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L’Odyssée, Jean-Pierre Vernant à Aubervilliers

Transcription, par Taos Aït Si Slimane, de la conférence, « L’Odyssée », donnée par Jean-Pierre Vernant au lycée Le Corbusier, le 27 novembre 2003, dans le cadre du cycle de conférences sur les grands classiques de la littérature, organisé par la ville d’Aubervilliers et le Collège de France. Conférence rediffusée sur France culture dans le cadre de l’émission spéciale, « Salut à Jean-Pierre Vernant ».

Pour en savoir plus sur ce cycle de conférences, voir cette autre transcription.

L’oralité est volontairement respectée dans toutes les transcriptions disponibles sur site site. Je remercie par avance tout lecteur qui attirera mon attention sur de probables imperfections.

Texte initialement publié sur mon blog Tinhinane, le dimanche 20 mai 2007 à 22 h 05.

Jean-Pierre Vernant : C’est à moi de jouer ?

Oui.

Jean-Pierre Vernant : D’abord, tous mes remerciements à ceux qui ont été pour cette invitation, pour ce qui a été fait pour faciliter ma venue, dans un état un peu déficient, comme vous allez le voir, et malheureusement, je le crains, l’entendre un peu aussi.

Je suis, moi, très content parce que toutes les personnes qui ont parlé, ici, avant moi, ont dit des choses qui me sont proches, ça me rajeuni, j’en ai grand besoin parce qu’avant la guerre j’ai suivi des cours dans l’Université populaire, ensuite j’en ai donnés. Par conséquent, l’idée qu’il est nécessaire d’avoir, à côté des universités officielles, les facultés, les collèges où les Écoles des hautes études, des enracinements dans des milieux populaires, même si on pouvait critiquer la façon dont certains enseignements étaient menés, pour moi, il a été dit qu’on sentait, ce soir une espèce d’atmosphère particulière, oui, bien sûr. Pour vous dire la vérité, les médecins ne me conseillaient pas de venir. Mais je n’aurais pas voulu. Ça aurait été ailleurs peut-être que j’aurais prévenu mais je ne voulais pas, dans une entreprise comme celle-là, qui est nouvelle, qui est courageuse, qui est hors du commun, je ne voulais pas, au dernier moment, me défiler.

Donc, mesdames, messieurs, mes chers amis, chers camarades, salut.

[Tonnerre d’applaudissements.]

Jean-Pierre Vernant : L’Odyssée. Ce mot, en français Odyssée, est simplement le nom d’Ulysse. Ulysse, en grec, c’est Odysseus. Par conséquent, quand je dis Odyssée je vais parler à la fois d’Ulysse, Odysseus, et du retour d’Ulysse, après dix ans d’errance et dix ans de combats ,aux pieds des murs de Troie.

Alors, l’Odyssée, c’est un monde, c’est la mer à boire, je n’ai pas la moindre intention de me livrer à cet exercice, très divers. C’est aussi une immense entrée qui est encore, à mon avis, sur pied par où est passée toute la culture, au moins du monde occidental. L’Iliade et l’Odyssée, deux grandes œuvres, les premières dont nous disposions, qui sont à la fois accouplées, sous le même nom d’auteur, Homère, - je passe sur tous les problèmes que ça pose - et concurrentes. Pourquoi ? J’en arrive à mon sujet.

L’Iliade, c’est le poème d’Achille. C’est le poème du héros, guerrier, qui a une ardeur, une vie de courage, beaucoup plus intense, beaucoup forte, incomparable par rapport aux autres. C’est le héros modèle. Et par conséquent, ce que lui a choisi, ça nous est dit, c’est ce que les Grecs appelaient, la vie brève. C’est-à-dire qu’il peut soit passé une vie comme tout le monde, avec ses enfants, sa femme, ses vieux parents, mourir dans son lit, au terme de son âge, tranquille, avec des bonheurs et des malheurs quotidiens, il peut avoir tout ça, très bien et après ? Après, rien. Il n’y a plus d’Achille, c’est fini. Il disparaît. Les hommes, on les appelle mortels. Les mortels vivent, ils sont un peu comme les plantes, il y a des feuilles au printemps, elles viennent, s’épanouissent, puis arrive l’automne, les orages, elles disparaissent toutes. Elles se mêlent indistinctes, et pour les hommes sans nom, sans visage, oubliés à jamais dans le néant, dans la nuit de la mort. Et si on ne veut pas ça, alors, il faut choisir la vie brève. C’est-à-dire choisir une vie qui sera coupée à la fleur de l’âge, au moment où l’on est dans toute la beauté, dans tout l’éclat de l’adolescence. Elle sera coupée net parce qu’on passe son temps à mettre sa vie en jeu. Et on sait qu’obligatoirement, quelques soient les qualités qui sont les nôtres, quelqu’un viendra, ou un groupe viendra qui y mettra fin. La mort qui vous saisit, quand la vie est dans son maximum, c’est ça l’idéal de la mort héroïque. Pourquoi ? Parce que celui qui meurt comme ça en pleine jeunesse, dans l’éclat et la beauté de son corps, qui est lavé, qui est présenté dans des funérailles merveilleuses, celui qui fait ça, contrairement aux autres, il n’est pas comme ces feuilles, qui se dispersent et disparaissent, son nom reste éternellement vivant. Ce qui l’emporte, par la vie brève, c’est ce que les Grecs appellent Kleos aphthiton ( ?), une gloire impérissable. Et c’est vrai, la preuve, nous sommes là, je parle d’Achille, comme s’il était encore vivant et ça fait plus de trois mille ans parce qu’il était bien encore avant l’Iliade. Ça, c’est un, une des plaques. Et dans ce poème, en quelque sorte, le temps se déroule sur un rythme du quotidien pour dire les papailles, les hauts et les bas, qui est merveilleux, en face de ce poème, il y en a un autre qui est l’Odyssée, dont le héros n’est plus Achille mais Ulysse.

