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Jusqu’où soigner ? / XXIe rencontres de Pétrarque

Transcription, par Taos Aït Si Slimane, de la troisième table ronde, du jeudi 20 juillet 2006, des XXIèmes rencontres de Pétrarque, diffusée sur les ondes de France Culture le jeudi 10 août 2006 de 20h30 à 22h.

La transcription d’oralité est un choix. Les points d’interrogations, entre parenthèses, indiquent un doute sur l’orthographe d’un mot et/ou groupe de mots. Vos corrections et suggestions (écrire à : tinhinane[ate]gmail[point]com) sont les bienvenues.


Édito signé par David Kessler, directeur de France Culture : En abordant cette année le thème du soin, les Rencontres de Pétrarque organisées par France Culture en partenariat avec Le Monde, restent fidèles à ce qui fait depuis leur création leur originalité : faire débattre ensemble pendant une semaine des intellectuels, des universitaires, des experts, des politiques, mais aussi des praticiens, d’une question qui se pose à notre société.

Soigner : Ce sujet fait l’objet depuis l’Antiquité de traités savants. Il devient aujourd’hui une question partagée car il est au cœur des choix et des débats sur le modèle social français.

Si la force du colloque singulier entre les médecins et le malade n’a pas disparu, loin s’en faut, la question appelle sans conteste aujourd’hui des arbitrages collectifs : droit à l’information du patient face au savoir médical, limites du principe de précaution, prévention sanitaire, politiques de santé publique, frontières déontologiques, éthique médicale, inégalités devant le soin au sein d’une société elle-même profondément inégalitaire mais surtout dans un monde où l’écart entre richesse et pauvreté s’accroît.

Tout au long de ces cinq journées, nous rencontrerons ces thèmes. Que soient remerciés tous les intervenants qui ont accepté de nous accompagner.

Emmanuel Laurentin : « Je n’ignore pas ce que tu vas dire, la même chose que d’habitude. Fais ce que tu veux, mais sache quand même qu’à ne pas te fier au médecin, tu vivras moins longtemps. J’ai assez vécu mon ami et si j’ai joué mon rôle jusqu’au bout, je veux bien quitter la scène, la pièce fut-elle inachevée, si le maître des jeux est d’avis de m’interrompre. Je suis fatigué maintenant et si [manque quelques mots], j’aurai tort de me plaindre de la brièveté de ma vie. Si tout le monde arrivait en effet à mon âge, la terre serait trop petite pour le genre humain. Et moins d’avoir envie de vivre longtemps, je crains d’avoir trop vécu quand je pense que tant d’amis, tant d’hommes, tant de héros sont partis avant moi et que rien, ici bas, n’arrive aujourd’hui qui soit différent d’hier et que tout va chaque jour de mal en pis. Quand je pense à tous les dangers qui arrivent de partout, aux menaces de la fortune, au vent du nord, perpétuelle source de tous les maux, qui se joue de nos mœurs, à la docilité avec laquelle notre Italie se prête aux mœurs des barbares, à l’exil enfin des vertus, à la puissance des vices, à toute mon aversion pour les hommes et pour les choses, et au milieu de tout cela, tu penses que la vie m’est douce ou agréable ? Elle m’est cruelle et amère. Mais toute cruauté, toute amertume se doit adoucir par le calme et la patience. Je vis donc en supportant la vie mais sans la désirer. Cette vie, vaille que vaille pourrais-je la prolonger si j’obéissais au médecin ? Je ne m’en soucie pas le moins du monde et je n’en sais rien. Il n’y aura jamais de fin, toujours il nous sera doux de retrancher quelque chose au nombre de nos années, de nous tromper nous-mêmes, et toujours, nous souhaitons être et paraître plus jeunes, la mort nous obligera à avouer la vérité. »

Volonté du malade, volonté du médecin, j’ai repris encore un texte de Pétrarque, en 1370, toujours dans les lettres à son ami, Giovanni Dondi, qui viennent d’être traduites aux éditions Les Belles Lettres, sous le titre, Lettres de la vieillesse. Il mettait en évidence combien la lassitude qui l’avait assailli, devant l’état du monde, était en opposition avec le désir de son ami de le sauver. Voilà une des questions que nous aborderons dans ce débat d’aujourd’hui, des XXIèmes rencontres de Pétrarque, car derrière le tire d’aujourd’hui, « Jusqu’où soigner » se développent de nombreuses questions posées aux médecins comme aux malades : acharnement thérapeutique, euthanasie mais aussi multiplication des greffes, y compris, on l’a vu cette année, des greffes du visage sont autant de débats récurrents dans lesquels les différents acteurs, les acteurs politiques mais aussi les acteurs sociaux, les acteurs économiques n’apportent pas toujours des réponses uniques. Nous allons donc aujourd’hui nous interroger non seulement sur les limites éthiques du soin mais aussi sur ceux qui prennent la décision de les repousser.

Nicolas Weill : Avec nous, pour parler de ce thème, de gauche à droite, Didier Sicard, professeur de médecine interne, qui préside depuis 1999 le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, connu sous son sigle CCNE, et qui va publier - après de nombreux ouvrages - en septembre, L’alibi éthique. Malika Mokeddem qui est médecin néphrologue et écrivain, qui a publié de nombreux ouvrages dont le dernier, Mes hommes, chez Grasset, l’an passé. À ma gauche, Maurice Mimoun qui est chef de service en chirurgie plastique, reconstructrice et esthétique à l’hôpital Rothschild, responsable du centre des grand brûlés à l’hôpital Saint-Antoine à Paris, et qui a publié, entre autres ouvrages, chez Albin Michel, en 2000, L’impossible limite, carnet d’un chirurgien. Il a aussi publié récemment S’empêcher d’en faire trop, qui peut-être est un bon sous-titre à notre table ronde. Un intervenant qui nous est déjà familier depuis hier, Hervé Chneiweiss, directeur de recherche au CNRS, directeur du laboratoire de plasticité gliale. Alors la plasticité gliale concerne, d’après ce que m’a transmis mon voisin de gauche, une zone qui entoure les neurones, je vais m’arrêter là sinon on va verser dans la médecine de Molière. Il est également l’auteur de plusieurs livres, parus dans une nouvelle maison d’édition qui s’appelle Alvik, Bioéthique, avis de tempêtes, coécrit avec mon confrère du Monde, Jean-Yves Nau, et également Neurosciences et neuroéthique. Pour notre second cercle, ou deuxième cercle, comme on voudra, alors là je parle de gauche à droite : Philippe Pignarre, éditeur, spécialiste de l’observation des psychotrope, -si je dis spécialiste des psychotropes cela peut prêter à confusion. Auteur de nombreux ouvrages sur la psychiatrie, l’histoire de la psychiatrie, de la psychanalyse, on en parlera demain. Jean-Claude Ameisen, professeur immunologue, qui nous accompagne depuis le début de la semaine, dont je salue la fidélité. Et fidélité dont je salue également Alain-Gérard Slama, professeur d’histoire des idées politiques à sciences-Po et également membre du Comité national d’éthique.

Emmanuel Laurentin : Peut-être vais-je poser une question, en rapport avec ce texte de Pétrarque, tout de suite à vous, professeur Mimoun. Quand vous écoutez ce texte, qui est en fait un texte éminemment écrit de quelqu’un, et c’est une sorte de lieu commun de la littérature on peut dire, qui se plains de la lourdeur et de la dureté de la vie auprès de son ami médecin alors qu’il a soixante-dix ans, qu’il commence à devenir impotent, qu’est-ce que vous entendez, en tant que médecin aujourd’hui, de cette question de la demande du médecin de voir poursuivre la vie de son malade le plus longtemps possible, et de son ami, il faut le dire, et de l’autre côté de celui qui dit : eh bien non, j’en ai assez, il faut en finir avec la vie, cette vie est trop dure et de toute façon, je ne comprend plus le monde dans lequel je suis ?

Maurice Mimoun : Le texte est très beau. Je pense que la difficulté c’est justement de ne pas se mettre dans plusieurs rôles à la fois. Là, il y avait l’ami, le médecin et le patient.

Emmanuel Laurentin : Bien sûr.

Maurice Mimoun : L’ami, ce n’est pas le médecin. Un ami, ça a toujours envie de voir ses amis vivre le plus longtemps possible. Il est dans son rôle. Le médecin, son rôle est de soulager et de guérir éventuellement, d’éviter la douleur. Donc, le médecin, pour moi, dans ce texte, est dans son rôle. Le patient vient le voir. Quand un patient vient voir un médecin qu’est-ce qu’il demande au médecin ? Soulage-moi ou guéri-moi. Il est dans son rôle. Si le patient pensait à quelque moment que le médecin n’était pas dans ce rôle-là, peut-être qu’il jugerait que cela ne vaut pas le coup de le traiter, il y aurait une suspicion qui s’instituerait entre les deux personnes, qui serait très mauvaise. Puis, le patient a son avis dont il faut tenir compte, évidemment. Le discours là, c’est : jusqu’où la vie vaut d’être vécue ? Quand vous avez lu ce texte, j’ai vu des personnes, quand vous avez dit « la vie ne vaut peut-être plus le coup d’être vécue à un certain âge » qui ont fait la grimace. Donc, évidemment la vérité est individuelle.

Emmanuel Laurentin : Donc, cela veut dire que ce texte est encore présent, enfin permet de poser une question qui est encore présente aujourd’hui...

Maurice Mimoun : C’est la même.

Emmanuel Laurentin : Au cœur de la discussion entre les médecins, leurs patients et puis aussi la société qui est un troisième acteur, qui n’est pas évoquée ici dans le texte de Pétrarque ?

Maurice Mimoun : Il y a le politique, la société et puis c’est un cas particulier de patient qui est un patient conscient, qui est capable de raisonner. L’autre cas c’est quand le patient ne peut plus raisonner.

Emmanuel Laurentin : Didier Sicard, même question à propos de ce texte de Pétrarque et de ces interrogations qui semblent sinon éternelles, du moins durables.

Didier Sicard : En même temps la médecine est devenue une prothèse, une prothèse de vie, considéré comme une évidence : on répare les hanches, on greffe, on guérit des leucémies, des cancers, on traite le SIDA, etc. Donc, la médecine s’est intégrée dans l’existence humaine comme une nécessité vitale, et en même temps, il n’y a jamais eu autant d’angoisse, d’une sorte d’appropriation du corps par la médecine avec cette double demande : d’un côté sauvez-moi en même temps ne me martyrisez pas. La médecine au fond est de plus en plus embarrassée devant le discours qu’elle peut tenir, qui est un discours de progrès, un discours assez orgueilleux. En même temps ce discours d’humilité parce que la mort ne change pas et l’existence humaine a une finitude que notre société a tendance à repousser de façon de plus en plus lointaine dans une abstraction. Donc, on voit au fond que le médecin est au cœur même d’une situation totalement conflictuelle et le sujet traité jusqu’au bout fait que le médecin est en situation d’avoir à répondre à une souffrance dans une économie, dans une situation démocratique, dans un pays, dans l’Occident, au XXIème siècle, avec les contradictions que peut susciter une demande jugée excessive ou parfois une sorte de demande à la médecine d’en finir avec cette idée qu’on pourrait maîtriser sa mort, ce qui m’a toujours paru éventuellement un petit peu dérisoire.

