Je suis née en 1934 dans une famille juive de Sfax, la deuxième ville de Tunisie. La vie familiale se déroule dans une aisance matérielle assez grande. Nous étions une tribu d’une soixantaine de personnes, issues de mes grands-parents et de leurs propres parents paternels. Elles affichaient tous les traits de la tunisianité, c’est-à-dire l’hédonisme, on mangeait des choses merveilleuses, la bonhomie et un rire inextinguible, devant toute manifestation de suffisance. Et derrière cet écran de gaieté, que j’adore toujours, de dérision, il y avait un ensemble d’évidences sur ce que nous étions et ce que nous devions être. On nous assenait qui nous étions et qui nous devions être, sur un ton d’évidence, comme on fait en anthropologie quand on emploie le présent ethnographique, sur un temps d’éternité. Par exemple, on nous disait que les Saada - cela n’était pas dit mais c’était sous-entendu - de toute éternité avait été la famille juive la plus éminente du sud. D’ailleurs mon grand-père était président des communautés du sud, et après lui mon père l’a été. Jamais ils ne dataient l’ascension des Saada. Il n’y avait pas d’histoire. Pourtant nous savions par l’école que nous étions issus des indigènes qui habitaient la Tunisie au moment de la conquête coloniale en 1881, et on ne nous disait pas qu’est-ce que c’étaient ces Saada qui flottaient sur le sud tunisien dans une position de notables juifs.
Juif, c’était quoi ? Personne ne nous disait ce que c’était. On nous donnait si peu d’informations que pendant très longtemps j’ai cru que les Juifs, au contraire des Musulmans et des Chrétiens, c’étaient ceux qui n’avaient plus de religion, ou ceux qui avaient quelques résidus en forme d’abracadabra, pour lesquels, par exemple aux fêtes religieuses, mes grands-parents organisaient la rencontre de la tribu, et il y avait des rabbins faméliques, qu’on avait payés pour l’occasion, qui venaient dire l’office, parce que personne ne savait l’hébreu. Certains adultes faisaient semblant de suivre le texte hébreu, mais … En fait, on ne nous disait pas pourquoi la Pâques, kippour, ni ce que voulait dire cet hébreu qui était récité. Même mes frères et mes cousins se vantaient d’avoir fait leur Bar Mitzvah sans savoir un mot hébreu, alors qu’on est censé dire tout un office devant la communauté. Donc, on était une grande famille, puisqu’on pouvait ne pas savoir l’hébreu et faire sa Bar Mitzvah, puisqu’on pouvait payer des rabbins pour savoir l’hébreu à notre place.
Une grande famille juive, mais Juif c’était quoi ? Le seul message, parce qu’on était dans les années et 34 et suivantes, je suis née en 34, c’était un moment assez chaud pour les Juifs, ça concernait nos rapports avec les non Juifs, on nous disait qu’il ne faut jamais laisser passer une insulte raciste. On a même le droit de se battre, alors qu’autrement on n’a jamais le droit évidemment. Et, à cause des antisémites, on ne doit pas laisser passer une insulte, et on doit être le premier en toute chose. Et on expliquait que pour finir la République était égalitaire, c’est-à-dire qu’on nous disait : « Il faut être le premier comme ça vous aurez une place de second ».
Nos parents non plus ne faisaient jamais le moindre commentaire sur le fait que nous avions la nationalité française et qui nous étions les seuls, parmi les Juifs de Sfax que je connaissais, à l’avoir. Mes camarades de classe et les autres étaient Tunisiens, sujets du Bey. À l’école, les « Français », entre guillemets, c’est-à-dire ce qui étaient nés en Bretagne, à Toulouse, nous demandaient pourquoi on était Français, on ne savait pas, mais on ne pouvait pas poser de questions non plus. Naturellement, ils se sentaient supérieurs à nous, qui étions des indigènes, bien que Français, ça ne comptait pas. Et nous, nous sentions supérieurs à eux, parce que les Français sont pingres, sales, arrogants, ridicules, etc. Chaque communauté habitant la ville avait son propre système de classement, se sentait au-dessus de toutes les autres, et faisait tomber les autres sous le coup de sa rigolade, pour ceux qui étaient nés en Tunisie, mais tout le monde savait que malgré notre hiérarchie des valeurs, celles qui valaient vraiment dans le vrai monde, c’est-à-dire celui qui était gouverné par les blancs, c’était qu’il y avait trois catégories de populations : en haut les « Français », entre guillemets, dont nous n’étions pas, bien qui nous ayons la nationalité française, en bas les arabes, et nous au milieu, qui n’étions ni les uns et les autres.
