Taos Aït Si Slimane : Mesdames, messieurs, bonsoir. Aujourd’hui, nous accueillons messieurs Yves Sintomer, Daniel Boy et Jean-Michel Fourniau ainsi que Madame Dominque Donnet-Kamel, codirectrice du séminaire avec Michel Callon et Daniel Boy, qui animera la séance de ce soir.
Nous avons une différence avec les autres médias (télé, radio, journaux etc.), nous ne vous promettons jamais de tout savoir, surtout en si peu de temps, et même au terme de sept séances d’une heure trente chacune, sur un sujet aussi complexe. Un sujet dense et complexe dont nous souhaitons éclairer les quelques facettes. Peut-être qu’au bout de ces sept séances et si vous avez la patience et le désir d’en savoir plus en consultant notamment la bibliographie suggérée par nos différents intervenants (certains ouvrages existent à la médiathèque de la Cité des sciences), vous en saurez un peu plus sur ce sujet.
Lors de la première séance, nous avons écouté Pierre Lascoumes et Vololona Rabeharisoa. Leurs contributions nous ont permis d’en savoir un peu plus sur l’intérêt et la pertinence de la prise en compte des profanes lors de la délibération scientifique et technique. Nous avons perçu le rôle actif des groupes concernés tels que les associations de malades ou celles impliquées dans les problèmes environnementaux, les questions de proximités, etc. On a pu voir les solutions qu’ils proposaient, les démarches qu’ils menaient en concertation en petits groupes qui constituaient progressivement des réseaux plus ou moins importants, plus ou moins influents. La précédente séance nous a permis de mieux cerner, d’approcher d’un peu plus près les problèmes et les questions posés... Aujourd’hui nous allons revoir la place du débat public dans la vie démocratique en France, nous continuerons par l’impact de la délibération sur la décision grâce à l’expérience des Pays-Bas et du Danemark. Nous poursuivrons par une prospective (d’hier à aujourd’hui) dans la politique des sciences et des techniques. Le problème, le débat ne date pas d’aujourd’hui et ce n’est pas l’organisation de la société contemporaine qui fait émerger ce type de rapports, ce type de questions, cela existait hier, mais sous quelles formes, de quelle manière, nous le verrons à la quatrième séance et enfin nous passerons à la participation des citoyens dans les décisions et là nous questionnerons les politiques (Patrick Braouzec et Jean Yves Le Déaut). Nous repasserons aux enjeux des démarches délibératives dans les entreprises, et nous terminerons par la question des nouvelles frontières de la démocratie. Cette dernière séance sera animée par les trois directeurs de ce séminaire : Michel Callon, Daniel Boy et Dominique Donnet-Kamel avec qui nous avons élaboré ce séminaire et avec qui nous avons cherché les meilleurs intervenants pour vous faire le point sur ce thème, même si nous n’avons pas pu faire intervenir tous ceux et celles à qui nous avons pensés. Je laisse maintenant la parole à Dominique Donnet-Kamel qui modérera, animera, cette séance.
Dominique Donnet-Kamel : Bonsoir, je vais me présenter très, très rapidement et bien sûr vous présenter beaucoup plus longuement les trois chercheurs qui m’entourent et qui vont animer le débat de ce soir.
Je voulais vous dire que je suis une professionnelle de la communication. Je suis chargée de la communication dans un établissement public de recherche médical en santé (INSERM) et qu’au fond c’est vraiment professionnellement que pendant de nombreuses années, j’ai constaté combien la barrière des connaissances était perçue comme une barrière infranchissable par le public auquel souvent on s’adressait dans nos opérations de communication et, ceci m’a amené au travers du temps à m’intéresser de plus en plus à ces expériences qui existaient en France mais aussi en Europe et qui réussissaient à mettre des profanes, des gens non-spécialistes, des gens au fond comme vous et moi, en situation de pouvoir se saisir d’une question et de devenir des interlocuteurs directs et à égalité avec le monde scientifique. Et c’est ces expériences là qui m’ont conduite à m’intéresser de plus en plus à ce que l’on va aborder pendant ce séminaire à savoir ces nouveaux modes de délibérations autour des enjeux scientifiques et techniques.
