouvons la même chose dans les romans destinés aux adultes de Kingsley, comme dans Alton Locke, où un personnage remonte toute la chaine de l’évolution en commençant par un organisme unicellulaire et en finissant par l’humain.

Je voudrais terminer cette présentation de la littérature pour enfants à l’époque victorienne avec un 3e exemple, qui est celui de Margaret Gatty, qui était, de la même façon que Kingsley, une naturaliste. Il faut savoir qu’à l’époque, les femmes n’avaient pas accès à la sphère scientifique. Le seul moyen pour les femmes d’accéder à la sphère scientifique était de passer par le monde de la vulgarisation scientifique. Elle était à la fois naturaliste et écrivain pour enfants, tout comme Kingsley.

Le choix de ces deux exemples, qui ne présentent pas la même vision de l’évolution, vise à vous montrer qu’il ne faut pas dissocier ce qui relève de la scène littéraire ou culturelle et ce qui relève du monde scientifique. Les deux sont complémentaires et souvent les mêmes personnes sont impliquées dans les deux domaines, qui vont se nourrir l’un l’autre. Margaret Gatty s’est fermement opposée à la théorie de l’évolution et à ses implications religieuses et morales. Par exemple, dans ses lettres à William Harvey, qui est un naturaliste de l’époque, comme dans ses contes pour enfants, elle affirmait que la théorie de Darwin manquait de preuves scientifiques.

Pour elle, la présentation de Darwin du développement d’une espèce ne pouvait être le produit que d’un « esprit surchauffé ». « Comment est-il possible qu’un diagramme fait de pointillés prouve quoi que ce soit ? Il est fort à parier que l’éminent chercheur a perdu la boule. » Ou alors « Darwin a un cerveau si confus qu’il croit à la fois à un puissant créateur et en la puissance créatrice de la sélection naturelle ».

Dans un de ses contes, qui s’appelle Les animaux inférieurs (1861), qui est un conte en apparence destiné aux enfants, mais en fait destiné aux adultes – cette question d’un double lectorat est présente dans toute la littérature victorienne – le conte s’amuse à tourner en dérision la théorie de Darwin. Le narrateur vient de terminer un ouvrage, qui n’est pas mentionné – mais il s’agit bien De l’origine des espèces –, va s’endormir et rêver de corbeaux. Le conte va expliquer que l’homme n’est qu’un corbeau dégénéré qui a perdu ses ailes et ses plumes et parle un jargon sans sens.

Je voudrais attirer votre attention sur le début du 2e paragraphe, où Margaret Gatty affirme exactement ce qui préoccupait Darwin : « This is a bold proposition, and I do not ask you to assent to it at once. But if on testing it in various ways, you are forced to admit that by it you are able to explain things hitherto inexplicable, and to account for things otherwise unaccountable, though ocular proof cannot be had […] » et elle continue. Ce qui m’intéresse ici concerne « inexplicable, unaccountable » ainsi que la notion de « ocular proof ». Elle dénonce en fait ici les nouvelles méthodes scientifiques qu’implique la théorie de l’évolution et qui vont faire la part belle à l’imagination. On a quelques faits et on va imaginer ce qui s’est passé à partir de ce mince data récolté.

Cette idée que la science dite moderne va flirter avec l’imaginaire principalement à partir de la publication De l’origine des espèces (1859) – au moment où Darwin conceptualise une notion, qui existait déjà dans les travaux des paléontologues à partir des années 1820 – va être mise en lumière par un certain nombre d’hommes victoriens. Je vais vous en citer un assez célèbre, G. H. Lewes, un psychologue, qui va expliquer que « Science mounts on the wings of Imagination into regions of the invisible and impalpable ». Il compare ensuite la science « with Fictions more remote from fact than the fantasies of the Arabian Nights ». Nous allons donc ici encore plus loin que les Mille et une nuits.

Autre exemple dans le domaine de la vulgarisation scientifique est celui d’Arabella Buckley qui, étant une femme, n’a pas accès au monde scientifique, si ce n’est par le truchement d’ouvrages de vulgarisation scientifique. Elle est en contact avec les grands scientifiques de l’époque. C’était la secrétaire de Charles Lyell. Par la suite, elle a été en contact écrit avec Darwin très fréquemment. De plus, elle était très proche de Wallace.

Buckley va se servir du créneau de l’importance de l’imaginaire pour faire passer une nouvelle vision de la science et donc une nouvelle vision de l’évolution. J’ai utilisé ici un extrait d’un ouvrage traitant des lois physiques pour vous montrer l’importance qu’elle donne à l’imaginaire : « There is only one gift we must have. We must have Imagination. » Ensuite, elle a écrit des ouvrages sur l’évolution.

Par goût de la polémique, j’aimerais mettre cette citation en regard avec un autre passage tiré d’un conte bien plus connu pour vous montrer d’où peut provenir – je prends toutes les précautions possibles – le nonsense de Lewis Carroll. C’est-à-dire comment la littérature va s’imprégner de nouveaux schèmes ou modes de réflexion. Regardez ce que dit la reine à Alice dans Through the Looking-Glass :

« ’Now I’ll give you something to believe. I’m just one hundred and one, five months and a day.’

’I can’t believe that !’ said Alice.

’Can’t you ?’ the Queen said in a pitying tone. ’Try again : draw a long breath, and shut your eyes.’

Alice laughed. ’There’s no use trying,’ she said ’one can’t believe impossible things.’

’I daresay you haven’t had much practice,’ said the Queen. ’When I was your age, I always did it for half-an-hour a day. Why, sometimes I’ve believed as many as six impossible things before breakfast. »

C’était un petit clin d’œil pour vous aider à connecter des choses qui ne sont pas forcément reliables entre elles à première vue.

Revenons à Buckley qui, comme Charles Kingsley, va essayer de concilier un discours religieux et un discours scientifique, mais qui va, se faisant, expliquer que la lutte pour l’existence explique moins la compétition que l’entraide mutuelle et la coopération. Elle anticipe ici ce que Kropotkine interprètera de la théorie de l’évolution. Elle affirme, en effet que l’évolution est avant tout fondée sur l’entraide mutuelle : « Just one of the laws of life, is that of mutual help and dependence ». L’ouvrage se termine sur la phrase suivante : « The supreme law of life is the law of self-devotion and love ».

Je vous cite cet exemple pour vous montrer que nous ne pouvons pas dissocier un discours évolutionniste d’un discours inspiré de la théologie naturelle, surtout pour un lectorat bourgeois. Toutefois, nous nous rendons bien compte ici que cette association va permettre de dégager des éléments de la pensée de Darwin, qui étaient présents bien avant, mais pas forcément mis en avant par des personnes comme Spencer pour donner un exemple.

Je vous ai proposé un parcours qui s’est volontairement éloigné de ce que nous connaissons le plus de l’utilisation de la théorie de l’évolution par la scène culturelle, notamment les images de personnages simiesques. Tout le monde connaît Jekyll & Hyde, qui vont illustrer une identité humaine instable, déstabilisée par les progrès scientifiques et l’angoisse à l’idée que l’évolution soit sans retour. Hyde ne se transforme pas à nouveau en Jekyll à la fin du roman.

Cette réflexion autour de l’imaginaire ou de l’imagination darwinienne et des débats qui en ont découlé, que nous retrouvons sous différentes formes, de même que l’absence d’une véritable scission entre un discours issu de la théologie naturelle et un discours évolutionniste cherchait à vous montrer les modes de représentation de l’Homme, de la nature et des relations entre l’Homme et son environnement.

Je termine rapidement sur les arts visuels. Pour revenir sur des motifs que nous allons retrouver dans toute la littérature victorienne pour adultes comme pour enfants, mais également dans le domaine des arts, je vais vous montrer quelques œuvres, qui vont mettre en scène des images de lutte pour l’existence, de survie du plus fort, des images de cruauté qui vont faire allusion au principe de la sélection naturelle ou au principe de la sélection sexuelle. Nous pouvons rapprocher ces images de la théorie de l’évolution. Celles-ci vont marquer d’une façon similaire les arts visuels victoriens.

Je vous propose de faire le voyage inverse en repartant d’images de contes de fées, après vous avoir rappelé – j’insiste sur ce point – que le conte de fées et le conte folklorique font l’objet de recherches scientifiques par les ethnologues, par les anthropologues, par les philologues. Il est donc perçu comme genre primitif, qui va proposer une vision primaire du monde naturel, non encore expliquée par la science, d’où la magie, les métamorphoses et tous les êtres surnaturels.

Ces images révèlent tout un monde invisible à l’œil nu, dans lequel les notions d’écosystème, de cruauté ou de lutte sont fortement présentes. Le 1er exemple montre une œuvre de Richard Dadd, dans lequel nous voyons que le monde grouille – en référence à l’abondance citée par Levine. Il faut une loupe pour bien examiner les détails du tableau. Certaines fées mesurent un millimètre, alors que d’autres font 5 centimètres.

Des tableaux, tels ceux de Fitzgerald, montrent un monde à l’image de celui des humains, qui va tuer Cock Robin pour occuper son nid, image de cruauté. L’enterrement de la reine montre une anthropomorphisation des fées, avec un personnage en jaune de dos, qui pleure.

Les arts victoriens vont, dans leur ensemble, proposer une image du monde naturel et de l’homme observé comme sous une loupe, comme sous un microscope, avec un réalisme accru, appelé hyperréalisme. C’est notamment le cas des peintres préraphaélites. Vous avez un exemple ici, où nous notons l’hyperréalisme du papillon, la fée qui pourrait également être accrochée sur un tableau et exposée. Il y a une tension très forte entre ce que nous voyons en arrière-plan (un train) et ce monde en voie d’extinction. Le monde des fées est en voie d’extinction.

Dans cet autre tableau de 1850, le peintre a utilisé plus de 30 espèces d’herbes différentes pour réaliser son tableau. Ce regard sur le monde naturel existe bien avant 1859. Il démontre les tensions entre un monde naturel et un monde industriel.

Les peintres vont évidemment se centrer sur la représentation de la femme, qui ne va plus correspondre tout à fait aux canons de la beauté, car la notion même de beauté va se voir transformée après la publication De l’origine des espèces et l’explication de la sélection sexuelle, puisque Darwin va laisser penser que les femelles choisissent leurs mâles en fonction de l’apparence de ces derniers, même s’il va plus tard changer son fusil d’épaule.

Grosso modo, les victoriens comprennent que les espèces vont s’armer pour dominer l’autre et éviter de mourir. De plus, elles vont s’affubler d’un certain nombre d’accessoires pour attirer la femelle ou attirer le mâle et cultiver ainsi leur beauté. Naturellement, un très grand nombre de caricaturistes va s’engouffrer dans la brèche et proposer des versions de femmes bourgeoises, qui sont en quête d’une identité et se lancent à corps perdu dans une société de consommation et dans le monde de la mode pour se fabriquer une identité très artificielle. À travers elle, nous voyons percer l’interprétation, la réception des théories de Darwin.

Ces caricatures de Linley Sambourne qui a illustré, on l’a vu tout à l’heure, The Water-babies, mais qui est surtout connu pour sa caricature Man is But a Worm (1882) sont une série de caricatures intitulée Designs After Nature, qui a été publiée entre 1867 et 1876 dans le grand journal satirique Punch. Elles montrent notamment des femmes vêtues de parties d’animaux et caricaturent les bourgeoises, qui achètent de nombreux accessoires comprenant des parties d’animaux : plumes, fourrure, etc. Ces caricatures jouent bien évidemment sur les frontières entre les espèces (homme et animal) et surtout femmes. L’époque – je le rappelle – est particulièrement friande de contes de sirènes. Ondine est remise au goût du jour.

Elles proposent une image de la femme manipulatrice, de la femme puissante, qui va sortir de la définition habituelle, de ce qu’on appelle communément « l’ange du foyer », qui est complètement passif et asexué. L’intérêt est ici de souligner combien l’image du paon va incarner la théorie de l’évolution et de la sélection sexuelle dans les arts victoriens tout autant que le singe. Je vais vous montrer 3 exemples, présentant des personnages féminins conscients leur pouvoir sexuel ou de leur beauté. Ceux-ci illustrent une conception de la beauté féminine et des angoisses liées à la sexualité féminine, issues de la théorie de l’évolution, avec des exemples allant de 1859 à la fin du siècle et l’image d’une beauté décadente.

Ces représentations montrent à l’envi, s’il est nécessaire, l’impact de Darwin sur les arts et l’évolution de la notion même de beauté ou d’esthétisme dans la seconde moitié du siècle, qui découle du passage de la théorie de l’évolution sur la scène culturelle.

Je vous remercie.

Applaudissements.

Une auditrice : Que signifie la théorie de la recapitalisation ?

Laurence Talairach-Vielmas : Elle repose sur l’idée que l’ontogenèse récapitule la phylogenèse. Si nous observons l’évolution d’un être de l’embryon à l’âge adulte, celle-ci va reproduire l’évolution de l’humanité. Nous sommes donc ici sur deux échelles.

Une auditrice : Nous aimerions que vous nous définissiez les deux termes d’ontogenèse et de phylogenèse, que nous ne connaissons pas.

Laurence Talairach-Vielmas : Les biologistes pourraient expliquer cela mieux que moi.

Guillaume Lecointre : L’ontogenèse est le développement de l’individu de son œuf jusqu’à la naissance et même au-delà, alors que la phylogenèse est la transformation progressive des populations dans le grand flux généalogique du vivant sur une période de temps beaucoup plus longue. Ce sont 2 échelles de temps bien différentes.

L’idée ici est que les transformations, que l’embryon subit au cours de son développement, reflètent ce que l’on a pu reconstituer de l’interprétation des fossiles sur le temps long dans la phylogenèse. Il y a une sorte de miroir. Cette idée vient du XIXe siècle. Nous savons aujourd’hui que ce n’est pas toujours vrai dans le détail. Elle mérite d’être modulée. En tout cas, ce parallèle est très présent surtout dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Une auditrice : Je voulais savoir si vous aviez des informations concernant les musées. En effet, vous montrez que les idées de Darwin pénètrent très rapidement de nombreux champs artistiques, culturels, etc. Qu’en est-il des musées qui se développent à la même époque ? D’après ce que je sais, ils se sont fait assez peu l’écho de ces théories de l’évolution. Sachant que la réfection de la galerie de zoologie du Muséum de Paris a eu lieu en 1885, la théorie de l’évolution n’y a pas été prise en compte.

Laurence Talairach-Vielmas : Je ne sais pas si je peux répondre à la question, parce que la question de l’organisation des collections dans les musées à l’époque dépendait aussi des espaces. Cet élément est à prendre en compte.

Je peux vous dire que le musée Hunter a été complètement réaménagé après le passage d’Owen à Paris. Owen est reparti à Londres et a réorganisé les collections de façon à imposer un agencement cuviériste et une lecture très orientée des collections de Hunter. Rappelons aussi que Owen, à la tête des collections du musée Hunter, passera au British Museum en 1856 (où il développera le département d’histoire naturelle avant l’ouverture du Muséum d’Histoire Naturelle de South Kensington). La présentation des collections d’histoire naturelle reste donc pour une partie du siècle entre les mains d’un naturaliste fermement opposé à la théorie de l’évolution proposée par Darwin.

Guillaume Lecointre : Complément d’information sur Paris : vous avez raison. Il y a eu 2 projets pour l’aménagement de la galerie de zoologie : un projet systématique et statique visant à exposer le maximum de collections possible et un projet plus « audacieux », faisant passer un message d’évolution dans la galerie. Ces 2 projets ont donné lieu à débat et la vision conservatrice l’a emporté. La galerie de zoologie, ouverte en 1889, présente donc une vision systématique assez linéaire, sérielle et très fournie, car on veut montrer toutes les collections. En effet, le plus beau musé à l’époque était celui qui présentait le plus de collections. Il y a effectivement eu un débat dans l’institution.

J’ai un commentaire à formuler. J’imagine ce que peut dire le public en visitant cette exposition. J’ai été très intéressé par la citation que tu as donnée, de la dame qui affirme : « Comment pouvons-nous espérer tirer le moindre fait d’une série de pointillés ? » Nous rencontrons toujours cette remarque dans le public. Nous sommes sur un modèle de science où la manipulation à la paillasse reste le modèle de preuve scientifique par excellence. Le travail théorique, qui consiste à rendre cohérentes des conjectures – c’est-à-dire ce qui devrait être si le cadre que je viens de construire est valide – ; ce travail de mise en cohérence du monde par l’intellect est essentiel en science. Il continue à être essentiel aujourd’hui, mais il est souvent ignoré du public, car il n’est pas valorisé dans nos enseignements.

Je réalise beaucoup de formations permanentes des enseignantes du secondaire. Il faut toujours revaloriser le travail de mise en théorie du monde, car il n’y a pas de science sans théorie. Il y a donc un joli écho, dans la formule de cette dame, avec ce que nous pouvons rencontrer. Vous rencontrerez encore des publics, qui pourraient vous rétorquer qu’une figure avec des pointillés ne prouve rien.

Nous allons peut-être travailler ces articulations au cours des 3 journées. Il se trouve que la figure de pointillé a été largement corroborée par les faits. De plus, il faut savoir que l’idée centrale de sélection naturelle ne sera expérimentalement prouvée que par Weldon et Pearson en 1898, donc après la mort de Darwin. Cela vous donne la mesure du travail théorique réalisé par Darwin.

À partir d’une idée centrale, il donne une grande cohérence à ce que l’on voit dans le vivant. C’est la mise en cohérence qui va primer. Ce n’est pas l’expérience à la paillasse. Une réelle approche expérimentale de la sélection naturelle sur le terrain ne sera donnée qu’après sa mort. Cela vous donne une idée à la fois de la valeur de son travail et de sa qualité particulière.

Applaudissements.

De quoi Darwin est-il le nom ?

Avec Thierry HOQUET, Professeur des Universités, Membre de l’Institut Universitaire de France

J’ai repris le titre donné par Taos à cette journée : De quoi Darwin est-il le nom ? Je vais essayer d’apporter trois réponses à cette question. D’abord, il faut souligner que la théorie de Darwin est le nom d’une incroyable découverte. Éric, dans son exposé introductif, qui présentait l’exposition, l’a bien expliqué. Je pense que l’exposition va bien retracer les différentes étapes de cette incroyable découverte, qui se cristallise en particulier, en 1859, autour de la publication de ce livre fondamental, révolutionnaire, l’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle.

Avant d’arriver à cette publication, il y a une étrange histoire, l’histoire de cette découverte. Darwin a effectué des recherches pendant 20 ans. Nous pouvons considérer qu’il a retardé la publication de sa théorie pendant 15 ans. C’est ce qu’on appelle dans la littérature sur Darwin, le « delay » de Darwin. Nous ne savons pas s’il a retardé intentionnellement sa publication ou s’il a été retardé par différents éléments, et en ce cas, pourquoi ?

