Emmanuel LAURENTIN : Émission spéciale de La Fabrique de l’histoire, en ce jeudi, puisque comme nous l’avons fait pour chacune des précédentes campagnes électorales présidentielles, depuis 2007, nous entamons une série d’entretiens avec les candidates et candidats à la présidentielle sur leur imaginaire historique.
Aujourd’hui, nous recevrons, à partir de 9h 15, dans une petite dizaine de minutes, Emmanuel Macron, candidat d’En marche !, pour tenter de comprendre, comme nous l’avons fait à d’autres occasions avec : Jean-Luc Mélenchon, José Bové, François Hollande, Jean-Marie Le Pen, Alain Jupé, Jean-Louis Debré, Marisol Touraine, ou encore Michaëlle Jean, secrétaire général de la francophonie, en quoi l’histoire peut nourrir une action politique. Nous verrons donc avec Emmanuel Macron quels sont les personnages historiques, les événements du passé qui lui servent de référence, mais plus largement, comment l’histoire aide à comprendre le présent et à envisager peut-être l’avenir.
Mais nous sommes jeudi, et comme tous les jeudis, nous vous proposons un nouvel épisode de La Fabrique de l’histoire scolaire, un feuilleton, conçu par Séverine Liatard et réalisé par Françoise Camar, qui nous plonge dans l’enseignement de l’histoire en classe aujourd’hui. Ce matin nous partons pour les Archives nationales où une classe de CM1, du vingtième arrondissement de Paris, découvre ce qu’est un document d’archives.
[Feuilleton non transcrit]
Emmanuel LAURENTIN : […] Emmanuel Macron, Bonjour !
Emmanuel MACRON : Bonjour !
Emmanuel LAURENTIN : Vous êtes le candidat d’En Marche ! à l’élection présidentielle et vous avez accepté notre proposition. Vous êtes le premier, des candidates et candidats, à l’avoir acceptée, Emmanuel Macron, autour de l’imaginaire historique ; une série d’émissions que nous faisons depuis 2007 avec des candidats et candidates, mais aussi entre les élections avec d’autres personnels politiques, personnes politiques, qui d’une certaine façon ont quelque chose à voir avec l’histoire.
Nous venons d’entendre un reportage de Séverine Liatard, dans une classe de CM1 qui se déplaçait aux Archives nationales. Vous évoquez dans votre livre, « Révolution », l’apprentissage de l’histoire que vous avez fait pendant le primaire et aussi dans votre famille, avec votre grand-mère. Cet apprentissage de l’histoire, on dit souvent qu’il est mal fait. On dit souvent que les enfants du primaire n’apprennent rien en histoire, qu’on ne leur apprend rien sur le récit national. Or, on l’entendait, spontanément dans cet atelier aux Archives nationales, ils citaient Clovis, Pépin Le Bref, qui leur paraissaient en CM1 comme des personnages importants, et déjà connus de ces enfants. Qu’est-ce que vous pensez de cette question de l’enseignement de l’histoire, telle qu’elle est débattue, depuis très longtemps, dans notre pays avec des réformes multiples, et avec l’idée que l’on n’enseigne plus l’histoire de France aux jeunes Français ?
Emmanuel MACRON : Le reportage que vous venez de diffuser montre en effet plutôt le contraire. Il montre qu’on peut aussi innover sur le plan pédagogique en n’enseignant pas simplement des dates, des faits et des récits mais que l’on donne l’accès à des traces de l’histoire, des manuscrits, on déplie la capacité à représenter, on explique le rôle de ces représentations, la place de la femme. On entendait, à l’instant, l’enseignante expliquer tout cela. Ce qui veut dire qu’en effet l’enseignement de l’histoire s’est élargi. Il n’est pas simplement l’enseignement d’une histoire factuelle mais d’une série de représentations. Il est évident que c’est une sédimentation, l’enseignement de l’histoire. Ce qui est important, c’est que dès le début, ce que votre reportage, encore une fois, montrait : ne pas enseigner l’histoire comme un bloc de vérités, mais essayer d’en donner l’épaisseur, de reconstituer les vies du passé, et ce que justement l’histoire charrie non seulement de faits mais bien de représentations et de toute cette épaisseur. En même temps, il est évident, on le voit dans les programmes, sans revenir à une linéarité complète, on enseigne une forme d’histoire qui est structurée chronologiquement, parce qu’on a besoin d’abord, pour sédimenter, de comprendre comment les événements s’enchainent, avec toujours cette difficulté qu’est la rupture entre les années de programmes, on le sait très bien, cela dépend de l’enseignant qu’on a eu l’année d’avant. Je pense qu’on a tous vécu cela. Et, quand on n’a connu l’histoire que par l’école, le collège et le lycée, on a parfois ces espèces d’angles morts ou d’espaces aveugles de l’histoire de France où…
Emmanuel LAURENTIN : Ou du monde…
Emmanuel MACRON : … ou du monde, vous avez tout à fait raison… et de la France dans le monde, parce que c’est aussi un débat qui a eu court ces dernières années, sur le passé colonial ou l’histoire de la France outre-mer et en Afrique. Je pense qu’il faut marier les deux. C’est tout le défi de l’enseignement de l’histoire en France. Je ne pense d’ailleurs pas que cela soit le rôle d’un Président de la république de trancher ce débat. Je vous livre une réflexion personnelle.
Emmanuel LAURENTIN : Cela veut dire que contrairement à d’autres candidats et candidates de cette élection, mais à d’autres moments des élections présidentielles, vous n’avez pas l’intention de chambouler immédiatement les programmes d’histoire, par exemple ?
Emmanuel MACRON : Non, non. D’abord, je pense, pour être très honnête avec vous, que nos concitoyens attendent d’autres choses, en particulier sur l’éducation, je me suis exprimé là-dessus. L’éducation est le premier chantier présidentiel, que j’ai nommé « L’éducation et la culture », la semaine dernière quand j’ai présenté mon programme. Donc, je pense que c’est très important. Mais, le porter, donner les moyens, avoir une ambition, concevoir l’éducation et la culture comme une composante - et vous allez voir je, vais y revenir, en vous répondant sur le récit – de la fierté française, et de notre capacité à faire aussi réussir les classes moyennes, est un élément absolument fondamental. Pour autant, je ne crois pas que le rôle d’un président de la république soit de s’immiscer dans ces sujets.