Sortis de l’école, on était à l’abri du racisme, mais on avait ordre de ne fréquenter que nos cousins, et pas nos camarades d’école. Le péché capital c’était de ne pas adorer la vie entre cousins et cousines dans la tribu. Naturellement, on désobéissait mais on était puni, sanctionné pour ça.
À la maison, de toute façon nous étions des racistes ordinaires, mais nous ne le savions pas. Par exemple, à l’âge de 7 ans, il m’a fallu un effort mental énorme pour formuler, à propos d’un domestique de mes parents, qui avaient exactement mon âge, sept ans, mais qui était domestique qui refusait d’apporter des savates à mon frère aîné, soit dit en passant, et je me suis formulé : « Ali aussi est un enfant », c’était impensable qu’un petit Arabe domestique soit un enfant.
Donc, je suis née dans une société coloniale et raciste, dans laquelle ma famille était à la pointe de l’assimilation au colonisateur mais sans nous transmettre aucun récit de ce parcours, sans l’avoir tout à fait achevé, et sans en avoir adopté toutes les manières.
Bien sûr, ce modèle familial était extrêmement patriarcal et moi je n’ai pas été programmée pour devenir une intellectuelle, pas même pour devenir une femme qui gagnera sa vie. J’étais programmée pour épouser, avant 18 ans, à 18 ans au maximum, et produire de nombreux enfants, épouser un Juif naturellement.
Ma mère était férue de connaissances, lisait constamment, participait à la vie culturelle de la ville, aux conférences de l’Alliance française, etc., mais elle prenait soin de ne jamais dépasser la ligne rouge que lui avait fixée son mari, ne pas passer son baccalauréat, qu’elle a passé après nous, et se mettre en mesure de gagner sa vie, c’est-à-dire ne pas passer des diplômes. Elle s’était néanmoins aménagé un espace d’autonomie personnelle, elle le gardait pour elle, sans jamais défendre ses filles. Elle n’a pas soutenu l’émancipation de ses filles, du tout. Elle était absente, elle ne voulait pas de conflits. Elle a sauvé sa peau mais pas la nôtre. Il est vrai qu’à l’époque, elle croyait qu’elle avait la nationalité tunisienne et mon père pouvait la débarquer, divorcer d’avec elle sans préavis. Elle a appris très tard qu’en fait elle avait la nationalité française depuis son mariage, mais personne ne lui avait dit, personne ne lui avait montré le livret de famille.
Donc, c’est une famille qui à la fois aime la modernité mais qui la veut jusqu’à un certain point.
En sortant de l’enseignement secondaire, où j’ai eu d’énormes conflits d’autorité avec l’école tout du long, mais où j’ai adoré lire et je me suis fait une culture contre certains professeurs. En tous cas, pour moi, c’était clair que je voulais une autonomie. Je ne voulais plus vivre-là. Je ne voulais pas de leur projet de vie pour les filles, pour des filles comme moi. Je voulais faire des études et gagner ma vie. Comme il fallait investir une discipline qui leur convienne, je voulais faire les beaux-arts mais c’était impossible, vu que là-bas et filles perdaient leur virginité là-dedans. J’ai choisi la philosophie, qui leur a très bien convenu, ils ont pensé que c’était comme la théologie, que ça n’attentait pas la vertu des filles.
Pour moi, la philosophie, c’était un moyen d’essayer de sortir de ce flottement dans lequel j’étais depuis des années : Qui je suis ? Qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce que c’est que ce monde ? Dans quel monde je suis ? Donc, j’ai fait un premier cycle de philosophie, on appelait cela à l’époque la propédeutique, à Tunis, où j’ai rencontré François Châtelet, un philosophe très, très brillant, un jeune professeur marxiste, libertaire, qui nous a présenté l’histoire de la philosophie comme une espèce d’opéra de Monteverdi, une suite de guerres héroïques, dont il vivait lui-même en nous le représentant, les épisodes : Aristote contre Platon, Marx contre Hegel, Marx contre Marx jeune, il nous a même fait lire le jeune Marx, etc. C’était bien ça que j’étais venue chercher. Il avait un élève très proche, Lucien Sebag, qui s’est ultérieurement suicidé en 1965, pour avoir été amoureux de la fille de Lacan.
Lucien Sebag m’a emmenée au Cercle marxiste, où beaucoup de jeunes intellectuels de mon âge ont appris à lire Marx, un texte après l’autre, toutes les semaines, et où curieusement tous mes camarades étaient Juifs. Il n’y avait pas du tout d’enfants de colons. Tous étaient Juifs et partisans de l’indépendance de la Tunisie.