Je vous propose une chronologie assez rapide, qui montre d’abord que Darwin était un voyageur naturaliste. C’est fondamental, parce que c’est vraiment ce qui établit la réputation scientifique de Darwin avant même qu’il ne publie quoi que ce soit. C’est un navigateur, un voyageur, quelqu’un qui est allé sur le terrain. Tous les naturalistes, à sa suite, vont vouloir se former, avoir cette même expérience du terrain naturaliste. Cela va donner lieu à quantité de publications entre 1839 et 1846, où Darwin publie des travaux de zoologie, de géologie, liés à son voyage.

Dans le même temps, à partir de son retour en Angleterre, il ouvre une série de carnets privés sur la transmutation. C’est-à-dire des carnets, où il note toutes ses réflexions sur la transformation des espèces. Il commence à y formuler l’idée, pour lui absolument scandaleuse, que peut-être les espèces ne sont pas immuables. Nous pouvons donc suivre très précisément l’itinéraire de cette conversion de Darwin aux idées de transformation. Nous disposons de nombreux documents très précis. Quand nous parlons de delay, donc de retard de Darwin, nous fixons que vers la fin de sa rédaction de carnets, en 1839, il dispose des éléments de sa théorie.

Il trace une première esquisse en 1842, une sorte de brouillon privé. La date importante est 1844, où il rédige un premier essai qu’il ne publie pas, mais pour lequel il demande à sa femme de trouver une personne qui le publierait, s’il venait à décéder. Il a un document prêt à être publié, mais il ne passe pas à l’acte. Pourquoi ?

Ensuite, il travaille sur les cirripèdes. Il s’agit des petits invertébrés qu’on enlève sur la coquille des moules en les nettoyant. Enfin, il commence seulement à partir de 1854 la rédaction de son grand projet, appelé le big species book, son grand livre sur la théorie des espèces. Il rédige des centaines de pages jusqu’en juin 1858, quand il reçoit une lettre d’un jeune naturaliste basé en Malaisie, qui lui envoie un manuscrit. Darwin est stupéfait, car il estime que ce manuscrit représente un résumé de ses écrits de 1842. Il a donc peur de perdre la priorité sur la découverte qu’il a préparée de longue date.

C’est seulement à partir de ce moment qu’il se met à rédiger en hâte un résumé de sa théorie, de l’Origine des espèces, qu’il publie rapidement à l’âge de 50 ans. Cet ouvrage est considéré comme un abrégé, un résumé, une forme compacte de sa théorie.

Que se passe-t-il pendant toutes ces années ? Nous constatons qu’il faut le déclencheur Wallace pour engendrer le fait que Darwin surmonte son appréhension et publie la théorie de l’évolution. Il écrit : « de mon retour en Angleterre, à mon mariage (1836-1839), la période la plus active de mon existence. J’ai tiré grand profit du temps que j’ai pris pour publier et je n’y ai rien perdu. » Beaucoup de débats ont lieu pour savoir ce qu’il a gagné grâce à ce retard dans sa publication.

D’abord, nous notons qu’autour de 1838, il fait un certain nombre de lectures, notamment la lecture fondamentale de Malthus. Il y trouve l’idée que les populations, si on ne les freine pas, doublent tous les 25 ans. La progression en raison géométrique le frappe beaucoup. À partir de là, il affirme avoir « une théorie à partir de laquelle travailler » (a theory by which to work). Pourquoi a-t-il retardé sa publication ? L’hostilité des milieux savants à la transmutation des espèces est une première raison. J’y reviendrai. Ensuite, Darwin est tout à fait conscient des conséquences matérialistes de sa théorie. Enfin, nous pouvons considérer qu’il est préoccupé par sa femme, qui lui écrit plusieurs lettres, dans lesquelles elle s’inquiète qu’ils soient séparés après leur mort. Elle était très religieuse et il conserve cette lettre, dont il confesse l’avoir couverte de baisers et de larmes.

Il est conscient de l’origine de l’Homme, dès la rédaction de ses carnets, en 1838/39. Il affirme que « l’origine de l’Homme est désormais prouvée. La métaphysique va prospérer. Celui qui comprendra le babouin pourra plus faire avancer la métaphysique que ne l’a fait l’Homme ». Trente ans plus tard, dans ses notes personnelles, on trouve encore ce genre de diagramme, où l’on observe tout en bas les primates, à gauche les singes de l’Ancien monde, les new old monkeys sur la droite et tout en haut les branches, où vous trouvez l’homme, le gorille, le chimpanzé, l’orang-outan, le babouin. Il est tout à fait conscient que sa théorie a des implications concernant l’origine de l’Homme. Il en est conscient dès les années 1830 et il continue à y réfléchir tout au long de sa vie.

Ce qui est très frappant, c’est qu’il ne publiera jamais ce type de diagramme. Nous avons parlé tout à l’heure de ce qu’il a publié, à savoir une série de points alignés. Il publie seulement le mécanisme, qui permet la transformation, mais il ne se résoudra jamais à publier des généalogies, qui ne lui semblent pas assez appuyées par les faits. Cet élément est très important, parce que ce que nous appelons la prudence de Darwin renvoie à cette idée qu’il faut que la théorie soit appuyée sur des informations, des faits. L’esprit mouline les faits, dans la citation que Laurence a donnée tout à l’heure. Il convient donc de ne pas se hâter de publier des théories, qui ne soient pas bien étayées. Toutefois, il est tout à fait conscient qu’un savant serait totalement perdu face à l’immensité des faits, s’il n’avait pas un cadre théorique pour l’orienter. Il faut donc un cadre théorique pour permettre à la réflexion d’avancer. On ne peut pas s’en tenir à enregistrer les faits, mais il ne faut pas se hâter.

Pour comprendre l’itinéraire de Darwin, il est également important de considérer qu’il se consacrait entièrement à sa tâche. Il affirme qu’il « est très douloureux pour lui de passer d’un sujet à l’autre ». Ainsi, pendant 4 ans, il étudie en profondeur une famille d’invertébrés marins, avant de passer à autre chose. Darwin est tout sauf un homme qui divague, qui s’amuse. C’est vraiment un spécialiste, qui réalise des études approfondies et qui est prêt à disséquer pendant 4 ans des créatures minuscules pour faire quantité de découvertes passionnantes, comme l’existence de mâles microscopiques et parasitiques cachés dans d’immenses femelles (chez les cirripèdes).

Également dans les raisons pour lesquelles il ne publie pas, outre les conséquences scandaleuses de sa théorie, celle-ci s’élabore, se transforme. Sa théorie s’affine. Ainsi, nous remarquons qu’il en change certains éléments. Au départ, il pense que toutes les variations produites dans la nature sont adaptatives. C’est-à-dire qu’elles vont dans le sens, qui est utile à l’organisme. Cependant, il se rend compte ensuite que les variations peuvent se produire dans toutes les directions. À partir du moment, où les directions de la variation ne produisent pas automatiquement l’adaptation, il convient de trouver un autre mécanisme permettant de rendre compte de ce qui produit l’adaptation. Cela va être la sélection naturelle, grâce à la lecture de Malthus, en octobre 1838.

Enfin, il est également confronté à un ensemble de difficultés, que nous rencontrons dans les carnets. Certaines sont très techniques – que je ne vais pas évoquer ici – concernant la distribution des coquilles fossiles dans les différentes strates autour du monde. D’autres sont persistantes et nous les retrouvons encore très souvent aujourd’hui : par exemple, comment tracer les étapes progressives par lesquelles un organe aussi complexe que l’œil a pu être produit ?

Darwin se pose ces questions, dès le début de ses réflexions. Ainsi, l’exemple de l’œil revient dans le chapitre VI de l’Origine des espèces concernant les difficultés que l’on peut opposer à sa théorie. Il est donc tout à fait conscient que, pour convaincre ses lectures de la pertinence de sa théorie, il doit lever un ensemble de difficultés, notamment celles qui concernent les organes complexes. Pour toutes ces raisons, il faut le coup de tonnerre de 1858, c’est-à-dire la lettre de Wallace, qui fait penser à Darwin qu’il pourrait perdre sa priorité, pour qu’il se résolve à publier sa découverte.

Mon deuxième point concerne la théorie de l’évolution. Darwin a-t-il découvert l’évolution, comme on le dit aujourd’hui ? Ici, je vais répondre non et expliquer pourquoi. En réalité, Darwin évite d’employer le mot évolution. Il n’emploiera ce mot qu’à partir de 1872, soit assez tard dans sa vie, quand il ne lui restera que 10 ans à vivre. Dans sa première édition de 1859, il évite soigneusement ce mot, à l’exception de la dernière phrase, qui est un lieu rhétorique, soit une manière de conclure le livre en beauté. De fait, il écrit : « il y a de la grandeur dans cette conception de la vie avec ses divers pouvoirs, qui ont été originellement insufflés dans quelques formes, voire dans une seule. Tandis que cette planète a fait des cycles selon les lois fixées de la gravité, une infinité de formes regorgeant de beauté et de merveilles, à partir d’un commencement si simple, ont évolué et évoluent encore. » Il y a bien le terme « évoluer », mais dans la toute dernière phrase, dans laquelle, quelques mois après la publication, en janvier 1860, il ajoutera « insufflé par le créateur ». C’est un passage où il est davantage préoccupé de plaire à ses contemporains qu’un lieu où il exprime véritablement le fond de sa pensée.

Pourquoi a-t-il évité d’employer le terme « évolution » ? Plusieurs raisons le justifient. D’abord, la question, déjà évoquée, de la confusion possible entre « ontogenèse » (développement de l’individu) et « phylogenèse » (développement des espèces). Le premier niveau auquel on parle d’« évolution » désigne en effet un déroulement, en particulier le développement de l’individu à partir de l’embryon. C’est en ce sens qu’on parlait, à la fin du XVIIIe siècle, d’« évolution ». Quand on parle d’évolution, cette idée que quelque chose de présent en miniature se développe reste présente à l’esprit de ses contemporains. Il n’y a donc pas véritablement d’invention dans une évolution, mais simplement la croissance d’éléments présents en miniature.

Le deuxième niveau auquel s’entend ce terme, auquel nous pensons aujourd’hui quand nous entendons « évolution », renvoie non à la transformation des individus, mais à celle des espèces au fil du temps. Si vous entendez la transformation des espèces, dans le sens d’un développement –un déroulement comme on a pu le penser pour l’embryon préformé —, alors le produit de l’évolution serait déjà présent au départ, sous la forme de germes dans lesquels ce qui apparaît était déjà réalisé. Du fait de cette double interprétation possible du mot « évolution », nous comprenons que Darwin n’ait pas voulu l’employer.

Si parler d’évolution implique l’idée du développement d’un élément déjà présent, ce terme ne résume pas du tout ce que pense Darwin. Nous considérons en général qu’il n’y a pas de connexion entre les deux définitions possibles de l’évolution et que Darwin pense simplement à la transformation des espèces, sans la mettre en rapport avec le développement d’un organisme préformé.

Comment décrit-il lui-même sa théorie ? Il en parle comme de « la descendance avec modification ». Il a une conception de la généalogie. Les êtres se reproduisent et, au fil de la reproduction, au fil des générations, il y a des modifications. Ainsi, les modifications s’ajoutant les unes aux autres, les espèces sont produites.

Une autre raison très forte pour éviter de parler d’« évolution » est que ce champ est déjà extrêmement encombré. À peine Darwin a-t-il publié sa théorie qu’il reçoit quantité de lettres de personnes affirmant être à l’origine de la théorie de l’évolution. Darwin doit donc s’expliquer. S’il avait prétendu inventer l’évolution, il aurait dû faire référence à Buffon, peut-être à Lamarck ou à Geoffroy Saint-Hilaire (le père Étienne ou son fils Isidore), ou à d’autres encore. Darwin ne prétendra jamais avoir inventé l’évolution en tant que telle. Il considère même cette idée quelque peu sulfureuse, car, dans l’Angleterre victorienne, beaucoup de gens adorent l’idée d’évolution, de transformation. L’idée, comme l’a montré Laurence, que tout peut se transformer en tout ; cela fait rêver, parle à l’imaginaire de cette société.

Par ailleurs, les premiers exemplaires de l’Origine des espèces vont être achetés pour des bibliothèques publiques, alors qu’il s’agit d’un livre très technique. En effet, il est rattaché à ce thème romantique d’une transformation, d’une métamorphose générale.

Darwin connaît très bien l’ensemble des débats autour de la question de la transformation des espèces, en particulier les débats, qui ont eu lieu en 1830, en France, autour de Cuvier et Lamarck. Cuvier, qui considère que les espèces n’ont pas changé, pense avoir réfuté les idées transformistes de Lamarck en faisant référence aux animaux égyptiens. On a trouvé, lors de l’expédition d’Égypte, des momies, âgées de 5 000 ans environ, d’ibis, d’autres animaux. On les compare aux animaux actuels pour en conclure que les formes n’ont pas changé en 5 000 ou 6 000 ans. De ce fait, la transformation des espèces n’existerait pas et le transformisme serait ainsi réfuté par la constance des formes animales depuis l’époque de l’ancienne Égypte.

Pourtant, Darwin, dans ses carnets, écrit : « le fait que les animaux égyptiens n’aient pas changé est bon ». En effet, s’il y avait eu un changement considérable au cours d’une période aussi courte que 6 000 ans, cela aurait été une difficulté bien plus grande à résoudre. On voit bien ici que l’échelle des temps est un élément fondamental et que Darwin ne considère pas que la transformation se réalise sur des délais très courts.

Nous pourrions également penser que, s’il voulait simplement défendre l’idée d’évolution, il aurait pu s’appuyer sur Lamarck, dont les idées étaient déjà très connues dans l’Angleterre de l’époque. Or, dès ses premiers carnets, il affirme : « ma théorie est différente de celle de Lamarck ». Dans cette très belle lettre de 1844 à son ami, le botaniste Hooker, il écrit : « enfin, des lueurs sont apparues, et je suis quasi convaincu, tout à fait au contraire de l’opinion avec laquelle j’ai commencé, que les espèces ne sont pas – c’est comme confesser un meurtre – immuables ». Remarquez comme la phrase est hachée pour arriver à cet aveu final. Aussitôt après, il ajoute : « Que le Ciel me garde des absurdités de Lamarck, d’une « tendance à la progression », « adaptations à partir des lentes volontés des animaux », etc. ! »

Nous voyons bien ici qu’il essaie de se démarquer immédiatement des idées évolutionnistes, de s’en débarrasser pour s’en distinguer. Il propose une autre théorie, rejetant notamment l’idée d’un progrès. L’histoire de la vie n’est pas l’histoire du progrès général. Or cette idée du progrès a été mise en avant par un livre, ayant rencontré un succès fulgurant dans l’Angleterre victorienne, paru en 1844 de manière anonyme, publié par un éditeur écossais, Robert Chambers : Les vestiges de la création. Beaucoup de spéculations ont lieu pour savoir qui est l’auteur de cet ouvrage. Il est tellement scandaleux qu’on pense qu’il a peut-être été écrit par une femme.

Si vous cherchez de jolies images, il faut lire cet ouvrage. Celui de Darwin est un livre technique et scientifique ne comportant qu’une seule image : les petits pointillés de son diagramme. Dans Les vestiges de la création, il y a une quantité de choses formidables, en particulier on vous y montre comment les premiers fossiles – ceux qu’on trouve dans les couches les plus profondes de la Terre – sont quelques coquillages et invertébrés, puis progressivement apparaissent des formes plus raffinées : d’abord les fameux dinosaures, des reptiles, puis des oiseaux, puis des mammifères et enfin seulement dans les couches supérieures, des humains. Les images nombreuses du livre de Chambers racontent que l’histoire de la nature est l’histoire d’un progrès, qui va des formes les plus élémentaires aux formes les plus complexes, à savoir les humains.

Le livre de Chambers a un énorme succès. Il aura de très nombreuses éditions. Il nous explique qu’il existe une loi organique. Comme dans une machine à calculer, toutes les x années, on change de mollette et une nouvelle forme apparaît. Cette théorie de l’évolution est très populaire et connaît une réfutation générale de l’ensemble de l’intelligentsia, de l’élite scientifique de l’époque, qui s’oppose vivement à ce système de la transformation des espèces, qui n’est fondé sur rien d’autre que sur des spéculations. Cela fait partie des raisons pour lesquelles Darwin retarde sa publication. Il ne veut pas être une théorie fantaisiste de plus.

Darwin connaît également les spéculations de la Naturphilosophie (la philosophie de la nature allemande du début du XIXe siècle) sur la transformation des formes vivantes. Dans ce schéma proposé ici par Richard Owen, un anatomiste réputé contemporain de Darwin, vous voyez ici les différents types de vertébrés : l’humain, un oiseau, un poisson, un reptile, un mammifère et tout en haut, ce qu’on suppose être l’archétype, c’est-à-dire une forme imaginaire, dont toutes les autres ont été dérivées. Vous voyez qu’il y a énormément de spéculations sur des transformations possibles entre les formes. Lorsqu’Owen spécule sur de possibles transformations, celles-ci ne sont pas cependant des généalogies. Les formes ne se sont pas forcément engendrées les unes les autres selon sa théorie. La théorie de l’archétype signifie seulement que toutes les formes typiques des vertébrés peuvent être rapportées à un même modèle.

Spencer également spécule sur le débat entre évolution ou création. Il affirme qu’on reproche à l’évolution de ne pas être fondée sur des faits, mais sur quoi s’appuie la création ? Les créationnistes n’ont pas un seul fait à appeler à leur secours. Spencer soutient donc pour le développement, mais qu’est-ce que ce « développement » dont il se réclame ? On en a pour lui une illustration dans la théorie des coniques en mathématiques : cette théorie montre comment, à partir de l’intersection d’un plan et d’un cône, on peut produire un cercle, une ellipse, une hyperbole, une parabole, en faisant varier l’orientation de l’intersection. Pour Spencer, cette théorie donne un bon modèle de comment fonctionne la transformation ou « développement ».

Si je faisais le point sur Darwin et l’évolution, je dirais que Darwin se met consciencieusement à l’écart du débat sur l’évolution et le progrès qui agite son époque. Son concept de transformation des espèces n’est pas celui d’un développement progressif de quelque chose, qui préexisterait. L’évolution des vivants ne s’explique pas magiquement, comme dans les machines à calculer de Chambers ou dans les coniques que Spencer évoque. Enfin, quand on parle de « la théorie de Darwin », à laquelle fait-on référence ?

Ici, la référence à Ernst Mayr peut être utile. Mayr a distingué cinq interprétations possibles de ce qu’a pu découvrir Darwin. Le premier sens désigne l’évolution en général : un sens que Darwin ne revendique pas, nous l’avons dit. Le deuxième sens désigne : l’ancêtre commun. La théorie de Darwin insiste beaucoup sur cette idée de parenté : c’est-à-dire que, pour lui, il y a une généalogie des formes vivantes, qui est importante. En outre, troisième sens de ce qu’a « découvert » Darwin : pour Darwin, le changement est graduel. Quatrième sens : Darwin produit une théorie expliquant d’une manière naturelle les transformations : la loi de sélection naturelle. Ce mécanisme est rappelé, exposé, démontré dans les quatre premiers chapitres de l’Origine des espèces, avec l’idée qu’il y a d’abord de petites variations héréditaires. Les organismes produisent plus de descendants qu’il n’est possible d’en maintenir. S’ensuit une lutte pour l’existence. Les individus favorisés sont préservés. Les autres éliminés. La sélection naturelle englobe tous ces phénomènes. Il s’agit donc d’un processus difficile à concevoir, puisqu’il est la résultante de tous ces grands faits généraux qu’il s’agit d’articuler et de résumer sous un terme : sélection naturelle.