Je vais maintenant vous présenter les chercheurs qui sont autour de moi. D’abord Daniel Boy qui est directeur de recherche au CEVIPO qui est le centre d’étude de la vie politique française, à la fondation des Sciences politiques à Paris. Daniel Boy a un domaine de recherche et d’enseignement avec trois grands axes : (1) la sociologie électorale, c’est un homme qui connaît très, très bien le monde des sondages et qui est un homme extrêmement intéressant dès qu’il y a des élections ; (2) il a également un champ d’étude dans l’analyse des mouvements écologistes en France et en Europe ; (3) il a également développé beaucoup de travaux sur l’attitude des publics concernant la science, le développement scientifique et technique. Dans ce dernier cadre, il a été membre du comité de pilotage de la conférence des citoyens sur les organismes génétiquement modifiés. Il a publié également beaucoup d’ouvrages, je vais vous en citer un qui s’appelle « le progrès en procès » dans lequel d’ailleurs, et je pense que c’est ce qui va articuler sa présentation tout à l’heure, il nous montre que cette confiance vis-à-vis du progrès est en fait quelque chose qui se retrouve dans toute l’histoire de ces derniers siècles et peut-être qu’il l’abordera également.
La deuxième personne que Daniel Boy et moi-même avons contactée, c’est Jean-Michel Fourniau. Il a eu la gentillesse de venir bien qu’il n’ait pas été inscrit, vous nous excuserez s’il n’est pas sur le programme et merci Jean-Michel d’être venu. Jean-Michel est, lui, chercheur à l’institut national des recherches sur les transports et leur sécurité et il conduit des recherches depuis assez longtemps sur la participation du public dans l’aménagement des grands équipements que cela soit les routes, les autoroutes, les voies ferrées et même les transports aériens, les aéroports. Il a collaboré à de nombreuses recherches et également à des ouvrages dont je vous citerai ici un de ses ouvrages, et j’espère qu’on aura au cours du temps ses ouvrages présentés pour qu’on puisse les consulter, qui concerne « Le débat public, une réforme dans l’état ».
La troisième personne, qui est à ma droite, c’est Yves Sintomer. Il est professeur de sociologie au département de science politique de l’université Paris VIII. Il est actuellement chercheur à Berlin au Centre Marc Bloch, il était précédemment chercheur également à l’université d’Allemagne à Francfort et aux Etats-Unis à Harvard. Yves Sintomer a travaillé sur la théorie de la démocratie, notamment allemande, et dirige actuellement une recherche comparative sur la démocratie participative dans plusieurs pays : en France, en Allemagne aux Etats-Unis et au Brésil. Justement, sur ce dernier pays, Yves Sintomer vient de publier un livre tout à fait éclairant pour notre débat qui s’appelle « Porto Alegre, l’espoir d’une autre démocratie ». Dans ce livre Yves Sintomer analyse l’exemple de ce qui est en train de se passer à Porto Alegre et la participation des citoyens à la gestion de leur municipalité.
Après cette présentation de nos trois intervenants, je vais passer la parole à Daniel Boy, sachant que le thème de notre soirée, aujourd’hui, après avoir vu les groupes concernés, d’associations de malades, sera de beaucoup plus analyser ensemble les modes un peu plus formalisés de participations, de délibérations du public dans le cadre du débat public et de la délibération.
Daniel Boy : Ce que je voudrais faire c’est essayer de retracer l’historique de la notion du débat public en France. Cela ne va pas être philosophique, c’est de l’histoire très concrète, très empirique, très simple. La manière dont moi, je la vois. Il y a sûrement d’autres origines historiques qui sont imaginables sur cette notion de débat public. Pour comprendre comment cette notion de débat public naît, beaucoup plus précocement qu’on l’imagine pour aboutir, de mon point de vue, à certaines institutions qui se créent beaucoup plus récemment pour formaliser la notion de débat public et ce que j’appellerais au fond la tradition française du débat public. Et puis, je parlerai un petit peu aussi d’une tradition autre, qui n’est pas du tout une tradition française, celle des conférences de consensus qui est née sur une philosophie que je trouve complètement différente, totalement différente et qui est une pièce qui a été importée à un moment donné chez nous. Une pièce importée, mais cela ne veut pas dire que cela ne va se poursuivre, pour l’instant j’en doute sérieusement. Dominique Donnet-Kamel a dit tout à l’heure que j’avais participé au comité de pilotage de la première conférence, elle a oublié de dire qu’elle aussi y était, elle pourra donc compléter des choses.
