La culture en question / La place du livre et de la lecture dans notre société
Pierre Nora : Je me retrouve, ici, où j’officiais il y a 40 ans, quand étaient, comme étudiants, un certain nombre des visages que je reconnais encore dans la salle, à commencer par celui du ministre qui était là pendant que j’étais professeur. C’est dire que du livre, je représente, après 40 ans d’université et à peu près autant d’édition, le passé plutôt que l’avenir dont il est question aujourd’hui. Alors, je me contenterais, ici, d’être l’animateur de cette matinée. Matinée qui est au fond consacrée, je dirais, au supplément d’âme, le livre et la lecture par rapport au secteur que représente sérieusement l’édition, la critique, le numérique. Et pour vous dire, d’un mot, avant d’appeler à moi les intervenants, je vous dirais qu’au fond, ce que ces 40 ans me permettent effectivement de vivre ce moment solennel, important de transformation très profonde du monde éditorial. Le monde éditorial français qui a été le sanctuaire de l’exception culturelle française a vécu sa belle époque, très longtemps protégé par des caractéristiques qui, par rapport à l’étranger, l’isolait. C’était le prix du livre dont on a parlé, le prix unique, c’était l’absence de publicité à la télévision, c’était l’absence d’agent qui donnait à l’éditeur, par rapport à l’auteur et par rapport au libraire, une place privilégié et centrale, c’était une certaine tradition familiale de l’édition, qui est en voie de disparition devant l’apparition des grands groupes qui n’existaient pas, et c’était aussi une sorte de présence très forte de l’État et en particulier du CNL, envié autant à l’étranger, et aussi une espèce de centralisation parisienne et enfin et surtout l’entretien d’un rapport très particulier que la France a toujours entretenu depuis toujours avec sa langue d’une part, avec les humanités d’autre part. Et c’est probablement ce monde des humanités qui est en train de chavirer avec la civilisation du ivre et la crise du livre qui est bousculé aujourd’hui dans tous les paramètres que j’ai rappelés et par l’arrivée des nouvelles technologies évidemment. Alors, c’est cette adaptation et cette métamorphose qui depuis quelques années s’est prodigieusement accélérée. Alors, que devient le livre aujourd’hui ? Eh bien pour en parler, nous avons le concours de quelques écrivains, bibliothécaires et sociologues. Et je vais peut-être commencer, pour cette première session, par appeler autour de moi, ma consœur Assia Djebar, si elle veut bien. Monsieur Viel, Patrick Bazin, bibliothécaire à Lyon et mon confrère, Monsieur Bruno Latour. Je commencerais, tout de suite, à donner la parole en me réservant de réagir à chacun de ses intervenants, en commençant par Assia Djebar.
Assia Djebar : A cette question, du livre a-t-il un avenir ? Eh bien, moi, je me propose de m’appuyer sur 3 auteurs de littérature, car pour moi le livre est à être placer entre le monde de la parole, et donc de l’oralité, quelque soit la culture dont laquelle on naît. Le livre qui vient fixer cette parole qui en général est une parole en mouvement, et donc une langue réellement, qu’évidemment en littérature dont on ne peut à ce moment-là apprécier le mouvement qu’elle garde par rapport à sa naissance. Et par ailleurs, ensuite, la lecture du livre. Il y a lecture et lecture. Il y a les lectures évidemment des savants qui questionnement, qui apprennent. Et puis il y a le livre qui s’ouvre pour tout lecteur tel qu’il soit. Et cette lecture également, je voudrais m’appuyer dans ces 3 moments de l’opération, en quelque sorte pour garder le mouvement de la langue et pour garder un livre qui reste un vrai livre, c’est-à-dire avec un mouvement apparemment fixé, dans une langue silencieuse que l’on va lire des yeux. Eh bien, quand même, je vais commencer par Proust, qui a écrit un petit livre absolument superbe sur la lecture en partant de ses souvenirs d’enfant, quand enfant il lisait dans la cuisine, je crois, de leur maison de vacances. Il lisait les Mille et une nuits qu’on lui avait offert et dont il était absolument un fervent lecteur. En général, ce texte il l’a écrit pour commenter l’auteur Anglais Repine. Pour Repine le livre est une conversation entre le lecteur et l’auteur. Pour Proust, ce n’est pas seulement une conversation, c’est une façon de s’oublier mais tout en goûtant, tout en étant heureux d’être dans la solitude. C’est un moyen de peupler la solitude et d’appréciée à la fois qu’on est seul et qu’en même temps on est en dialogue avec un esprit ou avec un conteur. Je pense que ce texte de Proust nous permet évidemment de voir qu’il a été influencé par les Mille et une nuits, et là, c’est, pour moi, l’oralité au départ puis ensuite va se retrouver dans la recherche dans divers moments. De l’autre côté, il y a un autre auteur, que je ne peux pas oublier, puisque les livres c’est la multiplicité des bibliothèques, et évidemment l’écrivain auquel on pense tout de suite c’est Brogés, l’Argentin, qui a été d’ailleurs directeur, vers la fin de sa vie, le milieu de sa vie, de la bibliothèque nationale dans son pays. Il a été lecteur extraordinaire de livres dans plusieurs langues puisqu’il était vraiment polyglotte. Il lisait depuis l’enfance jusqu’à la fin de sa vie qui a été longue. Il lisait, découvrait les livres. Il était amateur de toutes sortes de littératures. Mais, en même temps, il ne faut pas oublier que tout au long de sa vie sa cécité augmentait. Et ce bibliothécaire, en même temps magnifique écrivain en espagnole et en anglais, par la suite, veut continuer s’il ne peut pas lire à ce qu’on lui lise. C’est pour nous une sorte de figure mythique pour les écrivains et pour les bibliothécaires. Le troisième auteur, c’est un autre grand écrivain. C’est Elias Canetti, Prix Nobel, écrivain de langue allemande tout en étant de nationalité à la fois turque d’origine bulgare en fait et anglaise. Vers la fin de sa vie, puisqu’il est juif bulgare, mais par ses ancêtres venant des expulsés d’Espagne, des Juifs d’Espagne, il a fait un voyage à Marrakech, d’où vous avez ce livre que je vous conseille, Des voix de Marrakech. Dans ce livre, Elias Canetti, il y a un moment où il nous touche énormément car non seulement il est frappé par cette ville, surtout d’ailleurs par les aveugles, et ces aveugles en étant en