Ulysse est un bon combattant, un bon guerrier, courageux mais il est surtout un type malin comme un singe, plein d’astuces, doué de ce qu’on appelle, en grec, la métis, l’intelligence rusée. C’est-à-dire qu’il est à la fois le modèle d’une patience inaltérable, il supporte tout ce qu’on lui met sur le dos, il ne branche jamais, il ne recule pas, il se tient tranquille et il attend pour repartir. Il est ça et il est, en même temps, non plus l’homme de la vie brève, mais l’homme du long retour. Sa vie, – il a passé dix ans, à Troie, puis dix ans après à errer sur les flots méditerranéens, vingt ans de sa vie - est tout le temps guidée par le fait qu’il n’oublie pas. Il est l’homme de la fidélité. Fidélité à quoi ? A sa terre, à sa femme, à ses enfants, à ses amis, à ses serviteurs. La fidélité, surtout, à lui-même. Il veut être cet Ulysse, dont il proclame travers le poème à plusieurs reprises, « je suis Ulysse, fils de Laërte, dont les ruses sont connues partout et dont la gloire monte jusqu’au ciel. »

Vingt ans de bagne, pour ça, on peut discuter. Mais ces deux images, ces deux idéaux, que présentent les textes, sont à la fois associés et contrastées par rapport à un problème dont je voudrais vous montrer - indépendamment des qualités proprement poétiques, amusantes de l’Odyssée, en même temps très amusantes, pleine de drôleries - qu’il y a, dans ces deux livres, un problème qui est celui de la condition humaine : Ce que c’est que vivre ? Ce que c’est que mourir ? Ce que c’est que l’identité, on va en reparler tout à l’heure ? Qu’est-ce qu’être soit ? Qu’est-ce que c’est que communiquer avec les autres ? Qu’est-ce que c’est qu’un groupe humain, une société ? Tout ça, est par derrière, non pas abordé directement, comme le feront plus tard les philosophes, non, non, à travers de petites histoires marrantes, ou dramatiques.

