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La mémoire du futur, avec Bernard Stiegler

Texte intégral de l’émission de France Inter, parenthèse, du samedi 16 mai 2009, par Laurence Luret, « La mémoire du futur » avec le philosophe Bernard Stiegler.

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Laurence Luret : Bonjour Bernard Stiegler.

Bernard Stiegler : Bonjour.

Laurence Luret : Merci d’être au micro de France Inter en ce début de week-end. Vous publiez, simultanément, deux livres formidables : l’un chez Flammarion, « Pour en finir avec la mécroissance », l’autre, très court, de 96 pages, pour lequel j’ai un véritable coup de cœur, s’intitule : « Pour une nouvelle critique de l’économie politique », c’est édité chez Galilée - ne vous laissez pas impressionné par les titres. Vous y analysez la crise, la fin du modèle consumériste, qui sont des questions qui aboutissent à celle de la mémoire et de sa transmission dont on parle ce matin. Aujourd’hui, dites vous, tout le développement industriel de nos sociétés est autour de la mémoire, c’est la conquête de la mémoire mais laquelle ?

Bernard Stiegler : De toutes les mémoires. Le XXe siècle, d’abord, a été la conquête de la mémoire des consommateurs, parce que contrôler les marchés, c’est contrôler les comportements. Les comportements sont conditionnés par les mémoires. On sait très bien par exemple que la mémoire génétique, les organismes génétiquement modifiés, etc., sont technicisés actuellement. Les mémoires sociales et collectives sont mises en réseaux sociaux par les entreprises à travers les technologies numériques. La mémoire des machines est capitale parce que c’est elle qui permet des gains de productivité, l’automatisation et cela détruit l’emploi, etc., etc. Donc, la mémoire, dans toutes ses dimensions, est aujourd’hui industrialisée, exploitée et systématiquement rationalisée.

Laurence Luret : Alors, petit rappel - qui peut être utile d’ailleurs pour ceux qui bachotent, révisent pour le bac philo, c’est bientôt – c’est Platon qui le premier pose la question de la mémoire, de la perte de la mémoire et près de 2500 ans plus tard la question se pose à nouveau de façon aigüe pour nous ?

Bernard Stiegler : Oui, absolument. J’ai écrit un petit paragraphe qui a un titre paradoxal : « Platon penseur du prolétariat », cela peut surprendre énormément puisque Platon, c’est le père de l’idéalisme, Marx, c’est le père du matérialisme, donc cela semble être l’huile et l’eau. Eh bien, non ! En réalité, la question que pose Marx lorsqu’il dit, après Adam Smith, parce que ce n’est pas le marxisme, c’est le libéralisme, la pensée de Smith qui pose, la première, qu’un travailleur dont les gestes sont extériorisés - autrement dit dont la mémoire des gestes est extériorisée - dans une machine qui s’automatise, perd la mémoire et devient un prolétaire, est exclu du processus de transformation du monde et devient une sorte d’esclave. Ce n’est pas Marx qui a dit cela le premier. Ça, c’est ce que disait déjà Platon à l’époque de la sophistique. La Grèce, qui est la civilisation dont nous venons, avec le royaume de Judée, qui sont deux pays où quelque chose se passe de capital sur la mémoire, qui est l’apparition de l’écriture linéaire et alphabétique. C’est deux sources de l’Occident. En Grèce le problème se pose de la sophistique, c’est-à-dire que ce qui est à l’origine de la Grèce, c’est l’apparition de l’écriture qui va rendre possible l’écriture du droit public, la géométrie, l’histoire, la géographie, puis finalement la physique et tout notre savoir, cette écriture est pervertie au Ve siècle avant Jésus-Christ par les sophistes qui s’en emparent pour en faire un moyen de manipulation des esprits, pour en faire de la conquête de temps de cerveau disponible, si vous voulez.

Laurence Luret : Aujourd’hui, on voit bien que cette question, « temps de cerveau disponible », se pose de façon très aigüe pour nous. La vie de l’esprit, dites vous, est de plus en plus conditionnée par l’économie de marché, comment faire pour que la mémoire ne devienne pas un simple produit marchand ? Autre question, comment du coup on sélectionne les contenus de la mémoire, de la valeur qu’on veut transmettre ?

