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Esprit de résistance, Jean-Pierre Vernant

Transcription par Taos Aït Si Slimane, de l’émission, sur France Inter, en hommage à Jean-Pierre Vernant, rediffusion, le 10 janvier 2007. Entretien réalisé avec par Giv Anquetil, dans la série Portrait de l’émission « Là-bas si j’y suis ».

Vos critiques et observations sont les bienvenues. Merci à tous ceux qui me signaleront les imperfections de ce travail. Taos Aït Si Slimane.

Texte initialement publié sur mon blog, Tinhinane, le samedi 3 février 2007 à 11 h 17, dans la rubrique Oreille attentive

Daniel Mermet : Salut, c’est Daniel Mermet, « Là-bas si j’y suis » avec qui Giv Anquetil, Jean-Pierre Vernant.

Vous allez y penser pendant une heure. Vous allez penser aux paroles, vous allez penser aux partisans, vous allez penser à la Résistance et à ses résistants, qu’en ce temps-là, souvent, on appelait : terroristes. Si ces paroles, si ce chant vous est parvenu jusqu’ici à travers les années, un homme pourrait représenter cet esprit de résistance et cet esprit de prendre parti à travers le temps. Cet homme c’est Jean-Pierre Vernant. Qui, je l’ai dit, a disparu, hier, mardi, à l’âge de 93 ans. Philosophe, historien de la Grèce Antique, anthropologue, professeur au Collège de France et aussi un homme engagé qui est resté engagé toute sa vie et qui a eu, on peut le dire, de multiples vies. Le poète Américain, Whitman, disait : Je suis une multitude. On pourrait dire ça de Jean-Pierre Vernant. Il a eu plusieurs vies successivement et plusieurs vies en même temps et tout ça constitue une cohérence. Une cohérence qui pourrait presque se résumer dans un texte très court qui figure dans une borne du pont de l’Europe qui relie Strasbourg à Kehl qui est le suivant (Cf. Texte complet, ci-dessous [1]) : « Pour être soi, il faut se projeter vers ce qui est étranger, se prolonger dans et par lui. Demeurer enclos dans son identité, c’est se perdre et cesser d’être. On se connaît, on se construit, par le contact, l’échange, le commerce avec l’autre. Entre les rives du même et de l’autre, l’homme est un pont. » Jean-Pierre Vernant

Extrait d’archives radiophoniques : Près de Chalon-sur-Saône, un attentat a fait 18 morts, 32 blessés graves. A Grenoble, une explosion détruit des quartiers entiers, 15000 blessés. A Bourg-en-Bresse, les boutiques sont saccagées le jour des obsèques du Général Debeney. Telles sont les œuvres de terroristes étrangers et presque tous Juifs. Arméniens, Juifs Polonais, Espagnoles rouges, Juifs Polonais, encore un Juif Polonais. A Vichy, le président Laval et monsieur Darnand, Secrétaire général au maintien de l’ordre viennent s’incliner devant les corps des 3 gardes, du groupe mobile de réserve du bourdonnais, tombés victimes du devoir en luttant contre les bandes communo-terroristes. A la violence, devait déclarer monsieur Darnand, au nom du chef du gouvernement, nous répondrons par la répression juste mais implacable.

Giv Anquetil : Bon, on y va. Allons-y. Jean-Pierre Vernant, quand on s’était parlé au téléphone, je vous ai dit : moi, j’ai le temps de vous voir et vous m’aviez dit : moi, je n’ai plus beaucoup de temps. Vous étiez vraiment très pris.

Jean-Pierre Vernant : C’est vrai. J’en ai, en ce moment, très peu. Comment vous dirais-je ? Pourquoi ? Quelquefois, je me demande pourquoi est-ce que je suis tellement sollicité par ce qu’on appelle les organes de presse, les grands outils de communication ? Alors que,… C’est à la fois qu’il y a des anniversaires : ça a été l’anniversaire du programme de la résistance, l’anniversaire de l’Armistice, l’Appel du 18 juin, la libération de Toulouse le 19 août, donc… comme je dis, c’est parce que les moyens de communication ont horreur du vide, comme la plupart des gens qui ont joué un rôle dans ces évènements sont morts, ils ne restent que quelques malheureux vieillards, comme moi, sur lesquels les journalistes se jettent comme des vautours pour leur manger le foie, comme l’aigle de Zeus à ce pauvre Prométhée.

Giv Anquetil : D’ailleurs est-ce qu’on peut dire votre âge ? Vous dites, un vieux, comme moi.

Jean-Pierre Vernant : 90 ans sonnés. Ça me fait pas mal. C’est beaucoup. Je dirais même que c’est beaucoup trop.

Giv Anquetil : Pourquoi ?

Jean-Pierre Vernant : Parce que je trouve que c’est beaucoup trop.

Giv Anquetil : Parce que vous en êtes à un moment où on a vécu plusieurs vies dans une vie. Et d’ailleurs, j’imagine que les journalistes qui s’adressent à vous parlent bien sûr au docte, professeur reconnu émérite de je ne sais pas combien d’universités mais parlent aussi au chef de la résistance, mais parlent aussi au militant, mais parlent au communiste, parlent aussi à l’homme engagé.