Ce point est capital pour Darwin : Darwin est celui qui établit que c’est la sélection naturelle (donc un processus naturel) qui produit l’adaptation. C’est ma troisième et dernière réponse à : « Qu’à découvert Darwin ? » ou « De quoi Darwin est-il le nom ? » : Darwin réfute d’autres « explications » antérieures de l’adaptation : en particulier, l’idée que l’adaptation est le résultat direct d’un « design (dessein) » divin.

Dans les théories antérieures à Darwin, tout a été prévu d’avance par la providence. Le géologue Lyell précise : « nous devons supposer que, lorsque le créateur de la nature crée un animal ou une plante, toutes les circonstances possibles dans lesquelles ses descendants sont destinés à vivre sont prévues. On lui confère une organisation, qui permettra à l’espèce de se perpétuer et de survivre sous toutes les circonstances variées auxquelles elle sera invariablement exposée. » Pour les défenseurs de la providence, Dieu a tout prévu. Tout n’est pas forcément là, donné au départ, mais l’espèce peut varier un peu pour s’adapter dans le détail. Un minimum de variation est prévu, mais pas trop.

L’idée darwinienne consiste à produire l’adaptation non pas par la volonté d’une divinité qui aurait tout prévu, mais par une règle aveugle, une loi de la nature sans intervention de l’intelligence. Ça, c’est très important. Darwin conçoit véritablement l’apport de son ouvrage comme devant expliquer les belles coadaptations, le fait que la nature marche bien. Quand on observe la nature, on voit que l’oiseau se nourrit des fruits, et par là même, il dissémine les graines de cette plante. Ce n’est pas simplement que chaque espèce fonctionne bien dans son environnement, mais les espèces se rendent en apparence des services. Tout cela lui semble extraordinaire. Et c’est cela qu’Il veut expliquer ce mécanisme de sélection naturelle : non pas en affirmant que les choses sont ainsi parce qu’elles ont été créées par Dieu, mais en exposant un mécanisme permettant de rendre raison de ces réussites. Si la réussite était toujours parfaite partout, la providence serait la bonne explication.

Ici, on peut rappeler quelques oppositions qui ont été formulées par T.H. Huxley, l’ami et fidèle défenseur de Darwin pour opposer l’approche darwinienne de l’adaptation à l’ancienne explication par la providence divine, ou téléologie. Pour Darwin, chaque génération ressemble à une explosion de plombs. Certains atteignent leur cible, d’autres non, puis cela recommence. Dans l’approche classique de la providence, l’organisme existe, parce qu’il a été créé pour les conditions, dans lesquelles on le trouve, alors que pour Darwin, un organisme existe, parce qu’il est le seul capable de persister dans des conditions particulières, parmi le grand nombre d’autres organismes similaires. Dans l’approche classique, les organes sont parfaits et ne peuvent pas être améliorés, alors que pour Darwin, on peut considérer que les organes fonctionnent suffisamment bien pour permettre à l’organisme de se maintenir contre ses concurrents.

Le but de Darwin était de remplacer l’idée que l’adaptation est parfaite et donnée dès le départ, par l’idée que l’adaptation est produite par un mécanisme : toutefois, cette adaptation, produite par la sélection naturelle, n’est pas une perfection donnée une fois pour toutes. C’est toujours un élément relatif, dépendant des circonstances.

Il y a eu une révolution darwinienne. Nous l’avons vu. Quelle est-elle ? D’une part, elle se mesure par l’impact de cette théorie dans la culture victorienne, évoqué par l’exposé de Laurence. Le succès de Darwin a été tel qu’il est permis de penser qu’il répondait à une attente. Tout le monde bouillait d’impatience d’avoir des récits sur la transformation des espèces. On attendait cela. Il y avait une place pour cela dans la culture victorienne et Darwin s’est trouvé en quelque sorte servir la demande populaire pour ce genre de récits.

Il n’en demeure pas moins que l’ensemble de son travail, dans De l’origine des espèces, est une stratégie d’évitement par rapport à ces questions. Je l’ai montré ce matin sur le terme « d’évolution », que Darwin évite pour de nombreuses raisons, mais également – nous le verrons cet après-midi – sur des questions comme l’humain, l’homme-singe, etc., Darwin les évite également tant qu’il peut.

Je m’arrête ici. Merci.

Applaudissements.

Un auditeur : Cela sort peut-être quelque peu de votre exposé, mais disposons-nous de travaux sur Wallace pour essayer de comprendre sa démarche scientifique, comment il arrive à peu près aux mêmes résultats que Darwin ? Sa démarche est-elle parallèle ? A-t-il une approche différente ? On ne connaît pas bien Wallace.

Thierry Hoquet : Wallace n’a pas du tout le même profil de scientifique que Darwin. Il est plus jeune. Il vient d’une famille assez pauvre. Il gagne sa vie en collectant des spécimens. Darwin a été en contact avec lui quelques années auparavant, quand il effectuait des recherches sur les pigeons – j’y reviendrai également tout à l’heure – il lui a demandé de lui rapporter des pigeons de régions spécifiques. Plus tard, Wallace fera un voyage en Amazonie. Il collecte énormément d’espèces qu’il envoie aux naturalistes. Ils n’ont donc pas le même profil. Wallace est davantage un autodidacte, alors que Darwin est très vite, du fait de son voyage et des publications qui s’en suivent, membre de plusieurs académies. Il publie dans les meilleurs journaux, etc.

Sur les théories, nous remarquons également des différences. Darwin réfléchit sur ces questions pendant 20 ans avant de publier quelque chose. La transformation des espèces est le grand sujet de sa vie, mais ce n’est pas le grand sujet de ses publications. Si vous lisez les volumes sur les cirripèdes, vous ne trouverez rien là-dessus. Wallace en revanche n’a écrit que quelques articles, notamment un article en 1855, qui a fait un peu de bruit dans les Annales d’histoire naturelle, article que Darwin a lu. Wallace réfléchit sur des questions de systématique : comment se fait-il que les variétés s’éloignent les unes des autres ? Il n’inscrit pas sa réflexion dans un cadre général. Il lance des coups d’essai sur des questions en vue.

Ensuite, Darwin a le sentiment d’une telle proximité entre eux, parce que l’un et l’autre ont lu Malthus. Ils l’ont lu à des périodes différentes : Darwin en 1838, Wallace vers 1846. Malthus développe l’idée d’une lutte pour l’existence. Cet élément fonde un point d’articulation entre les 2 théories et donne à Darwin l’impression de risquer de perdre sa priorité. L’un et l’autre soulignent qu’il y a un phénomène lié au fait que tout le monde ne peut pas survivre d’une génération à l’autre. Les ressources sont limitées et surtout la progression démographique d’un seul couple est telle que la Terre serait bientôt submergée des descendants d’un seul couple, s’il n’y avait pas des facteurs extérieurs, comme la famine, pour réduire les populations.

Ces phénomènes sont déjà connus par différentes observations, notamment il y a une île (Juan Fernandez) sur laquelle des chèvres avaient été introduites, puis des chiens ont été introduits pour limiter la population des chèvres, etc. Or on s’est aperçu qu’on n’arrivait jamais à se débarrasser complètement des chèvres. On voit les populations naturelles croître et décroître en fonction des ressources. Il y a des tentatives d’appliquer cela aux pauvres. Doit-on aider les pauvres à survivre, car ils risquent de se multiplier ? Il y a tout un climat culturel autour des idées malthusiennes, climat très important, que tous les 2 partagent et tentent d’appliquer aux questions naturelles. Ce sont ces éléments, qui fondent un rapprochement entre les 2.

Aujourd’hui, la tendance est davantage à considérer que les théories de Darwin et de Wallace sont très différentes pour de nombreuses raisons. Darwin se concentre beaucoup sur l’individu et son succès, alors que Wallace a tendance à percevoir des races, des espèces, des variétés, c’est-à-dire des groupes, qui ont une fortune bonne ou mauvaise.

Une auditrice : Comment Wallace reçoit-il la publication de l’Origine des espèces ?

Thierry Hoquet : Très bien. Des défenseurs de Wallace considèrent qu’il était un génie et que Darwin lui aurait volé son idée, parce qu’il disposait des bons contacts à l’académie des sciences. En vérité, Wallace a toujours considéré que Darwin était le général et qu’il n’était qu’un de ses lieutenants. En 1889, Wallace publie un ouvrage intitulé Darwinisme pour donner le nom de cette théorie générale.

En effet, Darwin n’a pas seulement lancé un ballon d’essai sur la transformation des espèces. Il fournit un mécanisme, la sélection naturelle, mais ensuite, en tant que général, il fait marcher l’ensemble des bataillons d’histoire naturelle sous cet étendard. Il fait marcher ensemble les questions de la classification, de l’embryologie, de la paléontologie, des données fossiles, de la distribution géographique. Darwin montre que son système permet de relier toutes les sciences naturelles de son époque. Il met en œuvre une vraie puissance synthétique dans De l’origine des espèces.

Wallace est bien conscient qu’il n’est pas en mesure, à aucun moment, de proposer quelque chose d’équivalent en puissance théorique. Il se percevra toujours comme quelqu’un pouvant apporter des points de détail sur tel ou tel fait, notamment le mimétisme, mais il conçoit que l’articulation générale de la théorie a été proposée par Darwin.

Une auditrice : Lamarck a-t-il connu Darwin ?

Thierry Hoquet : Non. Lamarck meurt en 1829. Ses idées sont introduites et popularisées en Angleterre par le gros traité de géologie Principles of Geology de Lyell, qui paraît en 1830. Le second volume de ce traité de géologie consiste à réfuter Lamarck. Toutefois, en le réfutant, Lyell contribue à diffuser une vision populaire de Lamarck : l’idée selon laquelle le progrès vient du pouvoir de la volonté, parce que l’adaptation va toujours vers le mieux.

Une auditrice : Je reviens au premier exposé. Est-ce que le public a compris dès la publication de Darwin la différence entre ces transformations, qui déjà baignaient tout le début du XIXe siècle et ce qu’apporte de très particulier Darwin ? Je souligne ce point par rapport à tout ce qui s’est disséminé par la suite dans la littérature, les arts visuels et autres.

Thierry Hoquet : Je ne suis pas sûr que tout le monde ait tout de suite compris qu’il y avait une différence. La seule différence retenue était de souligner que la théorie de Darwin était moins drôle que les autres. La différence était plutôt en défaveur de Darwin, parce que justement il a essayé de déplacer la question en utilisant la popularité du thème pour en faire un thème de science de la nature, en dépassant la culture populaire. De nombreux signes montrent que, s’il fait signe à des lecteurs en recourant à quelques lieux communs, il s’écarte d’eux par bien des aspects.

Si la référence à Darwin va être reprise, c’est notamment parce que son nom claque comme un slogan. De plus, son grand-père, Erasmus Darwin, était un poète, qui avait spéculé sur les sciences de la nature. Le terme de darwinisme n’a pas proprement été inventé pour Darwin, mais pour ce grand-père poète. Le nom de darwinisme renvoie déjà à un auteur de spéculations. Quand Charles arrive avec sa théorie, tout le monde attend des spéculations darwiniennes. À la lecture du livre, on est étonné de tous les détails fournis sur les espèces de pigeons. On comprend que cet ouvrage s’adresse à des spécialistes.

Laurence Talairach-Vielmas : Je voudrais ajouter une précision concernant la remarque sur Lamarck. Un certain nombre de théories de l’évolution circulent, que les Victoriens connaissent. Thierry a parlé de ce qui concernait la forme. Or on ne fait pas la même science partout en Angleterre. J’ai parlé des milieux ultraconservateurs d’Oxbridge et de Cambridge, dans lesquels on enseigne une science.

Cependant, il existe des milieux comme Londres ou l’Écosse, qui s’écartent des schémas proposés par Oxbridge, où on va développer des théories plus proches de ce qui est élaboré en Allemagne, qui concernent la Naturphilosophie. On travaille sur les formes, qui vont évoluer/se transformer et qui ressemblent quelque peu à ce dont on peut se souvenir de Lamarck. Certains scientifiques vont l’adopter pour expliquer une évolution ne remettant pas Dieu en cause. C’est le cas de Richard Owen.

Des personnes comme Owen, dont nous savons qu’il s’est fortement opposé à Darwin et à Huxley, développaient leur propre vision d’une évolution théiste. La différence avec Darwin est que Darwin est davantage associé à l’inexistence d’une puissance divine, ce qui n’est pas le cas pour d’autres naturalistes comme Wallace, par exemple.

Une auditrice : Est-ce que le livre de Darwin t’est tombé des mains ?

Eric Lapie : Non, pas du tout. Je remarque qu’on fait souvent le même reproche à Darwin qu’à Jules Verne. J’ai souvent entendu dire à propos de Jules Verne : « tu sautes tous les passages de description scientifique technique ». En réalité, c’est un peu la même chose.

Thierry Hoquet : Quand j’ai voulu faire lire l’Origine des espèces aux étudiants de philosophie, ils soulignent les longueurs de tous les passages sur les pigeons. En outre, il est très frappant que le livre ne s’arrête pas au chapitre IV. Nous pourrions considérer que Darwin a terminé son travail quand il a exposé le mécanisme de la sélection naturelle. C’est fait à la fin du chapitre IV. Le livre compte 490 pages. Il reste 10 chapitres, qui développent autre chose.

Il faut comprendre ce qu’il y expose. Il ne se contente pas d’exposer que les espèces se transforment. Il propose d’abord la sélection naturelle, mais il va bien au-delà, puisqu’il rédige ensuite 10 chapitres pour expliquer l’impact que cela a sur l’ensemble des sciences de la nature. C’est en ce sens que ce livre est aride : 490 pages sans illustration, à part le petit diagramme avec des pointillés. Cet ouvrage n’est pas conçu pour atteindre le grand public.

Moi, j’adore ce livre

Laurence Talairach-Vielmas : Il raconte une histoire. Il y a un certain nombre d’images dans le livre, qui laissent penser qu’il ne s’adresse pas uniquement aux scientifiques. Il va utiliser les outils dont il dispose pour « raconter » cette « histoire » à partir de références parfois intertextuelles, d’images, d’analogies, etc.

Thierry Hoquet : Vous parlez d’images au sens d’imaginaire. Il n’y a pas d’image au sens pictural.

Auditrice : À propos du diagramme et des images chez Darwin, j’aimerais bien savoir si vous avez une explication sur cette absence d’illustration dans l’ouvrage, d’autant que nous savons qu’il n’était pas contre l’image. A-t-on travaillé sur ce diagramme, dont l’unicité lui confère un statut unique.

Guillaume Lecointre : Un spécialiste du diagramme interviendra cet après-midi.

Thierry Hoquet : Sur l’absence d’illustration en général, nous pouvons penser qu’il n’a pas inséré d’image faute de manque de temps. Nous ne pouvons pas savoir s’il en aurait ajouté. Ce livre ne présente pas non plus de notes de bas de page, donnant un aspect de résumé écrit en hâte à cet ouvrage.

Il trace des diagrammes depuis ses premiers carnets. De plus, il n’est pas le seul à réaliser des arbres généalogiques. Les linguistes en réalisent beaucoup dans les années 1850. Quand les linguistes liront De l’origine des espèces, ils s’étonneront que ce livre ne montre rien de leur travail.

À leurs yeux, le diagramme de Darwin présente un gros défaut : il n’est pas une généalogie concrète. Il présente même une grande différence à ce niveau. La grande force du diagramme est de montrer un processus généalogique : que cela se transforme, s’engendre, puis s’éteint. Il y a beaucoup d’extinctions dans ce diagramme, mais il est abstrait et Darwin s’emploie à le rendre de plus en plus abstrait. Il affirme que vous pouvez dire qu’un écart d’une ligne à l’autre représente 1 000 ans, 10 000 ans, 100 000 ans. Vous pouvez le lire différemment, penser que chacune des formes représente une variété, un genre, une espèce ou une famille. L’idée essentielle est le fait que les éléments s’engendrent au fil du temps et qu’ils divergent.

Ce diagramme symbolise vraiment un mécanisme. Le principe de sélection naturelle est doublé d’un principe de divergence. C’est-à-dire que dans l’histoire de la vie, les formes les plus différentes auront tendance à avoir plus de chance de réussir, parce qu’elles s’empiètent moins les unes sur les autres. Tous ces éléments sont portés par ce diagramme.

Sa grande force réside dans son abstraction, puisqu’il montre bien une représentation du mécanisme de sélection naturelle. Cette force et cette originalité vont être très mal perçues par ses contemporains, qui vont lui reprocher de ne pas être une généalogie concrète, précisant la place respective de l’homme et du singe. On va donc s’acharner sur les histoires ou les exemples que Darwin donne, comme l’idée qu’un ours pourrait se transformer en baleine s’il ouvrait la bouche suffisamment longtemps dans l’eau.

Tous ses contemporains s’arrêtent sur les exemples concrets et sur leur absurdité. Un ours ne peut pas se transformer en baleine, même en ouvrant grand la bouche. Darwin va donc s’employer à toujours corriger son texte, à l’expliquer. Cet exemple de l’ours et de la baleine est en quelque sorte l’équivalent de ce que Laurence a montré concernant les plumes du paon pour la sélection sexuelle. Ce sont des détails, sur lesquels les lecteurs de Darwin reviennent tout le temps de manière obsessionnelle. L’ours se transforme-t-il en baleine ? Darwin explique que ce n’était qu’un exemple pour illustrer, mais qui va pourtant susciter un certain nombre de questions. Il en va de même paradoxalement pour tous les aspects que Darwin évite dans son ouvrage. Ainsi, il évite de se prononcer sur la question de l’origine de la vie. Il évite toutes ces questions polémiques, bien qu’il les évoque. Son objectif est de présenter l’armature d’un mécanisme abstrait, produisant des différences dans la nature. C’est pour cette raison qu’il a été ressuscité au début du XXe siècle et que nous l’étudions encore aujourd’hui.

Guillaume Lecointre : Je voulais seulement terminer la matinée en faisant des ponts. Nous reviendrons le 25 mars sur la 3e partie de Thierry Hoquet. Quand Thierry a présenté l’argument téléologique et l’argument darwinien pour expliquer l’adaptation, ces arguments ne sont pas qu’une vieille histoire du XIXe siècle. Vous les retrouvez systématiquement depuis 150 ans chez les publics. Je vous invite donc à garder particulièrement en mémoire cette troisième partie, dont nous reparlerons le 25 mars, quand nous traiterons les objections créationnistes, puisque nous retrouvons les mêmes objections chez les créationnistes contemporains.