groupes et en mendiant, il ne retient, lui, que le mot d’Allah, ce mot de Dieu en arabe. Il dit qu’il est venue au Maroc sans rien connaître du pays, sans chercher même a apprendre un peu la langue, qu’elle soit l’arabe ou le berbère, mais il reste soucieux des voix. Et à ce moment-là, il nous décrit, il passe plusieurs jours à arpenter le quartier juif, le Mellah. Et il nous montre les écoles populaires, - ça se passe, je crois en 1954 – et il entre dans une école populaire de 200 enfants avec un seul maître et ils sont en train de scander, toujours par l’oralité, de répéter probablement leur grammaire hébraïque. Il est donc complètement dans l’oralité de cette ville si bien que lorsqu’il arrive à la fameuse place, Djamaa El Fna, c’est là qu’il se trouve avec les conteurs et il observe, toujours sans comprendre, des journées entières. Et voilà ce qu’il dit, finalement, ils sont ses frères car après tout ils vivent du conte et de ce qu’ils racontent. Et il dit, moi-même écrivain je n’ai été que cela. J’ai été quelqu’un qui allait de lieu en lieu quelquefois pour rencontrer mes lecteurs et finalement je vendais mes mots. Mais mes mots étaient sur papier, je ne connaissais pas les gens. Et à ce moment-là il trouve que la fraternité qu’il a, en quelque sorte professionnelle, avec ces conteurs populaires de Djamaa El Fna, dont il ne comprend pas les mots, qu’ils observent, il trouve dit-il : ce sont des frères qui sont plus pures parce qu’ils vivent de ce que leur donnent ceux qui les écoutent mais ça ne passe pas par le papier. Et il dit : c’est pourquoi, moi auteur, quand je rencontrais mes confrères j’étais toujours gêné parce qu’évidemment en tant écrivains, nous vendons notre papier. Et ce côté d’argent du papier, il trouvait que c’était impur et que les conteurs oraux, qui ne fixent pas leur paroles sont beaucoup plus pures. Mais aussitôt après, il nous dit qu’il fait quelque pas et il découvre, dans la même place, le coin des écrivains publics. Et à ce moment-là, dans ce passage absolument admirable, vers la fin de son récit, il dit j’ai pêché à cause du papier car il observe à ce moment-là les écrivains publics qui sont assis devant leur écritoire et des familles de paysans, des campagnards viennent les uns après les autres parler avec eux et ceux eux qui écrivent. A ce moment-là il s’aperçoit qu’il y a, dans cette place, une sorte de théâtre de l’oralité sans le papier mais il y a aussi la noblesse du papier – c’est son expression – car cette opération se fait aussi dans une certaine gravité et dans une certaine pureté parce que finalement il observe que les écrivains publics ne reçoivent pour leur travail que ce que peuvent leur donner le campagnard ou quelquefois c’est une famille entière de Berbère qui viennent avec qui ils parlent, qui racontent leurs soucis un peu comme on le ferrait pour un confesseur dans un milieu catholique. A ce moment-là, lui, va en tirer quelques mots qui sera la lettre qu’ils n’ont pas pu écrire car ils sont analphabètes. Voilà donc mes 3, en quelques sortes vigiles, mes 3 images d’écrivains que je vous propose pour au fond me dire que le livre aujourd’hui c’est quoi pour un écrivain, en littérature ? Donc, pour nous, dans le monde littéraire, avec ce pêché du papier comme dirait Canetti, je pourrais dire que l’avenir du livre, c’est que le livre arrive à garder de l’oralité. De l’oralité, de la parole dont il est à la fois le miroir, un conservateur. Broges, lui, parle beaucoup des bibliothèques qui sont la mémoire du monde, il repense donc à la bibliothèque d’Alexandrie et celles qui ont été détruites. Il me semble que l’un et l’autre nous montrent que le livre certes doit être conservé, mais ne doit pas être en quelque sorte figé. On le lit silencieusement, mais on le lit en quelque sorte amené par une propre interrogation du lecteur mais qui en lisant un vrai livre a, comme dirait Proust, effectivement un échange réel dans le vif, dans le vivant et pas seulement par l’intelligence. Évidemment, en littérature le lecteur qui est touché, est touché par sa sensibilité parce que le livre devient un miroir. Cette vérité du livre à travers les siècles, à travers les générations eh bien c’est celle-ci que je propose et c’est pourquoi, excusez moi, j’ai pris 3 écrivains qui sont tous les 3 disparus.
Pierre Nora : Je n’ai pas eu besoin de vous présenter, Assia Djebar, parce que vous êtes connue dans le monde entier et dans le monde entier plus qu’ici, en France même, qui vous a quand même rendu l’année dernière l’hommage que vous méritiez en vous élisant à l’Académie. J’ai peut-être d’avantage besoin de présenter Tanguy Viel qui est auteur aux éditions de Minuit, au Seuil, où il a publié 3 livres : Insoupçonnable, Cinéma et Maladie. Je lui passe la parole.
Tanguy Viel : Je me suis dit que la seule chose dont je pourrais parler un petit peu c’est l’écriture. Donc, ce n’est peut-être pas du livre, mais ce n’est peut-être pas de l’autre côté de l’histoire mais c’est enfin du côté l’expérience même d’écrire. Dans cette expérience si loin fut-elle des questions économiques et politiques, qui sûrement régiront une bonne part les débats de cette journée, je voudrais essayer de décrire un peu, à grands traits, le geste, disons le souci, et aussi le désir qui la met en mouvement. Parce que d’abord écrire, pour moi, répond toujours à un unique désir, que formulerais ainsi : « Je veux raconter une histoire. » Et même plus précisément : « Je veux raconter une histoire à quelqu’un. » Et d’ailleurs, si possible à tous, et si possible à l’humanité entière. Seulement, à chaque fois que je m’installe à ma table, pour faire cette opération-là, pour raconter telle ou telle histoire, tel ou tel fragments d’une histoire, il se passe toujours le même phénomène. Aussitôt les choses se brouillent. Elles se complexifient. Je suis pris d’une sorte d’inquiétude, quelquefois même d’une panique à la seule idée du travail qu’il faut accomplir. Décrire un objet, raconter un événement, rendre compte d’un sentiment, démêler un souvenir, l’exposer à la rédaction, par l’atmosphère d’un lieu ou d’un souvenir, plus rien ne va de soi, comme si un épais brouillard se formait d’un seul coup, s’ingéniant à opacifier la vision, et plus encore que la vision, les mots pour la dire. Quand je me mets au travail, j’ai le sentiment qu’une