Jean-Pierre Vernant : Bien sûr. C’est vrai, plusieurs vies successives, ou coexistent plusieurs Vernant aussi. On s’aperçoit quand on réfléchit, qu’on est toujours multiple, divisé. Divisé entre le travail de réflexion scientifique, sur la Grèce Ancienne, l’actualité qui continue à vous travailler. Divisé, aussi, parce que comme tout le monde, comme le monde aussi, on a en soi une partie qui est une partie de réflexion critique, d’efforts pour essayer d’être lucide dans ses analyses concernant ce qu’on a vécu, ce qu’on a été, ce qu’on a fait et aussi la situation dans laquelle on se trouve aujourd’hui. Et, en même temps, non pas s’opposant mais différent, un aspect de fidélité à une forme de culture politique, que moi j’ai eu. J’étais dans une famille, mon grand-père avait fondé un journal, dans les années 1880, à Provins, où je suis né, qui s’appelait le Briard et en-dessous il y avait écrit : Journal républicain. Et, républicain s’opposait, à quoi ? A clérical. Il y avait l’autre, un autre journal qui s’appelait La Brie, qui, alors, était le journal de la droite. La grande bataille était la bataille cléricale. On dit toujours qu’un type, comme moi, quand il a 18 ans, se rattache à une tradition anticléricale en même temps que socialisante. Quand je suis arrivé au quartier marxiste, tout cela a bougé et moi, aussi, j’ai bougé.

Daniel Mermet, avec le chant des partisans en fond sonore : Un homme de mouvement, un homme dans le mouvement, Jean-Pierre Vernant. Né en 1914, il avait 20 ans en 1934. Et, 1934 a été un grand virage, un grand moment, particulièrement crucial pour notre histoire, 1934. Ce qui marque sans doute notre époque, notre aujourd’hui, c’est le sentiment d’impuissance. C’est qu’on nous persuade, on se persuade, on s’est persuadé, on ne sait même pas qu’on est persuadé de notre totale impuissance sur notre devenir individuel et collectif. Le devenir individuel, peut-être, oui : qu’est-ce que vous faites pour les vacances ? Mais au-delà, eh ben on ne sait pas. Cette précarité générale, dans laquelle nous nous trouvons, cette évanouissement du futur qui caractérise l’époque fait que nous pensons que nous ne pouvons rien pour les choses, sur les choses, sur le temps, sur l’histoire, sur le devenir. Ça ne date pas d’hier, ça ne date pas d’hier. Une minorité, quelques hommes, quelques femmes, ici et là, pensent différemment, pensent qu’on peut quand même et malgré tout. Jean-Pierre Vernant, à travers toute sa vie, son travail, son œuvre, son engagement, sa jubilation montre qu’on peut résister et qu’on doit résister. Éloge de l’esprit résistance.

Giv Anquetil : Vous avez dit : il y a eu plusieurs Vernant et la Résistance m’a changée, par rapport à ce que j’étais auparavant. Vous avez dit, famille républicaine, laïque et vous votre engagement au PC et des études universitaires et une agrégation de philosophie, en quelques mots est-ce que vous pouvez nous raconter un peu qui vous étiez au moment de la résistance et de l’entrée en résistance ?

Jean-Pierre Vernant : Écoutez, comment je suis arrivé ? Je suis né en 14, mon père était mort, à la guerre, en 15, ma mère était morte tout de suite après la guerre, donc, on était comme on dit deux orphelins, élevés avec mes cousins, mon cousin et ma cousine, pas malheureux, une enfance heureuse. J’ai fais toutes mes études au lycée Carnot. J’y suis rentré en enfantine, la onzième, j’en suis sorti avec mes deux bacs. Et là, je suis parti à Louis Le Grand, en hypokhâgne. J’ai tout de suite vu que ce n’était pas pour moi, ce n’est pas mon affaire, et en même temps je me suis inscrit à la faculté pour préparer la licence de philo, comme mon frère avait fait deux ans auparavant. Quand je débarque au Quartier Latin, en cette période de 31 jusqu’à 34, le Quartier Latin est dominé par ce qu’on appelle les ligues. Il y a des manifestations tous les jours, au Quartier Latin.

Giv Anquetil : Violentes, aussi.

Jean-Pierre Vernant : Assez violentes. Ils sont là et ils tiennent le quartier Latin complètement : L’action française, La jeunesse patriote, Les jeunes croix de feu, qui ne sont pas terribles, Les francistes, qui sont des vrais fascistes, qui font le salut hitlérien. Ils tiennent le quartier Latin et pour les gens qui comme mon frère, moi et les copains que j’ai, ce n’est pas facile.

Giv Anquetil : Faire profil bas ou on s’organise.