J’ai encore le temps de poser une question à Thierry. Je voudrais que tu éclaires pour le public ce que tu entendais par les conséquences matérialistes de la théorie de Darwin, quand tu as évoqué une des raisons du delay.

Thierry Hoquet : Je voulais parler des conséquences pour la définition de l’humain. C’est pour cette raison que j’ai terminé en citant la révolution darwinienne, qui aboutit à changer la conception de l’humain. Ainsi, l’humain n’est plus l’espèce dominante, maîtresse de la nature pour qui tout a été créé, mais l’humain est une espèce qui doit être insérée dans une histoire accidentée, dont elle n’est pas nécessairement le couronnement, qui aurait pu ne pas être, qui s’éteindra peut-être demain, qui pourrait de plus trouver son origine dans des formes animales.

Dans le passage que j’ai cité sur la métaphysique : « celui qui comprend le babouin fera plus pour la métaphysique que ne l’a fait Locke », il continue en disant que le chien n’aboie pas, il gémit. Cela renvoie donc bien à l’idée que nous pouvons trouver des rudiments des sentiments moraux ou religieux dans les formes animales. Il s’agit là de la dimension matérialiste scandaleuse de la théorie darwinienne. Celle-ci a des implications sur notre conception de l’humain et de ses pouvoirs moraux et mentaux supérieurs.

Applaudissements.

Darwinisme, Darwin : la question de la preuve

Avec Jean Gayon, Philosophe des sciences (Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques, IHPST), Professeur à l’Université Paris I

Je vous remercie de m’avoir invité. J’ai cherché sur le site internet de la Cité des sciences, où se situait l’événement. Je ne l’ai pas trouvé. Je suis donc remonté à un courrier de Taos, qui m’expliquait l’esprit de cette rencontre.

Vous préparez une exposition. Vous allez y intervenir. Je fais davantage office de « boîte à idées » que de conférencier universitaire. Je vais donc essayer d’aller dans ce sens. La question de la preuve m’a aidé. Je n’ai pas eu le choix, c’est comme dans une classe de terminale, j’ai un sujet, je le traite.

Dans le cahier des charges, qui m’a été envoyé, qui est le titre du programme, un élément a tout de suite attiré mon attention : le terme de darwinisme. Or, il s’agit d’une exposition sur Darwin. Je relève ici une légère tension, que je vais simplement souligner. Le darwinisme ne renvoie généralement pas à la pensée de Darwin, sauf exception. Le darwinisme est une entité historique, une tradition de pensée au-delà de Darwin. Cela renvoie aussi à un phénomène historique complexe. Je pense que je ne vous apprendrai rien là-dessus.

Si nous voulons parler du darwinisme – soit au-delà de Darwin dans son temps et après – nous avons tout de suite affaire à plusieurs couches : politique, théologique, culturelle, etc. D’autre part, il existe une tradition scientifique, qui contribue à rendre Darwin si populaire, puisqu’il s’agit d’un savant, qui a touché quasiment toutes les sphères de la société par les appropriations auxquelles il a donné lieu, les controverses politiques et religieuses. En même temps, cela en obscurcit l’image scientifique.

Concernant la tradition scientifique darwinienne, que signifie darwinisme, darwinien ? Qu’est-ce qu’une théorie darwinienne, une théorie non darwinienne ? Je voudrais souligner un élément assez extraordinaire. Nous sommes plus de 150 ans après la publication De l’origine des espèces. Les évolutionnistes continuent aujourd’hui à se situer exclusivement comme darwiniens ou anti-darwiniens. Ils continuent à lire l’Origine des espèces.

Nous avons affaire à une tradition scientifique souvent prise comme synonyme de l’évolution telle que nous la pratiquons aujourd’hui, qui est désignée en référence à un nom propre. Dans les sciences, il est fréquent que l’on ajoute le suffixe – isme à un nom propre : cartésianisme, newtonianisme, freudisme, etc. Cependant, cela reste extrêmement rare à l’époque contemporaine. Songez à la théorie de la relativité, à la mécanique quantique ou à d’autres auteurs de science contemporaine. Au-delà de quelques années, on ne désigne jamais des traditions de pensée ou des théories par des termes en – isme. Or depuis 150 ans, nous le faisons ici. Nous pouvons nous demander s’il existe une homologie entre la pensée de Darwin et cette tradition qui le dépasse considérablement.

Inversement, si je me déporte du darwinisme vers Darwin, il y a énormément de choses dans Darwin, qui n’appartiennent pas au darwinisme en tant qu’entité historique. Je voudrais souligner ici un aspect expérimental dans un certain nombre de travaux de Darwin, dont certains sont tout à fait triviaux comme le carré d’herbe, dans lequel il a observé un accroissement du nombre d’espèces, de genres, présents dans cet espace à quelques mètres de sa maison. Toutefois, il a développé des travaux expérimentaux exceptionnels au cours de ses dernières années avec son fils, notamment en ce qui concerne la faculté motrice dans les plantes. De ce fait, Darwin n’est pas simplement à l’origine de l’évolutionnisme moderne, mais il a été aussi un pionnier : ce n’est pas un précurseur, c’est un véritable initiateur dans le domaine de la physiologie végétale. Il a ainsi représenté avec son fils le premier pas vers la découverte du concept d’hormone végétale.

C’est pourquoi je signale ici cet ouvrage, que vous ne connaissez peut-être pas, publié par un très grand physiologiste belge [1], lui-même spécialiste des hormones végétales, qui porte entièrement là-dessus, dans lequel il a essayé de figurer par des dessins les expériences que faisait Darwin et les résultats qu’il obtenait. J’en ai souvent parlé avec des historiens des sciences, qui m’ont objecté que ce n’était pas important. Or Darwin n’aurait-il contribué en rien à l’évolution, il resterait l’un des plus physiologistes expérimentaux du XIXe siècle.

Au sujet de l’Origine des espèces, je vais enfoncer des portes ouvertes, mais peut-être souligner certains aspects. Il y a eu plusieurs éditions du temps de Darwin. Ce qu’on ne remarque jamais assez, c’est l’extraordinaire succès de ce livre dès sa parution, voire même avant sa parution. Les 1000 et quelques exemplaires vendus pour la 1er édition étaient déjà presque tous achetés par des libraires avant la sortie du volume. Il s’agit d’un livre scientifique, dont il est vendu 10 000 exemplaires pour les 6 premières éditions, qui a été très vite traduit dans toutes les langues européennes : 3 éditions françaises dans les 18 années suivant sa publication. Au total, cet ouvrage est traduit aujourd’hui en 29 langues. Connaissez-vous beaucoup de textes scientifiques, voire de livres, qui aient été autant traduits, hormis la Bible ou certains romans policiers ? C’est l’ouvrage scientifique le plus populaire de tous les temps.

Je crois qu’il était question de caricatures ce matin. Peu importe si je répète, mais un indice de ce succès populaire de Darwin se trouve dans les caricatures, auxquelles il a donné lieu dès après la parution de l’Origine des espèces et toujours aujourd’hui. Connaissez-vous beaucoup de scientifiques ayant donné lieu à des caricatures ? Einstein, oui, il y en a eu quelques-unes. De temps en temps, lors d’une importante découverte, qui pourrait avoir une incidence dans la vie de tous les jours, on va trouver quelque chose dans les journaux, mais là ces caricatures appartiennent à l’image de Darwin. J’en ai mis quelques-unes ici, qui montrent l’ampleur du phénomène.

Janet Browne, dans l’article qu’elle avait consacré à cela en 2001, remarque que ces figures laissent apparaître l’incidence de la théorie de l’évolution sur principalement la religion et la politique. Cependant, elle remarque aussi que, dans toutes ces caricatures, le message principal de la théorie de l’évolution, ce en quoi elle consiste, c’est-à-dire descendance avec modification et sélection naturelle, est très bien compris. Les caricatures ont marché, puisqu’elles associaient un aspect de satire culturelle et politique à une bonne compréhension de l’essentiel. Essayez de faire de même avec la théorie de la relativité, vous expliquerez la bombe atomique, mais non la théorie de la relativité.

Darwin n’a pas choisi d’appeler sa théorie « théorie de l’évolution ». Ce n’est que contraint et forcé qu’à la fin des années 1860, il a condescendu à utiliser ce mot pour désigner sa théorie dans l’Origine des espèces. Darwin nomme sa théorie « théorie de la descendance avec modification par la sélection naturelle ». Ce n’est que dans la dernière édition qu’il a ajouté, -ce n’est pas dans le titre mais à la fin de l’ouvrage, je sais à quel point Thierry Hoquet, ici présent, est sensible à cela - le mot « évolution ». Cette formule suggère – puisqu’il s’agit du nom officiel que Darwin a donné à sa théorie – qu’il y a 2 volets :
* un volet descendance avec modification, ce que nous appellerions aujourd’hui le patron général de l’évolution. C’est-à-dire un ensemble de faits rassemblés de manière à véhiculer une certaine représentation synthétique.

Donc, il y a descendance avec modification, et ce qu’on a appelé peu après Darwin le fait général de l’évolution. Qu’est-ce que veut dire ici le fait ici ? Évidemment c’est compliqué, mais grosso modo, cette notion renvoie à la modification graduelle des espèces. Il y a beaucoup d’extinctions. Quand les espèces ne s’éteignent pas, elles se scindent.

Ceci mène tout droit au fameux diagramme arborescent de l’Origine des espèces. Néanmoins, j’essaierai de vous montrer tout à l’heure que ce n’est pas principalement de cela qu’il s’agit dans la représentation. Ce diagramme est souvent assimilé à une représentation descriptive de la théorie de Darwin. C’est vrai, mais cela ne l’est pas entièrement.

* Le second volet se rapporte à la sélection naturelle : la théorie de la descendance avec modification par la sélection naturelle. Il s’agit d’une théorie explicative, qui vise à rendre compte du fait général de l’évolution, avec ses diverses catégories de faits tels que la modification, les extinctions, etc.

Il faut souligner que Darwin n’a pas organisé sa rédaction de l’Origine des espèces selon cette distinction. Un ouvrage récent du philosophe Elliott Sober, Why did Darwin write The origins back first ? - Pourquoi Darwin a-t-il écrit l’Origine des espèces à l’envers ? - J’ai interagi avec Sober sur ce livre, au sujet duquel nous avons une polémique. En effet, Sober prend pour acquis que la théorie comporte 2 volets : la descendance avec modification, qu’il préfère appeler « la descendance commune », et la théorie explicative ou sélection naturelle.

En fait Darwin n’a pas utilisé cette distinction, qui nous paraîtrait tellement commode aujourd’hui pour mettre en place la matière de son livre. Il a au contraire tout fait pour la brouiller. Néanmoins, il lui a accordé une très grande importance, comme le montre cette confidence en 1863 à Asa Gray, un botaniste et pasteur, qui vivait à Boston : Darwin lui a affirmé accorder beaucoup d’intérêt à la sélection naturelle, mais ceci lui semble absolument peu important comparé à la création ou modification [2].

Darwin était conscient que, ce qui a d’emblée emporté la conviction, sont ses arguments relatifs à la descendance commune, la généalogie commune et la modification. Quant à la sélection naturelle, il savait qu’il n’avait pas beaucoup convaincu.

Il est par ailleurs très difficile, après 1900, de trouver des scientifiques, y compris parmi ceux de faible qualité, qui auraient contesté l’idée de modification des espèces. Vous me direz : et les créationnistes ? À ma connaissance, ils n’ont pas donné de bonne science, je n’en parlerai pas davantage.

Je voudrais aborder la structure argumentative de la théorie de la sélection naturelle, c’est-à-dire quel est le genre de preuve, qui vient en appui, ce qui justifie mon titre. Darwin s’en est clairement exprimé, non pas dans l’Origine des espèces, où il le fait de manière quelque peu voilée, mais dans un livre paru quelques années après, La variation des plantes et des animaux sous l’action de la domestication (1868). J’ai toujours accordé une très grande importance à ce texte, parce que, 9 ans après, Darwin se voyant critiqué à la fois par les scientifiques et la toute jeune discipline de la philosophie des sciences répond dans cet ouvrage.

Il affirme que, dans toutes les sciences, il est licite d’inventer des hypothèses [3]. La sélection naturelle est une hypothèse inventée. C’est un mot très fort, qui renvoie à des débats de philosophie des sciences de l’époque. Si celle-ci explique de grandes classes de faits indépendantes, alors on l’élève au rang de théorie bien établie. Très méthodiquement, il développe les 2 aspects : qu’est-ce que la sélection naturelle comme hypothèse inventée ? Qu’est-ce que la sélection naturelle comme nom d’une théorie bien établie ?

La simple hypothèse n’est pas un objet de fantaisie. Il s’agit d’un élément, dont l’existence est suggérée par des faits relatifs à la variation, à l’hérédité, à l’analogie avec l’amélioration des plantes et des animaux, etc. De même, le pendule du temps de Newton ne battait pas tout à fait de la même manière à Cayenne qu’à Londres comme le suggérait l’hypothèse d’attraction universelle. Cela ne la prouve pas, mais cela la suggère, par un procédé abductif, quelque chose qui rendrait compte d’un fait, d’une anomalie. C’est le premier étage de la justification. Darwin ne disposait en effet d’aucun cas de sélection naturelle à montrer et à prouver. Aujourd’hui même, 150 ans après avec les moyens de notre science, il est extrêmement difficile de démontrer de manière exhaustive un fait de sélection naturelle. Nous avons pratiquement toujours un accès indirect. Il manque presque toujours –pas toujours- certaines des prémices qui conduiraient à l’établir, comme lorsque nous voudrions prouver que la Terre tourne autour du Soleil, cela ne se voit pas, il faut beaucoup d’arguments indirects pour le démontrer.

Le premier étage comprend donc un ensemble de faits assez généraux dans la nature sur la variation, l’hérédité, etc., qui suggèrent l’hypothèse selon laquelle il existe dans la nature un processus largement répandu que Darwin appelle la sélection naturelle. Il y a ensuite un 2e étage de justification. En effet, si la sélection naturelle existait et si elle était largement répandue dans la nature, peut-être n’aurait-elle pas grand intérêt du point de vue d’une science explicative. Pour Darwin, ce qui prouve de manière beaucoup plus intéressante la sélection naturelle, sont les conséquences, que l’on peut tirer de l’hypothèse, c’est-à-dire ce qu’elle contribue à expliquer cas par cas et plus généralement ce qu’elle contribue à unifier par le biais d’une hypothèse commune. C’est ce qu’il dit dans la seconde partie de la citation.

Cette hypothèse peut être testée en examinant s’il existe plusieurs grandes classes de faits indépendants tels que la sélection géologique des êtres organiques, leur distribution dans les temps passés et présents, leurs affinités mutuelles et leurs homologies. Cela renvoie aux chapitres 7 à 13 de l’Origine des espèces. Je résume cette stratégie argumentaire de Darwin dans De l’Origine des espèces par ce schéma.

Au centre, il y a la sélection naturelle, au-dessus, les classes de faits, qui constituent autant de prémices menant à l’hypothèse. Vous mélangez tout cela. Vous secouez dans un raisonnement mi-déductif, mi-probabiliste pour arriver à la sélection naturelle. L’argument analogique de la sélection artificielle s’y accommodait.

S’il n’y avait eu que la partie du haut, l’Origine des espèces se serait arrêtée au 4e ou au 5e chapitre. En bas figurent les classes de faits que Darwin explique au moyen de la sélection naturelle. Ce ne sont pas toujours des explications directes. Elles sont parfois quelque peu complexes, mais ces classes de faits correspondent à ce qu’il examine séquentiellement dans l’Origine des espèces, dans la seconde moitié de l’ouvrage.

Du point de vue de la stratégie de preuve, vous voyez que nous n’avons pas à faire à une démarche purement expérimentale ni purement spéculative. Ce n’est pas non plus de l’histoire naturelle au sens de décrire et de classer. Il s’agit d’une démarche sur laquelle Darwin nous a d’ailleurs éclairés. Son modèle était Newton, tel qu’il était compris dans les premiers philosophes des sciences du premier XIXe siècle. Une stratégie dans laquelle une bonne hypothèse est suggérée par les faits puis ensuite elle permet d’expliquer les classes de faits indépendants.

L’analogie avec Newton est d’ailleurs beaucoup plus forte que cela. Darwin avait lu très attentivement William Whewell et l’astronome Herschel. Nous pouvons considérer que littéralement, il s’est efforcé de faire coller son hypothèse avec un certain nombre de présupposés. Ainsi, non seulement une bonne hypothèse est une hypothèse qui explique des classes de faits indépendants, mais c’est une hypothèse, qui se laisse exprimer de manière mathématique, ce que ne savait pas faire Darwin, mais quand vous considérez des collectifs – on ne parlait pas beaucoup de populations à l’époque – et l’hérédité, ces éléments se prêtent à une approche quantitative.

Il suivait également l’idée très chère à Newton, à savoir qu’une bonne hypothèse scientifique est renforcée par des analogies très fortes. Chez Newton par exemple, le théorème des forces centrales est un argument très fort pour faire valoir que la Lune, dans son mouvement autour de la Terre, obéit à une force d’attraction, qui a les mêmes effets qu’une pierre tournant autour d’une fronde. Elle est simplement attachée, mais fonctionne selon la même loi, bien que la force d’attache ne soit pas la même. Dans un cas, il s’agit d’un fil, dans l’autre de la gravitation universelle.
Je passe à ma dernière question, dans laquelle je vais peut-être davantage m’engager personnellement, comme je l’ai fait ces dernières années. Comme je l’ai dit au début de mon exposé, le diagramme darwinien est une représentation du patron général de l’évolution. C’est une théorie, selon laquelle toutes les espèces se modifient graduellement. Elles ont, du moins dans les grands groupes, une généalogie commune. Cette vision n’est pas totalement fausse. Il est vrai que l’on peut y voir une sorte de patron général de l’évolution à l’échelle de grands groupes, voire à l’échelle du monde entier. Toutefois, ce n’est pas là ce que Darwin avait en tête.

L’interprétation courante, que je viens de rappeler, est que le diagramme constitue une représentation stylisée de l’allure générale de l’évolution, avant de commencer à y voir une grande théorie explicative. Le problème est que Darwin, qui consacre un nombre énorme de pages à commenter ligne à ligne son diagramme dans au moins 3 passages de l’Origine des espèces, ne le justifie pas ainsi, du moins pas dans le chapitre 4 (sur environ une douzaine de pages). Non seulement la plupart de ses commentaires, mais de l’ensemble de ses commentaires – c’est flagrant à la lecture de ce texte – sur le diagramme portent sur des processus de l’évolution. La phrase introduisant son diagramme est ainsi un avertissement pour l’interprétation [4] : « Voyons comment le principe du grand avantage dérivé de la divergence des caractères, combiné avec les principes de sélection et d’extinction, tendra à agir. Le diagramme, qui suit, nous aidera à comprendre cette question plutôt compliquée. »

Il ne parle pas ici seulement de la descendance avec modification. Celle-ci est en quelque sorte acquise. Le diagramme représente donc un ensemble d’hypothèses explicatives, des hypothèses relatives aux processus. Mon interprétation d’ensemble est donc que le diagramme est une figure théorique, montrant à quoi les patrons généalogiques devraient ressembler si l’hypothèse de sélection naturelle et diverses hypothèses auxiliaires, qui sont en réalité fortement structurées par la sélection naturelle, étaient vraies. Autrement dit, si ma vision explicative de l’évolution est vraie, nous suggère Darwin, alors l’évolution doit avoir cette allure. C’est tout à fait le contraire d’une démarche partant d’un fait à expliquer ensuite. C’est pour cette raison que Darwin a nommé cela un diagramme. Hormis dans des usages frelatés du mot, un diagramme est toujours théorique.