grande faille va s’élargissant entre la matière du monde et le langage qu’on a pourtant appris, d’habitude si pratique et si usuel et qui devient soudain si immatériel, si compact. Je ne crois pour ma part qu’on puisse écrire sans entrer dans ce monde flottant où les choses se délitent et se mettent un peu en problème avant de reconquérir le territoire d’un récit. Je ne crois pas qu’on puisse écrire sans soumettre implicitement le langage à examen. Ce n’est pas un problème abstrait, je peux l’appliquer à tous les niveaux de mon travail, à tous les niveaux des travaux d’écrivains, je pense. Le visage de mon personnage est-il vraiment blême ? Le ciel en arrière fond de lui est-il réellement bleu ou aussi cendré ? La brume s’est-elle levée d’un seul coup sur la mer ? D’ailleurs out cela n’a-t-il pas eu lieu en même temps ? Alors, quel phrasé ? Quel lexique ? Quel rythme ? Dans quel ordre ? Finalement quel langage ? Rendre justice à telle scène ou à telle autre ? A ces images et à ces émotions dont les données, vous l’aurez compris, peuvent être infiniment plus complexes que la couleur du ciel. Pourtant si malgré cet assaut de questions quotidiennes, si malgré ce mouvement de recul et d’anxiété je continue à vouloir écrire, si je ne fais pas, par exemple, de la photographie ou du cinéma, si je n’utilise pas une autre technique qui me permettrait de fixer objectivement en quelque sorte la couleur du ciel par exemple, c’est précisément parce que dans l’écriture, par le troublant passage de la matière au verbe, à chaque phrase, à chaque paragraphe qui s’engage s’ouvre un espace d’indécision d’embranchements et de nuances qui sont aussi, autant qu’une angoisse, l’expérience quelquefois même heureuse du tremblé et du détour de la liberté et de la pensée, de l’erreur et de l’exploration. C’est à l’inverse peut être de l’usage commun que nous faisons du langage. L’écriture ouvre sur une sorte de monde en myriades où les choses, l’ombre des choses continuent de résonner infiniment dans l’inquiétude de leur présence et de leur restitution. Et plus l’inquiétude est grande, plus elle ouvre à l’imaginaire de nouveaux espaces, et plus encore de nouvelles narrations. C’est cela dont se fait vecteur le personnage de roman. C’est cela aussi dont se fait vecteur la langue elle-même, rejouant sans cesse les manières de dire pourvu de restituer un peu l’intensité des choses. Or, cette expérience-là n’est pas que le fait de l’écrivain. Elle est aussi celle du lecteur. Le texte littéraire exsude cette pensée, cette inquiétude et ce travail, dont le livre, devenu objet sur l’étal d’une librairie, est à son tour l’ambassadeur venu cette fois se fondre parmi les objets du monde en prenant même le risque de sa valeur marchande. Le livre, tout rempli de ce mouvement fragile, ne craint pas de venir se perdre dans la masse industrielle des choses pour mieux hanter le monde de sa confiance aiguë. Rempli d’une certaine probité il vient rejouer là son vieux rôle de gardien, de veille et de vigie par quoi la littérature est d’abord et pour toujours un sanctuaire ou un réservoir d’innocence. Écrire des Kafka c’est bondir hors des rangs des assassins, car écrire, sans doute, c’est tout simplement deux fois avant d’agir et même peut-être réfléchir à deux fois avant d’écrire. Il y a toutefois un risque à définir les livres comme des veilleurs éternels. Le risque, autre celui de répéter une longue tradition romantique de la littérature, c’est celui de cantonner les livres, et même leur industrie, dans une certaine marge politique et esthétique du monde en leur confiant cette tâche ingrate de se tenir toujours un peu à l’écart pour mieux réfléchir au double sens que ce mot possède. Or si c’est là une part non négligeable des soucis de l’écrivain, je voudrais aussi parier que cette humeur inquiète qui travaille le récit n’a pas pour seule et ultime tâche de veiller, ni de trembler sans cesse, encore moins de seulement opérer une déflagration dans l’ordre du monde, mais aussi, au contraire, de maintenir, de vouloir et surtout de mettre en scène l’utopie d’un certain sens commun. L’écriture et l’écrivain éprouvent aussi, à proportions inverses de leur défiance, le besoin d’une langue commune. Ils prennent toujours le pari, au fond d’eux-mêmes, qu’il n’y a qu’une seule espèce humaine. L’imaginaire pourtant travaillé par l’exigence d’un certain soupçon, vient aussi abriter non plus seulement ce qui nous sépare, non plus seulement la méfiance et l’inquiétude, mais encore ce qui nous tient ensemble, ne lâchant rien non plus de la volonté de tenir pour partageable un morceau ou un autre d’expérience, un regard ou une sensation, le bleu du ciel ou la brume de la mer, suppliant au fond qu’une communauté soit possible, c’est-à-dire quelque chose qui dans le langage nous dirait : au fond, oui peut-être, oui bien sûr nous vivons sous le même ciel et pourquoi pas sous la même nuance de bleu. Et c’est pour ça, pour ça d’abord que nous écrivons, et c’est pour ça d’abord que nous lisons, pour nous reconnaître. L’échec de cette communauté, inhérent à toute littérature digne de ce nom, parce que laissant toujours poindre de l’irréductible, ne doit pas masquer l’utopie de ce peuple à venir, dont parlait Gilles Deleuze, qui certes ne viendra jamais mais dont l’horizon ne doit pas être perdu de vue sous peine de faire porter au langage non plus une utopie mais seulement sa ceinture de plomb, qui nous entraîne s vite au fond du lac, loin des cavités lumineuses, colorées et réfléchissantes de la littérature. Je vais m’arrêter là. Merci.
Pierre Nora : Alors, après avoir eu ces témoignages d’écrivains, c’est un autre chapitre de notre session que nous ouvrons. C’est-à-dire évidement le problème du livre par rapport à son adaptation, ou sa concurrence, ou sa complémentarité par rapport à l’arrivée de l’écran et du numérique. Pour parler de ce problème, deux personnalités imminentes et tout à fait différentes : la première est, Monsieur Patrick Bazin, qui est le directeur de la bibliothèque municipale de Lyon, à laquelle beaucoup d’écrivains sont venus apporter leur témoignage. J’ai eu le plaisir d’être reçu par lui plusieurs fois. Monsieur Bazin est particulièrement actif. Il a peut-être une des 2 ou 3 plus belles bibliothèques municipales de France. Je lui cède la parole avec plaisir.