Emmanuel Laurentin : Vous voulez dire que le médecin se trouve dans cette situation-là, comme à la pointe avancée d’un continent, ou la pointe avancée d’un iceberg, et que derrière il y a tout ce que vous venez de décrire, à la fois la civilisation dans laquelle il vit, le pays, les lois et qu’au bout du compte il se retrouve à devoir décider, en face d’un malade, de savoir jusqu’où il faut aller en tenant compte de tous ces paramètres, de l’endroit où il se situe ?

Didier Sicard : La société lui délègue la responsabilité d’utiliser les ressources économiques, le mieux possible, face à des personnes qui par essence sont hétérogènes, qui ont un jugement sur leur désir de vivre, sur ce qu’elles vont demander à la médecine, qui n’est jamais identique chez une même personne. Donc, on voit très bien que la médecine va proposer de plus en plus de performance thérapeutique, quelquefois à un coût sinon déraisonnable tout au moins considérable, et en même temps arriver à ce que chacun ait une sorte de discernement qui finit par disparaître. Au fond, chacun vit individuellement son rapport à la médecine et la médecine est une ressource collective.

Emmanuel Laurentin : Si l’on prend un exemple concret, sans citer de nom ni quoi cela soit, cela vous est arrivé de vous trouver dans ces situations, j’imagine souvent, de devoir décider comme ça, comme une sorte de pointe avancée de la civilisation médicale, face à ces questions-là ?

Didier Sicard : Tout à fait. Dans l’exemple, peut-être le plus banal, c’est des rhumatismes inflammatoires, qui ont fait des progrès thérapeutiques considérables depuis quelques années, et qui peuvent justifier chez une jeune fille de vingt ans l’utilisation de thérapeutiques qui vont coûter cent mille euros, sur deux ou trois ans, peut-être sur une durée plus prolongée, mais qui vont permettre à cette jeune femme d’avoir une vie bien meilleure que si on lui donne un traitement de dix mille euros. Le problème c’est que ces cent mille euros ne peuvent pas être disponibles indéfiniment. Donc le choix de savoir s’il va falloir d’emblée faire profiter cette jeune femme de ce traitement, alors qu’il y a des traitements classiques qui sont peut-être un peu plus contraignants et que le choix entre cent mille et dix mille euros peut paraître évident pour la personne malade, qui dit : au nom de quoi m’empêchez vous d’accéder à ce traitement de cent mille euros, et que la société, sans arrêt, demande aux médecins tout de même de faire part de son discernement pour ne pas sans cesse proposer des thérapeutiques, non pas désinvolture, mais d’une certaine insouciance parce que cela va retentir sur l’incapacité de venir en aide aux personnes porteuses d’un handicape, aux personnes âgées auxquelles on dira : écoutez, vous passerez, vous viendrez le jour où il y aura les ressources. Au fond, on s’aperçoit que la médecine finit par confisquer, pour un très petit nombre, des ressources considérables et cela pose un problème croissant qu’il faut affronter avec lucidité.

Emmanuel Laurentin : Jusqu’où et au nom de quoi, Malika Mokeddem ? Vous êtes écrivain, on l’a dit, mais également médecin, néphrologue, ici à Montpellier même. Cette question que je viens de poser à Didier Sicard, vous y êtes confrontée très régulièrement, j’image ? Parce qu’en plus, la particularité de la néphrologie, c’est une maladie qui touche le rein, une maladie sans douleurs ou presque, sauf quand on a des coliques néphrétiques, et qui petit à petit voit s’éteindre l’organe vital qu’est le rein, donc avec une dimension chronique qui doit en plus complexifier la question du « jusqu’où ? ».

Malika Mokeddem : Avec cette chose terrible que se nourrir, boire et manger devient un poison pour l’individu, quand le rein, le filtre, ne filtre plus rien. Ma spécialité, la néphrologie - cela vient du grec nephros - , son évolution dans les cinquante dernières années illustre assez bien l’évolution de la médecine d’une façon générale et l’évolution surtout de la technologie. Jusque la fin des années cinquante, quand quelqu’un arrivait au stade terminal d’une insuffisance rénale, il en mourrait. On disait : il avait de l’urée et il est mort. Donc, la mort de l’organe rein s’identifiait à la mort du patient. Puis, début des années soixante, on a su traiter avec des moyens rudimentaires, avec des reins qui nous paraissent maintenant préhistoriques, ce n’est quand même pas si loin, les dialyses se passaient mal, les patients souffraient mais le patient et le médecin étaient vraiment soudés par cette lutte acharnée contre la mort. La pharmacologie et les laboratoires ont mis des moyens. Un autre rôle du rein, c’est de fabriquer une hormone qui s’appelle l’érythropoïétine, celle que s’injectent tous les cyclistes et autres pour se doper…

Emmanuel Laurentin : Un dopant, oui…

Malika Mokeddem : Voilà. Quand les malades arrivaient au stade terminal de leur insuffisance rénale ils avaient des anémies, comme on disait, nous, étudiants ( ?) aux chaussettes, on les met en dialyse en leur mettant un demi-litre de sang en circulation extracorporelle, donc cela expliquait pourquoi les dialyses se passaient mal, entre autres, il n’y a pas que cela. Et quand le malade mourait dans cette phase-là, c’est le médecin qui était endeuillé parce qu’il venait de perdre un partenaire dans cette lutte contre la mort. On était tellement dans l’instant, dans cette lutte, dans ce rôle qui est le nôtre, c’est-à-dire l’urgence. Les malades on ne les voyait qu’au stade terminal de leur insuffisance rénale. Si on s’était tenu au versant immobile de cette question « soigner jusqu’où ? », on n’aurait jamais pensé à ce moment-là que le développement, la collaboration des ingénieurs et des médecins, allait mettre à notre disposition des reins tellement plus performants qu’on allait multiplier les méthodes de traitement, de suppléance de la dialyse, c’est ce qui est arrivé dans une deuxième phase.

Emmanuel Laurentin : En changeant d’une certaine façon ce rapport fusionnel, que vous décriviez auparavant, entre le médecin et son malade, et en changeant peut-être les demandes de celui qui se fait soigner…

Malika Mokeddem : Oui.

Emmanuel Laurentin : Évidemment, ce n’est pas du confort on sait ce que c’est la lourdeur d’une dialyse, bien évidemment, mais le pronostic vital est peut-être moins en jeu aujourd’hui qu’il ne pouvait l’être à l’époque. Donc, à partir de ce moment-là, eh bien, le « jusqu’où ? » n’est plus exactement le même.

Malika Mokeddem : Il n’est plus le même. Il bouge. Alors, « jusqu’où ? », cela s’est décliné pour le médecin. C’est jusqu’à la greffe, pour ceux qui étaient aptes à recevoir une greffe. Et ça, c’est le volet gratifiant de la profession. C’est aussi, l’autre volet gratifiant mais important, les insuffisances rénales aigües qui arrivent en réanimation, c’est pouvoir dialyser quelqu’un qui serait mort sans cela. Et puis espacer les dialyses et dire : c’est bon le rein fonctionne, et on le libère de la machine. Mais tous les autres, ceux qui restent, c’est-à-dire les deux-tiers des patients. Ce n’est quand même pas très limités, ils sont 31 000, par exemple en France, au recensement de 2003. Tous ceux-là, parce qu’ils sont devenus nombreux, parce que l’on sait traiter tout le monde, l’insuffisance rénale s’est banalisée, alors que ce n’est pas une pathologie banale, deux reins morts dans le corps, quand boire deux litres d’eau, dans l’espace entre deux dialyses, plus tout ce que l’alimentation comporte comme liquide, c’est du liquide qui reste dans le corps, avec ce sentiment de noyade interne, qui est terrible, avec d’autres éléments, par exemple le plus dangereux, c’est quelque chose qui s’appelle le potassium, qui est contenu dans tous les fruits, dans les légumes, dès que le taux augmente, il y a un danger de mort par arrêt cardiaque. Donc, si vous voulez, on a placé des individus dans une grande masse en leur disant : je ne peux pas vous soigner. Soigner n’était pas guérir le patient, c’était le maintenir en survie et dans une dépendance terrible, par rapport à une machine. Le médecin a de petits endroits où il va chercher une satisfaction, mais on a vit avec les patients, trois fois par semaine, entre 3h et 5h où ils viennent au rein artificiel. Quand ils arrivent en fin de vie, quand on les a dialysés quinze ans, vingt ans et qu’ils ont fait un cancer ou un problème vasculaire, arrêter à ce moment-là, pour nous, c’est terriblement difficile parce que le patient sait si bien que l’arrêt de la dialyse c’est le verdict de mort, on le lui a rabâché tellement de fois. Arrêter, c’est signifier au patient : je vous laisse tomber. Et cela, c’est vraiment trop difficile. Les psychothérapeutes parlent de deuil chez les patients, on est passé du deuil du médecin quand il perdait son patient, pendant l’époque héroïque, au deuil du patient, au deuil de ses reins, ces deux jumeaux qu’il a dans l’abdomen, qui sont morts, qui ne fonctionnent plus.

Emmanuel Laurentin : Merci.

Nicolas Weill : On est au cœur en fait, Malika Mokeddem, du problème que pose la question qui nous occupe ce soir, « jusqu’où soigner ? », c’est-à-dire de la relation. On a vu que la relation avec le patient et le médecin était une relation asymétrique, inégale, de quel ordre est-elle finalement ? Et qui peut décider jusqu’où soigner ? Est-ce que c’est le médecin ? Est-ce que c’est le patient ? Décide-t-il démocratiquement ou de façon autoritaire ? Qu’est-ce que vous en pensez, Hervé Chneiweiss ? Est-ce que cette décision ne relève pas au fond, pour dire le mot, d’un certain pouvoir ? François Ewald n’est pas là, mais au sens où Foucault l’interprétait comme une forme de domination ? Ou au sens où le médecin serait le représentant de l’économie, de la société face à la demande d’un corps souffrant ?