Bernard Stiegler : D’abord, comment faire ? Faire comme Platon. Platon dit : la mémoire est un poison, quand elle est extériorisée et qu’elle est entre les mains des sophistes, sans contrôle. Les sophistes sont des instituteurs à l’époque, ce ne sont pas simplement des bonimenteurs et des rhéteurs, ce sont les grammatistes, ce sont ceux qui enseignent. Il dit qu’il faut développer une thérapeutique de ce pharmakon. Il appelle l’écriture : pharmakon. Il dit : pharmakon en grec voulant dire trois choses : poison, ce qui détruit, remède, contre le poison, et bouc-émissaire. Le danger, c’est de se prendre à une mémoire technicisée comme un bouc-émissaire, de ne pas comprendre qu’elle est évidement un poison mais que nous vivons, nous sommes des êtres techniques en réalité, et ça, André Leroi-Gourhan a montré que dès l’origine de l’hominisation, il y a deux millions et demi d’années, l’homme se technicise et extériorise sa mémoire et qu’il y a toute une histoire de la mémoire qui se transforme. Avec l’écriture elle devient un dispositif de citoyenneté. Aujourd’hui, à notre époque, le problème se repose en des termes tout à fait comparables sauf que ce n’est plus pour 250 000 habitants d’Athènes, c’est pour 6,5 milliards d’habitants et que le problème à une époque où cela s’est industrialisé, où il y a des actionnaires qui jouent sur la mémoire pour pouvoir l’exploiter au maximum, comme les sophistes qui cherchaient à faire de l’argent avec. Aujourd’hui, il y a une responsabilité publique de développer un politique de la mémoire à la fois pour faire - ce dont parlait tout à l’heure Emmanuel Hoog, je suis très heureux d’être assis à côté de lui parce que je suis heureux de voir qu’il y a un établissement public comme ça dirigé par quelqu’un qui pense, c’est rare, il faut saluer cela – cette politique de la mémoire pourquoi ? Parce que cela demande à âtre réguler. Tout comme les marchés financiers doivent être régulés, la politique de la mémoire doit être régulée. Aujourd’hui, il y a l’autorégulation des mémoires parce qu’aujourd’hui, la mémoire est extraordinairement distribuée avec les outils numériques que nous avons en poche…

Laurence Luret : Avec Internet notamment.

Bernard Stiegler : Et avec Internet. Nous sommes redevenus des producteurs de mémoire. Au cours du XIXe et du XXe siècle, la prolétarisation, d’abord des producteurs puis des consommateurs, avec le marketing, nous avait privés de la faculté de produire de la mémoire, nous avait exclus de cette production de mémoire, elle a fait de nous des êtres passifs, soit comme prolétaires soit comme consommateurs. C’est en train de changer mais cela pose beaucoup de problème.

Laurence Luret : Mais est-ce que le fait que l’on redevienne plus actifs avec Internet suffira à ce que la mémoire ne reste pas morte mais vive, vivante ?

Bernard Stiegler : Cela ne suffira pas s’il n’y a pas de thérapeutique, s’il n’y a pas une politique. Vous savez, qu’est-ce qu’a fait la Grèce ? Elle a développé des écoles. Qu’est-ce qu’a fait Platon ? Il a crée d’abord l’Académie, puis Aristote a crée le lycée. Il y a eu des religions qui ont aussi servi à transmettre des exercices spirituels, le protestantisme a été une grande pratique de la mémoire. Luther, c’est avant tout un penseur de l’imprimerie et de la transformation de la mémoire du fait que chacun peut accéder à la bible directement. Aujourd’hui il y a une transformation formidable qui se produit dans le monde de l’Internet mais qui est aujourd’hui exploitée exclusivement par le marketing. Je n’ai rien contre le marketing d’ailleurs, simplement je pense que le marketing tout seul devient dangereux. Il faut qu’il y ait une politique de l’État, de la nation, mais aussi des régions. En ce moment je travaille avec Jean-Marc Ayrault et Nantes pour développer, dans le quartier de la création à Nantes Métropole, une politique territoriale de ces questions. À l’IRI, l’Institut de recherche et d’innovation que nous avons crée au Centre Pompidou, nous travaillons sur ces questions dans le domaine artistique. Vous parliez tout à l’heure, Ivan Levaï, des musées et de la gratuité, c’est très bien, comment faire pour que cela ne produise du consumérisme culturel et de la passivité mais une activité, celle que voulait André Malraux qui, il y a 50 ans, créa le Ministère des affaires culturelles ? Malraux disait : pour venir au musée, il faut avoir une mémoire. Si l’on n’a pas déjà une mémoire et que l’on va l’activer dans le musée, on ne peut pas être un amateur. Aujourd’hui, on a produit des consommateurs de culture et as des amateurs. À l’IRI, par exemple, nous travaillons dans ces domaines en développant des machines, un peu comme les questions qui sont posées à l’INA d’ailleurs mais pas sur des archives mais sur des fonds muséos ou des fonds culturels, il y a toute une politique à développer qui doit être ce que j’appelle mnémo-technologies, une politique de la mémoire, une politique de l’esprit, si vous voulez.