Donc je voudrais vous montrer, au fond, ces deux modes de délibérations. Alors tout de suite on a pensé, en réfléchissant entre nous, à bien définir les mots, n’oubliez pas que moi je vais parler ici, alors qu’Yves Sintomer parlera de choses quelquefois un petit peu différentes, mais on va essayer de bien cadrer les choses. On parle d’institutions, d’organes qui sont délibératifs. Qu’est-ce que qu’on veut dire par là ? Moi en tout cas, je vais parler de choses qui sont de l’ordre de la délibération, par-delà la décision, c’est-à-dire qu’il y a des instances représentatives, il y a des instances décisionnelles (élus, délégués, ce que vous voulez), l’exécutif, législatif qui ont, constitutionnellement pour rôle de décider à un moment ou un autre et qui sont responsables devant les électeurs à un moment donné. Nous, nous parlons de choses que ces instances délèguent à un certain moment pour d’une certaine façon prendre conseil. Ce qui pose évidemment le problème de savoir comment et de quelle façon ces délibérations peuvent être suivies d’effets ou non suivies d’effets dans les décisions qui sont prises par les politiques. Je ne veux pas anticiper sur le débat, mais c’est simplement pour bien fixer les choses au départ, pour bien préciser de quoi je vais parler. Si on revient un petit peu à l’origine de ce que je crois être une des origines historiques de cette notion de débat public, je me réfère à ce qui a été expliqué par Pierre Rosanvallon dans un de ses livres sur la démocratie, vous savez, il a écrit toute une série de livres sur la démocratie, je n’ai pas la référence ici, mais croyez-moi sur parole, il explique ce qu’on peut appeler la naissance de l’Etat consultatif. Il dit, au fond cela c’est passé de la façon suivante, dans les années 1880, vient l’idée à l’exécutif, au parlement, je ne sais pas, de créer une commission consultative. Il s’agit en fait d’associer les travailleurs aux décisions d’ordre économiques et sociales en créant quelque chose qui est imaginée en 1891 et puis finalement créée en 1899, qui est le conseil supérieur du travail. C’est une vieille histoire, vous voyez qu’en est comme même il y a une centaine d’année. Qu’est-ce que c’est ce conseil supérieur du travail ? C’est l’idée d’associer, pour prendre des décisions dans ce domaine du travail, de nommer des représentants des patrons, de mettre des parlementaires, de mettre des membres de droit - qui sont des hauts fonctionnaires- et puis évidemment des syndicalistes, donc de créer une espèce de commission qui va être une commission consultative. Cette commission consultative va proposer des mesures sur les problèmes du travail etc. Et d’après Rosanvallon, en France, c’est la première fois que l’on crée ce système qu’on pourrait appeler d’administration déléguée. Or, je crois - vous voyez qu’on est loin du débat public tel qu’on l’imagine aujourd’hui- qu’il s’agit d’une des sources imaginables de cette notion du débat public, c’est-à-dire d’organe délibératif à l’intérieur duquel un certain nombre de gens, de corps, de représentants sont nommés. Ce conseil supérieur du travail 1890 est crée par la suite sous la IIIème République. Il va y avoir, pas une infinité, un très grand nombre de comités, de commissions qui vont être créés à peu près sur le même modèle, c’est-à-dire qu’on va toujours mettre des représentants élus, souvent des hauts fonctionnaires, toujours des experts et puis des représentants de ce qu’on appelle la société civile, cela va être des syndicalistes, etc. et puis ceci va prospérer encore plus pendant la IVe et Ve République et on va avoir ce système qui va se développer de plus en plus. Il y a une infinité, cela n’a pas été étudié de près, mais on va trouver des tas de modèles sous des noms différents : des comités, des commissions, on va passer quelquefois à des notions d’états généraux quand on veut dire que c’est très large, on aura aussi l’idée d’assises : les assisses de ceci ou de cela, les assises de la sécurité sociale à un moment etc. Et petit à petit cela va s’enrichir, s’élargir. A l’origine on nomme des syndicalistes pour représenter le monde du travail, mais bien entendu avec tout le mouvement associatif, on va nommer des membres d’association qui vont à leur manière représenter d’autres segments de la société. Voilà, c’est tout ce mouvement. Ce mouvement prospère. Il prospère tellement que ça prend une forme de plus en plus externe. Petit-à-petit, de cette notion de débat public, de commissions, on passe à des choses qui deviennent des débats en public etc. et on crée cette notion qu’on a depuis une quinzaine ou une vingtaine d’années de débat public qui consiste très souvent en une espèce de commission et puis il y a un public, un peu comme vous, qui est convoqué, qui est plus ou moins représentant d’associations, plus ou moins représentant de citoyens et on délibère. Je ne suis pas sûr qu’on délibère mais en tout cas on parle d’un problème et puis au bout d’un moment le problème est clos et on appelle cela un débat public. Ça c’est une des traditions.