Emmanuel LAURENTIN : C’est le rôle de qui dans ce cas-là ?
Emmanuel MACRON : Le ministre a un rôle important, les enseignants d’histoire ont un rôle important. Je pense qu’il faut qu’il y ait un vrai débat pédagogique, morale, sur ce sujet, parce que je ne suis pas favorable pour ma part à le laisser à des commissions indépendantes.
Emmanuel LAURENTIN : Ah, oui !?
Emmanuel MACRON : Non, parce que je pense qu’il faut qu’il ait un vrai débat…
Emmanuel LAURENTIN : Parce que c’est de la politique aussi l’histoire et l’enseignement de l’histoire dans ces cas-là ?
Emmanuel MACRON : Oui, parce que je pense qu’il y a en effet cette fonction-là, et c’est le rôle d’un ministre de l’éducation national de poser ce débat et de l’orchestrer. Je pense qu’il ne faut pas chercher totalement à le déléguer parce qu’il y a en effet une vraie part politique qui est assumée, mais en même temps il y a un travail à faire avec les enseignants d’histoire, parce qu’ils sont les porteurs de cette pratique et ils sont au contact des élèves. Mais il faut réussir à tresser trois choses. Premièrement, un objectif cognitif : comment on apprend le mieux l’histoire, comment on fixe au mieux l’histoire dans l’esprit d’un enfant puis d’un adolescent. Donc, en effet d’abord commencer à lui donner des repères dans le temps, des figures, puis tresser cela avec plus de complexité. La deuxième chose, c’est de réussir à construire, ou déconstruire, le rapport au temps et à la vérité, donc réussir à faire comprendre l’historiographie dans cette approche de l’histoire. Et c’est un moment important…
Emmanuel LAURENTIN : L’écriture de l’histoire.
Emmanuel MACRON : Voilà… C’est un moment qui arrive sans doute un peu plus tard dans la formation, en tout cas, c’est mon intuition, qui est de pouvoir mettre à distance et de montrer que les traces de l’histoire sont multiples, ce sont des faits, ce sont des narrations, ce sont des types de représentation, et que derrière cela il y a des analyses et une historiographie. On peut très bien le faire sur les moments les plus importants de notre histoire collective. À cet égard, la Deuxième Guerre mondiale est un formidable laboratoire de ce que l’historiographie peut permettre d’apprendre. Puis, la troisième chose, c’est en même temps de faire construire une conscience de ce qu’est l’appartenance à la France. Et ça, c’est là où il y a un rôle qui est éminemment politique. C’est la grande difficulté de l’enseignement de l’histoire. Et c’est pour cela qu’on oscille toujours dans cette tension qu’est le rapport à la vérité et le rapport à une appartenance.
Emmanuel LAURENTIN : Mais comment faire pour ne pas refaire - même si certains, et ils sont nombreux – le « Petit Lavisse » ? C’est-à-dire, d’une certaine façon, armer, comme c’était le cas d’ailleurs, les jeunes citoyens français pour défendre la France à la fin du XIXe –début du XXe siècle.
Emmanuel MACRON : Je pense qu’il ne faut pas mettre Lavisse à la poubelle. Il faut qu’il y ait le « Petit Lavisse » avec l’appareil critique. Le problème du « Petit Lavisse », d’abord c’est un ouvrage qui est objectivement remarquable…
Emmanuel LAURENTIN : Absolument !
Emmanuel MACRON : C’est qu’on puisse le prendre sans recul, sans l’appareil crique, sans le dialogue critique, sans l’herméneutique qui doit l’accompagner. Ce qui est important, c’est que dans l’histoire on ait toujours cette part d’herméneutique mais qu’elle ne vienne déconstruire totalement ce rapport - allez, allons-y puisque c’est un débat qu’il faut lancer – à la vraie identité française. Je suis toujours très prudent avec le sujet de l’identité, parce que beaucoup de candidats, à droite et à l’extrême-droite, utilisent ce terme pour replier la France sur en quelque sorte la haine de l’autre, le fantasme d’un passé, qui parfois n’a jamais été. Moi, je crois beaucoup plus au concept d’appartenance à une nation, qui n’est pas la même chose qu’une identité, l’histoire nous l’apprend d’ailleurs. Le rapport que nous avons avec la nation est constamment mouvant, c’est construit dans l’histoire par un permanent dépassement, et c’est cela que l’histoire doit donner. Quand je parle, moi, de roman ou de récit national, je pense que c’est une fonction de l’enseignement de l’histoire, c’est la partie éminemment politique, ce n’est pas un roman totalitaire, ce n’est pas une vérité d’État qui doit être enseignée à nos élèves sans aucun recul.
Emmanuel LAURENTIN : Et qui serait permanente et immuable d’une certaine façon ?
Emmanuel MACRON : Non. Dans le roman national il y a de grands repères qui aident à construire notre appartenance à la nation, qui sont le rapport d’ailleurs à notre histoire et à ses grandes figures, on l’entendait : Clovis, Jeanne d’Arc, etc. Ces grandes figures françaises dont lesquelles se cristallisent notre rapport à une continuité dans le temps, à l’énergie du peuple français, à une aspiration à la liberté, à l’indépendance. Évidemment, le moment fondateur de la Révolution française, le rapport à la laïcité, ces blocs que nous avons dans notre histoire constituent le roman national, l’adhésion à la nation et à la république. Cela, je pense que c’est très important de l’enseigner, de le consolider parce que c’est constitutif de ce que nous sommes.