Patrick Bazin : Merci beaucoup. Effectivement, Pierre Nora, la dernière fois que vous êtes venu c’était pour présenter le numéro spécial du Débat sur la question de la mémoire. On était vraiment dans le sujet qui nous réunit aujourd’hui puisqu’effectivement la question centrale du livre est certainement la question de la mémoire. Alors, le livre face à l’écran, le livre en difficulté, en tant que bibliothécaire je constate un paradoxe. A la fois, incontestablement, une régression du livre, au sens classique du terme, dans les bibliothèques. Les prêts de livres ont tendance à diminuer aujourd’hui dans les bibliothèques françaises et dans les bibliothèques étrangères. A la bibliothèque de Lyon, l’an dernier, j’ai constaté une chute relativement importante qui était à peine compensée par le développement du DVD. Mais, paradoxe, on sait très bien que dans quelques années, 3 ans, 4 ans, 5 ans, le DVD va régresser, le livre va sans doute continuer à régresser mais beaucoup plus lentement. Nous assistons à une résistance forte du livre face à l’écran. Par ailleurs, on constate que les bibliothèques en un certain sens ne sont jamais aussi bien portées. Elles accueillent un public de plus en plus, peut-être pas nombreux, mais diversifié. On a beaucoup parlé de diversité ce matin. Une bonne partie de la population, presque 50% de la population pratique les bibliothèques et c’est vrai dans tous les pays du monde. Je lisais dans le Figaro de ce matin que la Colombie venait d’ouvrir 4 merveilleuses bibliothèques universitaires. La Chine créée par centaines des bibliothèques. Donc, nos sommes face à un paradoxe. Résistance du livre pourquoi ? Eh bien parce que le livre ce n’est pas un support comme le Cd, le DVD, c’est un fait de civilisation. C’est évident, j’enfonce une porte ouverte. Et cette résistance du livre est liée au fait que nos fondamentaux intellectuels, civilisationnels, mentaux résistent à une évolution que le numérique tente de nous faire emprunter, certains diront subir. Alors, il y a deux approches possibles pour envisager l’évolution du livre, sa mutation, sa crise. Une approche plutôt basée sur l’intériorité, sur la question de la page, de la lecture de la page, la confrontation de l’intériorité du lecteur à ce miroir effectivement qu’est la page. Puis, une deuxième approche qui est une approche en termes de communication. Le livre est aussi un opérateur de communication. Et je dirais qu’à travers le livre c’est la textualité, c’est le texte qui est en cause, le texte en tant que vecteur de communication. J’ai beaucoup aimé que Madame Djebar commence son propos en parlant de Proust. Parce que c’est un texte auquel je fais souvent référence. C’est cette fameuse phrase de Proust qui dit : « la lecture est ce miracle fécond de la communication dans la solitude. » Et pour lui, la communication ce n’est pas seulement la communication du lecteur avec l’écrivain, c’est la communication de lecteur à lecteur dans l’espace et dans le temps. Mais, à l’intérieur de cette solitude et donc de cette espèce de théâtre intérieur qu’est la lecture. Ce texte de Proust est très fort parce qu’il combine, je dirais, les deux approches. Alors, ce que j’aurais tendance à reprocher à une certaine façon, à mon avis, erronée d’aborder la question du numérique, de la mutation du livre c’est de surévaluer le versant intérioriser, si je puis dire, de la lecture au détriment du versant communicationnel. Parce qu’aujourd’hui, ce qui l’emporte au fond dans l’évolution de la textualité, dans sa mutation c’est justement cette tendance à une évolution, une transformation et une amplification du phénomène du texte en tant qu’il permet de communiquer entre les hommes. C’est ça, me semble-t-il, la vraie mutation. Et c’est par le biais de la question de la communication qu’on peut comprendre, me semble-t-il, mieux la question de la mutation du livre. Mais le livre, le livre au sens de cet objet, et Dieu sait si la fonction objet du livre est fondamentale, il y a le texte bien sûr mais il y a l’objet qui l’enveloppe, qui le contient. Qu’est-ce qu’un livre au sens le plus classique du terme ? Je retiendrais 3 éléments. C’est une camisole mnémonique. Je reprends l’expression à un chercheur allemand qui s’appelle Dirk Hoffman. Camisole mnémonique du fait de la stabilité, bien connue, du texte grâce au papier, à la reliure etc. Camisole parce qu’un livre a un début et une fin. La file indienne des caractères commence mais elle se termine, phénomène extrêmement important. Et 3 éléments, la personnalité typographique, ou la personnalité structurelle du livre. Je reprends l’expression de cette personnalité typographique à Monsieur Lawfer ( ?). Et ces 3 éléments font du livre un lieu de mémoire au sens de Frances Yates permettant de piéger la mémoire de l’auteur, bien sûr, mais sa propre mémoire en miroir de l’auteur en quelque sorte. Et ce lieu de mémoire permet de créer dans l’imaginaire du lecteur un espace de représentation, un théâtre intérieur, de développer la pensée du lecteur comme une pensée théâtrale en quelque sorte, comme un espace mental qui se représente ce qu’a écrit l’auteur et qui se représente lui-même à travers ce que l’auteur a écrit. Il me semble que cette thématique de la représentation est un élément tout à fait fondamental pour comprendre ce qu’est un livre. D’ailleurs, la semaine dernière avait lieu à Lyon un colloque dirigé par Daniel Bougnoux sur le thème de la représentation qui interrogeait justement la crise de la représentation que nous vivons aujourd’hui et que nous vivons, entre autres mais pas uniquement, à travers la crise du livre justement qui est fondamentalement une crise de la représentation. Le deuxième élément qui caractérise le livre c’est la notion de savoir constitué. Le livre au sens classique développe un ordre des raisons, pour reprendre une expression bien connue. Mais cet ordre des raisons c’est aussi l’ordre de la narration. Je pense souvent à Julien Gracq qui dans En lisant en écrivant parle du roman comme étant inspiré par sa fin. La fin du roman, de façon récursive structure la totalité du roman. Eh bien, de la narration à l’ordre des raisons d’un ouvrage philosophique, il y a une unité de structure qui caractérise le livre. Le roman étant, un peu, le symbole suprême de ce qu’est le livre. Ce savoir constitué qu’est le livre signifie fondamentalement la séparation entre l’auteur et le lecteur. L’auteur apportant son savoir au sens large, qui peut être une narration. Le lecteur, non pas que le lecteur soit passif, mais le lecteur accueillant en quelque sorte, à travers la lecture, cet apport d’un savoir constitué que l’auteur, nauctor ( ?), que l’autorité de l’auteur en quelque sorte non pas lui impose mais lui suggère. Troisième élément, tout de même la communication et la communauté. N’oublions pas que le livre est une interface en quelque sorte. Une interface stable entre l’auteur et le lecteur. C’est une interface qui circule, une espèce de capsule de sens qui circule à travers l’espace et à travers le temps et qui a une particularité très importante me semble-t-il. Cette interface suggère et entraîne une grande diversité d’interprétation. Autant