Alors, pour essayer de vous montrer ça, je vais prendre un premier paradoxe. Ce premier paradoxe est celui-ci. On arrive au terme du voyage, ou plutôt, lui, Ulysse arrive au terme du voyage, après être resté presque sept ans, caché, partageant la vie amoureuse d’une Déesse, Calypso. Il a fallu qu’elle le lâche, elle n’est pas contente. Il part. Il lui arrive toutes sortes de mésaventures terribles, dont il se tire par miracle, Poséidon le poursuit de sa haine. Il arrive en Phéacie, qui est une espèce d’île, quand je pense que certaines personnes considèrent que l’Odyssée est comme une sorte de Baedeker des routes méditerranéennes, ils veulent dire que tel endroit, c’est ceci etc., alors la Phéacie on va la localiser. On ne peut pas localiser la Phéacie parce que ce qui la caractérise c’est que c’est un pays qui n’existe pas, qui ne peut pas exister, il est décrit comme quelque chose d’absolument à part. Mais c’est un pays qui a ceci de particulier, il y a un roi, une reine qui ont une fille, comme vous le savez, et c’est un pays qui est à mi chemin entre le monde dans lequel Ulysse a été jeté, au début de son errance, un monde de nul part, un monde non humain, un monde frontière, et le monde qui est le monde humain d’Ulysse, qui est à Ithaque mais qui pourrait être ailleurs. Et leur boulot c’est de les passer. Alors, ils vont prendre Ulysse en charge. Ils vont le faire passer de ce monde de nulle part, dans lequel il navigue depuis des années, à son monde humain, à notre monde humain à nous tous. Ils le font à travers un navire, qui a ceci de particulier c’est qu’il marche tout seul, il n’y a pas besoin de ramer, il n’a pas besoin de barreurs parce qu’il se dirige tout seul. On lui dit là, tu vas à Ithaque, il part et emmène notre Ulysse. Ils arrivent devant Ithaque, de nuit, il dépose Ulysse, sur une crique, dans un endroit qu’Ulysse connaît très bien, où il allait étant petit, étant jeune homme, que le poème nous décrit à plusieurs reprises. Il le dépose-là, endormi, sous un olivier qui déploie ses branches. Il dort. Le bateau repart. Poséidon qui est furieux, parce qu’il déteste Ulysse, il espérait encore l’empêcher d’être chez lui, d’un coup de trident, au moment où il passe la porte, entre le monde de nulle part et le monde des hommes, fixe son navire miraculeux, sous forme d’un rocher, et dorénavant, il ne peut plus bouger. Par conséquent, on ne peut plus passer, sauf si on imite Homère, du monde des hommes, de notre monde, à ce monde que raconte l’Odyssée. Ulysse est là, c’est l’aube, il ouvre les yeux, il regarde, voit ce paysage familier. Ça fait vingt ans qu’il vit dans l’espoir de retrouver ce paysage, qu’il ne vit que pour ça. Il ne reconnaît rien. Rien. Il se dit, où encore suis-je tombé ? Chez les cannibales, cela ne m’étonnerait pas. Il faut que je méfie. Là-dessus Athéna arrive, je passe sur les détails, et le dit, mais non imbécile, idiot, tu es malin mais moi j’ai deux tailles d’avance sur toi. C’est moi qui fais que tout te paraît étranger. Pourquoi je fais ça ? Je vais te le dire. Tout te paraît étranger afin que personne ne te reconnaisse. Tu ne reconnais pas ta propre terre, tu ne reconnais pas cette crique, tu ne reconnais pas cette mer, parce que même les personnes qui te sont le plus proche ne doivent pas, te voyant, te reconnaître comme Ulysse. Ce que veux Athéna, ça touche un autre problème, c’est qu’Ulysse qui a été confronté, par la volonté des Dieux, à ce monde de nulle part, à ce monde où un homme, Ulysse, est soumis à l’épreuve de voir quelles sont les frontières de l’humain, de voir comment les choses qui lui paraissent les plus normales peuvent n’être pas vraies, comment tout peut basculer, et comment ce qu’il est, ce qu’il n’a jamais cessé d’être à la tête de ses bateaux, Ulysse, comment ça aussi peut disparaître et où il n’aura plus d’identité, où il ne sera plus rien, ni personne, comme une bête, rien, plus d’Ulysse. Il n’est pas mort, il est toujours vivant, il a disparu, on ne sait rien de lui et son fils dira, il a disparu, est-ce que c’était mon père, je n’en sais rien, c’est comme si on l’avait effacé. Et c’est cet Ulysse qui a subi cette épreuve et qui finalement, même dans les conditions les plus difficiles, toujours est resté à un certain point de lui-même, fidèle à son souvenir, n’a jamais oublié Ithaque, et surtout est resté fidèle à l’identité qu’il veut reconquérir, c’est ça qu’Athéna, met en présence devant la mer, à Ithaque. Je vais faire en sorte que tu aies, c’est la seule façon pour toi de gagner, que personne ne te reconnaissant, tu puisses, par la ruse, te réinsérer peu à peu dans le cadre social, bien délabré, qui est celui d’Ithaque, puisque depuis vingt ans il n’y a plus de roi. Les rouages ne sont plus en place. Et te réinstallant à cette place, jouant ton rôle social, par fidélité à ce qu’individuellement tu as toujours considéré comme l’essentiel, tu vas pouvoir aussi redevenir toi-même, Ulysse en personne. Je mets en présence Ulysse en personne qui va revenir en gloire et Ulysse personne, Ulysse rien du tout qui a passé dix ans à suivre, si je peux dire, ce terrible exercice. Elle explique ça. Elle lui dit ceci, que je vous lis, pour vous faire sentir le style, pour qu’il demeure ignoré de sa femme et de son fils, elle lui annonce ce qu’elle va fabriquer avec lui, je vous lis : « Je vais te flétrir, cette si jolie peau sur ces membres flexibles. Faire tomber ces blonds cheveux de cette tète. Te couvrir de haillons qui saisiront d’horreur les regards des humains. J’éraillerais tes yeux, ces beaux yeux d’autrefois afin qu’à tous les prétendants tu apparaisses « Aeikelios » ( ?), d’une hideuse laideur, d’une hideuse non ressemblance à l’humain. » C’est-à-dire qu’à la place d’Ulysse on va avoir ce vieux mendiant. Ce vieux mendiant, n’est pas simplement le costume, le grimage, le masque. Non, non, ça va beaucoup plus loin, ça ne peut pas marcher comme ça chez les Grecs, pour des raisons de ce qu’ils appellent la personne de l’identité. Mais il ne s’agit pas de ça, il s’agit de faire intérieurement, et extérieurement, comme elle la fait, de ce personnage, qui doit avoir maintenant 45 ans, un vieillard complètement délabré, ramolli, édenté, faible, puant, souillé et qui n’a aucune dignité, ne peut en avoir aucune. Mendiant ça veut dire qu’il est hors société, qu’il erre d’une maison à une autre, essayant d’obtenir un morceau de pain. Ça veut dire qu’on peut le traiter comme on veut. Il est en dehors des cadres, où chacun est à sa place, a droit à un certain type de respect, un certain type de timê, d’honneur. Là, il n’est rien, il est comme un animal qui serait la table, qui vous embête les pieds, à qui on donne un coup, pour qu’il file. Je veux dire que quand on va lancer à la tête d’Ulysse un morceau de viande, quand on va l’insulter, l’injurier, lui, tel qu’on le connaît, Ulysse en personne il serait là, boum, mais Ulysse personne, ne bouge pas, ne branche pas. Il incarne le mendiant, il s’est mis dans la peau du mendiant. Et on va voir comment, pour redevenir autre chose, il doit faire. Voilà.

Alors, vous me direz, ça c’est dans ta tête, non ? Non. Comme je ne veux pas quand même vous tuer, ni moi… Je vois dans la très savante construction du texte, ça, c’est à la fin, c’est au moment où il revient, c’est des grandes scènes de ce qu’on appelle la reconnaissance, où Ulysse va être peut à peu reconnu, par un certains nombres de membres de sa famille, ou de son clan, et qu’il va pouvoir agir avec l’aide d’Athéna.