Emmanuel LAURENTIN : Pourquoi, dans votre livre « Révolution », dites-vous, par exemple : …qu’il faut s’inscrire dans l’histoire de France et ses figures : Clovis, Henri IV, Napoléon, Danton, Gambetta, De Gaulle, Jeanne d’Arc, les Soldats de l’An II, les tirailleurs sénégalais, les Résistants… On voit bien qu’un autre que vous mettrait d’autres figures que celles-ci, on pourrait rajouter Robespierre, vous avez mis Danton, donc il y a un choix effectivement. Vous avez décidé que Clovis entrait dans ce Panthéon français, il pourrait en sortir, certains avaient dit qu’il n’avait pas sa place. Que Napoléon y était, pourquoi pas. De Gaulle aussi. C’est un choix tout de même ce choix dans le passé, c’est un grand magasin des accessoires, dont chacun, dont vous, va puiser…
Emmanuel MACRON : Vous avez raison…
Emmanuel LAURENTIN : … mais comment donner du sens à ces figures toutes ensemble, en laissant d’autres de côté d’une certaine façon ?
Emmanuel MACRON : Le choix que j’ai fait n’est pas exclusif. Il ne préfigure pas…
Emmanuel LAURENTIN : …votre programme politique…
Emmanuel MACRON :…une doctrine de l’enseignement de l’histoire. C’est pour cela que je tenais à vous rassurer sur ce point. Mais, pour moi, ces figures étaient toutes à mettre dans ce fil historique. Pourquoi ? Parce que je voulais montrer ainsi montrer que l’histoire de France ne commence pas à la Révolution, parce que pour beaucoup c’est le cas. Notre histoire s’inscrit dans un passé lointain, qui est millénaire où se puise la construction de ce que nous sommes, et en même temps de ce que nous avons constamment construit, qui est la volonté à la fois de défendre notre terre, notre langue, notre liberté, et en même temps d’aspirer toujours à une forme d’universel. C’est pour moi vraiment ce qui caractérise la France, ce que j’ai appelé tout à l’heure, cette fierté. Ce qui est important pour moi, - en cela d’ailleurs, je suis inscrit dans la filiation complète de Marc Bloch, ce n’est pas un hasard si je cite Clovis et fais un clin d’œil aux Fédérés – c’est que la Révolution et l’esprit de la Révolution commencent avant la Révolution. Ça, c’est un premier point, qui est très important. En même temps, c’est ce que je dis aussi dans mon livre, tout n’est pas bon ans la république. Donc, en regardant la puissance de cette histoire et de ce récit national qui nous unit, il faut qu’on sache regarder les parts d’ombre. L’histoire de France est un tissu qui change de couleur, qui est parfois rapiécé, mais ce n’est pas…
Emmanuel LAURENTIN : …uniforme…
Emmanuel MACRON :… un coton tendu. C’est de la moire, il y a justement des replis, des zones d’ombre. Don, c’est ce que je dis d’ailleurs très clairement, il y a des horreurs dans la République. Il y a des parts d’ombre dans la République. Et si nous ne savons pas regarder la continuité de cette histoire d’avant et après la Révolution, en ce qu’elle a d’ailleurs justement de cohérence profonde dans ses aspirations ; et si nous ne savons pas considérer les erreurs profondes de cette histoire, nous ne pouvons pas consolider l’appartenance et la réconciliation des appartenances à la nation, donc un futur commun.
Emmanuel LAURENTIN : Tout de même, cela pose des questions lorsque vous allez à Alger, c’était le 15 février je crois, vous parlez effectivement de la colonisation, vous parlez de crime contre l’humanité, vous avez déclenché une véritable tempête de commentaires, alors que quelques mois plutôt, en novembre 2016, dans Le Point, vous aviez évoqué les éléments de civilisation et les éléments de barbaries que composaient la colonisation, et aussi l’émergence d’un État, de richesses, de classes moyennes, et on s’est dit : comment peut-on tenir ensemble ces deux discours ? Un discours qui se rapprocherait de certains discours sur la colonisation positive, qui ont pu être tenus et ont déclenché beaucoup de tempêtes à l’époque en 2004, et un autre discours qui se rapprocherait d’un discours que vos adversaires appellent régulièrement le discours de repentance.
Emmanuel MACRON : Je pense que c’est un très bon laboratoire de ce qu’on était en train de dire. Lorsque j’ai évoqué les éléments de modernité qu’avait pu porter la période de la colonisation, quand j’ai pu parler à une autre reprise d’une modernisation par effraction, je ne suis pas allé dans le sens de celles et ceux qui avaient promu en 2004-2005 les bienfaits de la colonisation. Il faut avoir là l’esprit de distinction. Je pense qu’on ne peut pas parler de bienfaits de la colonisation, ça on le sait bien c’est une revendication extrêmement classique de celles et ceux qui veulent revenir sur ce passé et le revisiter. Mais, je reconnais qu’en même temps il y a eu des femmes et des hommes qui dans le cadre de la colonisation ont eu un rôle, une humanité, ont fait des choses. De l’autre côté, le discours que j’ai tenu a essayé à chaque fois de rappeler la complexité des expériences et des mémoires de cette période. Et je l’ai fait aussi bien à Paris qu’à Alger, parce que dans ce même discours où je parle en effet de la colonisation, et où j’en appelle à la notion de crime contre l’humanité, je vais y revenir, je parle également de ce qui a pu être fait en termes de modernisation, je parle de la place de harkis, des Pieds noirs. J’ai d’ailleurs pour la première fois, en Algérie, pour un responsable politique français un vrai discours public sur les harkis. J’ai un discours avec les autorités algériennes sur les visas que l’on peut donner aux harkis pour qu’ils reviennent. Quelle est ma volonté dans ce débat ? Je pense que c’est infaisable en campagne, on l’a expérimenté, je ne propose pas de rouvrir ce débat, j’y reviens, mais nous aurons à le considérer dans sa complexité, c’est la réconciliation des mémoires. La grande difficulté, c’est de vouloir, en ayant un discours historique, attaquer des mémoires qui sont encore des mémoires chaudes. C’est cela qui s’est passé.