de lectures, autant de livres finalement. Donc, production de diversité, production de désordre, par bien des aspects. Mais à partir du moment où ces différentes lectures se rebouclent, en quelque sorte, sur la stabilité, sur la lettre du texte et du livre, création d’une communauté de savoirs. Communauté qui a travers ses divergences, ses différences, sa diversité a une grande consistance. Cette communauté de savoir dans l’ordre de la connaissance, sur le plan cognitif, me semble-t-il, a un rapport, et je n’ai pas le temps bien sûr de développer, très étroit avec la notion de l’encyclopédie. L’encyclopédie, me semble-t-il, c’est une façon de gérer la diversité dans un espace, dans une topologie en quelque sorte très homogène, très isotrope. C’est une vraie diversité et en même temps une fausse diversité. C’est une espèce de juxtaposition de points de vue différents mais qui partent du principe que l’objet de ces points de vue, que la réalité extérieur en quelque sorte est structurée comme une encyclopédie. Dans l’encyclopédie il y a un effet miroir qui donne une stabilité aux savoirs extrêmement importante et qui fonde par là même l’espace de la connaissance. Il y a espace public des savoirs, espace public de la connaissance à partir du moment où on part du principe que la réalité en quelque sorte est structurée comme une encyclopédie et que la carte de l’encyclopédie progressivement va décrire de mieux en mieux cette réalité extérieure. Donc, espace public et sens de l’universel, de l’universalité des connaissances et de l’encyclopédie sont des notions qui me semble-t-il sont intrinsèquement liées aux livres, à l’accumulation des livres, dans les bibliothèques en particulier, comme constituant progressivement une encyclopédie. Alors, par rapport à cette réalité qu’on peut qualifier si on veut reprendre l’expression de Roger Charetier, l’historien Roger Chartier, l’ordre du livre, par rapport à cette réalité le numérique, bien sûr, est en porte-à-faux total. Très rapidement, 3 éléments, me semble-t-il constituent la mutation numérique. D’abord ce que j’appellerais, pour utiliser un terme, disons, d’économiste, la croissance externe. Une expérience m’a beaucoup frappé, il y a une quinzaine d’années, à la Bibliothèque nationale de France, avant que la Bibliothèque nationale de France ne soit créée, j’ai travaillé avec différents informaticiens et surtout des intellectuels, beaucoup de philosophes, à la conception de la station de lecture assistée par ordinateur. Et ce qui m’a frappé à l’époque, c’est que d’un côté nous avions une idée très novatrice sur le plan technologique, mais d’un autre côté nous reproduisions, dans ces stations de lectures assistées par ordinateur, une vision très classique de la lecture, comme creusement, si je puis dire, comme creusement des textes. L’idée étant de numériser des textes, de les récupérer sur une station et d’y appliquer des logiciels de recherche, des logiciels linguistiques. Donc, le modèle classique de a lecture qui consiste à creuser, si possibles des textes fondateurs, est en quelque sorte assumée à travers ce projet technologique, alors qu’en réalité la vraie révolution qui se passait déjà à l’époque, c’est-à-dire à la fin des années 80, début 90, n’était pas du tout celle de logiciels textuels permettant de creuser un peu plus les textes, mais c’était la logique de l’Internet, c’est-à-dire une logique de croissance externe, c’est-à-dire de mise en relation de corpus extrêmement variés, intégrant des textes mais également des images, des sons. Donc, le numérique par rapport à l’ordre du livre qui fonctionne à l’intérieur d’un univers relativement homogène et stable introduit une vraie diversité, et introduit une vision relativiste en quelque sorte du savoir. Cette vision relativiste est renforcée par la volatilité bien évidemment des textes et des informations qui circulent grâce à Internet. Cette volatilité pose d’ailleurs un problème à la mémoire. Pierre Nora, vous qui êtes un grand spécialiste de la question de la mémoire, car à partir du moment où la mise en relation, l’hypertexte, comme on dit, permet par le numérique, de mettre en relation le passé et le présent en permanence, de rendre co-présent, en quelque sorte, le présent et le passé, la question de la mémoire comme conservation de traces extérieures au présent, en quelque sorte, cette question est complètement chamboulée aujourd’hui. Aujourd’hui, attaquer un texte, traiter une information c’est traiter un élément qui est porteur en permanence d’un passé. C’est traiter une trace, c’est gérer la traçabilité, comme on dit aujourd’hui. Et donc, c’est travailler sur une mémoire qui est en permanence reconfigurée. Avec cette difficulté que nous avons aujourd’hui, me semble-t-il, et qui pose un problème au bibliothécaire que je suis, à séparer l’ordre de la mémoire qui serait l’ordre d’un stock stable et d’autre part l’ordre de la lecture. Et cette co-extensivité ( ?) du passé et du présent est un élément extrêmement important. Deuxième élément concernant le numérique c’est avènement du lecteur comme un acteur. La textualité numérique est performative en quelque sorte. On le sait depuis le longtemps, par le simple fait qu’écrire sur Internet en général, et de plus en plus, c’est réagir. C’est réagir à un texte. C’est interagir avec un quasi interlocuteur. On rejoint d’ailleurs vos propos du début sur l’oralité. La textualité numérique est en quelque sorte une quasi oralité performative. Plus fondamentalement, ce qu’on appelle le Web2 aujourd’hui, c’est-à-dire la nouvelle génération du Web, on parle même maintenant de Web 3, a pour conséquence de transformer le lecteur non seulement en opérateur de réaction mais en producteur d’informations. C’est ce qu’on appelle le téléchargement vers l’amont, la possibilité qu’a chaque acteur du système, nous sommes tous acteurs au fond du système, non seulement de réagir, mais de produire, de créer, d’apporter notre contribution à une espèce de textualité générale qui nous environne et qui nous englobe en quelque sorte. Le dernier élément qui découle de ce que je viens de dire, c’est l’émergence, - alors, je vais sans doute enfoncer des portes ouvertes et reprendre des tartes à la crème idéologiques, diront certains - d’un soi, d’une subjectivité multiple. Dans la mesure où aujourd’hui l’usage des réseaux du savoir, des réseaux numériques transforment l’usager en un expérimentateur qui peut de plus en plus facilement passer d’une communauté de savoir à une autre, qui peut passer d’une expérience à l’autre, et qui peut accumuler en quelque sorte des expériences. A travers cette émergence du lecteur comme expérimentateur, on voit, ou on risque de voir, s’estomper progressivement le lecteur comme se représentant en fait le texte et la réalité. L’émergence de l’expérience qui est un thème extrêmement à la mode aujourd’hui, dans le domaine de l’écriture mais dans le domaine des arts plastiques, par exemple, cette idée suivant laquelle nous sommes tous des expérimentateurs remet en question, me semble-t-il, cette fonction qui consiste non pas à expérimenter, non pas à être directement émerger en quelque sorte, dans la