Hervé Chneiweiss : D’abord, c’est difficile d’intervenir comme ça après les propos extrêmement touchants de Malika. Il est clair que la santé est devenue un enjeu. Si l’on dit que 1789 c’est l’accès aux droits civiques, avec 1946 l’accès aux droits sociaux et la Déclaration des droits de l’Homme, il est clair que la santé n’est plus le domaine réservé du débat entre le patient et le médecin mais devient un enjeu démocratique. La charte de l’OMS le montre. Le premier alinéa de la charte de l’OMS, dit : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. » On voit que l’on a là la santé comme une autre définition du bonheur, en 1946. Alors, la rupture épistémologique qui se crée, c’est effectivement le fait qu’avant on est dans le pouvoir du souverain qui est face à des éléments qui nous dépassent de faire mourir ou de laisser vivre. C’est un choix qui est le choix régalien du souverain d’avant 1789. Et, à partir des progrès de la médecine au XXème siècle, plus encore aujourd’hui, on entre dans un débat qui concerne le patient, le médecin, les associations de malades, la société en général par rapport au coût, je vais l’illustrer tout de suite, et qui est de faire vivre, l’infertilité, les soins qu’on vient d’évoquer, ou de laisser mourir, la question de l’euthanasie. Alors, moi, j’ai deux casquettes. J’en a une qui est celle du médecin mais une autre, celle du chercheur. L’une c’est ici et maintenant et l’autre, demain. Je voudrais illustrer sur ce qui peut paraître comme un échec, mais en tout cas qui doit nous inciter à de la prudence et à ne pas donner de faux espoir, l’illustration justement de cette pluralité des acteurs. Et je voudrais l’illustrer avant que l’on parle de la thérapie cellulaire qui sera probablement, avec la médecine régénérative, la médecine de demain, qu’en est-il advenu de la thérapie génique ? Et pourquoi est-ce qu’on parle aujourd’hui de l’échec de la thérapie génique ? Il y a quinze ans, et j’en ai été un des acteurs aussi, guérir par les gènes, dans le cadre du programme génome humain, quoi de plus naturel ? Finalement, les gènes c’est ce que nous avons en nous, c’est ce qui est intimement inscrit dans notre patrimoine, c’est notre histoire génétique, notre filiation et guérir, soigné avec les gènes, c’était la perfection. Cela a été la perfection pour l’industrie parce qu’en remplaçant un gène, on faisait l’économie de comprendre les mécanismes par lesquels la maladie se déclenchait et on faisait l’économie de trouver les molécules pour soigner ces maladies. C’était merveilleux pour les biotechnologies parce qu’avec la brevetabilité des gènes on pouvait aller tout de suite vers de la propriété intellectuelle, on pouvait aller tout de suite vers le marché, on pouvait tout de suite lever des capitaux. C’était merveilleux pour le secteur académique parce que le programme génome s’est accompagné d’un bouleversement de la biologie. On est passé d’une biologie que l’on faisait sur un coin de paillasse à de la biologie à grande échelle, des centaines de millions d’euros ou de dollars investis, il fallait justifier ces grands programmes. Et cela a été aussi merveilleux pour les associations de patients qui ont, à marche forcée, financé certains de ces programmes. Puis, la nature n’a pas été au rendez-vous de cette vision déterministe, mécaniste du monde où il s’agit de remplacer une pièce défectueuse, finalement il y a un gène qui ne marche pas, on n’a qu’à l’enlever et le remplacer par un gène neuf et qui marche. Et là, on voit que l’on est obligé de revenir à ce qui est vraiment la science et la recherche, c’est-à-dire quelque chose d’évolutif et quelque chose de probabiliste. On a besoin de faire des recherches pour comprendre, pour maîtriser, par exemple maîtriser les vecteurs, c’est bien beau de faire de la thérapie génique mais il faut que le gène aille au bon endroit. Le gène n’agit pas seul, il faut bien tenir compte de ses éléments de régulation. On a vu que quand on laissait un gène s’insérer à n’importe quelle place il pouvait donner au contraire des tumeurs. Puis le « gold rush », la course à l’or s’est arrêtée quand on vu que le chiffre d’affaires qui était annoncé, dix milliards, vingt milliards, dans les années 2000, est tombé à presque zéro. Alors, est-ce qu’il faut jeter le bébé avec l’eau du bain dans ce contexte là ? Sûrement pas parce qu’en fait, comme toute bonne recherche, le programme génome a apporté des avancées considérables en particulier dans le diagnostic. Aujourd’hui, on ne fait plus un diagnostic de tuberculose qui prend trois mois ou six mois comme avant. C’est une PCR, une réaction d’amplification des gènes, en quelques heures le diagnostic est fait. On a pu caractériser des milliers de maladies génétiques, aujourd’hui on commence à les étudier, on commence à les comprendre. On peut utiliser dans le diagnostic et dans des tests, aujourd’hui on crée même des vaccins avec ces gènes mais on n’en est pas encore à la thérapie génique. Alors, voilà l’illustration du fait que dans le soin aujourd’hui, la recherche biomédicale et le soin on a une multiplicité des acteurs et on a une multiplicité des problèmes. L’attitude positiviste, déterministe de dire : la mort n’existe plus ou demain on pourra vivre éternellement parce que l’on va faire de la médecine régénérative et que les cellules souches on va pouvoir les utiliser maintenant pour se réparer en continu. Eh bien non, l’expérience nous montre qu’au fur et à mesure, oui la recherche avance, fait des progrès mais qu’il existe de façon irréductible un choix collectif d’allocation des moyens. Où met-on les coûts ? Où finance-t-on la recherche ? Et un temps incompressible de la connaissance. Et sans ce temps incompressible de la connaissance, on n’arrive à rien.

Emmanuel Laurentin : Mais, d’une certaine façon, vous, Maurice Mimoun, vous, vous pensez que ce que vient de dire Hervé Chneiweiss, c’est intéressant, c’est effectivement la recherche en train d’avancer mais qu’au bout du compte, cela ne change pas grand-chose, selon vous, à la pratique médicale et à la question qui est posée au médecin quand on lui dit « jusqu’où ? »

Maurice Mimoun : Moi, je pense qu’il faut partir du patient, donc de la personne soignée. On est dans la question « jusqu’où soigner ? » Qu’est-ce que l’on peut faire là ? On peut faire des généralités mais à un moment donné, on a un patient qui souffre en face de nous. Il y a différents types de patients, différentes mentalités, des conscients, des inconscients, on doit faire quelque chose. « Jusqu’où soigner ? », pour moi c’est très clair - je le dis et c’est ma pratique - jusqu’au bout. Pour le patient, il ne peut pas y avoir d’autres solutions vis-à-vis de son médecin. Amenez votre enfant à votre médecin et demandez lui : vous allez le soigner jusqu’au bout ou pas ? Vous voulez qu’il soit soigné jusqu’au bout, je pense. Jusqu’au bout cela ne veut pas dire n’importe quoi et n’importe comment, mais soigné jusqu’au bout.

Emmanuel Laurentin : Mais soigner jusqu’au bout dans le cadre des lois ? Dans le cadre de…

Maurice Mimoun : Parce que quand on dit « jusqu’au bout » tout d’un coup on nous donne l’argument, complètement faux, qui est de dire : ah ! C’est le pouvoir du médecin, on est dans le pouvoir total du médecin, le pouvoir souverain, des choses comme ça. Ce n’est pas du tout cela. Moi, je ne veux justement pas que le médecin ait ce pouvoir là. Je ne veux pas qu’on le lui donne. Le médecin n’a qu’une seule fonction, c’est de soulager et de soigner. S’il doit se restreindre dans ses choix de traitement, je ne veux pas que cela soit moi qui choisisse. Moi, si j’ai un traitement, je le donne. Si l’on m’interdit de le donner, eh bien c’est la société, évidemment on ne peut pas tous payer, je le comprends, on est déjà dans une société qui a beaucoup de chance, si l’on fait ce choix-là, puisque l’on est dans une société où nous nous soignons beaucoup mieux que dans des pays beaucoup moins favorisés. On tous déjà dans un choix d’égoïstes, ce n’est pas la peine de tourner autour du pot là-dessus. Mais je suis médecin en Europe. Et, dans cette Europe, j’ai un cadre. J’ai un cadre où l’on me dit d’aller, puis j’ai un cadre où si ce que je choisi est trop onéreux et on me dit non, mais ce n’est pas moi qui dit non. C’est là où les comités d’éthique ont un rôle pour dire « attention », dans les procédures, je ne peux plus. Mais je ne vois pas comment on va envoyer en prison un médecin qui va donner une médication chère à un patient pour le soulager.

Emmanuel Laurentin : Il ne s’agit pas de l’envoyer en prison…

Maurice Mimoun : Oui, mais je dis les choses. C’est ça. Il faut absolument soulager, enlever le pouvoir aux médecins, là-dessus. Il faut que le patient en face de son médecin pense qu’il n’est là que pour le soigner ou pour le soulager. S’il pense qu’il a un autre pouvoir c’est grave et c’est tendancieux.

Nicolas Weill : Mais il y a des cas limites, Maurice Mimoun. Il y a peut-être le cas de Didier Sicard dans le cas de la fin de vie, problème qui fait partie de notre programme, il peut y avoir un hiatus entre la demande du patient et ce que peut faire le médecin.

Maurice Mimoun : C’est un problème économique. Excusez-moi, c’est un problème économique. Évidemment, des gens très âgés, que l’on ne peut pas entourer de l’amour suffisant etc., peut-être que le choix sociétal… en tout cas, c’est souvent un problème économique. On ne peut pas mettre une infirmière, matin, midi et soir, pour que cette vieille personne n’ait pas d’escarres. Donc, il y a un choix qui n’est pas dit mais qui est un choix économique qui dit « on ne peut pas le soigner sinon c’est la déchéance ». Voilà un petit peu les choses. Je ne juge pas, je ne dis pas que c’est bien ou que c’est mal, on ne peut peut-être pas faire autrement, mais pour se donner bonne conscience, on va dire : oui, cela ne vaut pas le coup d’être vécu. Chacun a sa conscience. À partir de quel moment l’étincelle de vie a une importance ou pas ? C’est un choix philosophique. On doit donner de la cohérence à notre choix là-dedans, la société doit nous dire : dans ces domaines limites, on s’arrête là, ce n’est pas mon choix. Évidemment qu’il y a à un moment donné un problème économique, d’ailleurs cela a été dit par certains politiques. À partir d’un certain âge on ne pourrait plus te faire de pontage cardiaque. Quand cela va bien, ça va bien, puis à un moment il y a un mec à qui l’on va dire - il a toute sa tête - on ne te pontera plus parce que cela coûte trop cher. Ce n’est quand même pas au chirurgien cardiologue de le dire à ce moment-là ! Monsieur, vous avez quatre vingt cinq ans, vous avez toute votre tête mais on ne vous ponte plus. Ah ! vous verriez ! C’est cela qui va se passer.

Emmanuel Laurentin : Didier Sicard, c’est des questions au cœur j’imagine du Comité national d’éthique ?

Didier Sicard : La difficulté, c’est le discernement, parce que chaque année, je pense que vous en êtes le témoin, l’âge des malades greffés augmente. D’ailleurs, l’âge des greffons pris sur des personnes décédées augmente. On commence à prendre des organes chez des sujets de soixante dix, quatre vingt ans. Et on commence à greffer des sujets de soixante dix, soixante quinze, voire quatre vingt. Il n’y a pas de limite. Donc, la question du discernement est extrêmement difficile parce qu’au fond chacun a vocation à survivre quel que soit l’âge. Qui va décider ? La difficulté est que si le médecin, même avec une équipe très compétente, finit par jouir de sa capacité technique, de ses performances pour confisquer une part, peut-être excessive, des ressources vis-à-vis de quelques pathologies, cela se fera nécessairement au détriment du plus grand nombre. Ce qui m’angoisse, - ce n’est pas une angoisse comme ça existentielle, superficielle – c’est que je vois, au début du XXIème siècle, cette exclusion du soin croissante au profit d’une performance croissante. Autrement dit, je vois, dans notre société, le plus grand nombre de sujets ayant des pathologies qui ne sont pas très nobles, que cela soit l’usage d’alcool, que cela soit le vieillissement des os, etc. être peu à peu repoussés à des thérapeutiques secondes en disant : nous n’avons pas de ressources pour traiter tout le monde. La médecine au fond finit par isoler un clone de pathologies extraordinairement actives, extraordinairement sensibles à la médecine. À quatre vingt cinq ans, je vois actuellement des greffes de moelle, traitées pour des pathologies de sujets âgés. Est-ce que véritablement on peut donner comme ça indéfiniment, mobiliser des ressources pour des personnes qui ont parfaitement le droit de vivre, on n’a pas de raison de dire à 85 ans, on n’a pas le droit de vivre ? Je crois que ce débat, si on l’escamote, il va revenir en boomerang avec une inégalité croissante. Et je pense que les médecins…

Emmanuel Laurentin : Quels sont les lieux où il faudrait que ce débat ait lieu pour qu’il ne soit pas escamoté, Didier Sicard ? Est-ce que c’est le parlement ? Est-ce que c’est le débat public, comme on l’appelait, hier, de nos vœux, par la bouche de Jean-Claude Ameisen ? C’est où cet endroit ?