Emmanuel LAURENTIN : Quand donc se refroidiront-elles ces mémoires ?
Emmanuel MACRON : Nous avons décidé d’entrer dans le refoulé après la Guerre d’Algérie. Cela a été le choix du général De Gaulle parce qu’il a installé son autorité politique sur cela, et cela a été le choix de toute une génération qui a eu à vivre cette période. Ce choix a été reproduit par ses successeurs, y compris François Mitterrand, qui avait eu un rôle durant la guerre d’Algérie [1] , que l’on connaît. Cela s’est progressivement ouvert. Je salue ici le rôle qu’a eu Jacques Chirac parce qu’il est le premier à avoir ré ouvert ce dossier avec beaucoup d’esprit de responsabilité. D’ailleurs, il était en train de conclure un traité d’amitié qui s’est fracassé sur l’initiative parlementaire relative aux bienfaits de la colonisation, mais il a ouvert ce travail. Ensuite, quelles que furent les pérégrinations du quinquennat suivant de Nicolas Sarkozy sur le sujet, quand on regarde le discours de Constantine de 2008, il continue ce travail. Et François Hollande, dans son discours d’Alger de 2012, le poursuit. Donc, je m’inscris en cela dans cette continuité pleine et entière.
Emmanuel LAURENTIN : Mais quand on dit crime contre l’humanité, on ne dit pas n’importe quoi tout de même !
Emmanuel MACRON : Non, on ne dit pas n’importe quoi. Je vous rappelle que le débat, on l’a eu, exactement le même, en 2001 au sujet de l’esclave. Exactement le même ! Cela éveille à chaque fois des sensibilités que l’on connaît. D’abord, une sensibilité du côté de celles et ceux qui considèrent que la notion de crime contre l’humanité devrait être réservée à la shoah. Je ne remets en rien en cause quand je cite le terme de crime contre l’humanité l’unicité de la shoah. J’ai levé cette ambiguïté. Néanmoins, il faut voir que depuis Nuremberg, la notion de crime contre l’humanité a évoluée. Le Traité de Rome l’a fait évoluée. La France l’a reconnue en 20110, en la faisant entrer dans le droit français. Je rappelle quand même que c’est à l’époque Nicolas Sarkozy et François Fillon, premier ministre, qui le décident et qui élargissent la notion de crime contre l’humanité, de manière très large d’ailleurs conformément au droit international. Et bien des faits qui sont portés à l’époque relèvent justement du crime contre l’humanité. Donc, là, je lève cette première ambiguïté. La deuxième, quand je tiens ce discours, je ne dis à aucun moment que toutes celles et ceux qui ont eu à voir avec la colonisation sont des criminels contre l’humanité. C’est cette espèce d’écrasement d’une notion sur tout ce qui a touché à la colonisation qui est une immense erreur. Mais je dis que des faits qui ont été commis dans ce cadre relèvent de cette notion aujourd’hui. En même temps, il y a d’autres mémoires. Il y a la mémoire des harkis trahis par la France. Ils se sont battus pour elle, ils sont revenus sans pouvoir y exister. Il y a la mémoire des pieds noirs qui ont vécu justement cette part de colonisation, parfois dans ses aspects plus complexes, d’histoires personnelles, de traumatismes et de sentiments d’abandon qu’il faut savoir respecter. Il y a la mémoire des appelés, des anciens combattants. A aucun moment je n’ai considéré ces mémoires comme étant celles de criminels contre l’humanité. J’ai dit, l’État français en ce qu’il a porté et commis certains actes a participé de cette histoire…
Emmanuel LAURENTIN : Conséquences admettons législatives, présidentielles, qu’est-ce qu’il a derrière cela ? Derrière cela qu’est-ce qu’on essaye de dire ?
Emmanuel MACRON : On essaye de dire : nous devons en sortir. Qu’est-ce qui fait que depuis 1962 nous sommes bloqués sur ce sujet, qui est très structurant dans la société française ? Vous avez une part de la société française qui se dit : on m’a trahi. Je l’ai vu dans les écrits, les mails que j’ai reçus suite à cette polémique. Il y a toute une partie de la société française qui n’a pas digéré le général De Gaulle et qui dit : depuis 1962, on nous a trahis, qui ont construit une forme d’irrédentisme dans la république. Irrédentisme d’ailleurs dont le Front national se nourrit. Vous avez ensuite les Françaises et les Français issu-e-s de l’immigration, ou binationaux, qui sont des millions, venu-e-s d’Algérie, qui disent : on n’a jamais reconnu ma part d’histoire et de mémoire. Parce que la France a décidé de rester dans le refoulé après cette période, nous avons bloqué tout cela. Il n’y a pas de fatalité. Regardez, pour citer un exemple que je trouve très puissant, l’Afrique du Sud, qui a vécu des décennies d’apartheid, qui dans sa chaire a vécu des traumatismes beaucoup plus profonds que nous, quelques années après la fin de l’apartheid, cela a d’ailleurs été le travail remarquable de Desmond Tutu, a su créer cette commission « réconciliation et vérité »…
Emmanuel LAURENTIN : Il faudrait l’équivalent ?
Emmanuel MACRON : Je pense que c’est aujourd’hui trop tard, mais il ne doit pas y avoir de tabous sur ce sujet. Quand on veut rester à ce point dans le refoulé, je pense que ce n’est pas le temps d’une campagne présidentielle, donc je ne ré ouvre pas cela, mais nous devons pacifier cette histoire et avoir une politique de reconnaissance des mémoires dans leur complexité, y compris dans ce qu’elles ont parfois d’irréconciliable entre elles.
Emmanuel LAURENTIN : Vous disiez tout à l’heure que votre volonté était de faire une sorte d’unité, de réconcilier le pays avec son histoire, on voit bien que c’est peut-être plus difficile aujourd’hui qu’il y a trente ou quarante ans. C’est une histoire éclatée. Aujourd’hui, ce que l’on a sous les yeux, c’est un paysage historique qui est relativement éclaté, entre ceux qui veulent rétablir ou recréer un récit ou un roman national, ceux qui veulent ouvrir une histoire de grands-vents, comment choisir dans ces possibilités qui s’offrent aujourd’hui parce qu’effectivement réconcilier ou unifier, paraît plus difficile ?