Qu’est-ce qui s’est passé ? Il s’est passé que quand Ulysse et sa flottille a dépassé le cap Mallet, et ouvre sur une autre mer, Ulysse croît qu’il a gagné. Il n’a rien gagné du tout. Parce qu’à ce moment-là les Dieux déclenchent une formidable tempête et que son bateau, peuft, à travers les vents et la houle est transporté justement, dans un espace où aucun des marins ne sait où qu’il est, dans un espace de l’ailleurs. Ils sont là et ne comprennent pas. Et cet ailleurs est un espace non humains parce que les hommes, pour les Grecs c’est tout à fait clair, ce sont d’abord des mortels. Ensuite il y a leur régime alimentaire. Ce sont des mangeurs de pain et des buveurs de vin. C’est comme ça que dans les textes on les définis. Ce sont des gens qui ont des règles. Il y a des Dieux, il y a des groupes, ce n’est pas n’importe quoi. En particulier parmi les Dieux, il y en a un, qui est Zeus Xenios, le Dieu de l’hospitalité, le Dieu des étrangers auquel aucun Grec ne peut se soustraire. Ils arrivent dans un monde, dont ils vont faire la connaissance très vite, stupéfaits, horrifiés, où plus personne ne mange comme les hommes le pain et du vin, où les gens qu’ils voient sont soit des nymphes, soit des monstres, soit des géants, des Cyclopes, soit des gens très bizarres, ou ils boivent des drogues magiques, ou ils se nourrissent comme des anthropophages, ou au contraire ils se nourrissent de mets d’immortalité. Un monde qui est le contraire de celui des hommes. Et ce monde va représenter, pour Ulysse et ses marins, un grave danger. Ce n’est qu’au prise avec tout ça, s’ils oublient le retour, s’ils n’ont plus toujours en tête ce qu’ils ont été, ils sont fichus. Parc conséquent, le problème est là. On jette Ulysse et ses hommes aux frontières de l’univers humain et on voit comment ils se tournent. Je ne rentre pas dans le détail, un mot simplement. C’est là qu’il y a le fameux épisode du Cyclope. Le texte dit, on ne voit rien, il n’y a pas d’étoiles, la lune s’est cachée, le bateau marche tout seul. Et ils rentrent comme si là, au pied de la montagne des Cyclopes, s’ouvraient les portes de la nuit. Ils y étaient poussés sans rien voir. Ils arrivent, ils n’ont pas vu l’île où ils abordent et où le bateau vient se placer.

Je ne rentre pas dans le détail, un mot simplement. C’est là qu’il y a le fameux épisode du Cyclope. Cet Ulysse qui veut aller... alors, c’est le silence et la nuit, ils abordent à un moment, le texte nous dit, on ne voit rien, il n’y a pas d’étoiles, la lune s’est cachée, le bateau marche tout seul et ils entrent, comme si là, au pied de l’île, la montagne des Cyclopes, s’ouvraient les portes de la nuit. Ils y étaient poussés sans rien voir. Ils arrivent, ils n’ont pas vu l’île où ils abordent et où le bateau vient se placer. Je laisse tomber l’épisode avec les Cyclopes, sauf que je vous rappelle que ce Cyclope anthropophage tient les Grecs prisonniers dans son antre. Il lui faut deux Grecs le matin, deux le soir. Il les attrape par les chevilles, leur casse le crâne contre les parois de la caverne et avale ça. Avant de se livrer à sa ruse, le Cyclope dit à Ulysse : écoutes, dis moi comment tu t’appelles. Si tu fais ça, moi je te ferrai aussi un cadeau. Et Ulysse, à ce moment là, solennellement, c’est le début de cette errance, lui dit : « Mon père et ma mère m’ont appelé Outis », personne en grec, ou, c’est la négation, tis, quelqu’un. Outis, personne. Mon père et ma mère m’ont appelé, personne. Mes amis, mes compagnons m’appellent de ce nom, qui est mon nom reconnu. Ah ! dit le Cyclope, va pour Outis. Alors, vous savez ce qui se passe. Quand le Cyclope, les Cyclopes ne vivent pas groupés, est aveuglé, il appelle au secours. Quelques Cyclopes viennent et lui disent : Qu’est-ce qui t’arrive Cyclope ? Ah ! C’est terrible. Qu’est-ce qu’on t’a fait ? Quelqu’un t’a attaqué ? Outis, personne. Mais le mot pourrait être remplacé par un autre, est qui Métis, , tis, pareil, Outis, métis. Or, métis, c’est la grande qualité intellectuelle. Il est, Ulysse, l’homme à la métis. Ça veut dire que quand il ment et qu’il s’appelle Outis, il est très malin de le faire, en réalité il joue sur les mots. Le texte, je ne pourrais pas vous dire ça, il faut lire le texte en grec d’ailleurs, joue entre outis et métis, on est à la fois sur un plan et sur un autre. Je suis personne et je suis le roi des malins etc., etc. En effet, il serait le roi des malins au début de cette errance s’il n’avait pas, comme beaucoup d’entre nous, et comme beaucoup de Grecs, une certaine vanité. Quand ils finissent par échapper au Cyclope, qui est en haut de sa montagne, qui prend des gros blocs de pierres et qu’il leur balance, en espérant atteindre le navire, Ulysse ne résiste pas. Il lui dit : Ohé ! Cyclope, si quelqu’un te demande, qui est arrivé à aveugler ton œil unique et à te plonger pour toujours dans la nuit ? Dis-lui que c’est Ulysse, le fils de Laërte, ce vainqueur de Troie, celui dont la gloire monte jusqu’aux Dieux du ciel. Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Le Cyclope en entendant ça dit, mais alors c’est toi Ulysse ? Je le savais. Il y avait un prophète qui m’avait dit : Attention, un jour, -les Cyclopes vivent très longtemps- un guerrier va venir et t’attaquer. Il s’appelle Ulysse. Mais quand je l’ai vu. Vu quoi lui dit le Cyclope ? Ce gringalet, ce merdeux, ce rien du tout, qui n’a pas d’allure, qui ne m’a pas combattu, qui m’a eu par la ruse, après m’avoir soûlé, pas une seconde je n’ai pensé que ça pouvait être Ulysse. Et, il s’adresse à son père, Poséidon, en lui disant : Regarde ce qu’il m’a fait. Il s’appelle Ulysse, je te donne son nom, tu le garde, tu ne l’oubli pas et tu fais en sorte qu’il ne puisse pas rentrer chez lui, jamais. Et s’il rentre, que ce soit aux termes de souffrances, des privations les plus terribles et tout seul, sans plus personne avec lui, isolé, solitaire, pas dans un bateau à lui, dans une barque étrangère, qu’il soit étranger à tout ce qui est lui. En effet, c’est ce que fait Poséidon.