vie, dans la vraie vie de la textualité foisonnante, mais à prendre du recul pour se retrouver face à soi-même et se faire son propre cinéma intérieur, cette, sinon disparition, ce recul progressif de la représentation pose une question de civilisation tout à fait fondamental. A tel point que si on voulait, je dirais résumer très rapidement la question du droit d’auteur, - droit d’auteur bien sûr qui est attaché fondamentalement à l’ordre du livre, c’est-à-dire à l’auctoritas de celui qui produit un texte et qui ensuite de façon descendante, par transmission le fait circuler – aujourd’hui pourrait s’exprimer de la manière suivante : comment passer du droit d’auteur, aux droit des acteurs, au droit de l’acteur, en quelque sorte ? Ce qui est, me semble-t-il, une perspective différente. Le droit d’agir, d’interagir, le doit de produire. Alors, la force du numérique que nous constate tous les jours, que l’on constate - là aussi c’est une porte ouverte que j’enfonce - chez les adolescents, vous savez qu’une bonne partie des publics des bibliothèques est constitué de jeunes, des jeunes de – 20 ans, de 20 à 25 ans, à peu près 50% des publics des bibliothèques, on constate, alors que les enfants de – 10-12 ans viennent en masse dans les bibliothèques, ils continuent à venir en masse, parce que les parents bien évidemment les y poussent, les adolescents qui ont toujours été des publics limités des bibliothèques, depuis toujours les enfants avaient tendance à quitter les bibliothèques à 12-13 ans et y revenir ensuite, enfin tout de même nous avions des bataillons d’adolescents relativement importants, ces adolescents aujourd’hui, désertent en masse les bibliothèques. Du moins, ils désertent en masse les livres et l’emprunt des livres sur place. Alors que lorsqu’une bibliothèque ouvre un espace multimédia, les adolescents s’y précipitent pour utiliser les outils numériques. Donc, le numérique incontestablement un avenir, le moteur de la textualité aujourd’hui et demain alors que le livre est sur la défensive, néanmoins, il résiste. Il résiste extrêmement bien. Alors, pourquoi ? Une première hypothèse, qui a été développé par l’historien Robert Darnton, à la fin des années 90, consistait à penser que le livre conservait sa fonction de synthèse. L’idée de Darnton, professeur à Princeton et bibliothécaire, il était président des bibliothèques de Princeton, consistait à dire que : « au fond lorsqu’une thèse était écrite et conçue, 95% de la thèse pouvait fonctionner sous forme numérique, en quelque sorte, sous forme de base de données, et que par contre le livre au sens classique du terme était la meilleure façon de synthétiser ce travail. Personnellement, je ne crois pas que cette hypothèse tienne la route, si je peux m’exprimer ainsi. Il me semble que le numérique est tout à fait capable d’assumer par d’autres voies que la synthèse papier en 100, ou 150 pages, la nécessité que tout être humain a à survoler un ensemble de questions et à faire le point. Par contre, la question que Proust évoque dans son texte sur la lecture, la question de l’espace intérieur et de la représentation demeure, me semble-t-il, un point d’encrage difficilement contournable. La nécessité que nous avons à un moment donné non plus simplement d’expérimenter, de communiquer, de produire, de s’exprimer, de participer à cette grande expérimentation du numérique à partir d’un certain moment nous avons le besoin, me semble-t-il, et ça a été dit beaucoup mieux que moi par vous-même et par Tanguy Viel, la nécessité de narrer la façon dont nous voyons les choses. C’est-à-dire non seulement de nous exprimer, d’écrire, mais d’écrire que nous écrivons. Il y a une intentionnalité fondamentale, au sens des philosophes de l’intentionnalité comme John Searle, il y a une intentionnalité dans l’écriture d’un livre au sens classique du terme qui fonde la subjectivité, qui fonde l’individualité en quelque sorte de celui qui écrit et qui lit. Et il me semble que là nous avons un point difficilement contournable et que s’il y a pour nous autres bibliothécaires, pour, je dirais, les médiateurs du savoir, un défi à relever, c’est celui de préserver cet espace intérieur de représentation et d’intentionnalité qui me paraît fondateur de la démocratie, - on pourrait développer davantage - et en même temps d’hybrider cette réalité-là avec une autre réalité, tout aussi intéressante, qui elle est motrice par contre alors que la première, je dirais, est plus de l’ordre de l’acquis et du patrimoine, d’hybrider ces deux réalités pour produire quelque chose dont on ne sait pas très bien ce qu’il donnera, mais qui est certainement très enthousiasmant pour nous tous. Merci.
Pierre Nora : Je remercie Monsieur Bazin pour son intervention et je vais passer la parole à un éminent sociologue, professeur à Sciences- politique, dont l’œuvre et la réflexion sociologique et philosophique a alimentée toutes ces questions, à Monsieur Bruno Latour qui va clore cette première session.
Bruno Latour : Merci, Monsieur le président. J’ai peur de vous déplaire. J’ai peur d’insister, plus que mon camarade bibliothécaire, dans une direction. Peter Sloterdijk fait remarquer que tout l’humanisme occidental consiste à avoir des adultes qui voudraient que leurs enfants lisent en silence sous une lampe. Et dès que les enfants commencent à s’agiter autrement, à s’agiter, à sortir, à éteindre la lampe et à bouger, les humanistes de la civilisation occidentale depuis son origine tremblent. Donc, je me permets de reprendre cette formule un peu cruelle de Sloterdijk pour dire que je voudrais que ces enfants sortent un peu du silence sous la lampe et qu’ils fassent autre chose qui est finalement bien intéressant. Comme le remarque Élisabeth Eisenstein, dans son livre essentiel sur la crise qui nous intéresse, le livre est en crise depuis le XVIe siècle justement. La révolution du caractère mobile se trouve légèrement accélérée par la question du caractère numérisé mais au fond il s’agit de quelque chose qui est une crise qui dure depuis plusieurs siècles et dont nous n’avons en fait en face de nous que l’un des avatars. Certes important, et il faut savoir naviguer, mais, contrairement à ce qu’on a dit jusqu’ici, la rupture entre une civilisation et une non civilisation, ou une barbarie numérique. Je signale d’ailleurs entre parenthèses que la question n’est pas l’écran. Pour le moment l’écran est très mauvais, personne ne peut lire plus de quelques pages à l’écran. Nous avons tous l’habitude, d’ailleurs assez désastreuse pour les forêts du nord de l’Europe, d’imprimer la plupart des choses que nous recevons. Il y a même des gens, j’en connais qui impriment leur mails, leurs courriels. Donc, la question n’est pas celle de l’écran, ou du livre mais plutôt le moment numérisé, le moment de numérisation, et qu’est-ce que la numérisation fait au livre ? C’est là où je voudrais revenir peut-être en rajoutant quelques unes aux 3 variables sur lesquelles a insistées, avec raison, je crois, Monsieur Bazin. Le passage du caractère mobile au 0 et 1 de la numérisation va effectivement nous permettre de relire ce qu’a été cet amalgame provisoire qu’on a appelé l’objet livre en pelant