Emmanuel MACRON : C’est plus difficile parce qu’on a laissé s’installer le refoulé, parce qu’on a laissé s’installer des débats qui, à mon avis, sont stériles. Lorsqu’on a le débat qu’on vient d’avoir sur la colonisation, on n’est pas dans la repentance. Je l’ai dit, je l’ai d’ailleurs dit en Algérie, je veux construire l’avenir mais je ne suis pas dans la repentance. La reconnaissance, ce n’est pas la repentance. Lorsque vous refoulez une partie de l’histoire, lorsque vous refusez de reconnaître, alors, vous vous inscrivez dans un clivage stérile, qui est l’assimilation ou la brutalité et l’effacement de certaines mémoires ou la repentance. Je refuse ce clivage, parce qu’il est forcément victimaire. Il faut bien voir que cette violence de l’histoire implique une victimisation et l’incapacité à réconcilier, donc à reconstruire un vrai avenir. Je pense que le défi est de d’abord de rappeler ce qui en tant que Français constitue notre ciment, c’est pour cela que je crois au récit ou au roman national. Nous avons un ciment qui est cette histoire commune, une histoire dans laquelle vous embarquez. Le jeune dont les parents viennent d’arriver en France, ou qui est de deuxième génération, bien évidemment à proprement parlé Clovis n’est pas son ancêtre mais il s’inscrit dans une histoire, un roman national où Clovis a sa part. Donc, sans lui expliquer à lui, je fais référence à des débats récents qu’on a eu, Clovis est ton ancêtre en ligne directe, c’est lui expliquer : tu es le confluent d’un fleuve dans lequel tu t’inscris, qui est justement ce roman et ce récit.
Emmanuel LAURENTIN : Mais, on sait bien, depuis Michel de Certeau, et Paul Ricœur qui le cite si souvent, depuis Koselleck ou d’autres, qu’effectivement la question de l’histoire est une façon, comme le disait Michelet, de ressusciter les morts, c’est ce que voulait Michelet, mais aussi d’écrire dans les trous du passé, de faire des liens entre les trous du passé. De Certeau dit que l’écriture historienne fait place au manque et elle le cache, ce manque. C’est donc le début d’une fiction, pourrait-on dire. C’est une fiction.
Emmanuel MACRON : Mais bien sûr ! Et il faut d’ailleurs le dire. Il faut le dire. C’est ce qui fait qu’on peut avoir un roman ou un récit national sans être un totalitaire. Le jour où je vous dis que ce roman national est tout entier de vérités, et vous ne pouvez prendre aucun recul par rapport à lui, je deviens totalitaire. Je réduis votre liberté, je vous demande de vous conformer à un récit unique. Mais le déconstruire en totalité et vous dire que ce passé est fracturé, s’inscrire dans un discours qui n’est que celui de la repentance ou de la déconstruction du passé, c’est une perte d’appartenance et ce faisant ne pas donner sens à un passé qui est la condition de nous construire un futur. Nous avons besoin d’un enracinement historique pour entrer dans la modernité.
Emmanuel LAURENTIN : Est-ce que c’est une façon, comme le disait Paul Ricœur, avec lequel vous avez travaillé en partie à la fin de sa vie, pour ce livre qui s’appelle « La mémoire, l’histoire et l’oubli », de défataliser l’histoire ? Il faut défataliser l’histoire disait-il et rouvrir les options qui auraient pu être celles d’autrefois. C’est-à-dire que quand on réfléchit au passé, il ne faut pas aller vers le passé en partant de ce que l’on sait aujourd’hui mais replonger dans le passé avec ses multiples possibilités.
Emmanuel MACRON : Oui, on ouvre encore un autre pan de ce qu’est l’histoire et de ce que l’on peut en faire en politique, en reconsidérant les circonstances et ce qui s’est passé. Ce que l’on est en train de se dire est, je pense, très important. Il doit y avoir ce récit historique dans ce qu’il a de récit en effet de part du passé qu’on remplit, parce que c’est ce qui nous construit et construit notre appartenance. En même temps, il doit constamment avoir un débat critique, un débat citoyen, un débat académique, un débat critique dans ce qu’il y a de complet et d’exigeant…
Emmanuel LAURENTIN : … de plus acerbe…
Emmanuel MACRON :… de plus acerbe, sur chacun de ces pans de l’histoire et ce n’est pas la repentance, c’est l’esprit critique, c’est la construction d’une liberté. C’est ce couple appartenance liberté qui nous fait, et c’est ce qui fait notre relation permanente. C’est d’ailleurs tout ce que Ricœur démontre formidablement dans le livre que vous venez de rappeler. C’est ce rapport, cette oscillation continue - dans laquelle vous vivez, cher ami, au quotidien - entre la vérité et la représentation. L’histoire, c’est la recherche permanente d’une vérité et toujours en même temps une part de représentation parce que ce sont des traces laissées dans le passé, ce que Platon dès le début écrit, ce sont ces empreintes dans la cire ; en même temps c’est tout ce qu’il faut mettre pour redonner un sens à cette empreinte dans la cire et reconstruire la présence qui a été. Je crois que c’est d’ailleurs en exergue du livre, cette très belle phrase de Jankélévitch, qui est : « que celui qui a été, c’est notre viatique pour l’éternité » [2] L’histoire, c’est ça, recréer une présence qui a été à partir des traces du passé. Ces traces sont la part de vérité et recréer la présence de ce qui a été, c’est la part de la fiction. Donc, il faut assumer cet…
Emmanuel LAURENTIN : Aller-retour.
Emmanuel MACRON :… cet aller-retour, cette imperfection. C’est quand on pense qu’il n’y a que la trace et cette vérité absolue de la trace, on devient totalitaire. Quand on veut relativiser la part de la trace on devient déconstructioniste.