Didier Sicard : Le débat public, justement je pense que les médecins doivent être très humbles en disant qu’ils n’ont pas vocation à déterminer la vérité. Et c’est là effectivement où j’ai, amicalement, une certaine distance avec Mimoun…

Emmanuel Laurentin : Il a l’air d’accord.

Maurice Mimoun : Le débat n’est pas là-dessus. Vous ne pouvez pas demander à un hématologue de ne pas défendre les patients sous sa coupe et qui ont des maladies du sang. Moi, je m’occupe de brûlés. C’est une spécialité qui n’intéresse personne. Je connais déjà ça. Les moyens sont déjà limités. Ça y est, c’est fait. On n’a pas le nombre d’infirmières, le nombre de choses qu’il nous faut pour traiter convenablement. La société a choisi. Et moi, mon rôle c’est de me battre tous les jours pour en avoir plus. On est dans les pathologies secondes, comme les alcooliques etc. Mais moi, mon rôle est d’attirer l’attention là-dessus. Là, je suis d’accord. Après, démocratiquement, la société choisit de mettre son argent là où plutôt là mais moi je suis déjà limité dans mon traitement des brûlés.

Emmanuel Laurentin : Didier Sicard, Malika Mokeddem puis Hervé Chneiweiss.

Didier Sicard : La brûlure est une situation concrète et votre capacité, votre professionnalisme, votre réputation aboutissent à ce que vous fassiez le maximum, effectivement quelle que soit la situation, pour traiter ce brûlé. Je vais me placer dans une situation peut-être plus abstraite qui est le recours à la médecine, quelle que soit la situation, quel que soit l’âge, qui finit par privilégier un certain nombre de situations très concrètes au détriment du plus grand nombre. C’est pour cela que je crois que c’est un problème démocratique. Il est évident que le médecin doit tout faire pour que son malade ait confiance en lui, mais on est dans une autre phase. On est dans une phase où la médecine est devenue tellement chère qu’elle doit être consciente de ses limites, et elle doit être consciente au fond d’être capable d’irradier ces performances pour le plus grand nombre sans nécessairement privilégier la performance.

Emmanuel Laurentin : Malika Mokeddem, brièvement, puis la parole à Hervé Chneiweiss, sur la question de la performance.

Malika Mokeddem : Je voulais d’abord dire que la néphrologie, le rein artificiel, c’est cher mais que l’on prend tout le monde. Tout le monde est traité. Les greffes représentent encore une petite portion. Il y a eu 2400 greffes de reins en 2004. Il y a à peu près trois candidats pour un rein qui est prélevé, dans les hôpitaux français. Tout le monde est dialysé et parfois, ce qui est terrible, c’est que j’ai eu, pas plus qu’avant le week-end dernier, un de mes confrères qui m’a dit, au téléphone : écoute, je viens d’apprendre que l’on a pris Madame untel en dialyse, elle a 98 ans, elle a un cœur au bout du rouleau, elle a un Alzheimer surtout. Nous, le patient on a besoin de l’embrigader, de lui faire comprendre qu’il ne peut pas boire, qu’est-ce que cela va être sa dialyse ? Parce qu’il faut responsabiliser. On avait abordé ce thème, hier, je crois que c’est capital. Effectivement, il faut que -je vais essayer de rassembler Mimoun et Sicard – la société, les patients soient vraiment partenaires de leurs soins. Moi, je le vois au quotidien avec les patients vieillissants, avec ceux que l’on prend d’emblée, déjà très vieux, à 80 ans, 87 ans, que l’on met en dialyse - pérotinienne parfois ou en hémodialyse. C’est dur, en face d’un patient. Parfois, le patient lui-même vous le dit : « mais docteur, pourquoi vous acharner ? Pourquoi aller si loin ? Laissez-moi mourir » Il vous le dit avec affection. Mais dès que cela va mal, dès qu’il sent le palpitant à dérapé, il vous agrippe par la manche et vous dit : « Docteur, ne partez pas. » Face à cette demande-là, le médecin ne peut aller évidemment que vers cette envie de vivre, qui a toujours fait avancer la médecine.

Emmanuel Laurentin : Et fin de l’histoire, cette dame de 98 ?

Malika Mokeddem : Elle a été dialysée. Je ne sais pas ce que cela va donner mais cela ne peut qu’être que catastrophique. Elle va se mettre le robinet dans la bouche, par des chaleurs, comme celle-là…

Emmanuel Laurentin : Hervé Chneiweiss, on évoquait, c’était le mot évoqué tout à l’heure par Didier Sicard, la question de la performance. Vous travaillez sur le cerveau et vous faites le point, dans votre livre, sur Neurosciences et neuroéthique, chez Alvik, justement sur cette question du cerveau et des expériences que l’on est en train de faire dessus. On ne peut être que surpris par la multiplicité et la plasticité des expériences justement sur le cerveau, mais la question de la performance est au cœur aussi de ce rapport du malade, et du non malade d’ailleurs, avec la demande qui est faite au médecin justement à propos de ce cerveau et des performances qu’il peut avoir ?

Hervé Chneiweiss : Juste un mot peut-être pour essayer de clarifier quand même le débat avant de partir sur cette question de la performance. Je crois que l’on risque de confondre sans arrêt quelque chose si l’on ne fait pas clairement, une distinction dans trois niveaux d’éthique. Il y a la déontologie, ce que l’on doit à son patient. Ça, c’est les règles du médecin et le médecin doit soigner son patient et doit répondre à sa demande. Il y a l’éthique médicale, la façon on doit le faire. Et là, encore une fois, on est dans une dimension de l’éthique professionnelle, toutes les professions ont la leur : les scientifiques, les avocats etc. ont la leur. De la même façon qu’il serait irréaliste de dire que l’on va supprimer la justice parce que si cela arrivait à votre enfant qu’est-ce que vous feriez au meurtrier de votreenfant ? On ne se fait pas justice soi-même. De la même façon, si c’est mon enfant, bien sûr je veux qu’il soit soigné le mieux, là on est dans cette déontologie, dans l’éthique médicale. Puis, il y a une autre dimension de l’éthique, qui est totalement différente, qui est la bioéthique. La bioéthique, elle commence malheureusement à Nürnberg, avec les crimes nazis et la façon dont il faut traiter les choses. La bioéthique c’est que les connaissances acquises dans le champ des sciences du vivant bouleversent tellement le fonctionnement social dans ses références culturelles, ses prises de conscience philosophiques, son fonctionnement économique, que là, il doit y avoir un débat collectif où chacun des acteurs vient avec ses connaissances et avec ses possibilités pour engager ensemble les choix de société. Dans ce contexte là, il est clair qu’il y a une grande différence et un problème, qu’on essayera de résoudre, entre la richesse de l’expertise - ce qui se passe au Comité national d’éthique, ce qui se passe quand il y a une commission spéciale sur les cellules souches à l’Assemblée nationale – et puis, souvent malheureusement, une pauvreté du débat public. Alors, pour passer ensuite à votre question, plus particulièrement, je dirais que quand on aborde la question du cerveau, il y a deux parties : la partie qui est l’amélioration de la performance, et cela, c’est une des questions d’éthique générale, pas seulement les neurosciences. Puis, il y a les nouvelles connaissances sur le système nerveux qu’apportent les neurosciences et qui peuvent changer notre façon de concevoir l’armée, l’éducation, la justice. Pour parler juste de l’amélioration de la performance, nous sommes dans des sociétés de la performance. Et dans des sociétés de la performance, on passe vite du soin d’une maladie, qui est une nécessité, au fait de ne pas se sentir très bien, qui est déjà d’une contingence, au fait de vouloir améliorer ses performances qui est de la convenance. Je prends un exemple. La maladie d’Alzheimer, c’est un drame. C’est la perte d’autonomie, la perte de ses facultés, donc il y a beaucoup de travaux qui se font sur l’amélioration des performances de mémoire chez les patients atteints de la maladie d’Alzheimer, heureusement. Mais le jour où l’on va avoir trouvé des molécules qui améliorent la mémoire, comment décidera-t-on que tout un chacun, qui normalement retient sur une liste de 20 mots, sept mots pendant une période d’une minute, puisse renoncer à ne pas en retenir 14 ? Comment empêchera-t-on que la plupart des gens qui se plaignent de leur mémoire ou de leur appétit, ou de leur sexualité ou de leur difficulté à dormir ne fassent pas comme cela s’est passé par exemple pour le modaphénil ? Le modaphénil est une molécule qui a été développée d’ailleurs en partie ici, par des collègues à Montpellier, sur une pathologie qui s’appelle la cataplexie, pour venir en aide à des patients, puis, comme cette molécule empêche ces accès brusques de sommeil qui font que les gens s’endorment brutalement, l’armée s’est dit : tiens, ça, c’est intéressant, cela pourrait permettre à mes militaires de rester deux jours - trois jours en action, sans dormir. Puis, les navigateurs au large ont : attendez, nous, quand on est dans la tempête, ce n’est pas le moment d’aller dormir parce que l’on risque de chavirer. Puis aujourd’hui les cadres stressé, qui ont un dossier à rendre sinon ils se font virer, se disent : attendez, c’est mieux que les amphétamines…

Emmanuel Laurentin : Et les étudiants en concours de médecine aussi, j’imagine ?

Hervé Chneiweiss : Tiens, j’ai oublié ma chapelle.

Emmanuel Laurentin : C’est les premiers à utiliser la médecine en question.

Hervé Chneiweiss : Donc, dans ces sociétés de la performance, on voit que l’espèce de gaussienne qui représente la normalité a une tendance naturelle à dériver vers les plus hauts niveaux et la question se pose encore une fois de l’allocation des ressources, c’est-à-dire : est-ce que cette possibilité d’améliorer ses performances est réservée à ceux qui en ont les moyens ? Ou, est-ce que l’on crée une sorte de sécurité sociale de la performance où l’on dope tout le monde ? On met du Prozac dans l’eau de boisson, comme on met du calcium dans les Corn Flakes des enfants. Ou est-ce qu’au contraire on interdit parce que cela coûte trop cher ? Et ça, ce n’est pas une question du médecin, ce n’est pas une question de malades, c’est une question de société.