Je vous fais grâce de la lecture du détail. J’ai dénombré environ 17 commentaires, qui se recoupent pour aboutir à environ six. Le première commentaire : Les descendants d’une espèce » prospéreront d’autant mieux que des variétés dotées de caractères différents auront conquis des places nouvelles dans la nature [5]. J’ai déjà un petit peu simplifié. Là, j’ai figuré tout un ensemble d’aspects particuliers du diagramme qui montrent qu’à tous les niveaux, les groupes qui vont prospérer sont ceux qui seront capables de conquérir, par de petites variations ou par de grands mouvements d’ensemble, plus de places libres dans l’économie de la nature. Vous remarquerez ici que certains groupes restent sans modifications. Prenons l’exemple de plantes. Celles de gauche s’adaptent davantage à la sécheresse. Celles de droite s’adaptent davantage à l’humidité. Cela signifie que, descendant de A, des espèces se sont ramifiées en variétés, sous-variétés pour conquérir de plus en plus de place dans la nature. Bien entendu, vous avez une généalogie, mais le schéma représente cette idée. Deux groupes vont ainsi quasiment saturer l’espace écologique.

La deuxième idée expose que les variations les plus divergentes tendront à être préservées. Ce n’est pas tout à fait la même idée que la précédente [6]. Je ne m’attarde pas dessus.

Il y a un troisième principe théorique, que Patrick Tort a interprété à des échelles supérieures aux groupes. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec lui, mais ce n’est pas une présentation absolument aberrante. Je reviens sur le principe : Les descendants des branches améliorées tendent à prendre la place et à détruire les branches plus précoces et moins améliorées. Autrement dit, il n’y a pas seulement sélection dans les lignées, mais compétition entre « variétés bien marquées » ou « races ». Ceci est représenté par le fait que certains des rameaux des parties inférieures du diagramme n’atteignent pas les étages supérieurs. Donc compétition non seulement entre variétés, mais aussi entre groupes plus larges [7].

Darwin étend, vers la fin de son texte, ce principe à tous les niveaux taxinomiques. Il revient sur ce point au chapitre 13.

Vous voyez ici des noms d’espèces. Remplacez-les par des noms de genres et imaginez-vous que nous pourrions appliquer les mêmes règles à des niveaux taxinomiques supérieurs. Il va jusqu’à affirmer qu’il serait possible de les remplacer également par des noms de famille. Son diagramme illustre donc un ensemble de processus, qui de manière translationnelle opère à des niveaux taxinomiques variés. Cette hypothèse est extrêmement ambitieuse. À la fin de cette explicitation, il nous dit que seul un petit nombre de groupes vont prospérer et atteindre le niveau chronologique supérieur du diagramme. Effectivement, sur les 13 ou 14 représentants de l’espèce, seuls 3 restent au bout du processus [8].

Il y a enfin un commentaire sur le diagramme – mais qui se trouve seulement au chapitre 13, consacré à la classification, à l’anatomie – qui n’est pas un principe de construction du diagramme, mais une conséquence majeure. Il s’agit de la non-coïncidence entre l’histoire adaptative et l’histoire généalogique. Cette affirmation est aussi assez ambitieuse, puisqu’elle revient à nous expliquer que ce diagramme représente une généalogie. Les nœuds représentent des hypothèses de fonctionnement. Cependant, le résultat final est que les processus étant ce que j’avance, dans de très nombreux cas, l’histoire adaptative est un très mauvais indice de l’histoire généalogique réelle.

Cela mériterait d’être tempéré. On a reproché à Darwin d’être allé trop loin. Toutefois, cela revient à dire que si vous voulez reconstituer la généalogie réelle des êtres vivants, commencez par chercher les caractères, qui ont le moins de signification adaptative que possible, surtout aujourd’hui. Prenez des choses comme par exemple des caractères vestigiaux. Ce qui va avoir le moins de signification adaptative possible. C’est principe méthodologique puissant, qui peut être trompeur.

Dans la figuration que j’en ai donnée, regardez l’espèce F, qui est supposée pour un caractère donné ne pas changer tout au long du cycle. À la fin du processus, cette espèce F va se retrouver auprès des 8 descendants de A. Darwin nous suggère que l’espèce F pourrait couper les généalogies des autres. Le descendant de F et les 8 à sa gauche sont le même genre ou la même famille avec 3 genres. Darwin affirme qu’il ne s’agit pas du tout de cela. Si vous voulez comprendre les choses, il faut d’abord mettre de côté les adaptations au maximum.

Je crois vous avoir montré que les commentaires de Darwin sur son diagramme sont chargés d’hypothèses sur les processus évolutionnaires. Cela ne veut pas dire qu’il ne représente pas également une classification ou une généalogie de manière idéalisée. On représente d’abord un ensemble d’hypothèses, qui, une fois comprises, nous rendrons mieux à même d’établir une bonne classification généalogique. C’est exactement le contraire d’une interprétation trop fréquente, suscitée par une lecture trop rapide de Darwin, consistant à affirmer que l’arbre expose des faits, qui seront ensuite expliqués. Non, c’est le contraire.

Une dernière chose : le diagramme darwinien est bien un diagramme, c’est-à-dire une représentation visuelle. Certaines figures sont des représentations picturales comme un dessin. Des figures sont des schémas représentant de manière spatiale des relations spatiales comme une carte météorologique. Des diagrammes peuvent être des représentations spatiales représentant des éléments qui ne sont pas spatiaux. Le diagramme darwinien représente toutes sortes de choses, qui ne sont pas d’abord arrangées dans l’espace. Darwin a très soigneusement choisi son mot. Diagramme est plus précis que confus dans le langage scientifique.

Je crois qu’il s’agit de la présentation la plus ramassée et la plus complète que Darwin a donnée de sa théorie dans ces 2 volets. Elle reflète une stratégie de la preuve, qui relève d’une conception hypothético-déductive de la science. On tire des conséquences d’hypothèses, qui sont elles-mêmes corroborées par les conséquences. Je pense qu’il vaut mieux parler dans le langage de l’époque de ce que le philosophe des sciences et minéralogiste William Whewell avait appelé la consilience des inductions. De multiples inductions convergent vers une certaine représentation théorique.

Je vous remercie pour votre attention.

Applaudissements

Guillaume Lecointre : Pourrais-tu revenir plus en détail sur la dernière phrase ?

Jean Gayon : Ce sont des mots, qui ont changé au cours de l’histoire, mais qui sont aujourd’hui relativement bien stabilisés. Ce sont aussi des chapitres monstrueux de philosophie des sciences pour entrer dans le détail. Cependant, l’idée de base de ces raisonnements est assez simple : induction et déduction.

Une déduction consiste à poser des prémices. La conclusion qu’on en tire est nécessairement impliquée par les prémices. Du point de vue du logiciel, elle est contenue dedans. Si je dis : « tous les Athéniens sont des Hommes. Tous les hommes sont mortels. », vous en tirez une conclusion contenue dans les prémices. Vous n’avez rien à ajouter. C’est la logique fondamentale de la science de la déduction.

Une induction est un mode de raisonnement, qui consiste à généraliser à partir d’un ensemble de cas particuliers. Évidemment, c’est un mode de raisonnement, qui n’a pas de nécessité. Quand on fait une induction, on ne peut jamais affirmer que la conclusion est nécessaire, sauf si l’on considérait un ensemble d’objets finis et que l’on sache que tous les objets de cet ensemble possèdent une qualité. Dans les sciences empiriques, nous ne disposons jamais de tous les cas.

Prenons l’exemple de la dinde de Bertrand Russell. On la nourrit. Elle est contente, parce que ses maîtres s’occupent bien d’elle. Tout d’un coup, on lui coupe le cou. Elle ne comprend pas ce qu’il lui est arrivé, parce qu’elle a fait une mauvaise induction. Elle n’a en effet pas épuisé tous les cas. C’est cela l’induction.

L’abduction est un concept quelque peu tordu, qui reflète quelque chose d’extrêmement important dans la génération des hypothèses dans les sciences. Elle consiste à considérer qu’à partir d’un certain nombre de faits, on imagine des prémices, qui pourraient le rendre explicable. La méthode scientifique consiste le plus souvent à procéder ainsi. C’est un processus cognitivement extrêmement important, car il rend compte de faits, notamment d’anomalies. Certains essaient de le formaliser, mais il ne constituera jamais un raisonnement fort, au sens des logiciens, même s’il reste un processus cognitif extrêmement important dans les sciences.

Thierry Hoquet : Merci pour ces éclaircissements sur le diagramme. Nous voyons bien qu’une seule image contient énormément de profondeur, de sens, de multiplicité d’interprétation. Ce diagramme recèle énormément de mystères, ce n’est pas seulement un arbre généalogique.

Je voulais réagir sur les propos avec lesquels tu as terminé. Tu as insisté sur le caractère hypothétique et sur le fait qu’il s’agissait d’un diagramme théorique.

Or, il me semble que, dans la société contemporaine, les mots comme « hypothèse » ou « théorie » sont très mal perçus. Nous avons l’impression que s’il s’agit d’une théorie, c’est qu’on parle de quelque chose qui n’est pas vraie. J’aimerais que tu nous apportes ton regard d’épistémologue sur ces questions.

Jean Gayon : Il y a un aspect factuel et un aspect épistémologique. L’aspect factuel précise qu’il n’est pas nouveau qu’on oppose à la théorie de l’évolution, et particulièrement à la théorie darwinienne, de n’être qu’une théorie. Cela dure depuis 150 ans. Il est vrai que, dans le langage populaire, qui a longtemps été aussi celui du Vatican, sur ce sujet, affirmer que ce n’est qu’une théorie renvoie au fait qu’il ne s’agit en réalité que d’une spéculation. Néanmoins, Darwin nous parle d’une théorie bien établie et non d’une simple théorie. Ce procédé est encore plus flagrant si nous utilisons le terme d’hypothèse.

Les termes d’hypothèse et de théorie ne sont pas très vendeurs de nos jours. Il est vrai que nous vivons dans une époque, où ces notions sont dévaluées, comparativement à celles de modèles. Il n’y a plus que des modèles, tout le monde a ce terme à la bouche, même si peu peuvent le définir. Grosso modo, c’est pragmatique. On ne lui demande pas d’être vrai. Il peut être vrai, faux, partiellement vrai, mais c’est un moyen d’études, un moyen puissant d’études.

Évidemment, dans l’histoire des sciences en pratique, hypothèses, théories, modèles se mélangent. Néanmoins, du point de vue du sens primaire des mots, on ne demande jamais à un modèle d’être vrai – On va le vérifier. S’il est vrai, tant mieux – tandis qu’une théorie renvoie à une exigence fondamentale l’exposant à être vraie ou fausse. On attend d’une théorie qu’elle soit vraie, c’est-à-dire qu’elle représente adéquatement les faits, voire même quelquefois au-delà, qu’elle représente effectivement la nature du réel. Là, cela devient un sujet philosophique. Quoi qu’il en soit, elle représente les faits. À ce moment-là, elle est exposée à être vraie ou fausse.

Comme beaucoup de scientifiques, je suis quelquefois exaspéré par une forme de science, qui ne veut plus connaître que les modèles, parce qu’ils représentent ce dont nous avons besoin dans la pratique pour valoriser d’un point de vue technologique. Pour produire une bonne technologie – évidemment, cela vaut mieux si nous travaillons avec des hypothèses justes, mais elles ne sont pas du tout nécessaires –, il n’est pas nécessaire d’avoir recours à des modèles exacts.

Guillaume Lecointre : Aujourd’hui, avec ce qu’on appelle le data mining, tu as de la science d’exploration des données sans théorie. On attend qu’un modèle puisse sortir d’une exploration agnostique des données. Un article a été publié sur ce point, The end of theories. Comment est-il possible de faire de la science sans théorie ? On y vient.

Auditrice : Je n’ai pas très bien compris ce que tu viens d’évoquer. On attendrait des données qu’elles travaillent seules pour donner un résultat ?

Guillaume Lecointre : En explorant les données de manière adéquate, des régularités peuvent en sortir. Celles-ci fournissent des schémas explicatifs. Je n’y crois pas plus que Jean. La personne qui étudie des données a forcément une théorie à l’esprit.

Auditrice : Dans votre exposé, je n’ai pas très bien compris le 6ème point des commentaires de Darwin sur l’histoire adaptative et généalogique, qui ne coïncide pas. Cet élément est resté trop abstrait à mes yeux.

Guillaume Lecointre : Ce qui vous manque pour comprendre est peut-être le fait que l’axe horizontal montre des possibilités écologiques ? En effet, la violette et la rouge étaient proches écologiquement. Cependant, en examinant le bas du schéma, elles sont à des origines différentes.

Jean Gayon : Même du temps de Darwin, cela n’avait pas de sens. Les exemples simples sont parfois utiles. On Suppose qu’on ne sait pas grand-chose sur les êtres aquatiques au XIXe siècle. On examine ce que l’on a aujourd’hui, on va voir : la baleine, le marsouin, le requin, etc. D’un point de vue adaptatif, le dauphin et le requin ne sont pas orientés de la même manière mais grosso modo cela fonctionne de la même manière donc on va faire un même ensemble. Autrement dit, on prend une convergence adaptative, une adaptation, par le profilage du corps, et on les classer dans le même genre, la même famille, la même catégorie taxinomique.

Darwin souligne que les adaptations sont un très mauvais critère. Moi, je suis toujours surpris chez Darwin des conclusions extraordinaires qu’il tire de sa réflexion. D’autant qu’l vous attend là, alors que vous croyez que c’est fini. Il y a toujours des rebondissements. On a un ouvrage entier qui nous parle que des adaptations : l’Origine des espèces. Dans ce livre, Darwin explique comment ces adaptations sont produites. Il y a 492 pages et à la page 450 environ, il nous dit : « attention, ce que je vous dis a une incidence sur la systématique, ne vous appuyez pas sur les caractères adaptatifs pour faire une bonne classification généalogique. En même temps, je vous explique que la seule classification possible, la seule naturelle est une classification généalogique ».

Auditeur : Question inaudible

Jean Gayon : Si vous êtes paléontologue, vous pouvez conclure que deux espèces se ressemblent, donc il faut les associer. Erreur dramatique d’un point de vue généalogique.

Je voudrais ajouter que son diagramme peut représenter un arbre généalogique, mais il y a quelque chose de tout à fait remarquable dans l’écriture du chapitre 4 l’Origine des espèces. Darwin commence son diagramme. Il arrive à la fin du chapitre. Seulement après – il ne parle plus du diagramme – il a un développement fascinant sur la notion d’arbre. Dans sa conclusion, il aboutit à ce qu’il appelle la conjecture de l’arbre de la vie. Il y a ici un effet littéraire assez curieux, qui a amené les lecteurs à en conclure que son diagramme représentait un arbre. Or ce n’était pas l’intention du diagramme. Néanmoins, la leçon à en tirer est qu’une fois que vous adoptez mes méthodes, vous pouvez reconstituer l’arbre.

Auditeur : Si une horizontale représente des environnements écologiques comparables, est-ce que cela signifie que, si je fais des strates, je trouverai forcément des changements d’environnement ? Comment votre schéma se lit-il verticalement ?

Jean Gayon : Au départ, vous avez un certain nombre d’espèces apparentées du point de vue du taxinomiste. Nous ne sommes pas encore évolutionnistes, mais il y a des espèces qu’on classe parmi 3 genres et une famille. Ici, la théorie expose des intervalles de temps, que nous allons mesurer de préférence en générations. L’unité de temps est donc biologique (1 000 ou 10 000).

Ce diagramme peut se lire de diverses manières. Une fois que vous avez ces éléments à l’esprit, si vous êtes géologue, vous pouvez considérer qu’il représente les strates géologiques. Ainsi, la première personne à avoir représenté ce qu’on a appelé par la suite un arbre biogénétique avec des noms d’espèces est le paléontologue français Albert Gaudry, qui a interprété cela comme étant des strates géologiques, pour lesquelles nous avons des fossiles.

Le diagramme se lit donc ainsi : le temps verticalement et horizontalement un caractère, qui va varier en plus ou moins. Il est donc représenté un espace de variation morphologique ou comportementale, instinctive. Vient se superposer, puisqu’il s’agit d’un diagramme théorique, l’idée qu’il est possible de lui superposer un certain nombre de références. Ainsi, cela pourrait traiter du géographique : les espèces vont se répandre dans le temps.

Darwin a expliqué, dans des textes où il présentait la première forme de son diagramme, beaucoup plus complexe. Il renvoie à la notion d’écologie sans la nommer. En effet, Darwin était d’abord un géologue et botaniste. Il considère des espèces de plantes apparentées et dans une même région qui, au cours du temps, vont se répandre et ainsi coloniser des espaces de plus en plus secs ou de plus en plus humides. Dans le manuscrit préparant De l’origine des espèces, Darwin précise que ce qui est représenté ici est un caractère, qui va varier, mais plus on va à gauche du diagramme, plus ce caractère sera adapté à des régions humides. Vous pouvez appliquer cet exercice sur n’importe quel caractère.

C’est pour cette raison que Darwin a besoin d’une trentaine de pages pour l’expliquer dans De l’origine des espèces. Il l’a énormément simplifiée, car il s’agit bien d’un diagramme théorique, ne présentant pas simplement l’idée de généalogie avec descendance commune. C’est très compliqué, mais il reste un diagramme théorique, qu’on peut lire comme le déploiement dans le temps de la diversité biologique dans des espaces différents : des espaces de variations morphologiques et des espaces géographiques.

Darwinisme, Darwin : la question de la preuve

Avec Sarah Samadi, professeur au Muséum d’Histoire naturelle.

J’ai eu le même « cahier des charges » que Monsieur GAYON. Il y aura des points communs dans nos interventions. Mais mon point de vue n’est pas celui d’un philosophe des sciences, mais d’une biologiste de l’évolution, qui travaille tout de même régulièrement avec les philosophes des sciences. Le point important que je voulais souligner est qu’à mes yeux, l’ouvrage de Darwin est très clair dans son titre. Il traite de l’origine des espèces : cet ouvrage propose un modèle explicatif à l’existence des espèces.

Qu’est-ce que sont les espèces ? Une espèce est une collection d’organismes vivants. Une espèce c’est une « part » quand on fait une partition des organismes. Dans une partition, chaque objet est classé dans une seule boîte. Dans la partition des organismes, un même organisme ne peut pas être dans 2 boîtes différentes.