Emmanuel LAURENTIN : C’est amusant parce que des observateurs de la vie politique, que je ne suis pas,…
Emmanuel MACRON : Nous le sommes tous !
Emmanuel LAURENTIN : Oui, mais amateur, disons. C’est observateurs disent de vous que vous utilisez toujours l’expression « en même temps ». C’est ce que vous avez fait depuis le début de cette émission : en même temps ceci et en même temps cela.
Emmanuel MACRON : Parce que je refuse le simplisme de la vie actuelle. Les observateurs et commentateurs qui ont pu dire cela, disaient : vous n’avez pas choisi une boîte. La belle affaire ! Vous avez envie de vivre dans une boîte, vous ? Moi, non. Notre vie est toujours « en même temps », elle est plus complexe que ce à quoi on veut la réduire. Je pense que la construction d’une action politique contemporaine, c’est la capacité à appréhender le complexe du monde et à ne pas rester dans une forme de réductionnisme qui consisterait à dire : « choisissez votre camp ». Voyez, pour tout ce que l’on vient de dire sur l’histoire : choisissez votre camp, la gloire du passé ou la repentance. Mais, diable, je n’ai aucune envie de choisir ! J’ai envie d’embrasser le passé de mon pays dans ce qu’il a de plus exaltant, sensuel et qui fait ma fierté et en même temps de regarder chaque part d’ombre de son passé.
Emmanuel LAURENTIN : Y compris d’être différent à différents moments de sa vie vis-à-vis de ce passé ? C’est-à-dire que d’une certaine façon chacun d’entre nous…
Emmanuel MACRON : Bien sûr !
Emmanuel LAURENTIN :… a une vision de son histoire…
Emmanuel MACRON :… mais, oui, parce qu’on l’a construit…
Emmanuel LAURENTIN :… qui change à chacune des périodes de sa vie ?
Emmanuel MACRON : Mais oui. C’est ce qui est formidable, c’est pour cela que je suis très prudent avec cette notion d’identité parce que votre rapport à vous-même, à la nation, à la France n’est pas figé. Il ne peut pas être figé. Je crois que ce qui constitue d’ailleurs l’esprit français, c’est une aspiration constante à l’universel, c’est-à-dire cette tension entre ce qui a été et la part d’identité qui est cette ipséité stricte et l’aspiration à un universel, c’est-à-dire à ce qui nous échappe. Nous avons besoin constamment de garder cela. Pour celui qui perd ce rapport à l’identité, au passé qui a été, cet attachement à un récit national se dissout mais pour celui veut le défendre pieds et poings, et on le voit parfaitement dans des débats contemporains parfaitement, le zémorisme et toutes ces choses-là, celui qui refuse tout discours sur cet aspect se trompe parce qu’il enferme l’identité française dans ce qu’elle n’a jamais été. Elle a toujours été l’appartenance à quelque chose qui nous dépasse. Braudel le décrit formidablement bien.
Emmanuel LAURENTIN : Oui, mais quand vous dites l’esprit français aujourd’hui, beaucoup d’historiens vous diraient : peut-on vraiment définir l’esprit français ?
Emmanuel MACRON : Moi, j’y crois très profondément. D’ailleurs, Boucheron, dans son livre formidable, d’une histoire ouverte et une histoire universelle de la France le montre. Il y a un esprit français. Les circonstances varient, les hommes…
Emmanuel LAURENTIN : …
Emmanuel MACRON : … mais il y a un esprit français. Il y a une continuité, il y a cette relation à la fois la construction d’un roman national, cette aspiration à l’universel et cette capacité à critiquer ce que nous sommes.
Emmanuel LAURENTIN : Il y a cette dimension-là, venons-en dans la dernière partie de notre entretien, si vous le voulez bien, à ce que la fonction présidentielle, dans un pays comme le nôtre, offre de possibilités, pour pouvoir - vous me disiez tout à l’heure ce n’est pas à moi de décider des programmes d’histoire, on l’a bien compris – développer une action mémorielle, commémorative. On sait combien chaque président est soucieux de ces commémorations, choisit ses dates, est-ce que vous avez déjà réfléchi à ses possibilités-là ? Par exemple, François Hollande va se rendre théoriquement le 16 avril prochain au Chemin des Dames. C’est le centenaire de l’offensive Nivelle, c’est une première pour un président de la république qu’il se rende dans cet endroit, où aucun président de la république ne s’est rendu en raison des mutineries qui se sont développées en mai-juin 1917, de la chanson de la « Chanson de Craonne », qui est souvent chanté dans ces lieux [3]. On se dit qu’un président se rendant sur place - on a vu combien un premier ministre, Lionel Jospin, a eu des difficultés après l’avoir fait en 1998 – va-t-il célébrer la désobéissance ? Qu’est-ce par exemple un responsable politique peut dire de cette question de la désobéissance civile ? Lorsque nous avions fait le même entretien avec José Bové, en 2007, il nous disait : « moi, si j’étais président, je ferai entrer au Panthéon, Louis Lecoin », qui était un des responsables des objecteurs de conscience. Qu’est-ce qu’on fait avec la désobéissance quand on est président ?
Emmanuel MACRON : La décision du président de la république d’aller le 16 avril 2017 dans ce lieu qui est un des lieux fondateurs de notre histoire et de notre mémoire de la Première guerre mondiale, à cette date très particulière est un élément très fort, parce qu’en effet, ce qui s’est passé à ce moment-là fait partie de l’histoire, et d’ailleurs a construit notre résilience, et c’est aussi ce que l’on se disait à l’instant, c’est l’histoire aussi dans ses parts d’ombre. Moi, je pense que c’est une bonne chose, qu’il y aille et qu’il ait pris cette décision parce que c’est une façon de rappeler à la fois notre histoire et cette période extrêmement douloureuse, de les rappeler dans sa complexité. Donc, par rapport à ce que l’on vient de dire, ce n’est pas l’exaltation simplement d’un attachement à des faits d’armes victorieux, mais c’est le rappel de ce que l’épaisseur de l’histoire emporte. Je pense que la construction du rapport à l’histoire ne doit pas se faire qu’à travers les commémorations.