Pour ceux qui sont venus la semaine dernière, Pierre Lascoumes a parlé d’autre chose qui fait partie aussi de cette tradition d’une certaine façon, qui ne joue plus au niveau national mais au niveau local. Assez rapidement, là aussi les origines sont anciennes, est née ce qu’on appelle l’enquête publique, c’est-à-dire la nécessité lorsqu’il y a des projets d’aménagement disant pour aller vite de prendre l’avis des gens, de savoir ce que les gens pensent au fond, avec des procédures, on peut dire aujourd’hui pas très démocratiques, mais en tout cas qui ont évolué petit à petit. Et, ces deux mouvements d’une certaine façon se rejoignent symboliquement à un moment, là, on est au début des années 1990 - 1995 et 1997 quand on va créer quelque chose, dont Jean-Michel Fourniau parlera plus précisément sur le plan juridique tout à l’heure -Je pense que c’est de cela qu’il va parler plus précisément entre autres-, qui va être la commission nationale du débat public (CNDP). Il y a tout un mouvement législatif avant. On a amélioré l’enquête publique, on a eu toute une précision de ce mouvement, mais on arrive finalement au fond à, d’une certaine façon, institutionnaliser quelque chose qui est de l’ordre du débat. On dit bien commission nationale du débat public, donc on élève le débat au niveau national avec toujours malgré toute cette tension entre le national et le local, que je crois personnellement très importante.
Qu’est-ce que la commission nationale du débat public (CNDP). Je vais l’expliquer très rapidement, on y reviendra peut être plus en détail un peut plus tard, et bien c’est une commission au fond administrative - elle vient d’être modifiée récemment - composée d’un sénateur, un député, six élus locaux, un membre du conseil d’état - vous voyez c’est quand même très officiel – un membre de la Cour des Comptes, un membre des corps des tribunaux administratifs et puis tout d’un coup deux représentants d’associations de protection de l’environnement, deux personnalités qualifiées etc., c’est une vingtaine de personnes. Qu’est-ce qu’elle fait cette commission ? En gros, sur de gros projets d’équipement, du style autoroute, transformation d’un port, ligne de haute tension, elle est chargée, saisie d’une certaine façon, d’organiser du débat public. C’est-à-dire s’il y a lieu, sur un gros projet, d’organiser un débat public et bien elle va nommer une commission particulière. Cette commission particulière, composée généralement d’un magistrat, de personnes compétentes etc., va avoir pour mission de dire : ça va se passer de telle ou telle façon, on va faire venir des associations, faire venir des experts etc. Ce qu’il y a d’intéressant dans cette affaire, c’est deux choses : d’abord, ça veut dire qu’on institutionnalise la notion de débat public sur le local mais encore une fois au niveau national et on explique comment cela va se passer, c’est-à-dire qu’on explique qu’effectivement il faudra que cette commission se réunisse, il faudra que cette commission particulière soit organisée dans telles et telles conditions, il ya des décrets d’applications, on verra peut être cela plus en détail tout à l’heure. Ce qu’elle ne dit pas, et c’est là la imite de ce débat public que j’appelle à la Française, cette loi c’est comment on organise le débat, c’est-à-dire qu’elle ne se prononce pas précisément sur les procédures à employer. Elle ne dit pas : il faut convoquer tels ou tels types de personnes. Elle ne dit pas il faut faire intervenir les citoyens de telle ou telle façon. Elle dit qu’il faut organiser un débat et en gros débrouillez-vous. Alors, la manière dont se passent ces débats, je crois qu’il y en a eu cinq ou six, combien Jean-Michel vous qui les connaissez plus en détail ? Sept. Lui, les connaît mieux en détail. Certains ont été considérés par les sociologues comme de bons débats, des débats bien organisés. Au fond cela dépend de la qualité de la personne nommée pour organiser le débat. Il y en a un qui est toujours cité en exemple, en bon exemple, c’est le débat qui a eu lieu dans le Sud de la France à propos d’une ligne de haute tension qui était destinée à l’alimentation électrique de la ville de Nice, je crois. EDF projetait une ligne de haute tension, les gens n’étaient très ravis à l’idée d’avoir une ligne à haute tension qui devait passer du côté des gorges du Verdon ou d’endroits comme ça. Il y avait ce type de conflits très habituels qui d’habitude, je dirais, passaient en force. EDF passait en force et faisait finalement sa ligne de haute tension après une enquête d’utilité publique. Et, là, il y a eu au contraire un autre processus complètement différent. La CNDP a organisé une commission