Qu’est-ce qu’une partition ? Voici un exemple. Dans la collection d’organismes que je vous présente ici, j’ai mis une partie des organismes dans une boîte à laquelle j’ai associé le mot chat. Puis j’ai associé le mot chien à une autre boîte dans laquelle j’ai rangé les autres organismes. Quand nous parlons des espèces, nous insistons sur cette discontinuité. Chaque organisme ne peut être classé que dans une seule boîte.

Avant Darwin, la question de la description des espèces (et donc de la définition de ces « boîtes ») se posait déjà. J’ai sélectionné quelques citations pour souligner quelques points, qui me paraissent importants. Classiquement, dans la science occidentale, nous considérons que la systématique et la description des espèces commencent avec Linné (1707 - 1778).

Linné définit l’espèce comme un : « ensemble d’individus qui engendrent, par la reproduction, d’autres individus semblables à eux- mêmes… », et un peu plus loin il ajoute : « … nous comptons aujourd’hui autant d’espèces qu’il en fut créé à l’origine ». Ceci est important à souligner. Dans Linné, les causes de l’origine des discontinuités et donc de l’existence des espèces ne sont pas expliquées. Sa démarche consiste principalement à définir les « boîtes » en s’appuyant sur des éléments de ressemblances et la capacité à se reproduire. Globalement, il y aurait des couples originels et une espèce serait tous les descendants de ce couple avec des organismes qui sont connectés généalogiquement et qui globalement se ressemblent.

J’ai mis d’autres exemples, qui participent de cette même idée. On est toujours dans le même paradigme, « les espèces existent parce que c’est comme ça » :
* Buffon (1707-1788) : « Le barbet et le lévrier ne font qu’une espèce puisqu’ils produisent ensemble des individus qui peuvent eux-mêmes en produire d’autres, au lieu que le cheval et l’âne sont certainement de différentes espèces puisqu’ils ne produisent entre eux que des individus viciés et inféconds. »
* Cuvier (1769-1832) : « L’espèce est la réunion des individus descendus l’un de l’autre et de parents communs, et de ceux qui leur ressemblent autant qu’ils se ressemblent entre eux. »
* Candolle (1778-1841) : « L’espèce est la collection de tous les individus qui se ressemblent plus entre eux qu’ils ne ressemblent à d’autres ; qui peuvent, par une fécondation réciproque, produire des individus, fertiles et qui se reproduisent par la génération, de telle sorte qu’on peut, par analogie, les supposer tous sortis originairement d’un seul individu. »

Dans ce monde pré-darwinien, la question de l’origine des espèces ne relève pas du domaine de la science. Elle renvoie à une création. Dans ce cas, le fait même de l’existence de cette catégorie est originel. Dans ce paradigme, les espèces sont définies par la généalogique, et sont reconnues dans la pratique grâce à des critères comme la ressemblance ou l’interfécondité.

Cette vision est perturbée par Darwin, qui va s’intéresser à la variabilité présente au sein des espèces et au changement continu au cours du temps. Cette continuité temporelle est inférée par l’observation des données fossiles, mais aussi indirectement par l’anatomie comparée. Ces données conduisent à l’hypothèse d’un apparentement généalogique entre les espèces et plus seulement entre les individus au sein d’une même espèce. L’objet de la théorie de Darwin est de fournir des explications à l’existence de ces ensembles disjoints appelés espèces. Darwin construit une théorie explicative permettant de comprendre les processus à l’origine des discontinuités observées.

De ce fait, pour rejoindre ce que vient de dire Jean Gayon, l’objet de la théorie de Darwin dans ce contexte vise à fournir des explications à l’existence de ces ensembles disjoints appelés espèces. Darwin construit ainsi une théorie explicative, apportant des éléments qui permettent de comprendre les processus à l’origine des discontinuités observées.

Nous pouvons distinguer la description de l’explication. La description c’est délimiter les espèces actuelles, les espèces fossiles, les agencer dans le temps. On appelle cela communément « dérouler le film de l’évolution ». L’explication c’est comprendre les causes de cette description des faits, c’est-à-dire proposer des modèles expliquant l’apparition et l’agencement temporelle de la diversité biologique.

J’illustrerai ici ce que l’on entend généralement par explication scientifique par un exemple. Il s’agit d’un exemple assez classique : Pasteur et la réfutation de la génération spontanée. L’objectif de Pasteur est d’expliquer un ensemble de phénomènes. Dans cet exemple, les phénomènes que nous cherchons à expliquer sont par exemple l’apparition d’asticots sur un morceau de viande ou l’apparition d’une colonie de champignons dans une tasse de thé. Le modèle accepté avant les expériences de Pasteur est que ces phénomènes résultent de la génération spontanée. C’est-à-dire qu’à partir de matière inerte une forme de vie organisée et des formes vivantes complexes apparaissent.

La démarche scientifique de Pasteur est de proposer un système expérimental, qui apporte la réfutation du modèle accepté. Les expérimentations montrent que si nous n’introduisons pas de germes, c’est à dire des particules vivantes telles que des graines ou des spores, nous n’observerons pas de génération spontanée. L’expérimentation réfute le modèle accepté et permet d’accepter un nouveau modèle. Ensuite, une nouvelle phase s’engage : on accumule des données permettant de conforter le modèle… ou de le réfuter.

La sélection naturelle est un modèle explicatif répondant à cette même structure. Les catégories de faits, que nous cherchons à expliquer sont la diversité actuelle et fossile, la structuration de cette diversité à la fois dans le temps et dans l’espace. Le modèle existant avant Darwin repose sur le postulat que chaque espèce résulte d’un événement unique de génération : une création spéciale, peu importe le mécanisme. Il n’y a pas d’autre cause qu’un phénomène de génération spontanée ou de création.

Le raisonnement de Darwin présente la particularité d’utiliser comme données expérimentales des données de la sélection artificielle. La sélection artificielle est une forme d’expérimentation, peu contrôlée. Si je reprends l’exemple des chiens, les différentes variétés de chiens sont issues de la sélection contrôlée. C’est ce qu’on appelle la sélection artificielle. Les croisements contrôlés signifient qu’à partir d’un socle de variations existantes au sein des populations d’organismes ressemblant plutôt à un loup, nous pouvons déterminer, en fonction du caractère visé par la sélection artificielle quels vont être les individus reproducteurs de la génération d’après et ainsi, au bout de quelques générations, obtenir de nouvelles formes correspondant à différentes adaptations : un chien carpette devant la cheminée ou un chien de berger qui va garder les moutons. Il y a une variabilité au sein des populations. En déterminant en fonction de cette variabilité quels sont les reproducteurs, on peut induire une différenciation en quelques générations.

L’autre aspect important de ce raisonnement, souligné par Darwin, est que, dans le cas de la sélection artificielle, si on enlève la volonté de l’éleveur, qui détermine quels seront les reproducteurs, il n’y aurait pas de différenciation. Pour que la différenciation perdure, il faut qu’un isolement reproducteur s’établisse entre les formes qui divergent. Cet isolement reproducteur est nécessaire pour permettre la pérennité de ses formes. Dans le cadre des chiens, si on arrête la sélection et donc le maintien des pedigrees au sein des différentes races, au bout d’un moment tous les chiens vont se mélanger, ré-homogénéisant l’ensemble.

En revanche, si j’extermine tous les chiens sauf par exemple les chihuahuas et les saint-bernards, il y a de fortes chances qu’un isolement reproducteur s’installe spontanément et que ces 2 formes deviennent reproductivement isolées. Les résultats de la sélection artificielle sont donc les données expérimentales à la base du raisonnement scientifique qui permet à Darwin de proposer l’hypothèse de la sélection naturelle comme agissant et expliquant la diversité des espèces. Ils jouent le même rôle que les expériences de Pasteur dans la réfutation de la génération spontanée.

Pour Darwin, mais encore aujourd’hui pour la science moderne, la sélection artificielle apporte des éléments empiriques pour comprendre comment le film de l’évolution peut se dérouler. Ces données montrent en particulier la diversité des directions que peut prendre l’évolution. Ces données montrent que la direction dépend des contraintes rencontrées, ici en l’occurrence, la volonté de l’éleveur. Mais, ces données montrent également qu’une fois engagée dans une voie, la forme retenue peut contraindre la suite de l’histoire. C’est ce que nous allons appeler le fardeau historique. Par exemple, quand on sélectionne pour avoir par exemple un chien de petite taille on peut en même temps sélectionner sans le vouloir pour d’autres caractéristiques non recherchées. Ces éléments non visés par la sélection peuvent devenir une contrainte dans le développement futur de ces lignées.

Ce jeu de données est utilisé par Darwin dans son raisonnement pour proposer l’hypothèse de la sélection naturelle. Ensuite, dans une 2e phase encore d’actualité, on accumule des données permettant de conforter ce modèle. Le raisonnement darwinien nécessite des variations, mais également de l’hérédité des caractères, et la sélection naturelle est proposée comme l’un des facteurs essentiels expliquant la différentiation en espèces des organismes.

Dans les travaux de Darwin, il y restait de nombreuses zones d’ombres, notamment pas de modèle robuste pour l’hérédité et la variation des caractères, aucun modèle mathématique pour expliquer le rôle du hasard. Les travaux scientifiques au cours du XXe siècle, ont permis d’affiner un certain nombre d’éléments dans la théorie : la compréhension des processus d’héritabilité avec le développement de la génétique et la découverte de l’ADN, l’introduction des raisonnements probabilistes, mais aussi de la biologie du développement. La théorie génétique d’héritabilité de Darwin ne correspond pas vraiment à celle que nous acceptons aujourd’hui. Pourtant, la structure globale de la théorie reste celle acceptée par la plupart des biologistes.

Pour terminer je voudrai montrer que la structure de la théorie de l’évolution, telle qu’elle est apportée par Darwin, continue à être un élément structurant de la pensée évolutionniste aujourd’hui. Au cours des dernières décennies, des expérimentations ont été mises en œuvre pour mieux comprendre et mieux appuyer la théorie de l’évolution naturelle. Je voulais présenter en particulier l’expérimentation lancée par Richard E. Lenski à la fin des années 80 et dont les premiers résultats sont publiés au début des années 90.

Il s’agit d’une grande expérimentation, basée sur l’utilisation de bactéries Escherichia coli, qui visait au départ à s’intéresser à des questions sur la dynamique de l’évolution et sur la répétabilité des effets de la sélection naturelle. Cette expérimentation cherchait à mettre en évidence l’action de la sélection naturelle dans un modèle expérimental et à montrer la répétabilité de cette sélection naturelle.

L’expérimentation est réalisée à partir de 12 lignées bactériennes. Ce sont des lignées isogéniques, strictement identiques sauf sur un gène : le gène Ara qui permet sous sa forme Ara+ de métaboliser l’arabinose. La moitié des lignées sont Ara+ et en présence d’arabinose et d’un colorant chimique vont se colorer. Ce petit artifice permet de comparer la vitesse de croissance d’une lignée Ara+ et Ara- dans le même milieu.

Il réalise un système expérimental de cultures en erlenmeyer, qui permet de limiter les effets de la dérive. Globalement, cela permet de ne pas avoir des populations de trop grande taille et de ne pas avoir de goulet d’étranglement. Toutes ces bactéries sont cultivées dans le même milieu. Toutes les 500 générations, il prend un aliquot, le met dans du glycérol et le congèle. Cela permet de conserver les organismes à différentes générations et ainsi de comparer la capacité de croissance d’une bactérie avec la souche mère ou la souche à 500 générations, etc. Par ce système expérimental, on peut mesurer précisément l’amélioration de la fitness, soit la capacité à utiliser le milieu, des différentes lignées bactériennes.

Les premiers résultats de cette expérience ont été publiés au début des années 90, en 1994 pour le premier grand article sorti de cette expérimentation. Cet article montrait que dans les 12 lignées augmentaient leur fitness. C’est-à-dire que, dans toutes les lignées, au bout de 2 000 générations, les bactéries devenaient plus efficaces que leurs mères à exploiter le milieu. Cela prouve l’action de la sélection naturelle. Toutefois, cette expérience ne comportait aucune limitation des ressources ni aucune variation de l’environnement. Dans un environnement constant et strictement identique, la sélection naturelle agit.

Cette expérience a mis en lumière d’autres aspects intéressants, notamment que le rythme auquel se déroulait cette augmentation de fitness n’était pas identique dans toutes les lignées. Dans les années 90, les moyens en termes de séquençage, de génétique étaient assez limités. Aujourd’hui, nous sommes beaucoup mieux outillés qu’avant. Depuis, il y a eu des séquençages sur ces bactéries. Nous sommes ainsi capables de décortiquer génétiquement quelles sont les mutations arrivées et dans quel ordre, et comment l’augmentation peut être corrélée à l’apparition de telle ou telle mutation.

D’autres caractères comme l’augmentation ou la diminution de la taille des cellules, avec un certain nombre d’éléments phénotypiques non expliqués ont également été observés. Les mêmes tendances sont observées dans toutes les lignées.

Cette expérimentation a continué pendant un certain nombre de générations. Au bout d’un moment, il y a une stagnation dans l’augmentation de la fitness. Pendant une phase, Lenski a pensé que son expérimentation avait atteint un seuil plateau, après lequel il ne se passerait plus grand-chose, mais il a tout de même continué son expérimentation tout en s’intéressant à d’autres types de modélisations (notamment des modélisations numériques avec des organismes virtuels).

Or finalement il est apparu dans son expérience quelque chose d’inattendu. Dans un des 12 erlenmeyer, on voit un milieu beaucoup plus dense, car il y a beaucoup plus de bactéries. Tout d’un coup, une bactérie apparaît capable d’utiliser le citrate, pourtant présent dans le milieu de culture de ces bactéries depuis le début de l’expérimentation. En raison de la génétique de la bactérie mère choisie dans cette expérimentation, il ne semblait pas possible que cet organisme puisse utiliser cet élément du milieu. Or, au bout de 30 000 générations, cette capacité est apparue, rendant l’étude très intéressante. De nombreux travaux ont été réalisés autour de cette apparition, avec des outils plus modernes que ceux disponibles dans les années 90.

Cette expérience a ainsi permis de rembobiner le film en reprenant les « congélats » de cette lignée à différents pas dans le passé. Il a ensuite recommencé l’expérience, l’objectif étant de voir à partir de quel moment cette capacité apparaissait de façon certaine. Si on retourne trop loin dans le passé, cela ne marche pas. Plus on est proche, plus grandes sont les chances de voir apparaître cette adaptation.

Par ailleurs, en analysant le génome des bactéries mutées, l’équipe de Lenski a mis à jour la séquence de mutation qui aboutit à cette nouvelle adaptation. Pour y parvenir, il fallait tout un jeu de mutations, qui devaient en outre apparaître dans un certain ordre.

Cette expérience a donc montré tout d’abord l’efficience de la sélection naturelle, qui pouvait agir dans un système expérimental contrôlé.

D’autre part, elle a démontré que l’action de la sélection naturelle était hautement contingente. Ici la contingence étant réduite à l’ordre d’apparition des mutations. Il n’y a aucune autre contingente dans la mesure où il n’y a aucune variation du milieu et la taille des populations est grande et constante. La contingence a été limitée à sa plus simple expression, elle s’exprime dans l’ordre d’apparition des mutations. Ce système, apporte donc de nouveaux éléments descriptifs et expérimentaux qui viennent renforcer le pouvoir explicatif de la théorie de l’évolution. Il n’est pas donc pas anodin de noter que cette expérience n’est que très peu commentée par les détracteurs du Darwinisme.

Pour conclure, comme le soulignait Jean GAYON, les évolutionnistes, les biologistes d’aujourd’hui ont encore de grands débats autour des idées darwiniennes. Je vous renvoie pour illustrer cela à un article sorti il y a quelques mois avec un débat autour de la question : faut-il repenser la théorie de l’évolution ? L’article est présenté comme un débat entre les pour et les contre. Globalement, Lenski et ses collègues sont plutôt contre. Ceux qui sont dans l’autre camp soulignent que la théorie darwinienne issue des développements du XXe siècle est extrêmement centrée sur la notion de gène et sur l’héritabilité génétique. Or ils considèrent cela insuffisant pour expliquer la diversité des organismes. Ils suggèrent que l’origine des variations non déterminées par l’ADN et les déterminants non générique du développement des organismes doivent être pris en compte dans la théorie.

Darwin a proposé une théorie, où il n’avait pas d’éléments solides sur l’hérédité. Finalement, savoir dans le détail comment fonctionne l’hérédité n’est peut-être pas si important que cela pour le pouvoir explicatif de la théorie. Les caractères à déterminisme génétique sont faciles à modéliser, car leur système d’hérédité est assez simple. Il y a donc eu de nombreux développements au XXe siècle pour ce type de caractères. Toutefois, on peut tout à fait inclure d’autres types d’héritabilité sans fondamentalement changer la structure explicative de la théorie. Même si les éléments mis en exergue par les partisans d’un changement de la théorie sont intéressants, en particulier parce qu’ils s’intéressent à d’autres formes d’hérédité.

Je voulais conclure sur le fait que la théorie de l’évolution reste un domaine très vivant aujourd’hui. La structure globale de la théorie reste tout de même fortement ancrée dans les travaux de Darwin, même si de nombreux raffinements ont été apportés notamment avec les raisonnements probabilistes, ou les connaissances biochimiques au cours du XXe siècle. Aujourd’hui, d’autres approches expérimentales viennent en support aux éléments de la sélection artificielle pour soutenir la théorie de l’évolution. Les éléments expérimentaux, tels que les expériences de Richard Lenski avec la sélection artificielle, concernent un système où on ne décide pas, contrairement aux expériences de sélection artificielle, qui va se reproduire avec qui. Cela conforte l’hypothèse de Darwin selon laquelle les variations ne sont pas déterminées par l’environnement. Le processus de tri dans les expériences de Lenski se fait sans être dirigé, alors que dans la sélection artificielle c’est l’éleveur qui décide quels seront les reproducteurs.

Je vous remercie.

Applaudissements

Guillaume LECOINTRE : Merci Sarah. Dans ce débat, en toile de fond, ne trouve-t-on pas le fait que l’héritabilité ait été centrée sur le gène pendant 50 ans, qui pose un vrai problème en soi, et non le fait de repenser l’évolution ?

Sarah SAMADI : Oui, c’est clairement cela. D’ailleurs, c’est bien la position de ceux qui disent non. Les partisans du oui se basent sur la possibilité d’autres formes d’héritabilité, etc., et que l’on s’est trop focalisé sur le gène. Finalement, les autres rétorquent que cela ne change pas la structure de la théorie. D’ailleurs Darwin utilise une théorie de l’hérédité largement réfuté depuis.

Guillaume LECOINTRE : Il n’y a même pas la notion de gène à l’époque de Darwin.

Sarah SAMADI : Il n’y a pas de notion de gène ni de théorie solide de l’hérédité, mais ce n’est pas très grave. L’important est qu’il y ait de l’hérédité finalement peu importe selon quelles modalités.

Guillaume LECOINTRE : Il faut savoir que la notion de gène arrive très tard par rapport à Darwin (1909).