Emmanuel LAURENTIN : Comment fait-on ?
Emmanuel MACRON : Malheureusement ces dernières années ont été beaucoup des années de commémoration. Ce sont télescopés à la fois l’histoire des dernières guerres, c’est le hasard des calendriers, avec des moments d’ailleurs très forts, partagés avec d’autres pays, et en même temps notre présent et sa cruauté avec le terrorisme.
Emmanuel LAURENTIN : Prenons le cas où vous êtes élu à l’Élysée, vous devenez président de la république, cette année, c’est l’anniversaire de la Révolution d’Octobre, c’est l’anniversaire des réformes de Luther, l’année prochaine, c’est la fin de la Première guerre mondiale, en 2021, cela sera le bicentenaire de la mort de Napoléon. Qu’est-ce qu’on fait de cela ? Est-ce qu’on rajoute, par rapport à ce qui paraît évident, d’autres occasions de commémorations, des cérémonies d’unité de la nation autour de son histoire ou pas ?
Emmanuel MACRON : Il y a deux choses. La première est, sur ces moments de l’histoire, de redonner du sens et un fil. Ce qui sera fait le 16 avril prochain, éclairer notre passé de manière un peu différente. Il est évident que la fin de la Première guerre mondiale est pour moi un élément très important des prochaines années, parce qu’il y a ce qu’on appelle en musique une harmonique entre ce qui s’est passé au début du vingtième siècle et ce que nous vivons aujourd’hui, dans le sens où la montée des extrêmes, d’un nationalisme de repli doit être éclairé par le passé. Moi, je viens d’une région où les cimetières sont légions de cette période.
Emmanuel LAURENTIN : Ah, la Picardie, c’est sûr !
Emmanuel MACRON : Quand aujourd’hui certaines ou certains veulent oublier ce à quoi conduit le nationalisme dans ses accents les plus tranchants ou les plus acerbes, l’histoire instruit. Donc, revenir sur cette histoire pour lui donner toute son sens et essayer de reconstruire ce que le vingtième siècle a permis d’édifier dans l’histoire du monde, comme celle de l’Europe, et de montrer à quel point ce trésors commun est fragilisé aujourd’hui, est je pense extraordinairement important. Pour moi, les commémorations bien choisies servent à éclairer à la fois la cohérence de notre passé mais aussi le temps présent. La deuxième chose, est que je pense qu’il y a un travail, beaucoup plus en profondeur, qui va au-delà des commémorations parce que sinon on a ce débat permanent sur les dates, la Guerre d’Algérie l’a très bien montré durant ce quinquennat aussi, puisqu’il y a eu le débat sur les dates, en particulier le 19 mars que l’on aura à vivre prochainement. C’est d’abord un travail au long court qui, justement en tressant le rôle des historiens et des acteurs de la mémoire du temps présent, permet d’apaiser les choses et de réconcilier. Et ça, je crois c’est vraiment le travail du président de la république, en tant qu’il est l’arbitre, le garant, de le conduire.
Emmanuel LAURENTIN : Garant aussi de la continuité du travail critique des historiens.
Emmanuel MACRON : Complètement ! C’est ce que je viens de vous dire. Il en est le garant en ce qu’il ne doit jamais réduire cette part à un discours officiel ou à un travail politique. Et quand je vous parler de tresser, c’est bien que je crois à cette oscillation permanente, c’est vraiment son rôle institutionnel d’être le garant de cela, à un équilibre entre le débat politique et le débat historiographique.
Emmanuel LAURENTIN : Il y a une question que j’ai posée, depuis 2007, à toutes celles et ceux qui sont passé-e-s à ce micro, avant de devenir éventuellement président ou présidente de la république. Si vous aviez à faire entrer une ou plusieurs personnes au Panthéon, cela fait partie des prérogatives du président de la république, certains l’ont exercé ; peu, de Gaulle, une fois je crois, Jean Moulin. Plus pour d’autres, François Mitterrand, qui a fait entrer beaucoup de monde. François Hollande, beaucoup moins. Nicolas Sarkozy, pas du tout, peut-être parce qu’il en a été empêché à un moment. Jacques Chirac, une ou deux fois. Qu’est-ce que vous auriez en tête ? Est-ce que vous pouvez nous le dire ? Est-ce que vous avez déjà réfléchi à cette question-là, c’est-à-dire faire entrer celles et ceux qui méritent d’être appelés les grands hommes ou les grandes femmes et qui sont reconnus par la patrie ?
Emmanuel MACRON : Bien sûr, c’est une question à laquelle j’ai réfléchie. Je ne vous le dirai pas aujourd’hui.
Emmanuel LAURENTIN : C’est bien dommage !
Emmanuel MACRON : Je suis honnête avec vous, parce que je pense que c’est une réflexion qui se mûris au regard des circonstances et de l’état du pays. Je ne mésestime pas la portée symbolique. On a peu évoqué ce terme. Au-delà des commémorations, des questions mémorielles, l’entrée au Panthéon, tout cela qu’est-ce que c’est ? C’est la fonction symbolique du chef de l’État. C’est cette part symbolique, historique, ancrée dans notre passé du chef de l’État. La force d’un symbole se construit dans le passé dans lequel vous êtes vous-même ancré, ce qui est mon cas, le rapport à la géographie, à la langue, à notre histoire...
Emmanuel LAURENTIN : C’est dommage, l’Abbé Grégoire est déjà entré, il aurait ou entrer en rapport à la langue…
Emmanuel MACRON : et à l’histoire, c’est un beau clin d’œil ! … et en même temps les circonstances du moment. Ça, je pense, c’est aussi une des autres oscillations auxquelles nous conduit l’histoire. Ricœur en parle, cela rejoint une phrase que vous disiez tout à l’heure, il y a toujours plusieurs options qui s’ouvrent à chaque moment. Il ne faut pas avoir l’arrogance de pense, même si ces campagnes parfois nous y incitent, que le quinquennat est écrit. Je ne suis pas leibnizien dans l’écriture de l’histoire. C’est la citation de Ricœur que vous aviez tout à l’heure : il y a à chaque moment plusieurs options qui s’ouvrent. Je ne crois pas qu’une main nous guide pour qu’à chaque instant on aille de l’un à l’autre. Ces options dépendent de la force historique, des circonstances qui vous entourent et de quelques décisions. C’est dans ces moment-là qu’il faut décider de ses choix extrêmement symboliques.