particulière. Cette commission particulière s’est déroulée sur à peu près six mois je crois. Et quand on lit les comptes-rendus et bien c’est assez intéressant. Je ne dirais pas que c’est un bouleversement mais c’est assez intéressant en ce sens qu’il y a une grande publicité qui est donnée sur le projet, c’est essentiel. C’est-à-dire que les pièces du débat sont là, que les experts sont là, que les associations sont là, mais pas seulement les experts et les associations, qu’il y a une grande communication un peu partout, dans tous les lieux publics sur l’existence de ce débat, donc les gens intéressés peuvent apparemment assez facilement y accéder, avec des petits trucs, je dirai pas bête du tout, très empiriques, mais très concrets, pas seulement Internet, on ne peut pas dire qu’il faut faire un débat public parce qu’il y a Internet, il ne faut pas rêver, des choses beaucoup plus simples comme par exemple dans les bureaux de tabac, des cartes T (cartes pré payées) que l’on peut envoyer pour dire ce que l’on pense des lignes de haute tension. J’ai trouvé que cela n’était pas stupide comme méthode. Donc il y a eu beaucoup d’inventivité, de choses qui sont imaginées et au fond, moi, j’ai un peu l’impression que c’est ce à quoi on peu arriver, c’est les limites malgré tout. C’est un bon débat parce qu’il a été organisé par une petite équipe qui a bien voulu l’organiser de façon intéressante. Il y a, je crois, une possibilité, là c’est essentiel, on en parlera tout à l’heure, et c’est dit maintenant dans la nouvelle loi qui définie la CNDP, pour les gens du lieu, pour les associatifs de se saisir un peu mieux du problème en ayant recours à une autre expertise que celle du promoteur du projet. Evidemment, c’est crucial, le problème de l’expertise est essentiel dans cette affaire, vous vous doutez bien, vous savez bien que quand il y a un grand projet technique et que le promoteur du projet a ses experts en disant : on ne peut pas faire autrement c’est comme ça et qu’en face il y a des gens qui n’ont pas nécessairement l’expertises et qui sont relativement désarmés. Ce n’est pas un combat très égal même si se sont des associations relativement professionnalisées. La différence dans ce cas là, c’est, à mon avis c’est un progrès, que le financement de ces contre-expertises doit être prévu. C’est-à-dire si les associations souhaitent avoir une autre expertise avec les experts qu’eux-mêmes choisissent, ceci doit être financé par la CNDP ou le promoteur en tout cas ça doit être financé. Donc ça met encore une fois, ce n’est pas le truc idéal, mais c’est quelque chose qui va plutôt dans le bon sens.
Alors, jusqu’à maintenant, depuis que cette loi existe, depuis les années 1997, il y a eu sept débats sur lesquels il n’y a pas eu de communication extraordinaire, ça n’a pas été très médiatisé, à mon sens, mais cela l’a été un petit peu en tout cas localement. Depuis l’année dernière, depuis le printemps dernier, il y a une nouvelle loi, la loi sur la démocratie de proximité, votée par l’ancienne majorité, mais qui est passée avant le changement de majorité et sur laquelle les décrets d’application viennent de sortir. Ce qui est intéressant, et on va voir ce qui va se passer, c’est que cette loi développe le projet de multiplier les débats de ce type. L’idée était qu’il y en ait une vingtaine par an. On lisait cela dans les attendus de la loi ou dans les discussions au parlement. Ça change complètement la nature des choses. Une vingtaine de débats par an alors qu’il y a eu sept depuis 1997, ça change complètement la nature des choses. Dans la nouvelle loi, cette commission CNDP devient une autorité administrative indépendante. Je ne suis pas spécialiste de droit constitutionnel, mais je crois que cela veut dire quelque chose d’assez important, d’assez intéressant. Ça la met sur le même plan que d’autres institutions, ça lui donne une certaine légitimité. La question qu’on peut poser ensuite quand on lit la loi, c’est quels sont les moyens financiers ? On peut avoir des doutes là-dessus. Quels sont les moyens matériels ? Il n’y a pas grand chose d’indiqué ni dans la loi ni dans les décrets. Ne jugeons pas négativement avant que ça fonctionne. En tout cas ça a été voté, c’est passé à l’Assemblée nationale et au Sénat. Les décrets d’application viennent de sortir. Je pense que Jean-Michel Fourniau précisera un peu sur les doutes qu’il peut avoir, lui, en tant qu’analyste, mais en tout cas, il y a là un projet dont il faudra voir ce qu’il donne actuellement parce que derrière ce projet, derrière ces textes qui sont sortis, il faut en même temps une volonté politique d’appliquer ça réellement et qu’il y ait une certaine dynamique.