en quelque sorte, comme un oignon, ces différentes fonctions que nous avons crues confondues. Ma spécialité n’est pas évidemment celle de mes éminents prédécesseurs, qui est la grande littérature, mais plutôt ces petites littératures qu’on appelle parfois les littératures grises, celles qu’on lit dans de très nombreux domaines, qui sont la majorité en termes de publication, qui sont, disons, le droit, la science, les sciences sociales, la banque, la fonction publique etc. c’est-à-dire si vous regardez, si vos faisiez, malheureusement on ne peut pas projeter de photos aujourd’hui, l’image de ces centres de travail d’un juriste, ou d’un biologiste, d’un universitaire, d’un économiste, vous verriez finalement que le livre comme objet est un des éléments dans une plate-forme multimodale de production dont l’écran évidemment fait aussi partie, mais aussi des tirets-à-part, des Post-it, des courriels imprimés, et au milieu de cette écologie extrêmement diverses c’est là qu’il faut arriver à voir comment s’insinue, ou disparaît, ou se trouve repenser la fonction du livre. Donc, ma version, c’’est peut-être la différence, on s’est intéressé jusqu’ici à de la grande littérature, je ne citerai pas Proust, mais au contraire des petits auteurs, des petites manifestations qui sont celles de la majorité des productions intellectuelles. Il existe tout un domaine qui s’appelle la connaissance distribue, ou la cognition distribué, de mes collègues psychologues, ou socio-psychologues étudient, et ce serait intéressant de les mobiliser dans ce genre d’enceinte, disons, les pratiques cognitives. Si vous regardez d’ailleurs, prenez une photo de votre bureau et envoyer là nous, ce serait une formule peut-être plus intéressante de comprendre la crise du livre, on s’apercevrait que la diversité extraordinaire des supports, dont l’écran n’est qu’un des éléments, qui nous permettent de produire des connaissances, des interprétations ou des les utiliser de mille façons. Il y a toujours une diversité extraordinaire. On a là la fois un crayon, un carton, un papier Clairefontaine, simultanément avec un abonnement à un journal, journal qui est maintenant de plus en plus une double forme. Donc, je crois que le problème de la numérisation, c’est plutôt, au contraire, l’occasion de repenser ce qu’à été le livre, cet amalgame, encore une fois, provisoire de fonctions qu’on peut probablement peler. Alors, vous avez dit quelques unes, je ne vais pas revenir sur toutes. Il y en a une évidemment, très importante, on l’a dit, qui est celle de la clôture. Clôture temporelle, c’est-à-dire la « révisabilité ». Je signale que le groupe américain qui s’appelle Connection, qui permet de mettre en commun tous les Raeders que nous distribuons à tous nos étudiants, permet des « révisabilités ». Donc, il publie bien des livres, à très bon marché, à quelques dollars, mais dans le système de partage des droits. Une espèce de vaste communauté des articles qui produit bien des livres mais avec une clôture temporelle qui est bien évidemment tout à fait différente puisqu’on peut les réviser très souvent. Clôture spatiale, je crois que c’est le point le plus important de ce qui a été dit par Monsieur Bazin, parce qu’effectivement ce qu’on appelle le silence et l’individualisme du livre c’est la longueur. Est-ce que c’est 100 000 signes, ou 100 000 mots. Les professeurs ici, j’ai choqué un peu les organisateurs de cette école, pour mon premier cours qui commence la semaine prochaine, en exigeant que les étudiants de Sciences-Po lisent un livre. On m’a regardé avec beaucoup d’émotion en me disant : « mais vous n’y pensez pas ». Et mon fils qui était aussi à Sciences-Po a dit : « Ils ne viendront jamais à ton cours » Parce que si on exige de lire un livre à Sciences-Po, c’est la fin de l’éducation science-peace ( ?) qui, paraît-il, a beaucoup changée depuis le temps de Monsieur Nora, consiste à ne lire que des extraits, mais à pouvoir évidemment parler des livres quand même, ça, ça va de soi. Donc, la lecture du livre, la clôture spatiale est évidemment très importante. Et on voit très bien dans toutes les opérations actuelles de lectures participatives, que ces deux clôtures avaient dans le livre, à cause de la lenteur, maintenant ça a un peu changé de publication, quand on publie, - j’ai publié pas mal de livres en Amérique - on met toujours 2 ou 3 ans de publication, évidemment maintenant ça paraît tout à fait différent, et la clôture spatiale, c’est-à-dire la longueur. Ce qu’à dit tout à l’heure Bazin, en citant Darnton, est évidemment claire. On voit de plus en plus et on verra de plus en plus de livres qui seront comme les journaux une double formation entre une petite publication synthétique, résumée, vive etc. qui a la commodité qu’aucun écran n’aura jamais à moins que l’écriture électronique, l’encre électronique fasse beaucoup de progrès, et des envois à tout ce qui d’ailleurs depuis très longtemps existe, c’est-à-dire les annexes, les encarts, les notes, les références etc. Elles-mêmes d’ailleurs pouvant être associées à un blog, qui permet, comme l’a dit Bazin encore une fois, aux lecteurs de venir ajouter leur grain de sel, ce qui n’est pas forcément toujours très intéressant. Mais en tout cas, la notion de clôture, on voit bien, le simple choque que l’on reçoit quand on vous dit : vous allez faire un blog et les gens vont commenter votre texte, moi qui suis formé à l’ancienne civilisation de la clôture du livre, je n’ai pas été effectivement très enthousiaste, mais on voit bien que ça peut produire des effets différents. En tout cas, on lie maintenant, rétrospectivement, le moment du livre qui a amalgamé la fonction de clôture comme un effet finalement de la papeterie. Le problème du livre, quand même, il ne faut pas s’obnubiler sur le problème du papier. J’ai beaucoup aimé l’expression de Canetti que vous avez donnée, « le pêcher du papier ». Ne le commettons pas à nouveau.
Deuxième élément qu’est l’homogénéité des niveaux. On voit très bien, Eisenstein a montrée ça très bien, en particulier dans ce qu’est ma spécialité qu’est l’histoire des sciences, que l’extraordinaire de la textualité, en particulier dans les sciences exactes, ce n’est pas dut tout le papier, ce n’est pas du tout la reproductibilité, c’est le rapport entre le texte et l’image. La numérisation de l’image, aussi bien que la numérisation du texte permet une transformation totale, profonde et vraiment enthousiasmante du rapport entre la textualité qui ne va évidemment pas être clôturé par le livre, ça n’a aucun sens, d’ailleurs parlez aux universitaires parmi vous, aux scientifiques, aux biologistes, aux physiciens plus personne n’a le livre comme unité de travail, mais soit le chapitre, soit l’article de la revue. Les revues, comme vous le savez d’ailleurs, ayant subi, Monsieur Nora doit le savoir en tant que directeur du Débat, leur transformation en recueil de tirets-à-part qui circulent tous différemment. Donc, on voit bien là, que la numérisation a un effet dans le recueil dans du papier d’une revue vendue chez un libraire n’était que la formule provisoire et pas forcément quelque chose qu’il faut défendre de façon définitive.