Jean-Pierre Vernant : On s’organise. On prend beaucoup de coups sur la tête. C’était, pas la terreur, mais c’était, quand même, une emprise très puissante. Et, en plus, il avait Mussolini, Franco et les Nazis, avant encore qu’ils ne prennent le pouvoir. On est donc entouré d’États fascistes et par conséquents les fascistes considèrent que ça va tout seul, que la France aussi va y aller. Donc, comme il y a ça, viennent d’Europe centrale, de Roumanie, de Pologne et d’Allemagne, beaucoup d’immigrés. Ils sont Juifs, ou ils sont connus comme des gens de gauche, ou d’extrême gauche. Ils viennent en France pour se réfugier. Et, alors, ceux qui veulent rentrer à la faculté de médecine sont chassés par les ligues. « A bas les Métèque », « la France aux Français », « A bas les Juifs, ils viennent nous manger notre pain »… C’était vraiment le quotidien, tout cela. Et, ça m’a renforcé dans mon hostilité à l’égard de ce qui me paraissait évident. C’est-à-dire la haine de l’étranger, le chauvinisme le plus étroit, la glorification de la violence, la négation de l’humanité chez ceux qui ne sont pas exactement copie-conformes de ce que vous estimez être le bon Français moyen,… c’est contre ça. Si, quand j’arrive au Quartier Latin, je suis plutôt briandiste, pacifiste, société des nations, socialisant, la vue de cela me radicalise. Et, en même temps que je commence à lire Marx, je pense que les communistes, et l’Union-Soviétique, vont représenter un rempart contre ce danger. Voilà, pourquoi, je deviens un militant communiste. Bien entendu, je me fourre le doigt dans l’œil, dans les grandes largeurs, sur ma conception du monde, la conception d’un marxisme un peu simplifié. Mais, à l’époque, d’avant guerre, tous les communistes que j’ai connus chez les étudiants, -on était quand même un certain nombre, dont beaucoup que j’ai retrouvé dans la résistance- l’essentiel, pour nous, c’était l’antifascisme. Et, le PC à la française, le parti socialiste, aussi, les organisations syndicales et la franc-maçonnerie, je pense, a du jouer un rôle à peu près analogue, qui ont permis à la classe ouvrière française, ce qu’il y avait de mieux dans la classe ouvrière française, de s’élever, de quitter la production, de quitter la chaîne pour venir dans les universités ouvrières, avoir des responsabilités, se mettre à lire -les lectures, elles étaient préfabriquées les lectures mais ils lisaient- et d’avoir une espèce de vision du monde qui était plus large. Alors, bien entendu, cette formation était unilatérale mais ça n’empêche pas que ça a eu ce rôle, qui était un rôle pour écrémer, à partir du tout venant, de ce qui avait, des éléments qui étaient capable de jouer un rôle et de réfléchir. Et, en même temps, c’est vrai que c’était une entreprise, surtout après guerre, je dis le mot comme je le pense, c’était intellectuellement une entreprise d’abrutissement complet, à tous égards. Mais dans cette période-là, d’avant guerre, le PCF n’était pas ça, encore. Dans les années 30 on n’était pas ça et tout de même, les analyses de Marx nous permettaient, en gros, de comprendre ce qui se passait. Le résultat de tout cela, de ce mélange d’erreurs, de changements non prévus, de partis-pris, de points aveugles –là, je dis- que c’est ça qui m’a permit de comprendre, dès 40, que Pétain allait jouer le rôle simplement du valet du nazisme allemand. Qu’il était pris, là et que par conséquent il fallait le rejeter dès le départ. Il n’était pas question de faire autre chose que de se battre contre la présence allemande et les nazis parce que même si Molotov sert la main de Ribbentrop ou si Staline envoie ses félicitations à Hitler et réciproquement, quand les Nazis sont là, ce sont les Nazis et par conséquent on ne peut que se battre contre eux.

Extrait radiophonique d’un message du Maréchal Pétain : « Notre pays traverse des jours qui compteront parmi les plus douloureux qu’il ait connus. Excités par des propagandes étrangères, un trop grand nombre de nos enfants ( ?) et font régner chez nous un climat avant-coureur des pires désordres. Ceux qui poussent la France dans cette voie, invoquent leur prétention de la libérer. Cette prétendue libération est le plus trompeur des mirages auxquels vous pourriez être tentés de céder. Ceux, qui de loin, vous lancent des consignes de désordre ne participent pas aux risques qu’ils vous font courir. Ils voudraient entraîner la France dans une nouvelle aventure dont l’issue ne saurait être douteuse. Français, qui conque, parmi vous, fonctionnaires, militaires ou simples citoyens participe aux groupes de résistance compromet l’avenir du pays. Il est de votre intérêt de garder une attitude correcte loyale envers les troupes d’occupation. Ne commettez d’actes susceptibles d’attirer sur vous et sur la population de terribles représailles. Vous précipiteriez la patrie dans les pires malheurs. »

Jean-Pierre Vernant : Dès le départ, dès que j’entends Pétain, je comprends que ce que j’appelle mon pays, ma France, ce que j’ai vécu, le Front populaire, ce grand mouvement populaire, quand elle était rassemblée, la France. Les auberges de la jeunesse, les congés payés, quand on a vécu ça, et ben c’est ça son pays. Tous ces types qui n’avaient jamais eu de vacances et qui avec leurs gosses vont se flanquer dans La Manche, dans l’océan ou en Méditerranée, avec l’idée qu’on construit le monde qui est un monde meilleur. C’était ça mon pays. C’était ça. C’est le XVIIIe, c’est Les Lumières, c’est tout ce que je vois, pfft, absolument, flanqué parterre, brisé, et je me dis, ce n’est pas vivable. Il n’y a pas de choix à faire, le choix est fait. On ne peut pas vivre comme ça, c’est impossible. J’étais à Narbonne avec mon frère, qui était démobilisé en même temps que moi, ma belle sœur et ma femme et tout de suite on a commencé à faire des papillons, qu’on collait sur les murs de Narbonne.

Giv Anquetil : Qu’est-ce qui avait d’écrit dessus ?

Jean-Pierre Vernant : Oh ! Il y avait un, qu’on avait fait assez vite, qui devait être quelque chose comme : « Si la France est parterre, c’est la faute à Hitler. Son drapeau dans l’eau sale, c’est la faute à Laval. » Ha ! Ha ! Ha !

Giv Anquetil : Pas mal !