Je passe sur les choses et j’en viens tout de suite au fait que dans ce récit, il y a des incidents burlesques, tragiques et à un moment donné, Ulysse et ses compagnons vont aux pays des Cimmériens, qui est un pays où la lumière n’arrivent jamais, pays de brumes nocturnes. Ils vont pour voir voir où se trouve la fosse, qui est la bouche des morts. C’est-à-dire, qu’il y a dans un terre un trou et tous les morts passent par-là. Circé a donné à Ulysse, des renseignements qui lui permettent d’évoquer certains morts. Les morts, ces morts-là, c’est terrifiant. C’est une espèce de nuée d’ombres, de fantômes, tous mêlés les uns aux autres, Ils ne peuvent plus parler, c’est rumeur incompréhensible. C’est, si je peux dire, à côté des êtres vivants, qui ont chacun leur figue singulière, leur nom, leur histoire, leur statut particulier, c’est le chaos. Alors, il voit ça, il est effrayé. Je passe. Il voit à un moment donné Achille, si je puis dire son concurrent de l’autre poème, le héros guerrier, la vie brève, le chancre de la vie héroïque brève ardente qui vous donne la gloire immortelle. Il le voit, lui donne cette drogue rituelle qui fait que quelques instants Achille reprend une espèce de conscience et peut parler. Ulysse lui dit : Achille, Achille, mon Dieu, comme je te voie. C’est pareil, tu es ici l’objet des mêmes honneurs que tu avais dans l’armée achéenne, tout le monde te reconnaît comme ce que l’on fait de mieux, la crème, le modèle et j’en suis heureux pour toi. C’est moi qui arrange là, hein ! Et Achille lui répond, là encore j’arrange, Mon pauvre Ulysse, tu n’y es pas du tout. J’aimerais mieux être le dernier des culs-terreux, les pieds dans la fange à travailler du soir au matin, vivant, que cette royauté que tu m’attribue, aujourd’hui que je suis mort.

C’est-à-dire que ce que l’Iliade présentait, à partir d’Achille, comme l’idéal, si je peux dire, c’est de la ( ?). Pour Achille, il est mort, il est rien. Ce qui compte c’est cette gloire. Une petite voix, un filet de voix dans Achille fantôme, dit : ça c’est ce qu’on raconte, c’est ce que les vivants racontent, parce que ce sont les vivants qui écoutent les hauts-faits d’Achille, mais nous, qui avons accompli ces hauts-faits et qui sommes morts, eh bien c’est terrible ! Pourquoi ? Parce que c’est la vie qui compte. C’est seulement la vie qui compte. La vie telle qu’on la vie, telle que nous la vivons tous quotidiennement, avec ces malheurs, avec ses bonheurs aussi, avec ses plaisirs, avec ses détresses, avec ses épreuves. C’est ça qui compte. C’est le présent. Et c’’est présent encore dans un autre passage que je laisse tomber. Mais cette espèce d’avertissement étonnant, cette espèce de cloche qui retenti pour dire lorsque moi, poète, je dis et je fais dire à Achille et puis il y a quand même ça, ça, à un moment donné on meurt, on disparaît, on n’est plus rien, que cette espèce de foule informe où plus personne n’est reconnaissable. Et la dernière phrase de ça, c’est quoi ? C’est, à la fin tout à fait de leur périple, l’équipage d’Ulysse accompli un sacrilège épouvantable en s’attaquant à l’œil qui voit tout et qui anime tout, au soleil, Hélios.

Ils ont faim, la faim c’est un enfant de nuit, ils sont fatigués, Ulysse leur a dit surtout ne touchez à aucune de ces vaches, sinon… En plus le sommeil s’abat, ou que les Dieux envoient à Ulysse pour lui faire un mauvais tour, le sommeil recouvre de nuit les yeux d’Ulysse et pendant qu’il dort, les autres tuent ces vaches, se gorgent de nourriture. Le soleil se tourne, comme l’avait fait le borgne, vers Zeus et lui dit : tu as vu ce qu’ils ont fait ? Si tu ne les châtie pas, je cesse de briller pour les Dieux, de leur apporter une lumière immuable et éternelle de jeunesse et de vie. Je cesse de briller sur la terre des mortels pour leur apporter le soleil et la nuit. Et je vais éclairer, dans le fond de la terre, le tartare, le gouffre des morts et toute cette pourriture va être illuminée. Ah !, Aller, aller, ne fais pas de bêtise ! Reste où tu es, pas de soucis. Les autres gorgés de nourriture repartent en bateau, Zeus foudroie le navire et très vite, tous les compagnons d’Ulysse, sauf lui, sont comme des oiseaux crevés, qui les ailes déployés, pâlottes sur les flots et Ulysse, dans les vagues déchainées, s’est accroché à un morceau de bois, est là. Alors, là, il est à bout du rouleau, complètement. Il se trouve que Calypso, une Déesse, le voit, le recueille et le sauve.