À la suite d’épisodes, compliqués à résumer, le conseil de famille, c’est-à-dire les hommes, mes grands-parents et les hommes de la famille, s’est réuni pendant un mois, tous les jours, pour savoir s’ils me permettraient ou non de partir. Ils ont fini par accepter, parce que j’avais eu un prix de la ville de Tunis, pour ma copie, qui avaient été publiée dans le journal, ça ne faisait pas moderne de m’empêcher d’aller étudier. Donc, ils m’ont laissée aller à la Sorbonne, pour étudier la philosophie, où j’ai retrouvé Lucien Sebag, où j’ai vécu dans le petit monde des étudiantes philo, qui tournaient non pas autour des profs, on assistait à un seul cours par an, on avait le plus grand mépris pour les enseignants en général, mais pour la bibliothèque de philo, autour d’un personnage merveilleux, qui s’appelait Romeu, le bibliothécaire, qui était notre père à tous, on était tous des enfants tombés du nid, qui avaient été malaimés, etc. Il a été notre papa pendant toutes nos années d’études. Il y avait tous les livres et il nous poussait à lire : « Lis plutôt ceux-ci, plutôt cela ».
On était toute une bande de jeunes marxistes, qui lisaient beaucoup de grands philosophes, discutaient toute la journée, sortaient de la bibliothèque pour aller se battre contre le Front national, contre Le Pen. À la sortie de la Sorbonne, tous les jours, à midi, il y avait une castagne à laquelle on participait. J’ai pris évidemment quelques coups que je n’avais pas souhaités. Et beaucoup d’entre eux, parmi les jeunes philosophes, sont devenus ethnologues : Lucien Sebag, qui s’est suicidé par la suite ; Alfred Adler, un africaniste, Michel Cartry, un autre africaniste ; Pierre Bonnafé ; Pierre Clastres ; Hélène Clastres, j’en oublie certainement. Beaucoup d’anthropologues de ma génération sont sortis de ce département de philo.
L’année 1957, je suis l’enseignement de Gilles Deleuze, un tout jeune assistant, qui vient d’être recruté, qui enseigne Nietzsche, et qui me fascine, parce qu’il montre une pensée à sa naissance, et pas du tout comme les autres professeurs, quand c’est devenu une doctrine qui est là de toute éternité, qui s’opposent à d’autres, Kant contre Hume, etc. cette année-là, là j’ai rédigé un mémoire de philosophie, parce qu’il est très politisé, sur le traité théologico-politique de Spinoza. J’ai présidé la corpo de philo. À ce moment-là on était totalement ruiné. La corpo était ruinée, et un étudiant, qui le connaissait, me dit : « Invite le docteur Lacan, ça te fera du fric. ». Je ne savais même pas qui c’était, sauf quelqu’un dont deux ou trois parlaient avec la voix un peu émue. Je l’invite. Le grand amphi de la Sorbonne est plein. On remet la caisse en bon état.
Il y avait là, Merleau-Ponty, un ami de Lacan, qui assistait, avec lequel je me suis liée à cette occasion, avec qui, jusqu’à sa mort quatre ou cinq ans plus tard, j’avais été liée pendant quelques années, et qui m’a beaucoup aidé de ses conseils. Il était merveilleux, parce qu’après avoir compris que je ne serai pas son disciple, que sa philosophie je l’aimais bien, j’aimais bien certains aspects libertaires très fins mais que je n’allais pas faire de la phénoménologie, c’était pas du tout mon affaire, il m’a toujours aidée à me débrouiller dans mes propres projets.
Cette même année, 1957, pour passer l’agrégation de philosophie, à l’époque il fallait un certificat de science. J’étais nulle dans toutes les sciences. J’ai essayé un mois en PCB, ce qui préludait à la médecine, physique, chimie et biologie, je ne comprenais rien. J’ai été au Musée de l’Homme où il y avait une option sciences, avec beaucoup d’anthropologie physique. Moi, j’avais lu « Les structures élémentaires de la parenté » et « Race et histoire » avec mes camarades marxistes, mais à ma grande surprise, personne n’y faisait la moindre allusion, pas même André Leroi-Gourhan, qui est le seul dont je me souvienne, il y avait un raciste, Hartweg, qui avait travaillé avec Vichy, qui nous enseignait l’anthropologie physique [1]. André Leroi-Gourhan m’a toujours paru à la fois intéressant, mais il ne citait personne. Il travaillait sur les Indiens Menominee, il donnait un cours là-dessus, mais il n’a jamais cité le moindre anthropologue à part lui-même. Il avait une blouse blanche et il se faisait appeler patron. Tous ses élèves avaient la glotte qui se bloquait quand ils parlaient au patron. Je trouvais cela extraordinairement comique, et c’est longtemps après que j’ai compris que c’était un penseur intéressant, qu’il avait été simplement laminé par sa concurrence avec Lévi-Strauss, dont on n’avait pas vu l’intérêt de l’apport.