Jean-Pierre Vernant : Il y avait un deuxième, dont je suis fier aujourd’hui, on en a fait d’autres mais celui-là je m’en souviens bien parce qu’on a inondé Narbonne de machin où il y avait écrit : « Vive l’Angleterre, pour que vive la France »

Giv Anquetil : En 40 ?

Jean-Pierre Vernant : En 40, c’est juste en juillet. C’est pour dire, là, j’étais gaulliste, ça voulait dire que je me disais : il a raison. Et, là, je suis nommé professeur à Toulouse, prof de philo. Mon frère est nommé à Clermont-Ferrand, en 40-41. Là, il est chargé d’une mission, clandestine, auprès des Aubrac. Il va chez les Aubrac, avec un mot de passe, ils se reconnaissent, avec Lucie qu’il connaissait. Et Lucie lui demande, tout de suite : et ton frère, où il est ? Et, donc, les Aubrac viennent me voir et me demande d’accepter de prendre en main l’organisation paramilitaire du mouvement Libération Sud. J’accepte, très joyeux. Je dis, souvent, qu’une des choses essentielles de la résistance, ce qui me frappe, c’est que ces jeunes, ou ces moins jeunes, ces femmes aussi, elles ont fait preuve de non seulement des vertus qu’on considère comme masculine : le courage, le dévouement, le sacrifice, mais d’un acharnement et surtout d’une modestie complète. Elles sont en avant, elles font un tas de choses et toujours elles ont tendance à se mettre en arrière, à considérer que ce n’est pas elles, que ce n’est pas fondamental.

Giv Anquetil : A laisser la gloriole pour les hommes.

Jean-Pierre Vernant : A laisser la gloriole pour les hommes, pendant et après. Ces gens-là venaient de partout. C’est-à-dire que, les fractures dans la société dans la société française, les différentes France qui existaient, la France laïque républicaine socialiste, communiste, quand les communistes sont entrés à fond, après 41, dans la résistance active,… Tout ça, ça venait de partout. Et, donc, pour un type qui était, comme moi, de formation d’origine socialiste, anticlérical, progressiste et communiste, avant guerre, j’ai découvert, il y avait des types avec qui j’étais amis, qui étaient d’origine complètement différente, qui venaient de la droite française, la plus pure et la plus dure, L’Action française.

Giv Anquetil : Ah !

Jean-Pierre Vernant : Eh ! Ben, oui. Il y en avait. Il y avait surtout des militants catholiques, syndicaux, intellectuels. Et, par conséquent, moi, j’ai changé à leur contact parce que je ne les voyais plus de la même façon. Je les voyais agir, je voyais la force qui était en eux, je rattachais cette force à l’ensemble de leur personnalité et par conséquent ça m’ouvrait une fenêtre sur un univers spirituel et aussi sur une formation religieuse, sur des milieux qui pour moi étaient un ?), dont je me sentais à bien des égards proches. J’ai dis quelquefois que la résistance c’est devenu comme une espèce de famille, pour ceux qui étaient vraiment engagé à fond. Comme une famille, dans une famille on est plus ou moins fâché, quelquefois on a des litiges mais enfin on s’embrasse. Il y a quelque chose qui est profond, qui vous relie, c’est le fait qu’il y ait un socle commun. Ça a été ça, aussi. Et, c’est fort. Quand je voie un type et que je sais qu’il a été actif dans la résistance, j’ai l’impression qu’on est lié, qu’entre nous il y a quelque chose qu’on ne peut pas couper.

extrait du chant des partisans

Ami, entends-tu ces cris sourds du pays qu’on enchaîne ?
Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines ?
Oh oh oh oh oh oh oh oh oh oh oh oh oh oh oh oh...

Jean-Pierre Vernant : Qu’est-ce qui s’est passé dans la Résistance ? Quel est le phénomène à mes yeux le plus extraordinaire ? C’est le fait qu’un tas de gens, d’homme et de femmes qui, s’il n’y avait pas eu cette épreuve terrible, auraient eu des vies moyennes, comme tout le monde, médiocres. Ils auraient été un bon cheminot, ou un bon commerçant ou industriel, ou un bon prolo travaillant dans une usine d’aviation, un épicier, bon père de famille, brave gentil, mais moyens. Ils se sont révélé des personnalités incroyables. Par le courage et ensuite par la capacité de voir ce qu’il faut faire, d’avoir une vision générale. Un tas de gens, comme ça, sont sortis sinon ils seraient restés tout à fait anonymes.

Ici, Londres Daniel Mermet, avec, en fond sonore, la voix de Londres : On est presque jaloux, hein ! On l’a été dans les années 60. Exactement, de ce dont parle Jean-Pierre Vernant. De ce que la résistance avait constitué d’aventures, d’occasions extraordinaires de se dépasser soi-même. Je pense à la génération de 68 qui largement inspirée, qui a presque voulu couper de cette esprit de la résistance mais on sait comment, quand l’histoire repasse les plats, c’est sous forme de farce le plus souvent et ceux qui ont cru franchir une montagne, on le disait l’autre jour, n’ont en fait qu’enjamber un pli, je parle de 68. Mais, l’esprit de résistance, il y a esprit de résistance constant dans l’œuvre et la pensée de Jean-Pierre Vernant. C’est bien à cause de cette jubilation qui est due au dépassement de soi-même. On passe donc, cette heure, qui va être, évidemment, trop brève avec cet homme dont Pierre Vidal-Naquet disait : qu’il était un maître de liberté dont l’enseignement est proprement universel.