Sarah SAMADI : Dans les débats actuels autour du darwinisme l’hérédité, mais également la place de la contingence, la construction d’un phénotype sont les points les plus importants.

Auditrice : J’ai une question transversale après vos interventions concernant les notions de contingence, de hasard, de nécessité. Toutes ces choses ne sont pas simples à comprendre. Quelle place tiennent-elles dans la théorie de l’évolution selon Darwin ?

Sarah SAMADI : Dans la théorie actuelle, cela a une place importante. Les apports du XXe siècle permettent de comprendre et de modéliser cette nature aléatoire par des modèles mathématiques, en particulier dans le raisonnement de la génétique des populations, qui permettent de modéliser comment ce hasard peut jouer dans le tirage aléatoire des descendants.

L’autre aspect concerne l’aspect aléatoire d’apparition des mutations et la compréhension de leur origine. Énormément d’études encore récentes ont été réalisées sur l’origine des mutations. Apparaissent-elles réellement au hasard ? Au hasard, dans ce cadre signifie qu’elles apparaissent indépendamment des besoins de l’organisme. Ce n’est pas si facile à démontrer. Beaucoup d’études, au cours des 20 dernières années, sont assez bien étayées sur ce sujet. Elles montrent que les mutations sont aléatoires. Ce sont des dommages à l’ADN, issus d’agressions physiques extérieures. Dans certains cas, ces agressions physiques sont le signe d’un environnement qui change qui induisent un taux plus grand. La variation dans un environnement perturbé peut bien tomber et donner matière à la sélection naturelle et donc éventuellement permettre l’adaptation nécessaire à ce changement de l’environnement.

Guillaume LECOINTRE : Sarah, j’avais lu que la plupart des erreurs génétiques étaient liées à des erreurs des enzymes, qui copient l’ADN. Elles sont très fidèles, mais il y a tellement de nucléotides à copier même dans un seul génome que des erreurs finissent par arriver.

Sarah SAMADI : Oui, c’est lié à cela, mais aussi aux agressions physiques extérieures. Par exemple, les UV provoquent des dommages à l’ADN. Nous disposons d’enzymes qui normalement les réparent. Toutefois, quand les dommages sont trop importants, les enzymes n’arrivent plus à le faire. Suivant les organismes, l’efficacité des enzymes n’est pas la même. Chez les coraux, les enzymes sont tellement efficaces qu’il n’y a quasiment aucune variabilité dans l’ADN mitochondrial. Pourquoi ? Probablement dans l’histoire de ces coraux, une sélection a été opérée avec un facteur favorable à l’absence de mutation. Ce facteur s’est fixé et est resté ainsi.

Le hasard renvoie à l’origine des variations. Le hasard se retrouve également dans le tirage des reproducteurs. C’est ce qu’on appelle la dérive génétique. En France, il y a une moyenne de 2,1 enfants par femme. Cela signifie que certaines femmes en ont 2, d’autres 1, d’autres 0, d’autres 4. Le nombre de descendants varie pour des causes infimes et indépendantes des caractères héritables. Ces phénomènes peuvent être modélisés de façon probabilistes et donc comme du « hasard ». Pourquoi celle-ci a 3 enfants plutôt que 2 ? C’est une forme de hasard. Le tirage aléatoire en lui-même provoque l’évolution. C’est-à-dire qu’on peut par hasard fixer des caractères par ce système-là.

La contingence se rapporte davantage au fait que l’enchaînement de petites causes indépendantes les unes des autres aboutissent à une forme plutôt qu’à une autre. C’est contingent dans le sens où ce phénomène n’est pas dépendant des propriétés intrinsèques des organismes.

Guillaume LECOINTRE : Il faut retenir cette idée d’enchaînement d’événements indépendants. Nous sommes en train d’empiéter sur les sujets du 20 mars.

Auditeur : Je vais peut-être empiéter, mais je ne serai pas là le 20 mars. Vous avez pris comme exemple au début de votre exposé des chats et des chiens. Il s’agit de pluricellulaires complexes. Connaissez-vous des expériences, qui permettraient d’aller vers des pluricellulaires pour voir comment ils évoluent ?

Sarah SAMADI : Toute une série d’expérimentations diverses et variées ont été réalisées sur des micro-organismes. Celle-ci est la plus spectaculaire, mais il y a aussi des expériences sur des levures avec notamment une série d’expériences qui permet à partir d’un ancêtre unicellulaire d’obtenir des colonies multicellulaires dites ‘snowflake’ [9]. Des expériences ont été effectuées sur des plantes, notamment une expérience commencée en Angleterre à la fin du XIXe siècle. Je n’ai pas le détail de ces recherches ici, mais elles durent depuis quasiment 150 ans et permettent de fournir un certain nombre d’éléments.

De nombreuses expériences ont également été réalisées avec des drosophiles, bien sûr. Il y a aussi des expérimentations sur des organismes pluricellulaires. Évidemment, quand on réalise une expérience sur des drosophiles, même s’ils se reproduisent extrêmement vite, cela représente une génération tous les 15 jours, alors qu’ici il y a plusieurs générations par jour. Le nombre de générations auquel on va s’intéresser sera forcément beaucoup moins grand.

Auditeur : Tout à fait. Je ne suis pas choqué par le résultat. À partir du moment où le milieu de croissance est homogène et si on estime qu’il peut y avoir des variations au niveau du génome, je conçois aisément que certaines bactéries soient plus aptes que les autres à profiter du milieu.

Je pensais à des expériences qui s’intéresseraient à des rapprochements sexuels et testeraient différents environnements. Pour tester la théorie de l’évolution, il me semblerait intéressant d’insérer les mêmes espèces animales dans des environnements différents pour voir comment elles s’adaptent à cet environnement différent.

Sarah SAMADI : Justement, le fait que l’environnement ne varie pas montre que même sans un élément qui change, les organismes mutent et que des variations se fixent sous l’effet de la sélection naturelle. Si on change l’environnement, le risque est que les mutations n’arrivent pas suffisamment vite et qu’on s’éteigne avant de pouvoir s’y adapter. Au niveau du raisonnement et de l’expérimentation, l’absence de changement est plutôt un élément fort pour prouver l’action de la sélection naturelle.

La confusion Darwin, spencer, Galton, etc.

Avec Thierry Hoquet, Professeur des Universités, Membre de l’Institut Universitaire de France

Je voudrais faire un point sur quelques confusions liées à l’extension de la sélection naturelle autour du thème de ce qu’on appelle communément le « Darwinisme social ».

Il me semble que des sources de confusion sont présentes dans l’œuvre de Darwin, en particulier l’emploi qu’il fait du concept de « lutte pour l’existence », du concept de « sélection », ou l’idée que la civilisation a pu supprimer les processus naturels qui ont gouverné l’émergence de l’humain depuis sa condition animale ancestrale avec des possibilités de dégénérations. Nous pouvons trouver des traces de ces réflexions dans l’œuvre de Darwin, qui emploie les termes de « lutte pour l’existence » et de « sélection ». Cela a pu donner lieu à des extensions, notamment à l’espèce humaine, qui ont posé des problèmes.

Darwin reprend des naturalistes de son époque tels le géologue Charles Lyell ou le botaniste Augustin-Pyramus de Candolle, l’idée qu’il y a des guerres dans la nature. Ces guerres se situent essentiellement dans le champ de la botanique. Il ne s’agit pas de guerres entre peuples ou animaux. Cela signifie simplement que des formes apparaissent et disparaissent. Cela se voit notamment dans la distribution géographique des espèces de plantes. Or Darwin réfléchit depuis longtemps à cette question de guerre des êtres organiques.

Il évoque dans ses carnets le picking d’espèces, qui sont picked out, comme prélevées sans que tous les individus ne puissent se maintenir. Progressivement, Darwin va s’acheminer vers l’idée de sélection – que j’aborderai tout à l’heure –, mais d’abord, je voudrais parler du concept de lutte pour la vie ou pour l’existence. On trouve les 2 expressions dans le livre de Darwin. Nous avons vu ce matin qu’il empruntait cette idée à Malthus. « On peut raisonnablement affirmer qu’une population sans frein double tous les 25 ans ou s’accroît en raison géométrique », écrit Malthus. Il y a l’idée assez optimiste selon laquelle, ces éliminations, ces implacables lois de la nature remplissent une fin providentielle, elles travaillent in fine pour le bien général. Il y a des éliminations, mais à la fin tout va pour le mieux puisque seuls les meilleurs peuvent survivre.

Darwin réfléchit très tôt à cette phrase de Malthus, dès 1838. Il retient l’aspect de freins à la croissance. Nous constatons ici que, dans ses premières applications, Malthus parle des humains. Ainsi Darwin applique aussi sa théorie aux humains. « … Même quelques années d’abondance augmentent la population humaine, écrit-il, et une récolte ordinaire causerait une disette. » Il voit là des principes, qui créent des écarts entre les structures des organismes. Il considère qu’« on peut dire qu’il y a une force comme cent mille coins essayant de forcer dans chaque sorte de structure adaptée, dans les trous de l’économie de la nature, ou plutôt de former des trous en en éjectant de plus faibles ». L’idée ici souligne une sorte de continuité des formes et qu’il y a des forces, qu’il appelle ici « des coins » (wedges), qui créent des trous entre les formes continues. Cela va donc créer du vide, là où auparavant il y avait une continuité.

Plus loin, il cite encore et commente Malthus [10] : « Il convient à l’esprit philosophique le plus libéral de croire qu’aucune pierre ne peut tomber, aucune plante pousser, sans l’action immédiate de la divinité. Mais nous savons par expérience que les opérations de ce que nous appelons « nature » ont été conduites quasi invariablement selon des lois fixées ; et depuis le commencement du monde, les causes de population & de dépopulation ont probablement été aussi constantes qu’aucune des lois de la nature auxquelles nous sommes accoutumés. Ceci s’applique à une espèce. Je l’appliquerai non seulement à population & dépopulation, mais à l’extermination & la production de nouvelles formes. »

Nous voyons bien qu’en lisant Malthus, Darwin a l’idée que, pour expliquer l’extermination et la production de nouvelles formes, il va falloir trouver des lois de la nature.

Darwin laisse penser que Malthus a joué un rôle important dans la formation de sa pensée. Or nous remarquons que la référence à Malthus est en quelque sorte problématique, puisqu’elle nous projette d’emblée de la question des espèces non humaines à la question de l’humain. Marx notamment soulèvera le point en disant que Darwin avait retrouvé les lois de la société bourgeoise dans le monde animal et végétal. Il semble ici que, par Malthus, la théorie sociale et économique de son époque se trouve en quelque sorte projetée dans la science biologique, ou importée dans la science biologique. Les historiens ont été ennuyés quant à l’importance qu’il convenait d’accorder ou non à Malthus dans la formation de la théorie darwinienne.

Ici, Camille Limoges précise « ce que Malthus apporte à Darwin n’est pas l’idée d’une lutte pour l’existence », puisque cette question était alors commune : la question de la guerre de la nature qu’on nous trouve chez Lyell ou de Candolle. Malthus apporterait donc l’idée de l’intensité de cette lutte. Celle-ci aurait un pouvoir contraignant sur les vivants. Cette progression géométrique engendre nécessairement entre eux une guerre ancestrale. Nous parlons aujourd’hui de cela en génétique des populations. Vous constaterez que la référence à Malthus est très chargée. Il ne s’agit pas de savoir ce que Darwin a pu emprunter à un auteur quelconque. Malthus est un auteur, qui parle beaucoup des moyens de gérer les populations, les pauvres en particulier, dans les populations humaines.

Le 2e concept problématique chez Darwin est le concept de sélection, puisqu’il introduit un parallèle avec les espèces domestiques. Il faut savoir qu’aussi bien l’expression de « lutte pour l’existence » que celle de « sélection naturelle » ont surpris les contemporains. Ces expressions n’étaient pas usuelles chez les contemporains de Darwin. En particulier lors des traductions en différentes langues de l’œuvre de Darwin, on s’est heurté à l’étrangeté de ces expressions. Il faut savoir que le verbe sélectionner, par exemple, n’existait pas en français à l’époque. Si nous parlons aujourd’hui de sélectionneur ou de sélectionner, c’est un impact de la théorie darwinienne sur notre langue. Les premières traductions de natural selection ont été « élection naturelle », parce que c’était la traduction la plus proche. Il n’y avait pas de mot pour dire sélection, en particulier, il n’y avait pas de terme pour traduire to select. « Sélection » vient de la culture anglaise de l’élevage aussi bien animal que végétal.

Darwin revendique à plusieurs reprises l’utilisation des expressions « lutte pour l’existence » et « sélection naturelle » en un sens qu’il décrit comme « métaphorique ». Ce matin, j’ai expliqué qu’il introduit cette expression pour parler rapidement d’un ensemble de phénomènes assez complexes. Ici, nous constatons que pour expliquer la lutte, il ne fait pas nécessairement référence à un combat entre 2 individus, à la limite une plante peut être dite lutter pour l’existence à la limite du désert. La lutte pour l’existence de la plante ne consiste pas à combattre activement d’autres individus, mais simplement à inventer des manières de mobiliser des ressources, comme conserver l’eau.

L’invention de Darwin est de parler de « sélection naturelle », mais le mot existe dans le contexte anglais, en particulier autour des travaux de l’éleveur Bakewell, qui a inventé de nombreuses races domestiques de moutons. C’est à cette époque qu’on transforme les bovins en machines à produire de la viande, du lait, etc. On s’aperçoit ainsi que les caractères de chaque espèce domestique peuvent être augmentés de manière assez considérable. Les éleveurs ont une sorte d’ivresse face à leur pouvoir de création de formes nouvelles. Dans l’Origine des espèces, on peut lire l’expression de « baguette magique » pour désigner la sélection des éleveurs. La sélection permet ainsi un pouvoir de créer des formes.

Darwin va utiliser ce terme, propre à la culture des éleveurs anglais, pour parler d’un mécanisme biologique plus général. Parler de sélection naturelle est seulement en un sens métaphorique, puisque si dans les élevages humains il y a bien quelqu’un qui choisit, ce n’est pas le cas dans la nature où personne ne choisit.

Cette dimension métaphorique est très importante. Darwin n’a cessé de la souligner. Elle a constitué un obstacle à la pénétration des idées darwiniennes en France notamment. Lors de la traduction de Darwin en français, notamment du fait de la traduction par « élection naturelle » au lieu de « sélection naturelle », on s’est interrogé sur la nature de l’intelligence qui « élit » dans la nature, qui « choisit » dans la nature.

Darwin s’est beaucoup intéressé aux pigeons et il a élevé lui-même des races de pigeons. Ce qui le fascine chez le pigeon, c’est que si nous ignorions qu’il s’agit de pigeons – mais nous pourrions appliquer cela aux chats ou aux chiens que Sarah Samadi nous a montrés – de la même espèce, quelqu’un de complètement naïf pourrait ranger ces individus dans différentes espèces, voire dans différents genres, nous dit Darwin. La diversité de formes produites simplement par l’action de la sélection sur quelques générations fascine Darwin.

Ce syntagme de « sélection naturelle » surprend à son époque, dans différents pays, mais aussi en Angleterre. John Murray, l’éditeur de Darwin, lui demande de préciser ce qu’il entend par là. Darwin va donc proposer comme équivalent de sélection la « préservation ». La sélection désigne ceux qui vont être conservés pour participer à la reproduction de la génération suivante.

Par ailleurs, je crois qu’il faut souligner que Darwin évite autant que possible les questions, qui gênent ici. De l’humain, dans l’Origine des espèces, il n’écrit que : « de la lumière sera jetée sur l’origine de l’Homme et son histoire. » Il aurait évidemment pu en dire plus, mais il élude la question qui passionne son époque en la réduisant à une simple allusion.

Au fil des éditions – Jean Gayon a rappelé les nombreuses éditions l’Origine des espèces –, Darwin va souligner en permanence les difficultés créées par ce terme de sélection. En 1861, il écrit : « natural selection is a misnomer » Dans la 5e édition, en 1869, il la qualifiera de « false term ». Cependant, il assume ce défaut de son terme. Il explique en effet que la science a besoin de métaphores et d’analogies. Quand les chimistes parlent d’affinités électives entre les atomes, on n’imagine pas que ces derniers se choisissent avec une volonté libre. Il souligne que les métaphores constituent un moyen commun d’expression en science.

Toutefois, ces résistances croissantes suscitées par le terme « sélection » vont le conduire, en 1869, à introduire comme équivalent de « natural selection » le terme « survival of the fittest ». En particulier sous l’influence d’Alfred R. Wallace, qui lui signifie les difficultés de compréhension de la « sélection naturelle », Darwin va emprunter à Herbert Spencer l’expression « survival of the fittest », « survie du plus apte », comme on dit aujourd’hui. Cette formule va entraîner un certain nombre d’incompréhensions supplémentaires avec elle, alors que Darwin pensait se débarrasser des problèmes de compréhension liés au concept de sélection en recourant à cette expression pseudo équivalente. Celle-ci en effet entraîne de nouvelles difficultés, d’abord parce qu’elle a souvent été traduite par « survie des meilleurs ». En effet, fittest est très difficile à traduire en français.

Survie de qui ? Survie des meilleurs ? Survie des plus aptes ? De plus, l’expression, « survival of the fittest » devenue paradoxalement l’emblème de la théorie darwinienne, va faire passer la théorie darwinienne tout entière pour une tautologie. Il est très important de comprendre que cette expression ne figurait pas dans le projet initial de Darwin. Il l’a seulement ajoutée pour expliquer sa théorie. Tautologique pourquoi ? Si la théorie darwinienne renvoie à la survie du plus apte, qui est le plus apte ? Celui qui survit et celui qui survit est le plus apte. Il y a ici une circularité, qui a pu faire penser que la théorie darwinienne était évidente, circulaire. D’où l’importance soulignée, à partir des années 1950-1960, chez les biologistes, principalement anglo-saxons, de revenir au texte de la 1er édition de L’origine qui ne comporte pas cette expression-là : en revenant à la première édition où on ne trouve que l’expression « sélection naturelle », on évite cette expression « survie du plus apte » qui n’éclaire rien, qui rend juste plus opaque les difficultés de la théorie darwinienne.

Je voudrais maintenant aborder les premières extensions du darwinisme. Ainsi le darwinisme social se retrouve chez quelqu’un – qui aurait pu faire l’objet d’une exposition à la Cité des sciences – une femme, audacieuse, Clémence Royer, la première traductrice de Darwin en 1862, qui traduit la 3e édition anglaise. Elle traduit déjà par une première infidélité : l’Origine des espèces ou des lois du progrès chez les êtres organisés. Elle introduit donc la question du progrès dans la théorie darwinienne, alors que le progrès n’est pas du tout la question centrale chez Darwin. Elle revendique cela en précisant qu’il existait des esprits myopes et des esprits presbytes, c’est-à-dire que certains collent au texte que Darwin. Elle affirme quant à elle pouvoir préciser tout ce que Darwin n’a pas vu.