Donc, voilà ce qu’il y a, je trouve, de plus ou moins encourageant dans ce que j’appelle le débat public à la Française. Alors ce qu’il faut dire dans le débat public à la Française c’est qu’il y a aussi des régressions, c’est-à-dire ce que j’appellerais le débat public mais cette fois dans le mauvais sens, à la Française. C’est le système où on organise deux ou trois colloques sur un problème en mettant à la tribune deux, trois ou quatre experts, le représentant de l’administration pour dire vite, le représentant associatif, l’administration et puis le préfet et puis il y a un colloque, ça peut se passer dans une salle comme ça, il ya deux ou trois colloques et c’est le débat public, ce n’est pas terminé ce genre de choses, on en verra encore. Faire ce genre de pseudo procédures, à mon sens, ce n’est pas terminé. La CNDP existe mais il existera encore des pseudos débats nationaux sur des sujets les plus divers, certainement. On en verra arriver, je crois même l’année prochaine, je crois même l’année prochaine et après tout rien n’oblige quand il s’agit d’un débat national de saisir la CNDP parce que, ce que je vous expliquerais tout à l’heure, c’est que la loi dit, lorsqu’il y a tel ou tel type d’autoroute, d’équipement local, il faut légalement saisir la CNDP, en revanche s’il s’agit, par exemple, de définir le programme de l’énergie en France il n’est pas nécessaire de saisir la CNDP, pour donner un exemple concret. On peut peut-être, mais en tout cas la CNDP n’est pas faite pour cela. Vous voyez les limites du débat public tel qu’il est organisé et tel qu’il est prévu maintenant légalement.
Il me reste cinq minutes pour parler, maintenant, de quelque chose de complètement différent qui sont les conférences de consensus. C’est donc une institution qui vient d’ailleurs, qui vient du Nord de l’Europe, qui vient du Danemark. Qui a dix à douze ans de fonctionnement. L’origine est tout à fait spécifique. A l’origine, il s’agissait de conférences organisées à l’intérieur du monde médical - c’est très ancien, ça date des années 70 et ça continue d’exister sous cette forme - pour décider entre médecins et experts quelle était la bonne manière de soigner les gens. Il y a des technologies médicales coûteuses. On s’est rendu compte à un moment donné que les médecins n’utilisaient pas tous les mêmes techniques pour soigner des maladies relativement coûteuses, on ne comprenait pas pourquoi, on a eu l’idée de réunir des médecins, des experts pendant trois à quatre jours, puis on discute et on doit arriver forcément à une manière de faire unique, ou à peu près parce qu’on est dans un domaine entre guillemets relativement technologique. Sauf que, peut à peu, on commence à faire rentrer là-dedans des représentants des malades, ce qui change un tout petit peu la nature des choses. Et puis à un moment donné ce modèle, je dirais, il y a une espèce de mutation du modèle. Il est saisi par les gens du « board of technology » danois et ils inventent à partir de ce modèle initial quelque chose de complètement différent en retirant les médecins de cette affaire et en mettant à leur place ce qu’on va appeler les profanes. Et ils inventent un système, tout à fait étonnant, qui consiste à mettre des profanes en face d’experts sur un débat de type national, on n’est pas au local, comme l’énergie, les OGM etc. Et l’idée de base, quand même importante, qui change complètement la nature des choses, c’est que l’idée je dirais géniale des Danois, est de dire on ne va pas mettre des profanes en face des experts tel quel. Ces profanes que l’on va choisir de telle ou telle façon, - on pourra y revenir tout à l’heure- un petit groupe d’une quinzaine de personne, on va d’abord leur donner une formation sur le problème en question, pas une petite formation, pas justement un petit dossier, on va leur donner deux week-ends au cours desquels on va les