Nicolas Weill : Mais un des aspects du pouvoir médical, puisque vous parliez de l’Assemblée nationale, on peut dire que c’est une profession surreprésentée, très représentée, est-ce que cela joue un rôle dans l’évaluation des limites de ces performances ?

Hervé Chneiweiss : Je ne suis pas aussi convaincu que vous, cela dépend où. Par exemple au Sénat, il y a eu tout d’un coup une brutale disparition de plusieurs médecins très impliqués dans les questions de bioéthique…

Emmanuel Laurentin : Il y en avait peut-être plus au temps de la IIIème République que maintenant.

Hervé Chneiweiss : J’ai l’impression qu’il y a plus d’Énarques quand même, beaucoup plus d’Énarques ou de…

Nicolas Weill : Cela dépend des partis.

Hervé Chneiweiss : Ou de professeurs agrégés d’histoire-géographie que de médecin. Maintenant est-ce que cela change quelque chose ? Je ne crois pas. Je crois qu’un élu a à rendre des comptes à ses électeurs et ce qui préoccupe d’abord l’élu, c’est de savoir comment il va expliquer à se mandants, ce qu’il a fait.

Emmanuel Laurentin : Maurice Mimoun

Maurice Mimoun : Je crois que les débat sur les gènes, c’est évidemment un débat de politique et de Comité d’éthique, le choix de savoir si l’on pousse ou si l’on met de l’argent dans certains domaines ou dans d’autres. Ce n’est pas un débat de médecin, ça. C’est le débat du citoyen. Donc, à partir de là évidemment les idées vont bouger, les idées vont évoluer. La recherche n’est ni morale ni amorale. On parle de déontologie, d’éthique, de morale, les différences sont compliquées pour moi. La recherche n’est ni morale, ni immorale. C’est le fruit de l’imagination. À partir de là, le fruit de l’imagination, on y va ou on n’y va pas. Ce que je sais simplement, c’est que l’esprit humain, c’est la curiosité. Qu’est-ce qui nous différencie de l’animal ? C’est de se comprendre et de comprendre les autres. Donc, qu’on le veuille ou pas, on ira de plus en plus loin. Les Comités d’éthiques seront là pour donner de la cohérence et je crois que l’on veuille ou pas, ça c’est mon crédo, c’est que l’on mettra des lois mais les lois seront là pour arranger les recherches qui seront faites de toute façon et pour les rendre crédibles. Par exemple les recherches sur les embryons, pour l’instant les embryons on n’en veut pas parce qu’il y a ceux qui disent : c’est la vie, il y a ceux qui disent : ce n’est pas la vie. Peu à peu cela va s’arranger, on va dire que ce n’est pas la vie et la recherche sera utile pour tout le monde, ou on dira qu’on ne le sait pas, c’est comme ça que cela s’arrangera. Mais on ne peut pas mettre en prison l’imagination. Ça, c’est le premier point. Le deuxième point, sur la performance, je suis entièrement d’accord avec Didier Sicard sur l’idée que les médecins à la mode sont souvent pour un petit nombre et c’est assez choquant. Il n’y a pas encore si longtemps, on ne traitait pas le vieux. Lorsqu’on transférait un patient d’un service sur un autre, l’interne demandait : quel âge il a. c’était la première question qu’il posait. Moi, j’ai interdit dans mon service que l’on demande l’âge avant le transfert. On a vu, par exemple en orthopédie où il y a eu tout un engouement pour la médecine du sport, comme s’il était beaucoup plus intéressant de soigner des sportifs de haut-niveau que de soigner des personnes qui avaient des fractures du col et qui étaient plus âgées, c’était plus chic. Ça, c’est évident qu’il faut ordonner cela. Mais la performance a quand même un rôle, c’est qu’on trouve et l’on soigne les gens parfois pour de mauvaises raisons. C’est-à-dire que la concurrence des équipes fait que parfois la médecine avance et on ne peut pas faire de l’homme quelqu’un qui n’est pas en concurrence. Il l’est, ce n’est pas la peine de tourner autour du pot. Les équipes sont souvent en concurrence, souvent les recherches sont poussées dans un endroit ou un autre et on trouve plus vite parce qu’il y a des équipes qui doivent trouver en même temps. L’important est de mettre de la loi là-dedans pour que tout ne soit pas fait n’importe comment.

Emmanuel Laurentin : Justement, la difficulté par exemple pour le Comité d’éthique, j’imagine Didier Sicard, c’est que ce « jusque où » change au fur et à mesure du temps. C’est-à-dire que le « jusque où » d’il y a 20 ans, quand le Comité d’éthique a été crée, n’était pas le même que le « jusque où » d’aujourd’hui parce qu’entre temps évidemment la recherche a avancé, les débats ont changé. On évoquait tout à l’heure, avec Hervé Chneiweiss, la question sur le génome, tout cela c’est un peu derrière nous même s’il y a évidemment beaucoup de choses à en tirer aujourd’hui, on voit bien que tout cela, c’est très mouvant. C’est un système mouvant qui change, les acteurs sont les mêmes ou pas les mêmes mais en tout cas cela bouge constamment, on le voit avec le cas des cellules souches embryonnaires, avec la décision de Georges Bush d’aller à l’encontre de la décision du Congrès sur la question de la recherche des cellules souches embryonnaires. Cela change tout le temps.

Didier Sicard : Non seulement ça change mais la question est : est-ce qu’il peut y avoir un droit de tirage individuel, sur la société, qui est medié par le progrès technique ? Parce que ce progrès technique n’est pas progressivement croissant, il est verticalement croissant. Et il est verticalement croissant pour quelques pathologies. Si l’on imagine un avenir dans trente ou quarante ans sur les cellules souches, on peut très bien imaginer que toute personne vieillissante voudra avoir un renouvellement de ses cellules nerveuses, qui sont en mauvais état, par des cellules souches venant d’embryon. Autrement dit, on va demander peu à peu, au début de la vie, de vouloir réparer, à des coûts peut-être prohibitifs, le vieillissement, et que cet éloignement de la finitude, éloignement du vieillissement finit par être au profit d’un petit nombre, mais ce petit monde est extrêmement passionnant pour la médecine. Au fond, la médecine, la curiosité dont parlait Mimoun, c’est vrai que la recherche médicale si elle était confronté aux maladies les plus banales : diabète, le mal dans le dos, la goutte, finirait par être un petit peu… même si ce n’est pas des maladies banales, mais disons ce sont des…

Emmanuel Laurentin : Il y a des spécialistes des ces maladies à côté de vous.

Didier Sicard : C’est vrai qu’il y a des progrès à faire mais disons… C’est un mauvais exemple…

Emmanuel Laurentin : Vous ne voulez pas le débat. Vous protégez vos arrières. .

Didier Sicard : Au fond, cette curiosité, cette excitation de la médecine, d’aller beaucoup plus en avant, non seulement c’est humain mais l’humain a toujours tendance à aller vers ce qu’il y a de plus exceptionnel, de plus nouveau. Mais cet exceptionnel, ce nouveau lorsqu’il est concrétisé dans un acte diagnostic ou thérapeutique, il est forcément confronté à des limites économiques. Le problème est que l’on demande au médecin de faire un choix impossible et ce choix ne peut pas être mis dans la loi. Le Comité d’éthique n’a pas vocation à dire : oui, à 90 ans, non à 95. Ce n’est pas l’objectif. Le problème, c’est la conscience.

Emmanuel Laurentin : Mais, cette question économique, est-ce que vous l’auriez posée, dans les mêmes termes, il y a 20 ans ? Est-ce qu’elle se posait dans les mêmes termes ? J’ai l’impression que ce mot économique revient tout le temps, ici, mais je n’ai pas l’impression d’avoir entendu la même chose, il y a dix ou quinze ans autour de la question de la médecine. Je n’entendais pas des médecins dire : on va soigner mais cela coûte cher, il faut faire attention, il ne faut pas que certains s’accaparent, dans l’économie, la possibilité d’enlever des moyens à d’autres. Visiblement, c’est le discours récurent aujourd’hui, Didier Sicard ?

Didier Sicard : Pas forcément récurent parce que quand j’en parle avec les étudiants, ils ne supportent pas ce discours.

Emmanuel Laurentin : Je ne suis pas tout seul.

Didier Sicard : Ils n’ont pas une heure d’enseignement économique. Les étudiants ne le supporte pas en disant : moi, je suis médecin. Je ne suis pas là pour gérer votre économie, je ne suis pas ministre des finances. J’ai un malade qui souffre et je n’ai pas à lui demander son âge, je n’ai pas à lui demander son ethnie. J’ai une thérapeutique, son prix ce n’est pas à moi d’en disposer. Et j’essaye de leur dire, vous êtes des êtres en situation de responsabilité parce que l’on vous a délégué le soin de le dépenser avec le plus de discernement. Donc, vous êtes responsables. Et votre responsabilité est croissante et elle est même peut-être impossible. Mais cette responsabilité, au moins soyez lucides, soyez conscients et ne considérez pas que la médecine c’est simplement la gourmandise de la performance, la gourmandise de la recherche. La médecine est destinée à améliorer, à apporter une aide à l’ensemble, le plus grand possible de l’humanité. On est quand même frappé de voir que même dans notre pays, on assiste à une discrimination entre ceux qui vont avoir accès à des thérapeutiques très sophistiquées, et dont l’utilité est quelquefois mise en question, et le plus grand nombre qui n’aura plus accès. Et c’est cela, je pense, qui est un problème contemporain, beaucoup plus prégnant, beaucoup plus pressant que celui que l’on perçoit actuellement.

Nicolas Weill : Maurice Mimoun voulait réagir.

Maurice Mimoun : Réagir pour dire que je suis d’accord, avec Monsieur Sicard, là-dessus. Le problème est de répartir les moyens que nous avons. D’ailleurs, on répartit en France parce que si l’on répartissait dans le monde, on aurait un niveau de soin qui serait bien plus bas. Lorsque l’on va faire un peu de médecine ailleurs, on se rend compte déjà que l’on vit comme des égoïstes et des non-voyants.

Emmanuel Laurentin : Demain, on parlera des inégalités dans le soin justement. .

Maurice Mimoun : C’est une évidence, mais on se voile la face. On ne parlait pas le discours économique, à mon avis, pour deux choses : d’abord parce qu’il y a une certaine mode où à un moment donné en disait qu’un bon médecin, c’est un bon économiste. Il y a eu toute une période où le bon médecin, c’était le bon médecin, qui faisait de bon soins, puis c’était chic d’être un bon calculateur. Je crois que la vérité est aujourd’hui entre les deux. Il faut être, je reprends le mot de Monsieur Sicard, lucide dans les soins que l’on donne. Après, on ne peut que répartir effectivement, répartir dans toutes les maladies. Cela se fait de fait puisque dans les services on a des moyens, on ne peut pas aller plus loin que ce que l’on a. donc, en pratique on fait avec ce que l’on a. Je crois que tous les chefs de service aimeraient avoir plus, chaque chef de service demande un peu plus quand il a besoin d’avoir un peu plus et il ne l’a pas toujours, croyez-moi. Donc, la régulation, elle se fait de fait.