Ivan Levaï : C’est vraiment passionnant, Bernard Stiegler, parce que ce que vous décrivez là, c’est un fait politique. Je regarde comme vous, Emmanuel Hoog qui est avec nous dans ce studio, faut-il rappeler qu’il est le Président-directeur général de l’Institut national de l’audiovisuel, ce que vient de dire Bernard Stiegler, c’est un enjeu politique. Cette mémoire, il faut qu’elle soit redistribuée. Il faut qu’elle soit partagée sinon on retombe dans ce qu’il décrivait, Adam Smith, c’est-à-dire que le geste qui passe à la technologie oublie la mémoire et que l’homme devient un prolétaire, c’est-à-dire qu’il perd quelque chose dans cette migration là. Et vous, vous êtes en train de redistribuer, de réouvrir l’enjeu de la mémoire à tous.

Emmanuel Hoog : Il faut bien sûr la sauvegarder, l’organiser mais effectivement il faut la distribuer et l’ouvrir au maximum. Ça, c’est un enjeu capital. C’est ce que l’on a fait en ouvrant un site Internet, ina.fr, en rendant accessible les images du passé, les sons du passé. Bientôt on va refaire une deuxième version du site encore plus innovante et élargie. Ça, c’est absolument capital mais là je rejoins Bernard Stiegler, effectivement il y a une dimension politique. On ne cherche que ce que l’on connaît. On ne veut retrouver que ce que l’on a déjà appris. Donc, la question de l’éducation et de l’accès à la culture est absolument centrale. Aujourd’hui, sur les images de télévision, on veut revoir quelque chose. Mais qu’est-ce que cela veut dire que de vouloir voir, éveiller l’esprit de curiosité, voir rencontrer un passé que l’on ne connaît pas ? Là, c’est vraiment la question de l’éducation et de la pédagogie, sinon on est dans le marché de la nostalgie, du retour sur soi-même, de la culture de l’âge d’or, voire même des formes de régression identitaire puisque l’on se rattache à un passé que ce passé ne fait que la loi et que la loi peut mener jusqu’aux guerres au nom d’un mythe fondateur. En revanche, l’éducation est absolument centrale dans cette affaire.

Laurence Luret : Justement quelle est votre place pour éduquer face à cette exploitation de la mémoire dont parlait Bernard Stiegler ? Des sites comme You Tube Dailymotion, en quoi l’INA sur le Net peut éduquer ?

Emmanuel Hoog : Nous, nous appartenons encore à une génération où quand on voit l’image du Général de Gaulle on peut le reconnaître. Dans 20 ans ou 30 ans ma fille Sarah quand elle verra le Général de Gaulle elle ne saura pas qui c’est.

Laurence Luret : Ça déjà commencé, vous ne pensez pas ?

Emmanuel Hoog : Ça déjà commencé. Donc, il est absolument capital d’organiser cette mémoire, c’est-à-dire rattacher autour de ça de la culture, de la documentation et de la traces. Ça, c’est un travail d’éducation, de culture, c’est un travail politique.

Ivan Levaï : C’est ce que j’allais dire, Bernard Stiegler. C’est un enjeu politique, car il existe, et les risques sont là, des tentatives de contrôle de notre mémoire collective. D’un certain point de vue, Google est une esquisse de contrôle de la mémoire collective.

Bernard Stiegler : Il existe beaucoup plus que des tentatives. Nous vivons dans cette situation aujourd’hui. Le Business model, si l’on veut parler dans le langage du management, de Google c’est ça. C’est le contrôle de la traçabilité etc. Mais il y a à cela des réponses possibles. Il fût un temps où c’était les États que l’on accusait de contrôler. Il y a un déplacement de ces produits. Michel Foucault a fait la base de sa pensée de ses archives sur une critique du contrôle par l’État des sociétés, etc. cela s’est complètement déplacé au XXe siècle et en ce moment encore plus avec les mnémo-technologies.

Laurence Luret : Vous parlez de Google, est-ce que Facebook ce n’est pas pire ? Tous les jeunes, tous les ados sont sur Facebook.