former. On va faire défiler devant eux un certain nombre de formateurs qui vont leur expliquer qu’est-ce que la transgénèse, quels sont les enjeux environnementaux par exemple des OGM, etc. Et puis à l’issue de ces deux week-ends, séparés par un mois, ce petit groupe de profanes, on va lui demander de choisir les experts, on va l’aider à choisir un panel d’experts, pour faire la conférence de consensus elle-même –conférence de consensus, conférence de citoyen, on pourra y revenir si vous voulez. Et en quoi ça consiste cette fois-ci ? Ça consiste à mettre en face deux demi-cercles : d’un côté ces profanes qui ont suivi cette formation pendant deux week-ends, de l’autre côté les experts qui sont convoqués pour répondre aux questions posées par ces profanes. Et cette fois-ci à nouveau ça dure le temps d’un week-end avec une certaine solennité avec le public invité autour, mais qui se contente d’écouter. Et puis au bout de deux jours, les profanes se retirent, comme un jury se retire pour délibérer. Ils délibèrent. Ça commence le dimanche après-midi, évidemment le dimanche soir ils n’ont pas fini, c’est classique on le sait, le dimanche soir ils continuent. Ils délibèrent toute la nuit du dimanche et le lundi ils ont fait un texte. Et, ce texte dit : nous pensons que…, attendu que… , etc. ça prend un peu la forme juridique, attendu que…, nous pensons que…, nous disons que…, nous recommandons que…
Alors, vous voyez bien que c’est un système et un objet complètement différent des deux dont j’ai parlés. Le débat public à la Française, il aboutit à quelque chose au niveau local qui est ce qui a été dit dans la commission particulière. Il n’y a pas de recommandation particulière. Le débat public, que j’appellerai un petit peu une régression, qui consiste à faire trois colloques en province et deux à Paris, pour dire on a fait un débat public, il aboutit, lui, à mon sens, à rien du tout sauf à dire : on a fait un débat, là, à mon avis, on a tort de le dire, en tout cas au sens où on l’entend aujourd’hui, on n’a pas véritablement délibéré, on a fait quelque chose de médiatique, on n’a pas délibéré. La conférence de consensus produit un objet, qu’on le veuille ou non, politique et d’ailleurs, si c’est une conférence de consensus telle que l’entendent les Danois, elle se situe clairement dans le champ politique, c’est-à-dire qu’elle est liée à une institution politique, par exemple, le parlement notamment. Celle qu’on avait faite, en 1998 avec Dominique Donnet-Kamel et Philippe Roqueplo, avait été organisée sur la demande du Premier Ministre, mais par l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques, donc liée au parlement et ça donne, évidemment, une légitimité particulière. La particularité aussi c’est que, je vous l’avais dit, elle aboutit à quelque chose qui est un texte, et là aussi je crois que c’est une idée assez intéressante des Danois. Les Danois croient beaucoup qu’il fallait une procédure fixe, qu’il fallait arriver quelque part. Et il faut arriver à ce texte, difficile à produire mais qui lui aussi est un objet politique qui dit quelque choses, il dit peut être des choses inquiétantes éventuellement -beaucoup de gens avaient peur de ce texte, bien entendu- mais la grande la grande différence, je crois, par rapport aux procédures précédentes, c’est qu’elle produit quelque chose. Alors on peut réfléchir sur la légitimité de la représentation d’une quinzaine de profanes, on en discutera certainement tout à l’heure, vous voyez bien c’est un objet particulier.
Dominique Donnet-Kamel : Les conférences de consensus, dont Daniel vous a parlées, celui qui les a inventées, qui les a créées, qui a les a mises en œuvre depuis maintenant plus de dix ans, Lars Kluver, sera présent au séminaire. On pourra avoir un dialogue avec lui sur ses dix ans de pratique de ce type de débat public dans un pays comme le Danemark.