Emmanuel Laurentin : Hervé Chneiweiss ?

Hervé Chneiweiss : Je crois que la réalité est aussi dans les chiffres. La santé est la première industrie du monde et elle l’est depuis plusieurs années. Tous les pays développés consacrent 20% de leurs ressources à l’économie de la santé. Le marché du soin, globalement, c’est deux mille milliards de dollars en l’an 2000 et cela sera quatre mille milliards de dollars en 2010. Donc, l’économie, c’est aussi la réalité mais la réalité presque aussi dans les deux sens. C’est-à-dire qu’il y a les patients à soigner et « jusqu’où est-on malade ? » et « jusqu’où soigne-t-on ? » mais il y a aussi tout le système économique, toute la machine économique qui tourne autour du fait de soigner depuis les industries de biotechnologie, les industries pharmaceutiques jusqu’aux personnes qui soignent, y compris l’accompagnement dans les maisons de retraite médicalisées qui grèvent aujourd’hui les budgets de toutes les collectivités. Donc, cette éruption de l’économique dans le champ de la décision collective s’est imposée par le montant des coûts.

Emmanuel Laurentin : Malika Mokeddem ?

Malika Mokeddem : Je ne réfléchis jamais au coût quand j’ai un patient devant moi. C’est certainement le long trajet fait avec les patients que l’on suit pendant des années. On sait ce que cela coûte mais ce n’est pas ça qui fait mon quotidien. Bien sûr, on s’est insurgé contre le fait que l’on ait baissé le numerus clausus des médecins en pensant qu’on allait réduire les coûts de la santé en diminuant les prescripteurs, c’était complètement stupide comme calcul. Je pense que l’enjeu est valable. On a parlé de diabète tout à l’heure, la moitie de mes patients sont diabétiques. C’est une lourde pathologie, je les vois partir en petits morceaux, c’est terrible. J’aimerais qu’un jour il y ait plus de progrès en diabétologie et que ces patients, sur le volet endocrino, soient mieux pris en charge. Je pense que l’argent, il faut aller le prendre là où il faut.

Emmanuel Laurentin : Des holdups médicaux, c’est ça ?

Malika Mokeddem : Je ne sais pas moi, aux militaires, par exemple. Je ne sais pas moi, c’est une question de répartition. On l’a dit tout à l’heure et cela sera le sujet de demain, les écarts, et ça, c’est terrible, les écarts nord-sud. Mais dans un pays, comme celui-là, il y a de l’argent. Donc, on doit pouvoir soigner tout le monde.

Emmanuel Laurentin : On a eu la leçon inaugurale d’Olivier Lyon-Caen le premier jour et dans la leçon inaugurale il disait qu’en fait les pressions économiques ont écrasé aujourd’hui l’éthique médicale. Je ne sais pas s’il exagérait mais en tout cas il semblait dire effectivement que ces questions d’éthique de « jusqu’où ? », de « qu’est-ce que l’on fait avec les malades ? », de « qu’est-ce que l’on peut faire avec eux ? », « comment les accompagner ? », « comment les soigner ? » étaient aujourd’hui sous le coût de cette pression économique. Est-ce que vous êtes d’accord ? Est-ce que c’est exagéré ce qu’il a avancé ?

Didier Sicard : Je crois que c’est un peu exagéré. Quand Hervé Chneiweiss dit que c’est « deux mille milliards de dollars en l’an 2000 et cela sera quatre mille milliards de dollars », à partir du moment où la santé a un coût et en même temps c’est une richesse - elle génère de l’industrie, elle s’intègre dans le tissu économique. Le problème ce n’est pas de dépenser moins. Le problème est d’avoir un discernement pour ne pas dépenser avec une certaine désinvolture. Quand chacun reçoit, après un séjour hospitalier, sa feuille de remboursement d’Assurance maladie, il n’imagine absolument pas que cette feuille puisse être 40, 50, 60 milles euros. Il a passé 10 jours ou 15 jours pour une opération, il est un peu surpris brutalement de s’apercevoir que la collectivité a dépensé une somme assez importante pour lui. Le problème ce n’est pas que cela soit injustifié. Le problème, c’est d’être extraordinairement attentif à ne pas utiliser la médecine comme un bien de consommation et comme une sorte de prothèse vitale. Cette désinvolture est particulièrement française. Les autres pays sont peut-être plus conscients. Le paradoxe français est que la médecine n’a pas de coût et que la merveille de vivre dans notre pays est qu’au fond elle reste encore accessible au plus grand nombre.

Emmanuel Laurentin : Dans un livre récent de Jean Peneff, qui s’appelle La France malade de ses médecins, que vous avez sûrement lu, il disait qu’il y avait quarante fois plus d’hospitalisations en 70 ans aujourd’hui en France, qu’il y avait 40 millions de consultations dans les années 30, 800 millions aujourd’hui etc., que c’est la machine qui s’était emballée et que la France était devenue une machine absolument folle en termes de médecine publique. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Didier Sicard : Elle est plutôt folle en termes de consommation de médicaments, c’est un lieu commun, toujours les mêmes choses : les psychotropes, les antibiotiques, même s’il y a un effort, la consommation des non génériques etc., avec la consommation diagnostique, les écographies pour n’importe quoi, les scanners pour le moindre mal dans le dos… Au fond cette espèce de vision d’un transfert sur la médecine des petits soucis de l’existence. Et ceci finit par être au détriment de la médecine de soin lorsqu’elle devient absolument nécessaire. Le danger est qu’à un moment donné on va être obligé de peut-être limiter l’accès à des thérapeutiques importantes pour des personnes âgées parce qu’on aura été assez désinvoltes sur cette non prise en charge d’une économie de base.

Emmanuel Laurentin : Maurice Mimoun, puis Hervé Chneiweiss qui avait l’air de ne pas être d’accord.

Maurice Mimoun : Ce que je veux dire c’est qu’il y a eu tout un langage médical dont je me méfie beaucoup. On est parti d’un langage médical pour arriver à un langage pseudo industriel et commercial, qui était : part de marché pour les médecins, le patient est à l’hôtel ou je ne sais pas quoi… Non, le patient est un patient. On devient un acteur de soin, non, le médecin est un médecin, il faut revenir à un langage simple avec des gens qui sont malades, des gens que l’on veut soigner. Évidemment, pour autant cela a un coût et l’enveloppe n’est pas extensible…

Emmanuel Laurentin : Avec le confort ? Avec la convenance ? Avec ce que disait tout à l’heure…

Maurice Mimoun : Mais alors, « jusqu’où soigner ? » il faut lire Canguilhem à ce moment-là. Depuis très longtemps, on ne sait pas ce que c’est une maladie. Donc, il faut savoir où commence la maladie. On a parlé de la maladie et on n’a pas défini le mot. La maladie commence où ? « On est malade quand on se sent malade » dit Canguilhem. Donc, à partir de là on en fait quoi de ça ? Évidemment, à partir de là, il faut légiférer et dire que l’on va faire les choses. Je pense que ce n’est pas un débat difficile. Le citoyen et le citoyen par l’intermédiaire des Comités, du parlement qui va définir et l’enveloppe allouée à la médecine et les pathologies que l’on peut soigner bien ou mal. Avec ça, nous, les médecins, on fera ce que l’on peut. Il faut savoir quand même que, moi je me plains beaucoup parce que j’aimerais avoir plus d’argent mais qu’en France quand même on est beaucoup, beaucoup mieux soignés qu’ailleurs actuellement en tant que moyens. Donc, il y a ce paradoxe de dire : on n’a pas assez, évidement, je trouve que l’on n’a pas assez, et en même temps quand je regarde d’autres pays, on est beaucoup mieux soignés que dans d’autres pays.

Emmanuel Laurentin : Hervé Chneiweiss, à propos de mots, Maurice Mimoun vient de citer, il faut préciser les mots. Il y a une éthique mais vous, dans votre livre, vous définissez neuroéthique, est-ce qu’elle serait différente de l’éthique générale ? Est-ce que la question du cerveau poserait de nouvelles questions à l’éthique, au « jusqu’où ? », « qu’est-ce que l’on peut faire avec ? », etc. ? Ou, c’est la même chose, tout compte fait, appliquée à un organe particulier qui est celui du cerveau ?

Hervé Chneiweiss : Non, je crois qu’il y a vraiment des spécificités. Il y a deux aspects, c’est pour cela que l’on va définir un petit peu neuroéthique. Il y a tout un ensemble d’équipes qui s’intéressent à comprendre comment, dans notre système nerveux, émerge le sentiment moral, comment nous prenons en considération l’autre, ce qui nous entoure et quels sont les mécanismes neurologiques par lesquels nous prenons conscience du monde. Alors, rien que cela, change déjà notre conception de l’individu et du monde. Tout à l’heure, vous avez évoqué la question des cellules souches, ou c’est Didier Sicard qui l’a fait, réparer un cœur avec des cellules souches qui referaient des cellules cardiaques, c’est une chose. Réparer un système nerveux avec des cellules souches neurales, parmi les cellules gliales, dont on parlait tout à l’heure, il faut savoir que c’est 70% de votre cerveau, les cellules gliales, les neurones ce n’est que 15% du cerveau, donc les principales, en nombre, ce sont les cellules gliales et les cellules souches du cerveau, c’est une sous population de cellules gliales, et plasticité gliales, c’est cela que nous étudions dans notre laboratoire. Si l’on vous greffe de nouvelles cellules dans votre système nerveux et si ces cellules prennent vraiment la place d’anciennes qui ont disparues, serez-vous le même ? Ou serez-vous un nouvel être qui constitue une nouvelle histoire ? Donc, vous n’aurez pas à faire reprendre les capacités anciennes à un individu, mais peut-être aurez-vous à recréer un cerveau, quasiment celui d’un enfant, qui recrée une nouvelle histoire. Encore une fois, on n’est pas dans le déterminisme, on est dans l’évolutivité, on est dans la construction, chacun d’entre nous, y compris des jumeaux homozygotes, sommes différents parce que nous sommes le fruit d’une histoire différente. Alors, à travers cette compréhension, au fur et à mesure, du système nerveux, par exemple la découverte récente des neurones miroirs, qui change beaucoup de choses, le fait que nous ne sommes pas seulement des récepteurs du monde, nous avons en nous des cellules qui non seulement perçoivent la situation à l’extérieur mais nous font vivre intérieurement, comme un rêve, la situation. L’expérience de base, faite par Rizzolatti, était d’enregistrer dans le cerveau d’un singe, ce qui se passait au moment où il voyait l’un de ses congénères manger une banane. Les mêmes neurones qui étaient activées, quand le singe mangeait une banane, étaient activées quand le singe voyait un autre singe manger la banane. Cela change tout parce que nous ne sommes pas seulement spectateurs du monde, nous sommes en train de vivre à l’intérieur de nous le monde et on trouve ainsi la construction du visage de l’autre. On est en train de découvrir que quand on voit quelqu’un, que cela soit sur une photographie ou dans la réalité, l’exploration commence par les yeux, le regard, la direction du regard, et que nous avons à l’intérieur de nous même un certain nombre de cellules qui s’activent comme si nous vivions la même scène. À partir de là, nous savons que le monde prend une existence en nous, que l’autre prend une existence en nous, que nous nous construisons dans une histoire et dans une existence des autres, Robinson peut exister grâce à Vendredi, et Robinson peut exister parce qu’il a déjà une histoire au moment où il arrive dans son île. À partir de là, la conception que l’on peut avoir de l’éducation, la conception que l’on peut avoir de la justice. Est-ce que la justice c’est la peine qui sanctionne parce qu’il l’a bien méritée ? Ou est-ce qu’on conçoit la justice dans une vision évolutive, cette personne peut changer parce son cerveau est plastique et qu’il peut évoluer ? Donc, la peine doit être l’objectif de réinsertion et il sera un autre au moment où il sort de prison. On change la conception que l’on peut avoir du jeu, la conception que l’on peut avoir de l’armée, la conception que l’on peut avoir de l’économie. On prenait un exemple hier, il y en a beaucoup d’autres. Aujourd’hui, la prise de décision, les compréhensions que l’on peut avoir de la façon dont notre système nerveux, notre cerveau, prend des décisions, influe dans le champ démocratique, - où est notre liberté de penser et d’agir ? -, influe dans le champ de la décision économique – comment telle ou telle chaîne de télévision va concevoir ses émissions, comme n’ayant comme seule objet que de vous vendre le produit arrivant dans les pages publicitaires, qui coupent ces émissions, comme un des PDG de nos grands réseaux…

Emmanuel Laurentin : Le temps de cerveau disponible.