Elle affirme avoir devancé Darwin, que la théorie de Darwin est la révélation du progrès par opposition à la doctrine chrétienne de la chute. Elle écrit : « pour moi, mon choix est fait. Je crois au progrès. » Je précise ici que l’Origine des espèces n’est en rien une philosophie du progrès. Pour Darwin, il n’y a pas de marche inexorable vers le mieux. Certes, la sélection naturelle améliore les organismes, mais toujours relativement à des circonstances, à un environnement, etc. Royer n’en a cure.

Pour Royer, le darwinisme est une philosophie de l’individu, qui s’oppose à toutes les philosophies socialistes, « communistes », dans lesquelles elle inclut Platon et Jésus-Christ, car elle considère que leur pensée est tournée vers le collectif. Parmi les méfaits de ces philosophies collectivistes, c’est qu’on protège les pauvres au nom de la solidarité et de la fraternité. Première erreur, puisque de ce fait, ils se multiplient. Pour ce qui concerne les races, elle considère très clairement qu’il existe des races inférieures et supérieures. On doit donc se préoccuper de ne pas proclamer trop rapidement l’égalité entre elles.

Vous voyez l’usage qu’elle peut faire de manière totalement libre de la théorie darwinienne. Elle affirme en outre n’avoir aucun besoin de Darwin et le traduire uniquement, parce qu’elle l’a trouvé intéressant puisqu’il abondait dans son sens. Elle a ainsi rédigé une longue préface très importante, qui a fini par incommoder Darwin de manière assez prononcée.

Pourquoi Royer pense-t-elle qu’elle peut devancer Darwin ? Darwin n’a pas pour projet d’appliquer sa théorie à l’humain. Il essaie d’établir sa théorie sur un autre terrain, en évitant le territoire de l’humain le plus qu’il peut. Il fait référence à Malthus. Il aurait pu faire référence aux lois débattues sur les pauvres en Angleterre. Il ne le fait pas. De même, quand il parle des fourmis esclavagistes, c’est à peine s’il mentionne les débats sur l’esclavage qui agitent l’Angleterre de son époque. Il évite tout rapprochement avec les débats concernant les humains. Cela ne l’intéresse pas. Ce n’est pas ce qu’il essaie d’établir dans l’Origine des espèces.

Enfin, les difficultés liées à la théorie sont amplifiées par son cousin, Francis Galton, inventeur du terme eugénisme. Dans son ouvrage, Le génie héréditaire, il s’emploie à montrer par l’étude de généalogies familiales, l’importance de familles de génies, avec l’idée que le génie est héréditaire. Vous noterez cette réaction enthousiaste de Darwin qui affirme avoir dû s’arrêter au bout de 50 pages pour reprendre sa respiration à tel point cet ouvrage était formidable. Nous avons donc l’impression que Darwin embrasse les idées de Galton sans aucune distance. Nous verrons toutefois que la vérité est plus complexe.

Galton propose l’idée (je glose son propos) de former une race d’hommes supérieurs mentalement et moralement à l’Européen moderne, autant que ce dernier serait supérieur aux races nègres les plus basses. Cette idée de hiérarchie des races reste très importante pour Galton. De plus, il considère que le stade auquel sont parvenus les Européens modernes peut être grandement dépassé. « L’amélioration des dons naturels des générations futures de la race humaine, dit-il ici, est largement quoiqu’indirectement sous notre contrôle. Peut-être que nous ne pouvons pas l’initier, mais nous pouvons la guider. » Peut-être faut-il attendre que les variations favorables se produisent, mais une fois qu’elles seront là, nous pourrons les guider pour produire des individus meilleurs. Montrer que par sélection, de même que l’on obtient des produits de chiens ou de chevaux dotés de pouvoirs particuliers, on pourrait produire une race d’hommes hautement doués par des mariages judicieux, etc. Il s’agit d’appliquer à l’humain ce qu’on a fait pour les bœufs, les chevaux, les chiens, etc. Voilà vraiment l’idée de Galton. Cependant, Darwin lui adresse une série de reproches, notamment le fait que la vie de l’individu est considérée comme n’ayant aucune importance. Galton attribue trop à la race.

Qu’est-ce qui permet le passage de Darwin à Galton ? Ils partagent le modèle de la sélection et le parallèle avec les races domestiques, mais Galton s’empresse de l’appliquer à l’hérédité humaine, alors que Darwin traite finalement assez peu de la sélection naturelle chez l’humain. En outre, Galton est préoccupé par les races, alors que Darwin s’intéresse aux individus. Nous retrouvons ici l’analogie entre la sélection naturelle et la sélection artificielle, essentielle dans cet eugénisme : faire pour les humains, ce qu’on a réussi pour les animaux. On trouve cela chez Galton. Nous pourrions penser que Darwin, en prenant exemple sur la sélection pratiquée par les éleveurs, ouvre la porte à cela. Pourtant, Darwin n’a jamais formulé de théorie en ce sens.

De même, dans son livre La filiation de l’Homme, les instincts moraux de l’humanité sont dits se développer par sélection naturelle. Darwin est prêt à envisager le fait que la bienveillance, qui causait tant de problèmes à Clémence Royer, envers les moins aptes encourage leur propagation. Il admet donc que la sélection naturelle ne s’applique plus dans la société moderne, mais cela n’entraine pas nécessairement à ses yeux des effets néfastes au niveau de la société. En revanche, il admet que cela puisse arriver et qu’à ce moment-là, il y a une possibilité de décadence, mais cela ne le préoccupe pas au premier chef. Darwin concède même l’idée que l’on pourrait faire – c’est peut-être la seule occurrence que je connaisse de Darwin pensant à des améliorations possibles par sélection – en sorte que les femmes atteignent le même niveau d’intelligence que l’homme, si on les élevait correctement. Il ne s’agit pas du tout d’une implication raciale ici, c’est une implication « sexiste » de la sélection naturelle appliquée aux humains. Je ne dis pas que c’est mieux, mais cela ne relève pas du même souci, puisqu’il s’agit ici davantage de promouvoir l’égalité que l’inégalité.

En conclusion, le darwinisme social aurait-il eu lieu dans un monde sans Darwin ? Cette question a été posée notamment dans une étrange livre paru en 2013, intitulé Darwin effacé. (Darwin deleted). On répète souvent, pour faire un raccourci grossier, que Darwin a conduit à Hitler et que les idées de sélection ont, via Galton, donné lieu à l’eugénisme nazi. La thèse défendue par Peter Bowler ici est qu’incontestablement les idées darwiniennes ont été mobilisées par les eugénistes pour servir leurs idées. L’ouvrage de Bowler est intéressant au sens où il nous explique que l’eugénisme se serait développé avec ou sans Darwin. On n’avait pas besoin de la théorie de la sélection naturelle pour aboutir à un tel raisonnement. Si Darwin était mort avant d’avoir publié l’Origine des espèces, il est permis de penser que tous les développements de spéculations sur le perfectionnement de l’espèce humaine auraient bien émergé. En effet, ces questions sur la dégénération apparaissent déjà dans de nombreuses considérations médicales, voire même dans Buffon quand il considère la dégénération des formes animales. Il existe dans l’histoire un certain nombre d’éléments contenant la référence à l’eugénisme sans que la référence à Darwin ne soit à aucun moment structurante.

J’ai parlé du darwinisme social d’une manière générale, mais il est possible de distinguer plusieurs darwinismes sociaux. En effet, on peut conclure des idées de Darwin que les humains ne sont pas soustraits aux lois de la nature. De ce fait, beaucoup d’approches matérialistes pourraient être concernées. Dire que les humains sont gouvernés par des lois naturelles n’est pas le propre du darwinisme en tant que tel. Les idées que le développement social des humains suit les lois de l’évolution biologique ou d’une lutte pour l’existence liée à la pression de la population, ou encore que l’hérédité transmette des traits de manière rigide, y compris des tares ou encore que le mécanisme de sélection naturelle produise des espèces plus aptes. En fait de tous ces niveaux, seul le dernier pourrait être considéré comme étant liée à Darwin. En revanche, toutes les autres théories existaient déjà de manière indépendante.

Je voudrais défendre ici la thèse que Darwin a été manifestement mobilisé dans ses débats. Il a pu servir, du fait de son immense impact culturel – que nous avons abordé ce matin dans l’exposé de Laurence Talairach-Vielmas –, à populariser ces thèmes, mais ceux-ci se seraient incontestablement développés même dans un monde sans Darwin. Enfin, la signification de la philosophie morale qu’on peut tirer de la nature était déjà clairement définie par Huxley à la fin du XIXe siècle. On ne doit pas nécessairement concevoir la nature comme un combat de gladiateurs. Il écrit que « la sélection naturelle n’est pas simplement l’élimination des plus faibles et le choix des meilleurs. C’est aussi l’idée du jardin. C’est-à-dire que le jardin est un espace clos, dans lequel poussent des formes protégées de toute agression extérieure. » Ainsi, la civilisation est comme un bon jardinier. Elle permet à certains de vivre en créant des conditions protégées, à l’écart de la sélection naturelle.

Je vous remercie.

Applaudissements

Auditeur : J’ai beaucoup apprécié votre explication sociologique. En effet, les éléments scientifiques sont trop forts pour moi. J’ai aussi aimé l’explication sur les modèles, dans un monde où seuls les modèles comptent. Les scientifiques développent un langage à part, leur permettant de mieux communiquer, car leur niveau de réflexion est plus évolué. Si je comprends bien, les scientifiques sont des personnes essayant d’expliquer des faits issus du hasard. Une fois ces explications trouvées, elles deviennent des théories et des vérités. Ce sont des tueurs de hasard. Ainsi, ils passent leur vie à étudier la nature.

D’autres, les philosophes, utilisent ces théories pour donner une autre vision de la société, notamment en apportant des éléments d’explication. Enfin, d’autres encore, les religieux, proposent des explications comme dans mon village, où quelqu’un se lève et dit : « j’ai fait un rêve ». Que sommes-nous censés comprendre ? Est-ce qu’un scientifique a vraiment une pensée sociologique ? Est-ce seulement une personne enfermée dans sa bulle, qui fournit des explications à des théories et s’arrête là ?

Thierry Hoquet : Il y a un terme que nous n’avons pas utilisé aujourd’hui : l’idéologie. Ainsi, nous pouvons affirmer qu’il y a d’un côté la science, avec sa volonté d’être objective, détachée des contingences sociales – on étudie les populations de bactéries, de mouches – et des usages idéologiques de la science. C’est-à-dire des rapprochements entre des phénomènes que j’ai appelés une extension du système darwinien.

Il me semble que, dans l’Origine des espèces, Darwin est très clair sur un ensemble de questions qu’il veut laisser de côté, qu’il considère que sa théorie n’explique pas. Sur la question de l’origine de la vie, il laisse un point d’interrogation. Sur la question de l’origine de l’Homme, il jette un voile pudique. Il considère certaines questions comme non prioritaires, dérivées, voire hors de son champ. À la fin du livre, il confesse ne pas savoir ce qui s’est produit au début de l’histoire des vivants. Cela ne signifie pas qu’il ne s’autorise pas, ailleurs, à spéculer sur ce qui a pu être à l’origine de la vie, mais il estime qu’il ne doit pas le publier.

Darwin essaie d’isoler un domaine assez distant des préoccupations publiques, où il va résoudre un certain nombre de questions avec des outils, des hypothèses, des modèles, etc. Je suis assez partisan de considérer que les scientifiques travaillent dans un monde hors sol défini par leurs pratiques, leurs hypothèses, etc. Vous l’avez dit, c’est un monde à part. Cela ne signifie pas que les scientifiques ne sont pas par ailleurs connectés au monde général, parce qu’ils sont des êtres humains. En tant que scientifiques, ils travaillent à un certain niveau d’abstraction dépendant d’un certain nombre d’hypothèses, de théories, qui les distingue du reste des humains.

Auditeur : Nous allons ouvrir une exposition à la Cité des sciences. Pour ma part, je suis en contact avec les visiteurs. La majorité va poser des questions. Or il est souvent compliqué de leur faire passer les messages, de trouver un lien sans les froisser, car ils ont des idéologies. Il faut leur permettre d’avoir accès à ces connaissances, mais il reste compliqué de faire le lien avec les populations.

Thierry Hoquet : Vous pourriez dire que Darwin a réfléchi, en tant que scientifique, toute sa vie sur les questions d’évolution. Il est parvenu à découvrir un mécanisme, auquel personne n’avait pensé avant lui, qui est celui de sélection naturelle, avec lequel il arrive à expliquer un très grand nombre de phénomènes. Je crois que cet angle sera proposé dans l’exposition : quel est l’itinéraire intellectuel d’un savant, qui a consacré sa vie à une question et qui est arrivé à découvrir quelque chose auquel personne n’avait pensé avant lui.

Guillaume Lecointre : J’aimerais apporter un complément de réponse : la différence entre l’individuel et le collectif. Vous avez parlé d’individus isolés. Darwin a eu cette grande idée de sélection naturelle, effectivement. Cependant, si nous en parlons encore, c’est parce que collectivement les scientifiques ont vérifié ce que Darwin avait apporté. Les scientifiques ont un monde propre, indépendant des pressions idéologiques, s’agissant de la validation des savoirs qui est un processus collectif. À titre collectif, ils ne sont pas prescripteurs aux philosophies ou aux collectifs.

Ce sont bien sûr, à l’échelle de l’individu, des humains dans la société, mais je tiens à souligner cette dimension collective du métier. Nous sommes assis sur les épaules de nos prédécesseurs. Nous travaillons en équipe. Un résultat publié une seule fois tombera dans l’oubli. Pour qu’un résultat reste, il faut qu’il ait été vérifié par des observateurs indépendants, par des scientifiques relativement indépendants les uns des autres. Cette dimension collective fait que nos résultats scientifiques sont des biens publics. Ils n’orientent pas vos pensées philosophiques à dessein. La sélection naturelle a été prouvée, débrouillez-vous avec cela d’un point de vue philosophique, métaphysique, religieux.

En tout cas, l’exposition n’a pas à prescrire quoi que ce soit dans le domaine métaphysique, me semble-t-il.

Vous avez posé une question importante, car la plupart de nos publics n’ont pas conscience de la dimension collective du travail scientifique. Nous avons l’impression que le scientifique est un individu isolé, qui a des idées géniales dans sa baignoire, qui crie, Euréka ! Dans cette exposition, même si nous nous plaçons dans la tête d’un seul scientifique, il y aura le soin de mentionner que nous parlons d’un collectif de son époque.

Auditrice : Dans le même ordre d’idée de ce que doit être l’exposition, nous avons vu ce matin que la femme de Darwin était très religieuse. Darwin lui-même, je crois, croyait en Dieu. S’est-il prononcé sur la contradiction sur laquelle l’amenaient ses recherches et sur ses croyances ? Comment l’exposition va-t-elle traiter la question ?

Thierry Hoquet : Un roman de science-fiction imaginait que Darwin n’avait pas pu embarquer à bord du Beagle en 1831. Il restait donc à terre, menait ses études et devenait vicaire. Il publiait une « théologie des espèces », au lieu de publier l’Origine des espèces.

Darwin a commencé avec une foi relative. Il s’est passé plusieurs événements marquants dans sa vie, en particulier la perte d’une enfant qui l’a beaucoup bouleversé. Il a changé de philosophie après cela. Il fait également des observations concernant des éléments qu’il ne comprend pas dans la nature. Il s’interroge sur le fait qu’un Dieu bon n’aurait jamais pu créer une espèce, qui s’appelle l’ichneumon. Ce sont des guêpes qui pondent leurs œufs dans une chenille et dont les larves dévorent la chenille de l’intérieur. Il ne va pas jusqu’à affirmer que parce que l’ichneumon existe, alors Dieu n’existe pas, mais il s’interroge sur un monde créé par un Dieu excellent, qui aurait aussi créé l’ichneumon. Ces anomalies naturelles développent son scepticisme.

Darwin a suivi une trajectoire, qui à la suite d’événements personnels et d’observations naturelles, l’a progressivement éloigné de toute foi. Pour des raisons notamment liées à sa vie conjugale, il passera cela sous silence. Au contraire, il va tenter de concilier tous ses lecteurs religieux. En tout cas, dans un premier temps, il accepte de recruter assez largement. Ainsi, il introduit l’expression « par le créateur » pour rassurer sur la sélection naturelle.

Guillaume Lecointre : Vous avez appris aujourd’hui que Darwin, à la fin de sa vie, ne s’intéressait plus à la poésie ni à la littérature, puis il a fini par perdre la foi. Avoir la force mentale d’affronter un monde réel mu par des forces uniquement naturelles reste une audace remarquable. Darwin n’est pas pour autant désespérant pour un scientifique qui le lit.

Thierry Hoquet : Clémence Royer disait même que c’était la meilleure démonstration de l’existence de Dieu.

Applaudissements

notes bas page

[1Voir l’ouvrage de Georges Bernier : Darwin, un pionnier de la physiologie végétale, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2013

[2“Personally, of course, I care much about natural selection, but that seems to be utterly unimportant compared to the Creation or Modification”, lettre à Asa Gray, 11/05/1863

[3 « Dans les recherches scientifiques, il est licite d’inventer une hypothèse quelconque ; si celle-ci explique de grandes classes de faits indépendants, on l’élève au rang de théorie bien établie. On peut envisager le principe de sélection naturelle comme une simple hypothèse, rendue cependant probable par ce que nous savons positivement de la variabilité des êtres organiques à l’état de nature, de la lutte pour l’existence, de la préservation quasiment inévitable des variations qui s’ensuit, et de la formation analogique des races domestiques. Or cette hypothèse peut être testée – et c’est là à mon sens la seule manière honnête et légitime d’aborder la question dans son ensemble – en examinant si elle explique plusieurs grandes classes de faits indépendants, tels que la succession géologique des êtres organiques, leur distribution dans les temps passés et présents, leurs affinités mutuelles et leurs homologies. Si le principe de sélection naturelle explique bien ces grands ensembles de faits, elle doit être acceptée. » (Darwin, Variation…, 1868, Introduction)

[4“Now let us see how the principle of great benefit derived from divergence of character, combined with the principles of selection and of extinction, will tend to act. The following diagram will aid us in understanding this rather perplexing question” Darwin, 1859 : 116

[5“The ‘modified descendants of any one species will succeed by so much the better as they become more diversified in structure, and are thus enabled to encroach on places occupied by other beings”. Darwin 1859 : 116

[6“…as a general rule, the more diversified in structure the descendants from any one species can be rendered, the more places they will be enabled to seize on, and the more their modified progeny will be increased” Darwin 1859 : 116

[7 “this is represented in the diagram by some of the lower branches not reaching to the upper horizontal lines” Darwin 1859 : 119

[8« Taxonomists should ‘choose those characters which, as far as we can judge, are the least likely to have been modified in relation to the conditions of life to which each species has been recently exposed” Darwin 1859, 425

[9Pour une référence Ratcliff, W. C., Pentz, J. T., & Travisano, M. (2013). Tempo and mode of multicellular adaptation in experimentally evolved Saccharomyces cerevisiae. Evolution, 67(6), 1573-1581.

[10Cf. Darwin, Carnet E, page 3

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