À la fin de l’année universitaire, mon père me coupe les vivres, parce qu’il ne supportait pas que je sois syndicaliste, c’est un patron à l’ancienne. Il est venu à Paris un jour où je dirigeais forcément les philosophes, on soutenait les employés du restaurant universitaire qui étaient en grève. Il m’a dit : « Comment, tu fais grève pour tes bonnes ? », donc il m’a coupé les vivres. J’ai très mal vécu ça, parce que je me suis retrouvée éjectée de la famille, complétement. Plus personne ne m’a écrit, ne m’a téléphoné. Ils passaient à Paris, ils ne me voyaient pas. Mais, bon j’ai trouvé une bourse pour préparer l’agrégation.
J’ai passé l’année de préparation de l’agrégation en cahotant. Je l’ai obtenue, je ne sais pas comment. C’était une année pour moi absolument floconneuse, dans laquelle j’ai plutôt été malade d’avoir été rejetée de la tribu. Simplement, Merleau-Ponty m’avait dit : « Vous n’avez pas le temps d’apprendre tout ce que vous ne savez pas, mais essayez de rassembler ce que vous pensez, surtout les problèmes de philosophie qui vous intéressent » C’est ce travail-là qui m’a fait faire des copies originales et sans connaissances, qui ont fait que des tordus, membres du jury, m’ont donné l’agrégation à un très jeune âge. Après tout, ils auraient pu, comme ils faisaient généralement, dire : « À la quatrième fois, elle sera bonne quand elle aura appris quelque chose », mais non, apparemment ça leur a suffi. Avec ça, j’avais été, à 24 ans, agrégée de philosophie le pompon après lequel tout le monde courait. Tous mes copains avaient échoué.
C’était aussi le moment où de Gaulle revenait au pouvoir, en 1958 en France. L’année universitaire suivante, je me retrouve à Quimper, comble du ridicule. Quand on préparait l’agrégation, on disait toujours : « On étudie les grands philosophes, on est sûr d’être au sommet de la pensée, mais on va se retrouver prof du secondaire à Quimper » et c’est à moi que c’est arrivé. J’aimais bien les élèves, mais je haïssais les programmes.
C’est l’année aussi sont parus « Tristes tropiques » et « L’anthropologie structurale » et tout d’un coup, par ces livres, on voyait qu’il y avait une énorme anthropologie sociale anglo-américaine dont on ne nous avait pas dit un mot au Musée de l’Homme, et Merleau-Ponty, qui justement cette année-là avait fait lire Lévi-Strauss au Collège de France, m’a fait rencontrer Éric de Dampierre, un anthropologue qui revenait des États-Unis, qui à l’époque était responsable des Sciences humaines à l’Unesco. On a travaillé plusieurs jours, il m’a fait une très longue bibliographie d’anthropologie sociale : « Voilà les choses qu’il faut lire quand on commence ». Et il m’a adressé, à la London School of Economics, à Ernest Gellner, qui a supervisé ma formation pendant plusieurs années, avec une immense générosité. D’emblée, comme il était lui aussi philosophe, quand il écrivait un texte, que ce soit d’anthropologie ou de philosophie, alors que je n’étais rien, il me l’envoyait pour que je le critique. Et moi, j’y ai cru, ça rejoint mon idée que venir en Europe c’était rejoindre le projet des Lumières. J’ai cru que la vie intellectuelle c’était ça. Il m’a fait découvrir Karl Popper, plusieurs historiens et logiciens des sciences, que j’ai beaucoup lus, c’est la seule chose qui m’avait intéressée en philosophie, c’était la logique formelle et l’histoire des sciences, la chose qui m’était restée.
Par la suite, malheureusement, cela va se terminer mal avec Gellner, quand en 1976, après que j’ai fait mon travail sur le terrain, il m’invite, à la London School of Economics, à son séminaire d’anthropologie. Il ne supporte pas ce que je raconte et il a cessé de me voir à partir de ce moment-là. Je crois que ma façon de faire le terrain l’a terriblement scandalisé, il l’a dit à des amis communs. Il pense que j’ai déserté la cause du rationalisme et que je suis en train de devenir une espèce d’irrationaliste. Je l’ai beaucoup regretté mais je ne pouvais pas faire autrement que de faire le travail sur le terrain comme je l’ai fait.
Voilà, ça c’est jusqu’en 1959, jusqu’à la fin de mes études.