Alors, ça, l’épisode avec Calypso, c’est l’épisode central. Il va rester sept ans avec elle. E pendant sept ans, ils sont là tous les deux, en tête-à-tête amoureux, plus ou moins, au bout de sept ans c’est moins brillant chez Ulysse. C’est là que les problèmes sont posés en toute clarté. Ulysse est là, il mène une vie de patachon. Elle est une Déesse, ça veut dire qu’elle, à table mange les nourritures d’immortalité, l’ambroisie, le nectar mais elle donne à Ulysse la nourriture humaine. Elle a fait pousser, il y a du blé, il y a du vin, il y a des viandes, chacun son régime. Ils font, le soir, ce qu’ils ont envie de faire dans un lit nuptial, et ça dure longtemps. Et quand l’Odyssée s’ouvre, il y a un conseil de ministres des Dieux et Athéna, qui avait abandonné Ulysse pour ne pas déplaire à son frère Poséidon, dit : mais écoutez, ça ne peut pas continuer comme ça. Cet Ulysse ne vous a rien fait. Pourquoi est-ce qu’il est isolé ? On l’a jeté dans un trou aux oubliettes. Plus personne ne pense à lui. Lui, il continue à penser aux siens, il n’est pas content. Mais, oui, tu as raison. On envoie Hermès, le Dieu vélos, chez Calypso. Or, Calypso, c’est une Déesse, comme son nom l’indique, Calypso ça vient de kaluptein qui est le mot grec pour dire caché. Elle est à la fois celle qui cache, elle va le cacher, et celle qui est cachée. Elle va vivre ces années d’amours clandestines sans que personnes ne soit au courant. Celle qui cache puisqu’elle va cacher Ulysse. Alors, Hermès file là-bas en rallant. Il n’y a jamais été, il dit c’est au diable, je me perdre. Quand elle voie, elle lui dit : Alors Hermès, qu’est-ce qui t’arrive, tu viens jusqu’ici ? Tu n’as pas l’habitude. C’est Zeus qui m’envoie. Qu’est-ce qu’il veut ? Il dit que tu as, chez toi, cet Ulysse et qu’il te sert de mari. Il faut qu’il rentre. Alors, elle lui fait une scène terrible. Elle lui dit, vous êtes vraiment de jolis coucous. Vous êtes pire que les hommes. Vous êtes des jaloux pathologiques. Vous ne pouvez pas supporter l’idée qu’une Déesse, comme moi, passe sa vie heureuse avec un homme mortel. Je sais bien que je suis coincée, je ne peux rien faire mais ce n’est pas de bonne humeur. Ça m’est égal, il lui dit. Tu vas le renvoyer. Vous allez construire un radeau et le renvoyer. Où est-ce qu’il est ? Et alors là, le texte nous montre Ulysse tout seul, dans la journée. La mer est à ses pieds, il est assis sur un rocher et il pense au retour, il pense à Ithaque et il pleure comme un veau, de souffrance et de douleur, de nostalgie. Il pleure parce qu’il n’a plus envie de vivre avec cette nymphe bouclée. Et comment elle essaye de le retenir ? je vous pose le problème. Elle dit, à Ulysse, c’est tout simple, si tu restes avec moi, tu auras l’immortalité, tu seras comme un Dieu, et une jeunesse inaltérable. Immortel, toujours jeune, mais la condition c’est que tu restes ici. Si tu pars, je sais d’avance que beaucoup d’épreuves terribles t’attendent. Donc, le même choix se représente.

Ce même choix, c’est que ce qui est essentiel, pour Ulysse, la mémoire de ce qu’il a été mais c’est aussi, d’une certaine façon, que s’il devient, caché chez elle, immortel et toujours jeune, il cesse d’exister. Il n’y a plus d’Ulysse. Il n’y a plus d’Ulysse parce qu’il n’y a plus de retour. Il n’y a plus, par conséquent d’Odyssée, il n’y aura plus un texte qui racontera ce qui s’est passé. C’est ce que son fils Télémaque explique à Athéna, il lui dit : mais mon père, il n’y a plus de père, il a été happé, disparu. Si au moins il était mort noyé, on aurait rattrapé son cadavre ou mis un cadavre de substitution, il aurait une réalité chez nous. Là, c’est fini. Il a été effacé. Or, ce qui est essentiel pour Ulysse, c’est qu’il retrouve les siens, qu’il se reconstruise. Il ne peut pas se reconstruire avec tout son équipage mort. [Bon c’est trop long, je finis.] C’est la solitude, ce n’est pas un véritable amour. Il y a ce texte : (… ?) Le soir, elle vient rejoindre Ulysse, elle qui le veut, lui qui ne le veut plus. » Il ne trouve plus le charme à la nymphe bouclée. Éros, le désir, ne se porte plus sur la nymphe. Ce qu’il souhaite, ce qu’il désire, c’est de mourir. Il choisi de mourir à condition de mourir comme Ulysse et de ne plus être dans cette espèce d’espace fictif, mythique, où un homme peut être immortel.