Hervé Chneiweiss : Voilà. Comme un des PDG de nos grands réseaux l’a avoué lui-même. Donc, en cela émerge une nouvelle dimension de l’éthique qui est l’impact des neurosciences, la bioéthique des neurosciences que j’ai voulu appeler la neuroéthique.

Emmanuel Laurentin : Est-ce que c’est bien différent ? Je ne voudrais pas vous ramener à des questions qui sont des questions d’actualité, Maurice Mimoun, mais toutes ces questions de : est-ce que l’on est le même lorsqu’on se fait greffer des neurones, par exemple, ou lorsqu’on se fait greffer dans le cerveau des nouvelles cellules, est-ce que c’est la même question qui est posée, tout compte fait, à propos de la greffe du visage ?

Maurice Mimoun : Radicalement différente, à mon sens. Radicalement différente parce que dans ce qui vient d’être expliqué, c’est l’avenir de l’humanité. C’est-à-dire que là on est dans une autre vision de l’humain qui peut se transformer lui-même et être une sorte d’autre homme, différent, parce qu’il va se transformer. Moi, je n’ai pas d’avis là-dessus. C’est au monde de dire si l’on doit rester avec notre corps tel que l’on est. On s’habille bien par rapport aux animaux. Est-ce que l’on peut se faire évoluer ? On se fait maintenant un téléphone à l’oreille, bientôt on aura un téléphone greffé derrière l’oreille, ça, c’est sûr. Donc, où cela va s’arrêter ? Moi, je n’ai pas d’avis là-dessus. Il y en a qui vivront à la campagne puis il y en a qui auront de petites antennes. Tant que c’est une recherche individuelle, cela ne me gène pas du tout. Et tant que cela ne fait pas de mal aux autres et que c’est payé par la personne elle-même, il n’y a pas de problème. C’est autre chose, la greffe du visage, - je dis visage ce que l’on appelle greffe de face, visage, c’est plus facile - ça ne concerne qu’un individu et l’avenir d’un seul individu mais sa concerne aussi le donneur et la famille du donneur, c’est une chose importante, il y a un choix de société effectivement à faire. Ce choix met toujours en jeu des choix sociétaux, mais il met beaucoup moins en jeu en fait l’avenir de l’humanité, par exemple.

Emmanuel Laurentin : Didier Sicard.

Didier Sicard : Il y a tout de même une vision croissante d’une réparation indéfinie que cela soit par des cellules souches, avec cette peut-être utopie d’un cerveau neuf, je reste un peu sceptique parce que je crois que l’être humain est tout sauf un amas de molécules. Il est une interaction permanente entre le monde et lui, medié effectivement par des molécules. Au fond le matériel cellulaire est à la fois essentiel et secondaire. Pour la greffe du visage, avec le mot visage effectivement le visage est quand même spécifiquement humain, est-ce qu’un chien a un visage ? Certains qui aiment leur chien disent oui. Le chat a un visage, je ne sais pas. Toujours est-il que cette banalisation d’une transgression, c’est-à-dire du respect du visage d’un mort pour une question de société, parce que si l’on prend la face de quelqu’un qui est mort sans famille, c’est une transgression encore pire. C’est-à-dire que sa solitude fait qu’après la mort, il est disponible comme un matériau de réparation pour les autres. Et s’il est entouré d’une famille, au fond le dernier témoignage que l’on a de celui qui est mort ou de celle qui est morte, c’est son visage, c’est la seule partie du corps que dans toutes les civilisations on laisse ouvert comme un dernier témoignage. Et que cette disponibilité, d’une partie du corps, pour une réparation, on peut la comprendre face à la détresse absolue de cette femme mordue, dont effectivement la béance de sa face laissait l’équipe chirurgicale en situation d’offrir une réparation fait qu’au fond la difficulté c’est qu’en même temps notre société passe son temps à ne pas vouloir la transgression et à transgresser. Quand le chirurgien Starzl, en 1970, a fait les premières greffes de foie, on a considéré que c’était un sauvage. Il a été exclu de l’université, il a été exclu de la faculté de médecine, exclu de son hôpital, comme quelqu’un qui était un monstre. En 2006, les greffes du foie sont devenues d’une extrême banalité. La question de savoir est-ce que l’on peut passer de la greffe du foie et la greffe du rein à la greffe du visage ? Là, je m’interroge parce que toutes les philosophies, les situations humaines en font au fond le signe même de l’humanité et que ce n’est pas forcément remplaçable ou que si ça l’est, ça l’est peut-être au prix d’une certaine régression de notre rapport à l’autre et qu’en même temps un visage, pour le garder, après être greffé, il faudra prendre pendant 10, 20, 30, 40 ans des médicaments et ces médicaments peuvent être une souffrance terrible parce que quand cette femme a récupéré son visage, dans les premiers mois, son bonheur de se retrouver sinon belle mais ayant un visage acceptable pour la société, qu’en sera-t-il dans 10-15 ans lorsque tout le monde l’aura un peu oublié et qu’à l’occasion d’une maladie infectieuse, d’un cancer, elle sera contrainte éventuellement d’interrompre son traitement antirejet et que son visage risque de se nécroser sur sa face ? Je ne veux pas avoir un scénario apocalyptique mais on s’aperçoit…

Emmanuel Laurentin : Tout de même, tout de même ! Si ça ne l’est pas…

Maurice Mimoun : J’ai un avis mitigé sur la greffe de visage. J’ai un avis intermédiaire mais je vais répondre puisqu’à l’apocalypse apocalypse et demi. On dit non à cette femme, trois jours après elle se suicide. C’est une autre possibilité envisagée. Donc, voilà un peu la difficulté du débat. Le problème n’est pas la patiente. Il faut une information la plus éclairée possible mais dans une première il y a toujours une prise de risque. Je sais qu’avant Barnard les sentiments c’était dans le cœur, depuis Barnard les sentiments sont dans le visage. Les monstres font partie de la nature, disait Foucault justement. La monstruosité c’est la chose que l’on n’a pas l’habitude de voir, simplement. Maintenant, les greffes de cœur on a l’habitude de les voir, on en entend plus parler, tant mieux ! Peut-être, je ne suis pas sûr, je ne dis pas qu’il faut le faire, que la greffe de visage, la greffe de face - puisqu’il ne faudra pas dire visage, et cela ne sera pas le visage de l’autre - cela serait complètement banalisé. Évidement des greffes de cœur il y a des gens qui meurent. Une greffe de rein, on peut faire une dialyse. Je fais l’avocat de la greffe, pour l’instant, je ne suis pas obligatoirement de cet avis. Les greffes de rein, on prend des médicaments on peut faire des dialyses, on n’est pas obligé de se mettre sous corticoïdes et on n’en meure pas avec une dialyse. Donc, il y a un choix possible, il y a un choix qui est très, très difficile à faire, qui implique la personne mais c’est compliqué par le fait - et je crois que c’est le problème le plus aigu - que cela implique le don d’un visage d’une autre personne et de sa famille. J’ai un peu parlé sur ce sujet parce qu’il y a eu toute une polémique là-dessus, qui était en fait des conflits d’équipes, comme je ne l’avais pas faite je pouvais parler librement. Les conflits d’équipes, bien sûr tout le monde a envie d’être le premier, c’est humain. Il y a une personne qui l’a faite, je n’ai aucune raison de penser qu’elle l’a bien ou mal faite, elle s’est peut-être trompée en la faisant mais la recherche c’est toujours une transgression. Monsieur Sicard dit, greffe de foie, prison. C’est quand même extraordinaire qu’un médecin a eu le courage à un moment donné de faire une chose, qu’il pensait en son âme et conscience formidable, et qui a été formidable, il aurait pu rester en prison parce qu’il avait fait quelque chose d’impossible mais la loi est là pour le dire. Dans la greffe de visage ce qui sera fondamental, si jamais c’est autorisé, c’est la seule chose que je vois, c’est l’interdiction des images. L’interdiction des images télévisées, médiatiques, etc. Ça, c’est le minimum requis par la loi. Il faudra l’engagement du médecin et du patient de ne pas montrer son image par respect de la famille. À partir de là, on peut discuter. La seule chose qui me semble évidente, c’est ça. Par respect envers le donneur et sa famille, l’interdiction d’images dans quelques magazines ou télévisions que ce soit.

Emmanuel Laurentin : Merci. Parole au second cercle. Qui veut prendre la parole en premier ? Philippe Pignarre. Philippe Pignarre qui sera, dès demain, dans la dernière table-ronde consacrée à l’inégalité devant le soin. Je vous représente, Philippe Pignarre. Vous êtes le directeur de la maison d’édition, bien connue, les Empêcheurs de Penser en Rond. Vous êtes également chargé de cours sur les psychotropes, à l’université de Paris8 et auteur, entre autres, de « Comment la dépression est devenue une épidémie ».

Philippe Pignarre : Je vais essayer d’intervenir un peu comme un empêcheur de penser en rond.

Emmanuel Laurentin : C’est normal, chez vous.

Philippe Pignarre : Peut-être que je ne me ferai pas que des amis à la tribune, mais tant pis. Je pense que l’on a un vrai problème, quand on est scientifique ou médecin, ce qui est pour moi très important, c’est comment on se présente au public. Je ne suis pas complètement satisfait de la manière dont vous scientifiques ou médecins vous présentez au public. Je prends par exemple le discours d’un scientifique qui travaille au CNRS, qui s’occupe des neurones etc.