Troisième élément très important, l’autorité. Évidemment, on l’a dit plusieurs fois, la fonction, et tout ce qu’on a dit de façon amusante du numérique tout à l’heure, c’est-à-dire le fait que ça allait peut-être multiplier, ou deshiérarchiser les autorités, comme l’a rappelé Monsieur Nora, on l’a dit bien évidemment, c’est le sujet du grand livre d’Eisenstein, du livre. Toute la révolution du livre a été précisément la mise en cause de l’autorité des rares personnes qui tenaient les manuscrits. Donc, on voit bien que la question de l’autorité reste très importante et qu’au fond un éditeur maintenant, c’est quelqu’un qui autorise le texte, c’est-à-dire qui l’authentifie et le juge, la plupart des revues maintenant sont des revues où la question n’est plus celle, pratiquement aucune des grandes revues scientifiques maintenant n’a de sens maintenant sur la formule papier sinon une des autres fonctions qui est celle de l’archivage, par contre, la fonction d’autorité, c’est-à-dire la fonction de dire ce qui est dedans est validé, devient une fonction cruciale. De nouveau, on s’aperçoit rétrospectivement que ce qu’on avait mis dans le livre, on avait amalgamé des fonctions très différentes. Regardez l’exemple assez étonnant, je suis sûr que parmi vous, ceux qui d’un œil jette des larmes sur le livre vont plus rapidement sur Wikipédia pour aller chercher leurs articles que d’ouvrir le Larousse qui se trouve pourtant à portée de main. Donc le Larousse est là et pourtant, je cite mon exemple personnel, le Larousse est à 1 mètre, Wikipédia est à 10 cm, le Wikipédia est fait par une communauté la plus bizarroïde qui soit, mais une étude récente de Nature a prouvée que finalement il faisait 4 erreurs par article, je crois, et que l’ Encyclopædia Britannica en faisait 3 erreurs par article, la Britannica est elle-même une entreprise hiérarchisée. Donc, on voit bien que là, pour toute une partie - vous avez parlé de l’encyclopédie - de ce qu’on appelle le livre, on ne peut pas sous la catégorie de livre mettre des choses aussi différentes que le Wikipédia et l’ Encyclopædia Britannica ou les romans de notre éminente collègue. La notion de livre doit être complètement éclatée, puisque ne survivront pas dout. Je ne dis pas : « Dieux reconnaîtra les siens », mais le numérique reconnaîtra certainement les siens.
Quatrième élément fondamental, la propriété. Il est assez étonnant de voir que très paradoxalement c’est dans les domaines des logiciels libres et dans, encore une fois, le groupe Connection que la propriété est la mieux suivie, c’est-à-dire que l’on sait exactement qui a fait quoi, on peut d’ailleurs le faire dans le cas de Wikipédia, alors même que c’est gratuit. Donc, la question du droit d’auteur et le suivi de la propriété qui évidemment autrefois dans l’amalgame livre n’avait pas beaucoup de sens, encore que le droit de propriété soit récent et que les plagiats aient duré depuis très longtemps, mais enfin disons en gros depuis la fin XVIIIe siècle, on avait ramassé la fonction de droit d’auteur (sonnant et trébuchant) et la propriété intellectuelle. Or, on voit maintenant se multiplier sous le nom, qu’a dit Bazin, de traçabilité, le suivi très précis du droit d’auteur, je peux savoir quel commentaire j’ai fait dans tel ou tel collectif de pensée alors même que nous sommes dans des logiciels libres et gratuits, alors que paradoxalement, ce n’est pas le cas dans beaucoup de domaines propriétaires.
Et pour finir, évidement la fonction qui intéresse beaucoup d’entre vous, ici, dans la bibliothèque, qui est la fonction d’archivage. Fonction d’archivage et de publicité. Je signale juste un chiffre qui est assez étonnant, une étude que mon collègue historien des sciences, Peter Galison, a faite sur le secret, il y a 100 000 personnes aux Etats-Unis dont le métier unique consiste à poser le tampon « Top secret » sur des écrits produits en Amérique chaque année. Mais attention, ne considérez pas que ces 100 000 personnes ont peu de travail, Galison a calculé que si vous prenez la totalité de ce qui est déposé à la Bibliothèque du Congrès américains, chaque année, il faut multiplier par 5 ce nombre de pages pour obtenir ce qui est estampié « Top secret ». Donc, vous avez 5 fois plus de productions secrètes que de productions publiques aux États-Unis, ce qui vous donne une idée de l’ampleur de nos ignorances. Et les bibliothèques évidemment là ont un travail tout à fait étonnant à faire. La Bibliothèque du Congrès américains ne voit qu’un cinquième de la production de toutes sortes de données. Il ne s’agit pas probablement de livres éminentes, comme ceux dont nous avons discuté ici.
Donc, pour le dire en résumé, nos métiers, en tout cas dans le domaine qui n’est pas celui de la grande littérature mais celui de la petite littérature, la littérature, disons, qui produit les connaissances qui nous intéressent aussi, qui est évidemment, en termes de masse, la plus grande partie de ce qui est produit sous la forme de livres, il s’agit d’une écologie assez complexe qu’on peut appeler une espèce de plate-forme multimodale dont le livre n’a été qu’un des amalgames, ou de reposoirs provisoires mais dont les fonctions continuent toutes avec évidemment des trajectoires très différentes. Ça n’a pas beaucoup de sens d’acheter encore Encyclopædia Britannica qui va occuper la moitié d’un rayon alors que vous pouvez l’avoir sur l’écran. Mais, ça ne veut pas dire qu’on n’achètera pas les livres et les romans de Madame Djebar et qu’en même temps vous n’allez pas prendre des notes sur un Post-it à l’intérieur de votre cahier de Clairefontaine tout en lisant un livre. C’est l’ensemble de ces fonctions que nous avions amalgamées et qui se trouvent maintenant avoir des destins que nous devons suivre avec beaucoup de soin en tant que moi, universitaire, Monsieur Bazin, bibliothécaire, vous auteurs et historiens, mais qui ne permettent pas, je crois, de nourrir un argument quelconque sur une crise de civilisation et d’un excès de crise de civilisation a commencé avec les caractères mobiles et continué avec les 0 et 1 de nos écrans. Je vous remercie.