Extrait radiophonique : Nous assistons à une recrudescence de cette agitation des comités populaires. Dans telle grande usine, les communistes passent même à l’action terroriste sans soucis de la vie des ouvriers et une bombe était, récemment, déposée dans l’atelier. La masse est dressée contre ces pratiques relevant non d’une doctrine politique mais de l’aventurisme dont ont toujours fait preuve, malgré leur protestation, les dirigeants du parti communiste auxquels on accola faussement le nom de français. Mais ne croyez-vous pas que la classe ouvrière sent, instinctivement avec son bon sens et son expérience habituelle, le guet-apens dans lequel on veut la faire tomber ? C’est exact. Mais il faut que nous l’informions d’avantage, encore. Déjà, dans une série de réunions et de conférences, nous avons mis sous les yeux d’une foule attentive des documents irréfutables. Nous continuerons cette propagande jusqu’au moment où le prolétariat des usine ferra justice lui-même de ceux qui veulent son malheur sur lequel ils installeraient le régime du despotisme et de la tyrannie.

Jean-Pierre Vernant : C’est vrai que beaucoup de gens ont été pro-Vichy. C’est vrai que la majorité de gens n’étaient rien d’autre que : « qu’on nous foute la paix, je vais essayer de nourrir ma famille, pas d’histoire et je me tiens tranquille ».

Giv Anquetil : Et si les autres ont des problèmes, surtout ne pas bouger ?

Jean-Pierre Vernant : Oui, oui, jusqu’à un certain temps.

Giv Anquetil : Voilà.

Jean-Pierre Vernant : Mais il y a une partie aussi qui a dit : Non ! Non, ça ne marche pas. Il y avait, donc, un état d’esprit qui était qu’on pouvait faire.

Giv Anquetil : Voilà.

Jean-Pierre Vernant : Il y avait des complicités.

Giv Anquetil : Et pendant ce temps-là, vous étiez présentés, vous et les autres, comme des terroristes.

Jean-Pierre Vernant : Bien sûr, on était pris comme des terroristes. Alors, voilà, comme des terroristes et quand on dit ça, est-ce que c’est la même chose qu’aujourd’hui ? En partie oui, en partie non. Il y a, là, un problème. En partie oui, parce qu’il y a terrorisme quand un groupe de gens sont unis pour la défense ou de l’identité nationale, ou de leur position sociale et politique, en présence d’une force armée beaucoup plus grande. Il ne peut pas y avoir un affrontement en terrain plat. Le terrorisme c’est la façon dont un groupe représentatif d’une idéologie, d’une conviction, ou d’un État qui était maintenus sous occupation se défend avec une disproportion de forces écrasantes. Mais, mais d’abord, on attaquait l’armée allemande, des convois allemands, par chemin de fer ou sur route. Il est arrivé au PC de donner des consignes, que pour ma part je n’ai jamais appréciées et acceptées, à chacun son Bosch. D’abord parce que Bosch est un mot que je haïssais, ce n’étaient pas des Bosch qu’on avait devant nous, ceux qu’on combattait, pour moi, c’étaient des Allemands mais c’étaient des Nazis. Le hasard a fait qu’il y avait avec moi, dès le début, deux Allemands. Ils n’étaient pas Bosch quand j’ai fait leur connaissance au début de la résistance. Il y avait deux Allemands qui étaient des antifascistes qui avaient été en Espagne, de Liszt, d’Hambourg, alors à chacun son Bosch, non ! On ne tire pas sur n’importe qui. Ça n’empêche pas que quand on fait sauter un train ou comme à Toulouse il y a eu un tramway, bourré d’Allemands, il y a sûrement là-dedans des Allemands qui peut-être n’étaient pas des monstres. Ça, c’est la guerre. Quand on fait la guerre, c’est comme ça. Mais et on poussait assez loin ce scrupule en ce qui nous concernait. Je me souviens qu’à un moment, on avait répandu un texte avec des schémas sur la façon de placer le plastic quand on voulait faire sauter des rails,…

Giv Anquetil : Le mode d’emploi du poseur de bombes ?

Jean-Pierre Vernant : Le mode d’emploi où on expliquait, pourquoi, parce que les trains qui étaient allemands, de matériel allemand, ou du personnels allemands, qu’on faisait sauter au passage du train, il y avait un cheminot qui conduisait. On avait trouvé un système, et on expliquait ça, pour que le train ne déraille qu’après le massage d’une locomotive, pour que le cheminot qui était là ait le plus des chances de s’en sortir.

Giv Anquetil : Les soucis étaient poussés loin.

Jean-Pierre Vernant : C’était un souci légitime d’autant que les cheminots étaient des combattants comme nous. Donc, ce mot terroriste, qu’on nous mettait sur le dos et qu’on acceptait très bien, ça ne nous gênait pas du tout, impliquait plutôt cette espèce de statut de combattant illégal. On était quand même des terroristes. Les terroristes, on les prend, on les tortures pour qu’ils avouent tout ce qu’on veut et puis on les liquide, ou on les envois mourir aux camps, quand ils s’en tirent. Une question de chance, étonnante. Une question de chance et de rapidité, parce qu’il m’est arrivé d’être suivi, moi en vélo, eux en bagnole, par la Gestapo, avec un des types, qu’on appelait Renard, qui était passé aux Allemands et qui circulait, dans Toulouse, en indiquant des gens qui étaient des résistants, ça n’a pas été facile. Je peux dire que ça c’est joué à deux minutes. Je ne sais pas trop. Je n’aime pas parler de ça, parce qu’il y en a tellement qui sont restés. On a toujours un sentiment d’injustice, presque de culpabilité, d’en être sorti.