Bernard Stiegler : Attendez, Facebbok comme Google ce sont des pharmaca, c’est-à-dire des poisons qui peuvent devenir des remèdes. Il ne faut pas les rejeter, il faut se les approprier, les transformer de l’intérieur. C’est pour cela que je disais qu’il fallait aire attention, le pharmakon, cela désigne le bouc-émissaire. Il ne faut pas en faire des boucs-émissaires. La question est : si Facebook et Google se développent comme ça, c’est parce que nous n’avons pas de pensée politique de ces questions, parce que nous sommes mauvais et eux sont bons. Il ne faut pas mettre à l’index les Américains, la numérisation, etc. pas du tout, il y a des gens là-bas qui pensent. Ici, cela pense très peu. C’est pour cela que je disais que j’étais content qu’il y ait des gens comme Hoog qui pense. Et j’ajoute un mot, il faut développer des technologies nouvelles, des technologies de partage. J’ai travaillé à l’INA, on a travaillé sur ces questions depuis très longtemps. Actuellement, je développe à l’IRI, avec le Centre Pompidou, des technologies d’accès intelligent et critique à la mémoire. Par exemple, vous regardez un film avec le logiciel Lignes de temps, sous une forme spécialisée comme une partition de musique et vous entrez dans une dimension analytique du film, vous devenez un amateur de cinéma et plus simplement un consommateur. Là, vous activez les savoirs, pour revenir aussi à ce que disait Emmanuel Hoog, qui font que vous ne vous contentez pas de chercher la répétition nostalgique des années 60 parce que vous étiez petits à cette époque, comme moi, mais que vous allez apprendre quelque chose, vous allez en faire un instrument d’apprentissage et de recherche.

Ivan Levaï : Le philosophe que vous êtes sait bien que la philosophie a deux jambes : la réflexion et l’action. Heureusement aussi que vous êtes là, François Ede. À un moment donné il y a le geste qui contribue à cette préservation de notre mémoire collective.

François Ede : Je pense qu’une des dimensions de la mémoire avec le cinéma en particulier, c’est aussi une expérience sensorielle. Ce qui me fait très peur aujourd’hui, c’est que la numérisation de tous ces films, le fait que l’on va les voir sur d’autres supports, etc., risque de nous faire perdre cette expérience sensorielle. Donc, il faut je crois préserver aussi le film en tant que film en tant que chose qui va bientôt devenir un objet archéologique.

Ivan Levaï : Qui l’est déjà d’une certaine manière.

François Ede : Qui l’est déjà.

Ivan Levaï : Quand vous avez sorti, en arrivant dans le studio à 7h ce matin, ces deux petits morceaux de pellicule en nous disant : il y a tout là-dedans, il suffit de regarder, il y a l’image mais il y a aussi, sur les côtés de l’image, de petits trous, avec des inscriptions qui disent ce qu’est ce film, d’où il vient…

Laurence Luret : Quel est son avenir selon vous alors ?

François Ede : Il ne faut pas retirer la cigarette de Jacques Tati sur le Solex…

Ivan Levaï : Il ne faut pas, mais enfin quelle absurdité !…

François Ede : Enfin, la cigarette de Malraux et la pipe de Tati.

Ivan Levaï : Mais bien sûr !

Laurence Luret : La cigarette de Sartre aussi.

François Ede : C’est grave ça.

Ivan Levaï : Car « Ceci est une pipe »

Laurence Luret : Oui mais ce n’est pas pareil.

Ivan Levaï : François, vous faites un travail non seulement important mais aussi magnifique. Vous avez notamment restauré un monument du cinéma, parce que « Playtime » de Tati, on peut considérer véritablement ça comme du Patrimoine.

Bernard Stiegler : J’aimerais bien vous inviter à l’IRI – pardon de vous couper – pour vous montrer comment aujourd’hui nous nous manipulons des films avec des doigts, sensiblement, sur des tablettes numériques. Cela ne correspond pas à de grands marchés aujourd’hui, on en vend très peu, par contre, pour des amateurs de cinéma, des monteurs, il y a des choses très intéressantes qui permettent de reconstituer quelque chose de la sensibilité et de lutter contre la dématérialisation.

François Ede : Avec plaisir. Je vous donne un morceau de film.

Ivan Levaï : Il se passe des choses dans ce studio !

Laurence Luret : Il vous en reste beaucoup alors ?

François Ede : J’ai des réserves.

Ivan Levaï : Laurence Luret, rappelle des titres des essais de Bernard Stiegler.

Laurence Luret : Deux livres. S’il ne fallait en lire que deux jusqu’à l’été, c’est ceux-là que je vous conseille : « Pour en finir avec la mécroissance », c’est aux éditions Flammarion, avec Alain Giffard et Christian Fauré et bien sûr Bernard Stiegler, et surtout ce petit livre formidable, pour ce week end, vous allez voir cela se lit très facilement, « Pour une nouvelle critique de l’économie politique », de Bernard Stiegler, et c’est aux éditions Galilée.



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