Emmanuel Laurentin : Hervé Chneiweiss…

Philippe Pignarre : Par exemple. Quand vous présentez vos travaux au public, vous ne les présentez certainement pas à vos collègues de cette manière-là. Parce que si vous présentez les travaux de votre laboratoire en parlant de « neuroéthique », de tout ce que vous nous avez raconté, cela ferait rire vos collègues. Je m’excuse mais cela ferait rire vos collègues. Or, c’est comme ça que vous vous présentez ici. Autant vous êtes passionnant, je dis autant vous êtes passionnant, quand vous parlez de vos travaux, autant, comme c’est la mode depuis un livre de Changeux, qui s’appelle L’homme neuronal, on croit que l’on va nous résoudre toutes les questions sociales, politiques etc., grâce à des travaux minuscules faits sur un neurone, une science, autant je dis il y a de quoi rigoler. Moi, j’ai envie de rire.

Emmanuel Laurentin : Qu’est-ce qui vous permet de dire cela, Philippe Pignarre ?

Philippe Pignarre : Je vais vous prolonger ça, très simplement. D’une certaine manière, si on avait des scientifiques qui s’étaient mis à venir nous expliquer comment le petit homme apprenait à marcher et si nous avions eu des enseignants qui nous expliquaient comment il fallait faire pour que le petit homme apprenne à marcher, je suis convaincu que la moitié d’entre nous ne saurait même pas marcher. Ce n’est pas comme ça que l’on apprend. Il y a des choses qui s’apprennent, des choses que l’on sait faire, des choses que nous inventons collectivement et ce que les scientifiques ont à nous amener dessus n’est pas très intéressant. Les sciences en général sont intéressantes non pas sur nos vieilles questions mais parce qu’elles posent de nouvelles questions mais elles ne répondent jamais aux anciennes questions. Donc, croire que les travaux sur les neurosciences, - ça vraiment j’ai explosé là-dessus…

Emmanuel Laurentin : Cela s’entend, oui.

Philippe Pignarre : Vont nous permettre de répondre à des questions de « neuroéthique », je m’excuse, de « neuroéthique », eh bien je m’excuse mais cela ma fait rigoler. Cela donne envie de rire, comme j’ai ri en lisant le livre de Changeux, il y a trente ans. Les neuroscientifiques ne sont même pas capables de nous expliquer ce qu’est la schizophrénie – ce qui serait quand même proche de leur domaine – et ils vont nous expliquer des questions sur les prisons !

[Applaudissements]

Emmanuel Laurentin : Réponses des médecins. Je ne sais pas si Didier Sicard veut répondre. Réponse d’Hervé Chneiweiss, premier attaqué par Philippe Pignarre. Il va se défendre.

Hervé Chneiweiss : Je pense que l’amalgame a toujours quelque chose de facilement disqualifiant et qu’un discours un peu démagogique n’est jamais ce qu’il y a de mieux pour faire avancer les choses. [Applaudissements] le livre Neurosciences et neuroéthique que j’ai publié récemment, les premiers devant qui je l’ai défendu ce sont mes collègues du laboratoire. Ensuite, j’ai fait des conférences, invité dans différents endroits. Donc, j’ose présenter mes positions devant mes collègues. Il faut faire une différence fondamentale entre les faits scientifiques que produit, ce que nous publions dans des revues que vous connaissez, comme Nature, Sciences, etc., quand on arrive à avoir des résultats exceptionnels, puis la réflexion nécessaire des médecins ou des scientifiques sur leur activité, ca, c’est la responsabilité des scientifiques, et le fait de dire : voilà, j’apporte à votre connaissance des informations sur mon métier, ce que je suis en train de faire, les résultats que j’obtiens et l’impact possible de ces résultats dans la société. Je suis très heureux que le livre, il y a trente ans, de Jean-Pierre Changeux, vous ait fait rire, ce livre a eu une influence énorme sur la façon de penser d’un grand nombre de personnes. Ce livre est dépassé. La science a fait des progrès. Il n’en demeure pas moins qu’au-delà de ça, Jean-Pierre Changeux a fait connaître dans le grand public, et dans le monde entier, un grand nombre de travaux scientifiques qui méritent d’être portés à la connaissance du public. Nous ne faisons pas de la recherche seulement pour nous faire plaisir. Bien sûr que l’excitation de la découverte, la curiosité est notre premier moteur, mais nous sommes des acteurs sociaux et nous faisons aussi de la recherche pour la porter à la connaissance de l’ensemble de la société, qui d’ailleurs finance nos travaux. Voilà pourquoi il est important que les scientifiques prennent leurs responsabilités et écrivent aussi sur l’éthique. Ce n’est pas seulement le domaine réservé des philosophes.

[Applaudissements]

Emmanuel Laurentin : Merci, Hervé Chneiweiss. Jean-Claude Ameisen.

Jean-Claude Ameisen : Par définition, les limites bougent. Quand la réanimation a commencé, on parlait de résurrection puisqu’un arrêt du cœur c’était la mort, et voilà que des gens qui avaient un arrêt du cœur vivaient. Cela veut dire que l’on a mis du temps avant de s’apercevoir qu’ils n’étaient pas morts puis ils avaient revécus, c’est simplement qu’un arrêt du cœur n’était pas forcément la mort si l’on pouvait intervenir. Donc, plus la médecine progresse, plus elle repousse les limites. L’ambigüité c’est que l’on finit par croire que puisque les limites sont repoussées, que cela change, les limites ne vont plus exister. Donc, accepter à la fois que l’échec soit repoussé mais qu’il soit aussi présent, s’il est plus tard, d’une autre manière, c’est une façon de savoir qu’au fond la médecine butera toujours sur des limites, toujours sur un échec, ce qui ne doit pas en soi, a priori, l’empêcher d’avancer quand c’est évidemment au profit de la personne. Alors, dans le « jusqu’où ? », il y a aussi, me semble-t-il, « jusqu’où ? » en termes de coûts. On ne compte que les dépenses en matière de santé. On sait combien cela coûte et ça coûte très cher. Mais ce que cela rapporte en termes d’emplois, de richesses économiques, de bénéfices, manque d’invalidité, de diminution de mortalité, n’est le plus souvent pas compté. C’est un peu comme si l’on regardait une entreprise et que l’on ne comptait que ses dépenses sans jamais regarder les bénéfices. Est-ce que la santé nous coûte ? Est-ce que la santé nous rapporte ? Est-ce qu’elle est à somme nulle ? C’est quelque chose qui mérite d’être pensée. Juste un dernier point peut-être, pour ce que l’on disait, c’est toujours le plus grand nombre mais vu à quel endroit ? Si l’on regarde le plus grand nombre en France, en Europe, il y aura certaines maladies. Si l’on regarde le plus grand nombre dans le monde, ce n’est plus les mêmes maladies et ce n’est plus les mêmes âges. Ce sont 300 000 enfants qui meurent de rougeole chaque année parce qu’ils ne sont pas vaccinés par un vaccin qui existe. C’est 20 millions qui meurent de SIDA alors que nous avons des médicaments. Donc, je crois que c’est intéressant, pour essayer de se demander encore une fois « jusqu’où ? » et « qui ? », d’essayer de prendre la plus grande distance possible, d’imaginer que nous sommes au milieu du monde et à ce moment de revenir. Si nous pensons qu’il faut soigner des jeunes, eh bien la plupart des jeunes qui meurent dans le monde, de maladies curables, c’est dans les pays du Sud, etc., etc. Donc, je pense qu’il faut essayer d’éviter des automatismes où l’on pense qu’au fond on sait, on est obligé ou il n’y a pas d’alternative. Et c’est en ça que je pense que le fait que les médecins et les chercheurs aient l’humilité de penser qu’ils ne peuvent pas tous seuls résoudre tous les problèmes, parce que les problèmes sont intriqués et touchent tout une série d’aspects de la société de l’économie, et qu’ils essayent d’éclairer la plus grande partie de la société, pour qu’elle puisse réfléchir et choisir, et qu’au moins les décisions qui sont prises, à tort ou à raison, auront été prises après réflexion et en situation de responsabilité, et que l’on n’aura pas fait les choses parce qu’elles se seront faites toutes seuls sans que personne n’ait vraiment réfléchi aux alternatives.

Nicolas Weill : Et, Alain-Gérard Slama, dernier intervenant de ce second cercle.

Alain-Gérard Slama : Une intervention brève, par la force des choses. Moi, je vois plusieurs mythes à l’œuvre. Il est bon que les médecins signalent. Signalent dans le débat et signalent également au débat du politique et au débat parlementaire. Le premier mythe, c’est le mythe dont il a été question déjà les jours précédents, le mythe de la santé parfaite. Il est vrai que nous vivons dans une société où le demandeur de santé est finalement illimité. Le médecin n’est plus seulement celui qui soigne, c’est celui qui prescrit les conditions de la bonne santé. Le deuxième mythe, on pourrait évidemment gloser longtemps sur ce thème, mais il est bon que l’on soulève le problème pour savoir où la société a envie de placer le curseur, tout simplement. Il ne s’agit pas de dire qu’au nom du mythe de la santé parfaite, nous allons laisser des gens tomber malade. Le deuxième mythe, c’est évidemment la médicalisation des problèmes sociaux. Et là, il y a tout un champ qui me paraît extrêmement redoutable et contre lequel il faut aussi que la société soit capable de se prémunir. Le troisième mythe, alors celui-là, je l’ai souvent abordé ici, je ne vais pas m’étendre, c’est le mythe de la prévention. Il est clair qu’au-delà d’un certain degré de prévention, si l’on fait une coloscopie à tout le monde, à tout instant, on n’aura plus de maladie de colon, de cancer du colon, mais si à la moindre flatulence, - ou l’on aura peut-être quand même, de toute façon, alors là cela aggrave encore la situation, merci docteur- (ça y est, ils deviennent intarissables sur la coloscopie) mais il est vrai que si à la moindre flatulence je vais demander à mon médecin de me faire une coloscopie, il est quand même gestionnaire d’un service, il est comptable de ce service, et comptable non pas seulement au sens de la comptabilité publique et des deniers publics mais comptable au titre d’une responsabilité qui est celle finalement de quelqu’un qui doit réagir dans l’urgence et je pensais, en entendant le professeur Sicard, que bien des médecins, des chefs de services sont dans la situation d’un champ de bataille, vous savez hiérarchiser des urgences, de définir, de prendre des responsabilités qui sont toujours couteuses, qui ne vont jamais de soi, qui sont toujours impopulaires et qui leur seront toujours reprochées. Du coup, évidement, le médecin se voit contraint d’opérer certaines hiérarchies. Mais, moi, ce qui m’inquiète, c’est que ces hiérarchies ils ne les établissent pas au titre seulement de l’expertise mais au titre soi d’une opportunité morale, d’un jugement moral, soit au titre effectivement d’une extrapolation, à partir de son savoir, à une certaine vision de ce que doit être la société.

Emmanuel Laurentin : Merci. Rappelons que demain, dernière journée des rencontres de Pétrarque, « Les inégalités devant le soin », un thème que nous avons déjà abordé aujourd’hui, avec en particulier Philippe Pignarre, Sylvie Wieviorka, Khalil Elouardighi, le député Jacques Domergue et Malika Mokeddem.

Équipe technique : Isabelle Limousin, Gilles Gallinaro, Pierrick Charles, Armelle M ( ?). Réalisation, Pierrette Perroneau ( ?).



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