Giv Anquetil : Pourquoi moi ?

Jean-Pierre Vernant : Eh ! Oui. Pourquoi moi ? Pourquoi lui ? Pourquoi untel, untel ? C’est comme ça.

Radiodiffusion : 1944, le 19 août, dans Toulouse résistante, capitale d’Occitanie, l’ombre sinistre de la croix gammée, symbole de crime, commence à s’éclipser devant la splendeur sacrée de la croix de Lorraine.

Jean-Pierre Vernant : Un jour on m’a posé la question sur ce que j’avais écrit sur l’Iliade – un papier sur « La mort héroïque et le cadavre outragé », si je n’avais pas été influencé. Au début j’ai dit : Oh ! Et ben, non. Puis, après, j’ai réfléchi et je me suis dit : c’est une évidence. Quelqu’un qui a vécu ça, qui a vécu longtemps, pendant 3 ans, avec l’idée que la mort est là, derrière toi, toujours, et avec les jeunes qui sont là avec toi, elle tape là, elle tape là, que ça, c’est quelque chose qu’après tu essayes d’oublier mais quand tu lis l’Iliade, elle te fait comprendre autrement ce que tu avais lu si tu n’avais pas vécu ça. C’est sûr.

Giv Anquetil : Ça vous parle autrement, quoi.

Jean-Pierre Vernant : Ça parle autrement. C’est-à-dire que c’est l’idée que… Il y a un passage dans l’Iliade où Achille, furieux conte Agamemnon, lui dit, à peu près : toi tu es le roi de tous, le roi des rois mais tu ne sais que de risquer sa psuké, sa vie, son souffle vital à tout moment, au premier rang. Et alors, il y a les honneurs ordinaires qui sont dus au gens en fonction de leur naissance, puis il y a l’honneur différent, qui te met à une place, une façon d’être regardé par les autres, à part, qui est quand tu as fait ça. C’est-à-dire, des situations qui sont celles du tout ou rien, où il n’y a pas de demi-mesure, d’accommodement. Et, le choix que tu fais en 40, dans la résistance, est de ce type. Tu ne le fais pas, parce que ce n’est pas un choix mais tu sais qu’il n’y a pas de compromis. Tu y va et tu sais qu’on y allant, tu te trouves sur un terrain où ça tombe, et c’est ça qui donne le sens, à ton existence. Et tu le fais quand même parce que tu t’aperçois que dans, ce qu’on appelle le vivre, avoir une femme, une fille, ce qui était mon cas à ce moment-là, des amis, le bonheur que le monde peut t’offrir, que cette vie, en même temps, ne peut-être vraiment vécue que si en elle il y a quelque chose qui la dépasse. Et quand ce quelque chose qui la dépasse, qui fait qu’elle prend un sens, est nié, à ce moment-là tu sais que le choix est fait pour toi, tu sais qu’il faut y aller, tout ou rien. Et, ça, je crois quand même, c’étaient le sentiment qu’avaient tous les gens dans la résistance.

Giv Anquetil : Mais Jean-Pierre Vernant, est-ce que ça c’est du compagnonnage d’arme ou c’est quelque chose de plus ? Que simplement le fait de s’être battus côte-à-côte ?

Jean-Pierre Vernant : Pas seulement compagnon d’arme. Mais étant donné les conditions même de la lutte, la pression psychologique était terriblement dure, les types étaient pris et quand ils étaient pris, ils n’étaient pas seulement pris, ils étaient torturés, frappés, ça marque de savoir que les gens qu’on a connus ont subi ça. Et, alors, les conditions particulières faisaient que, nous étions tous des volontaires, on n’était pas mobilisés comme les types dans les tranchés. Ils faisaient partis d’un régiment, le régiment part ils suivent. Là, on était tous des volontaires et par conséquent à l’intérieur même de ce combat il y avait forcément l’idée d’un avenir de la France qu’on était entrain de bâtir. En flaquant les Allemands dehors, bien sûr, on balayait Vichy mais qu’est-ce qu’on allait faire ? La voie était libre, on allait faire une France qui ne serait pas la même que celle de la IIIe République.

Giv Anquetil : Mais moi, j’ai encore du mal à comprendre, Jean-Pierre Vernant, ce que vous racontez. C’est-à-dire le tout ou rien, la lutte au quotidien, le risque au quotidien et en même temps, ou en tout cas conjointement à ça, préparer l’avenir, penser à l’avenir. Comment ?

Jean-Pierre Vernant : On ne prépare pas. Ça c’était le conseil de la résistance. Ça a été le travail de Moulin, la politique que De Gaulle a menée, de rassembler les représentants des anciens partis, des forces syndicales et des mouvements de résistance et mettre sur pied un programme. Dans ce programme, je crois, justement que ce qu’il y a d’intéressant dans ce programme,…

Giv Anquetil : Le programme du CNR ?