Il revient et il se reconstruit. [Je termine, rassurez-vous.] Le dernier terme de cette reconstruction où il va faire la démonstration qu’il est bien Ulysse, en montrant quoi ? des sémaphares ( ?), des signes, de sorte que tous les assistants qu’il a pris avec lui, en voyant ces signes, par exemple, la cicatrice que lui a fait un sanglier quand il avait 15 ans, au cours d’une chasse initiatique, chez ses parents maternels. Alors, quand le bouvier et porcher qui vont l’assister, la nourrice aussi qui va reconnaître sur ce séma. Ils regardent, le séma, c’est une chose qu’on a sous le nez mais qui renvoie à quelque chose d’invisible, et qui le renvoie dans un temps qui peut être très lointain. C’est-à-dire que la présence dans l’actualité du récit, dans le présent du récit, Ulysse essayant de se remettre à des places différentes, de se faire reconnaître à son fils, qui sait même plus s’il a un père. La scène où Ulysse fait la démonstration qu’il est bien le père, c’est quelque chose de merveilleux. Il lui dit, tu ne vas pas continuer à faire l’imbécile, c’est moi, ton père, obéit. Et l’autre est si content d’avoir un père qu’il est ravi. Il fait ça. Avec la nourrice ça marche tout seul, avec les deux autres c’est pareil, ils le reconnaissent. Avec son père, c’est la même chose. Il va jouer l’enfant. Il va se replacer dans le casier d’Ithaque. Il va se replacer dans la case que son père connaît bien, quand lui était dans la force de l’âge et le petit l’enfant. Mais là-dedans il y a un pépin, Pénélope.

Pénélope, vous savez comment elle a filé, comment elle a essayé d’échapper. Elle ne peut plus échapper aux prétendants. Elle est aussi maligne, aussi rusée que lui. Et pourquoi elle ne veut pas le reconnaître, elle résiste ? Parce que dans ce recadrage, avec autrui, social, qui va remettre Ulysse à ses places, chacun de ceux qui jouent avec lui, ou qui l’amènent au jeu, ont des places définies. Son père, Laërte, voulait un fils. Les serviteurs voulaient un maître. Son fils voulait un père. Tandis que, première différence fondamentale, elle, Pénélope, elle ne veut pas de mari. Ça fait cinq ans qu’elle en a 50 qui lui trainent aux jupes. Elle ne veut pas un mari et elle dit ce qu’elle veut. Elle veut l’Ulysse de sa jeunesse.

Le problème est de savoir, non pas si le mendiant est en réalité Ulysse, avec les coups de baguettes d’Athéna qui lui redonnent toute sa prestance, elle veut savoir s’il y a bien coïncidence, en dépit du temps qui s’est écoulé et qui ont fait que les mains, non pas du mendiant mais les mains d’Ulysse, -c’est dit dans le texte- les mains du mendiant ne sont plus celles d’Ulysse jeune, c’est de vielles mains flétries. Elle dit, les mains et les pieds s’abîment vite dans le malheur. Tous les deniers chants sont centrés sur la temporalité, il y a des temps différents, il y a eu les temps chez Calypso, il y a eu les temps avant, il y a eu les temps à Troie, et puis maintenant ce temps qui est le présent mais qui ne se comprend, ne se lit que parce qu’il est tissé lui-même avec un temps antérieur. Et c’est ça que le texte essaye de faire comprendre.

[J’arrive à la fin, parce que c’est vraiment honteux.] Comment ça finit, tout ça ? Les prétendants sont tués. Elle continue à renâcler. Elle va l’avoir par la ruse. Il y a entre Pénélope et Ulysse, un méga séma, un signe fondamental, qui sont les seuls, eux deux, à connaître. Alors, non seulement elle veut l’Ulysse de sa jeunesse mais les sématas des autres, c’est rien. Elle a parlé avec l’Ulysse mendiant, il lui raconté des bobards quand il ne voulait pas qu’elle le reconnaisse. Qu’est-ce que c’est que ce séma ? C’est que quand ils se sont mariés, Ulysse a construit le lit nuptial à partir d’un plant d’olivier enraciné dans la terre d’Ithaque. Donc, le lit est construit sur le pied. Et le pied, c’est lui qui est le séma. C’est lui qui est en même temps ce qu’on a sous le nez aujourd’hui, comme un signe irrécusable mais qui en même temps ne se comprend que par des histoires bien antérieures, la façon dont il a voulu construire ça pour que le lit ne bouge pas, inamovible. On peut montrer, on a montré, j’ai essayé aussi, que ce pied inamovible enraciné dans la terre d’Ithaque est chargé de toutes sortes de symbolismes dans lesquels les temps interviennent parce qu’il est en même temps, le lit royale. Le lit où dorment le roi et la reine, le lit qui fait qu’ils sont justifiés à considérer que le sort d’Ithaque dépend d’eux. Bref, elle s’arrange pour faire croire à Ulysse qu’elle a bougé ce lit. Ah ! Il pique une crise épouvantable. Il dit, ah ! il a bougé ? et l’Olivier ? L’olivier ? lui répond-elle en lui sautant au coup. Ah ! Je voie que tu connais bien le méga séma.