Emmanuel LAURENTIN : C’est la question du risque du contretemps. On le sait en commémoration ou en histoire, il peut y avoir des contretemps. Le moment où l’on décide n’est pas forcément le moment où l’on finit par agir parce qu’il faut par exemple qu’une administration se charge de tout organiser. Au bout du compte, cela peut tomber mal. On a pu déjà avoir des exemples de ce type-là.
Emmanuel MACRON : Bien sûr, c’est pour cela que je ne vous le dis pas aujourd’hui parce que cela serait intempestif, au sens propre du terme ou au sens nietzschéen du terme, et parce que cela se construit dans l’état d’un pays. L’usage de l’histoire que doit faire un dirigeant politique, en particulier un chef d’État, c’est aussi dans le bon sens du terme, ce que Machiavel enseigne, c’est-à-dire la part irréductible des circonstances, en même temps les grands moments de l’histoire vous disent ce qu’on peut faire ou ne pas faire, vous donnent des exemples et des contre-exemples. Mais il y a une part irréductible de ce que vous avez à vivre, il ne faut jamais la mésestimer.
Emmanuel LAURENTIN : Certaines personnes, historiens ou historiennes, qui vous observent et qui disent : il y a du saint simonisme chez Emmanuel Macron : la croyance dans le progrès matériel, le progrès social, et peut-être aussi une certaine spiritualité ou un certain spiritualisme qui s’allie, comme au XIXème siècle ou les saint-simoniens mêlaient ces trois données. Qu’est-ce que vous en pensez ? Est-ce une erreur de leur part ? C’est un certain style de socialisme du XIXème, le saint simonisme.
Emmanuel MACRON : C’est une des affiliations que je peux accepter.
Emmanuel LAURENTIN : Mais, vous n’y avez pas pensé ?
Emmanuel MACRON : Si, si, bien sûr ! C’est une histoire interrompu d’ailleurs de notre passé, c’est une filiation qui a sa part de vérité et qui n’est pas exclusive pour autant.
Emmanuel LAURENTIN : Vous ne voulez pas être enfermé ?
Emmanuel MACRON : Non, parce que je pense que c’est une erreur. Je pense que nous vivons un temps de recomposition profond et radical. Ça, j’en suis éminemment convaincu. Et dans ce temps de recomposition, vouloir être enfermé de manière exclusive ne permet pas de faire face au défi du temps présent. Mais j’accepte tout à fait cette filiation, comme j’accepte l’affiliation avec un libéralisme politique français. Notre histoire est faite, l’histoire de la république en particulier, même d’avant la révolution…
Emmanuel LAURENTIN : Benjamin Constant ?
Emmanuel MACRON : …exactement, entre autres… d’une exigence dans le rapport à la liberté politique, aux libertés individuelles, dans le rapport entre le politique et l’individu, dans laquelle je me retrouve.
Emmanuel LAURENTIN : C’est pour cela qu’il n’y a pas Robespierre, c’est ce que vous voulez dire ?
Emmanuel MACRON : Sans doute parce que je pense qu’il y a chez Robespierre un rapport de brutalité de l’État et de la chose publique et dans le rapport à l’individu dans lequel je ne me reconnais pas…
Emmanuel LAURENTIN : Mais il y a la vertu.
Emmanuel MACRON : Il y a la vertu comme une promesse intenable.
Emmanuel LAURENTIN : C’est-à-dire ?
Emmanuel MACRON : Il y a la part purificatrice de la vertu qui détruit les hommes. Je crois à la vertu comme la valeur qu’on porte, je crois à la vertu romaine, je crois moins à la vertu robespierriste. Je crois à la vertu romaine en ce qu’elle est une exigence en soi et pour soi. Je ne crois pas à la vertu qui reprend les habits en quelque sorte de l’inquisition pour avoir des méthodes encore plus radicales. Je me méfie d’ailleurs de tous les grands purificateurs. L’histoire récente vient de nous montrer que parfois celles et ceux qui se drapent des habits de la probité et de la vertu ne sont pas les meilleurs au fond d’eux-mêmes pour les porter. Je crois plus profondément qu’il y a un rapport irréductible de l’individu à sa liberté. Il y a une nécessité de porter la vertu. Je crois - je l’écris d’ailleurs à la fin de mon livre - que dans notre peuple il y a des vertus romaines. C’est celles-là qu’il faut savoir réveiller. Elles sont très profondes. Mais elles sont en nous, elles ne sont pas à être dictées par l’État. Donc, en effet, je me reconnais plus dans une filiation de ces grands penseurs et acteurs de la liberté politiques, où l’État a une exigence, où il y a une probité des décideurs politiques qui est indispensable pour reconstruire la confiance entre le citoyen et le dirigeant, j’y suis très attaché, mais en même temps où il y a cette part de liberté que l’on reconnaît à chacun.
Emmanuel LAURENTIN : Merci beaucoup, Emmanuel Macron, d’avoir accepté notre invitation, pour y déployer votre imaginaire politique et historique, avec nous dans cette émission de La Fabrique de l’histoire. Nous espérons que les autres candidates et candidats finiront par nous répondre et viendront à ce même micro pour pouvoir nous parler de leur propre imaginaire. Merci beaucoup !
Emmanuel MACRON : Merci à vous !
Emmanuel LAURENTIN : Comme d’habitude, cette émission était préparée par Francesca Fossati et Aurélie Marsset, nous les remercions toutes les deux. Nous avions, à la réalisation, Françoise Camar [...]