Jean-Pierre Vernant : Le programme du CNR, c’est que ce n’était pas seulement l’indépendance nationale, c’était l’édification d’une France, d’une patrie, qui était plus fraternelle, où la liberté… A ce moment-là, moi, je pensais, que dans l’Europe, l’attachement à sa patrie et à l’indépendance de la patrie, le refus d’être occupé ou subordonné à un autre État allait être lié à la volonté que cette patrie soit en même temps socialement plus juste, plus fraternelle. Et, c’est ça, à mon avis, qu’incarnait le programme de la résistance. C’est toujours l’idée, la France avait été auparavant une République, on avait fait des pas en avant avec les lois sociales, les 40h, les congés payés, qu’il fallait continuer, il fallait qu’il y ait, dans cette France, un État qui soit, en même temps pas du tout une force oppressive, qui soit la représentation de ce que le peuple aurait décidé à travers la libre expression de ses choix. Que cet État avait un devoir non seulement de veiller à la défense nationale, à la police intérieure, etc. mais de veiller aussi à une répartition équitable de ce qui était produit par l’industrie et le commerce. Qu’il ait une espèce de rôle d’arbitre, de cet État, dans tous les conflits qui ne pouvaient pas cesser entre le patronat et les employés qui avaient des intérêts divergents, pour que, s’il y avait progrès économique, s’il y avait création de richesses, qu’il y ait toujours la possibilité que l’État intervienne comme souverain répartiteur de ce qui est juste.

Née de la volonté ardente des Français de refuser la défaite, la résistance n’a pas d’autres raisons d’être que la lutte quotidienne sans cesse intensifiée. Cette mission de combat ne doit pas prendre fin à la libération. Ce n’est, en effet, qu’on regroupant toutes ses forces autour des aspirations quasi unanimes de la nation que la France retrouvera son équilibre moral et social et redonnera au monde l’image de sa grandeur et la preuve de son unité.

Jean-Pierre Vernant : Le problème c’est que les conditions, aujourd’hui, c’est que les nations n’ont plus cette capacité de direction complètement complète de leur économie, que le marché mondiale fait que ça échappe à un contrôle et à un jugement, que d’autres part, les nécessités de la concurrence, du marché font qu’au bien on délocalise les industries, ou bien on s’oppose au relèvement des salaires, que les charges sur la sécurité sociales sont plus grandes, mais, tout ça est vrai, un vieux type comme moi a tendance à dire : Tout de même, ce qu’on est arrivé à faire, au moment où la France était ruinée, ruinée à la fois parce que pendant ces 4 années elle avait nourri l’industrie allemande, l’armée allemande, l’effort de guerre allemand, elle a été ruinée par les bombardements qui avaient eu lieu, et que par conséquent on partait de zéro et qu’on a quand même pu faire des lois sociales qui ont fonctionné : une sécurité sociale, des retraites vieillesse,… Alors, comment se fait-il qu’au moment où on était si pauvres, d’une certaine façon, mais où on reconstruisait on y soit arrivé et maintenant, tout de même la richesse est beaucoup plus grande ! Mais, où, en même temps, il s’est crée quelque chose de différent avec le chômage, telle ou telle précarisation alors que dans l’ensemble ça marche quand même à peu près ? Alors, je suis obligée de m’interroger, de me demander quelles solutions ? Pour que l’État français, à l’intérieur de cette Europe et peut être en utilisant cette Europe, je n’en sais rien mais c’est ce qui devrait être,...

Giv Anquetil : C’est ce que voulaient en tout cas les…

Jean-Pierre Vernant : Les gens du programme de la résistance et du reste. Bien sûr que oui ! Mais, c’est bien jolie cette Europe. Oui, on ne va plus se massacrer. Comment ? Que ça ne soit pas seulement la monnaie, le commerce, les règles frontalières, la création sur le plan intellectuel et scientifique d’une communauté mais, le moins, c’est qu’en même temps elle ne prend pas en main cette espèce d’effort qu’avaient voulu faire les gens de la résistance avec leur programme. C’est-à-dire, jouer un contrôle pour que ce ne soit pas les flux anonymes des intérêts boursiers, la hausse du pétrole, ou sa baisse et ou le seul critère de la validité est : est-ce que c’est rentable ?

Giv Anquetil : La guerre économique, on appelle ça.

Jean-Pierre Vernant : La guerre économique et le critère de rentabilité. Mais, pour ma part, je reste convaincu que dans une société du XXIe siècle, pour les chemins de fer, pour l’eau, la poste il n’y a pas que la rentabilité. Bien entendu la poste doit se débrouiller pour ne pas perdre de l’argent, pour en perdre le moins possible. Mais la notion de service public, c’est-à-dire l’idée que les gens avec leurs impôts, avec leur travail, tout ce qu’ils ne peuvent pas régler, bon, oui, la communication, la poste, la médecine, le transport, que tout ça c’est une responsabilité de la collectivité, incarné par l’État qui l’a en charge. Et, par conséquent, dire : on supprime une gare parce que ce n’est pas rentable, non ! La gare n’est pas là pour être rentable. Elle est là pour desservir un pays et que les gens, jeunes ou vieux, qui sont là doivent pouvoir utiliser le chemin de fer et ne pas le voir passer devant leur nez sous prétexte qu’il ne rapporte pas assez d’argent. Voilà, c’est mon point de vu. Point de vu dont beaucoup diront qu’il est d’un vieux type utopiste. Bien sûr, mais que je considère quand même comme un élément fondamental de ce que l’avenir doit nous préparer. Là-dessus je me tais, ayant déjà beaucoup trop parlé.