Comment ça fini ? Ça fini parce que le mariage, la maison a été lavée du sang, des souillures, les femmes qui ont été infidèles pendant ces années ont été tuées. Tout ce qui s’est passé dans le palais était secret. Les gens d’Ithaque qui se promenèrent ne sont pas au courant. Ulysse dit, vous allez jouer de la musique, vous allez danser, vous allez faire jouer les claquettes de tous les côtés comme si c’était la fête au palais. Tout le monde savait que Pénélope était obligée de se choisir un mari et par conséquent il aller en avoir un, mais là, « tchuc » c’est le mariage avec l’Ulysse de ma jeunesse. Comment ça Ulysse ? Ce n’est plus lui, mais c’est lui encore. En effet, à la fin de la journée, Ulysse et Pénélope se retrouvent dans le grand séma dans le lit nuptial. Ils parlent. Ils se racontent. Chacun fait la part dans son récit d’un temps qui n’est plus là mais qu’il a vécu. Chacun parle comme s’il était l’autre parce qu’il y a entre eux non seulement cette espèce d’accent personnel, qui est rare dans nos textes anciens, non seulement cette volonté de récupérer tous les temps, d’inscrire les temps dans l’écriture, mais parce que, comme le dit la brave Ulysse, vous savez que quand il était en Phéacie, il y a cette brave Nausicaa qui le trouve pas mal et qui essaye de voir si elle ne pourrait pas se marier avec lui, il lui dit ceci : écoute moi jeune fille, ce qui compte plus que tout, entre un homme et une femme, entre un mari et son épouse, c’est, je vous dis le terme grec, homo photinie ( ?), c’est l’accord, la communauté, l’identité des esprit, de ce qu’on pense, des système de valeurs, de l’image de ce qu’on se fait de la vie. C’est ça. Et il explique aussi, il y en a d’autres où il explique aussi, qu’avec Pénélope il y a cet accord intime de deux êtres, un homme et une femme. Par conséquent, quand ils se retrouvent 20 ans après, avec les mains qui ne sont plus ce qu’elles étaient, etc. il y a quelque chose qui est resté, qui a demeuré et que souligne le récit et qui fait que, pour nous, ce récit est cet immense portail à partir d’où les choses vont aller. C’est un récit où d’une certaine façon tout est temporel, l’auteur joue avec ça, mais où, à la fin, le temps du début rejoint le temps de la fin. Quand ils sont couchés là, tous les deux, Athéna -quand ils discutent, avant qu’ils ne se livrent aux plaisirs de l’amour, comme dit le texte- arrête e char de l’aurore pour que cette nuit s’allonge, pour que le temps soit un peu bousculé et que cette nuit leur appartienne dans sa plénitude à la fois dans l’amour qu’il faut et dans la façon dont chacun récupère l’autre et où en le récupérant il se récupère lui-même. Maintenant qu’il se voit dans les yeux de Pénélope, un homme Grec ne se regarde pas dans un miroir à cette époque, c’est un peu plus tard, à travers les yeux de Pénélope il reconquière entièrement son identité, une partie de sa jeunesse.

Et nous, quand on réfléchit, on voit que ce qui existe déjà dans l’Odyssée, et qui fait sa valeur, c’est le fait que par le texte, par l’écriture, ça raconte des événements mais quelquefois c’est le poète qui chante, quelquefois c’est Ulysse lui-même qui raconte, ou un troisième Démonocos, un Aède, tous ces temps sont mis les uns avec les autres. Il n’y a pas, au terme du récit, le sentiment que le temps est perdu. Il est retrouvé. Quand ils sont tous les deux au plumard, le temps est retrouvé. Il est retrouvé parce qu’on nous le fait comprendre, il est retrouvé, aussi, pour nous lecteurs qui comprenons que ce problème, la vie, la mort et nous là-dedans essayant de comprendre, nous n’y arrivons pas. C’est vrai, comment peut-on expliquer qu’on meurt ? Et le texte d’une certaine façon nous répond, oui, vous êtes comme des feuilles, rien du tout, outinos, outis, rien, vous serez balayé, vous avez vécu. Mais l’homme ce n’est pas seulement des individus qui comme des bêtes ont une évolution biologiques et finalement disparaissent. On se dit à quoi bon. Non, non, les hommes c’est aussi l’histoire humaine, la construction étonnante, par les hommes, de longs textes qui racontent ce qui s’est passé. Ils le racontent différemment de ce qui s’est passé mais ils font avec ça quelque chose si bien que les événements qui sont décrits, par le poète, quand vous les lisez, tout d’un coup vous sentez que ça vous révèle un autre plan d’existence de ce qu’on appelle l’humain. Puis il y a la civilisation, le fait que les hommes ont construit, tout en mourant, d’abord des rites funéraires aussi, des religions, des sociétés, des textes, la poésie, la danse, la tragédie, tout. Et ça, c’est comme un socle sur lequel les hommes n’arrêtent pas de construire encore des choses.

La cité grecque, tout ça, ce qu’elle implique, d’une certaine façon, c’est déjà inclue dans des récits homériques. Ça sera modifié, ça sera attaqué, mais c’est présent. Ce qui se construit, qui est peut être le plus important, déjà quand il était avec ce petit groupe, avec ses marins, - il n’était pas tout seul, ils étaient une petite flotte - elle aussi, ils vont mourir tous les deux mais il y a l’Odyssée. Il y a ce texte. Ce texte, lui, son statut d’existence n’est pas le même que ce rien du tout que nous sommes, ces feuilles, c’est du solide. C’est de l’inquiétant parce qu’on ne sait pas ce qu’on va en faire. Parce que notre responsabilité, comme celle d’un maire, est engagée. Qu’est-ce qu’on va faire de cette communauté sans laquelle personne n’existerait ?

Bref, un grand portail, où, même sans le savoir, on apprend que l’homme est histoire, civilisation, société, culture, fabrication, ouverture, invention, transformation autant que malheur, bonheur personnel pour soi et pour les autres.

Écoutez, j’ai peut être exagéré un peu mais… On m’a dit qu’il y avait les jeunes là. Je ne vois rien, je n’ai pas les bonnes lunettes. S’il y a des jeunes, s’il faut donner une conclusion, à cet interminable laïus, où je n’ai pas dit le quart de ce que j’aurais voulu, je me rappellerais que j’ai été jeune, moi aussi, ça ne compte pas beaucoup, et je vous dirais : Hé ! les gars, hé ! les filles, vive l’Odyssée.

Applaudissements très chaleureux et extrêmement nourris.

Merci, à vous. Je devais rester avec vous plus longtemps, mais vous l’avez senti dans ma voix et dans bien d’autres choses, il faut que les vieux aillent au dodo.

Rires chaleureux, et tonnerre d’applaudissements.



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