Au palais, en ville, le pied de l’olivier installé au cœur de la maison, dans la terre d’Ithaque, dans le jardin à la campagne, toute cette végétation continument entretenue, voilà qui fait le lien entre le passé et le présent. Les arbres plantés jadis ont grandit. Comme des témoins véridiques, ils marquent la continuité entre le temps où Ulysse était un petit garçon et le temps où maintenant il est au seuil de la vieillesse. En écoutant cette histoire, ne faisons-nous pas la même chose ? Ne relions-nous pas le passé du départ d’Ulysse au présent de son retour ? Nous tissons ensemble sa séparation et ses retrouvailles avec Pénélope. D’une certaine façon, le temps par la mémoire est aboli, alors même qu’il est retracé au fil de la narration. Aboli et représenté par ce qu’Ulysse, lui-même, n’a cessé de garder en mémoire le souvenir de l’Ulysse de sa jeunesse.

Daniel Mermet : Voilà, quelques lignes de Jean-Pierre Vernant, je rappelle, qui est décédé, ce mardi 9 janvier à l’âge de 93 ans. Et, l’entretien qu’il avait donné à Giv Anquetil était de mai 2004, passant de la résistance jusqu’à le sujet de notre temps sur la disparition possible et redouté des services public. [Annonces des programmes en hommage à Jean-Pierre Vernant sur France Inter] Hommage un peu partout à ne pas manquer sur ce grand personnage et grand penseur et cet homme qui nous ramène, comme il vient de le faire là, cet esprit de résistance mais pas seulement la résistance comme un moment refermé de l’histoire, comme une page tournée mais comme quelque chose de présent.[suite des annonces].


Commentaires déposés sur le blog lors de la première publication

1) Atheneion, site, dimanche 18 février 2007 à 13:49 : I compliment you for this posts "trilogy" on Jean-Pierre Vernant, one of my favourite writers and scholars. Thank you for giving me the opportunity to read more from and about him.

2) Fabrice, site, jeudi 22 mars 2007 à 08:34 : Bonjour,

sur ce site, l’un des derniers entretiens de JP Vernant à la télé sur arté. L’interview est menée par Laure Adler. Le seul hic c’est que le serveur est un peu lent ce qui rend l’écoute un peu difficile.

notes bas page

[1Texte complet de Jean-Pierre Vernant et contexte général de cette opération.

Dans 29 langues différentes, les auteurs - écrivains, historiens, plasticiens, cinéastes ou musiciens - développent les thématiques du pont et de la frontière. Leurs textes s’intègrent dans un dispositif de quarante bornes créé par le designer allemand Andreas Brandolini et installé sur le Pont de l’Europe qui, sur le Rhin entre Kehl et Strasbourg, est un trait d’union entre la France et l’Allemagne. Les bornes alignées déclinent les couleurs de l’arc en ciel et s’illuminent à la tombée du jour. Chaque texte y figure dans sa langue originale en hommage à la multiplicité des identités de l’Europe, incitant le voyageur à une réflexion sur les thèmes du passage, de la traversée et de la rencontre de l’Autre.

Réalisée à l’initiative des Villes de Strasbourg et de Kehl, avec le soutien du ministère français de la Culture, du Conseil de l’Europe et en coopération avec l’Institut Européen des Itinéraires culturels, l’installation, inaugurée pendant le colloque « Frontières et Altérités », restera à demeure sur le pont.

Texte complet de Jean-Pierre Vernant : « Passer un pont, traverser un fleuve, franchir une frontière, c’est quitter l’espace intime et familier où l’on est à sa place pour pénétrer dans un horizon différent, un espace étranger, inconnu, où l’on risque, confronté à ce qui est autre, de se découvrir sans lieu propre, sans identité.

Polarité donc de l’espace humain fait d’un dedans et d’un dehors. Ce dedans rassurant, clôturé, stable, ce dehors inquiétant, ouvert, mobile, les Grecs anciens les ont exprimés sous la forme d’un couple de divinités unies et opposées : Hestia et Hermès. Hestia est la déesse du foyer, au cœur de la maison. Elle fait de l’espace domestique qu’elle enracine au plus profond un dedans, fixe, délimité, immobile, un centre qui confère au groupe familial, en assurant son assise spatiale, permanence dans le temps, singularité à la surface du sol, sécurité face à l’extérieur. Autant Hestia est sédentaire, refermée sur les humains et les richesses qu’elle abrite, autant Hermès est nomade, vagabond, toujours à courir le monde ; il passe sans arrêt d’un lieu à un autre, se riant des frontières, des clôtures, des portes, qu’il franchit par jeu, à sa guise. Maître des échanges, des contacts, à l’affût des rencontres, il est le dieu des chemins où il guide le voyageur, le dieu aussi des étendues sans routes, des terres en friche où il mène les troupeaux, richesse mobile dont il a la charge, comme Hestia veille sur les trésors calfeutrés au secret des maisons.

Divinités qui s’opposent, certes, mais qui sont aussi indissociables. Une composante d’Hestia appartient à Hermès, une part d’Hermès revient à Hestia. C’est sur l’autel de la déesse, au foyer des demeures privées et des édifices publics que sont, selon le rite, accueillis, nourris, hébergés les étrangers venus de loin, hôtes et ambassadeurs. Pour qu’il y ait véritablement un dedans, encore faut-il qu’il s’ouvre sur le dehors pour le recevoir en son sein. Et chaque individu humain doit assumer sa part d’Hestia et sa part d’Hermès. Pour être soi, il faut se projeter vers ce qui est étranger, se prolonger dans et par lui. Demeurer enclos dans son identité, c’est se perdre et cesser d’être. On se connaît, on se construit par le contact, l’échange, le commerce avec l’autre. Entre les rives du même et de l’autre, l’homme est un pont. »



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