Je vais, maintenant, donner la parole à Jean-Michel Fourniau. Je vais commencer par une question, Jean-Michel, parce qu’au fond nous sommes dans un séminaire qui s’appelle “ Science technique et démocratie ” et on voit bien que ce qui ressort de cette fameuse commission nationale de débat public est du ressort de l’aménagement, est du ressort du local et de l’environnement. Jean-Michel a étudié beaucoup cette commission et j’aimerais bien que, peut-être, tu puisses d’abord nous présenter les dernières informations la concernant puisque c’est en phase de changement et, la deuxième chose, aussi peut-être, marquer, pour nous, ce qui t’apparaît comme caractéristiques fondamentales entre ce qui est de l’ordre du champ scientifique et technique et ce qui est de l’ordre du champ de l’environnement et de l’aménagement du territoire.
Jean-Michel Fourniau : Je vais essayer de répondre à ces questions. Pour dire trois choses, d’abord revenir un tout petit peu, effectivement, sur ces informations pour dire peut-être quelque chose d’un tout petit différent de ce que viens de dire Daniel. Je pense qu’il y a dans l’expérience du débat public à la Française peut-être quelque chose qui est en rupture par rapport à la tradition consultative, beaucoup plus ancienne, et essayer de l’analyser. De l’analyser, justement, avec cette deuxième chose en disant que la pratique du débat public désigne les conditions de la délibération dans un vaste public. Ce qui est une question qui revient beaucoup et qui, je pense, est une question qui touche directement les questions de débat sur la science aussi. Et puis pour dire une troisième chose qui concerne ces effets du débat et donc ces questions, notamment, du rapport à la décision qui reste peu définies dans les pratiques actuelles et où je pense que là la réflexion, par exemple, sur les budgets participatifs nous montrent un dispositif qui lui articule assez nettement délibération et décision qui peut être tout à fait éclairant et d’ailleurs je pense qu’Yves Sintomer nous en parlera aussi.
Sur le premier point, sans m’étendre, je veux simplement rappeler que cette idée, la formalisation de cette idée de débat public dans le champ de l’aménagement remonte au grand conflit sur les projets d’aménagement des débuts des années 1990, Pierre Lascoumes en a parlé la dernière fois notamment en parlant du conflit sur le TGV Méditerranéen qui a fait naître cette idée. Quand je dis, né dans ce conflit c’est-à-dire qu’il est né, je pense qu’il faut insister là-dessus, pas simplement d’une volonté administrative ou politique d’inventer de nouvelles méthodes, il est né d’une pratique qui s’est jouée dans les débats publics dans les principaux groupes associatifs, qui ont contesté le TGV méditerranéen, qui ont mis, inventé des pratiques de débat public dans lesquelles ils invitaient, ils organisaient eux-mêmes les débats publics, les politiques, le préfet, la SNCF à venir discuter, à venir confronter les projets alors qu’ils étaient en plein conflit. Ils menaient ces pratiques tout en menant les pratiques les contestations plus classiques, de pétition, de manifestation etc. Donc il s’est inventé là, dans ce conflit, une pratique de débat public et c’est très explicitement en référence à cette pratique qui était née dans le conflit que le Ministre Jean-Louis Blanco, ministre des transports de l’époque, a tenté dans un premier texte, une circulaire dans son champ ministériel, d’institutionnaliser une pratique de débat public. Mais ce premier texte, de 1992, a institutionnalisé cette idée de débat public mais en laissant un débat public simplement organisé par le préfet. Et donc, très rapidement dans les quelques cas de débats publics, qu’il y a eu une dizaine organisés sous cette forme là, est apparue le fait que de laisser à la puissance administrative qui est en même temps la puissance qui va décider de ces projets l’organisation du débat ne permettait pas que le débat s’instaure réellement donc on restait plutôt dans une réforme de confrontation de point de vue sans que les participants puissent juger qu’ils avaient réellement participé à un débat public. En 1994 – 95, Barnier, Ministre d’environnement, demande un rapport sur ces questions et c’est Huguette Bouchardeau, ministre de l’environnement dans le début des années 1980 dans le premier gouvernement de gauche et qui avait fait une loi de démocratisation de l’enquête publique, qui fait ce rapport et qui préconise l’idée du débat public organisé par une commission indépendante. C’est pour monter que ça s’inscrit dans une réflexion politique qui mêle des gens de gauche, des gens de droite, mais s’inscrit dans des traditions ou des pratiques de démocratie participative à l’échelon local, ce qui était le cas de Barnier en tant que président du conseil général de Savoie. Donc, ça mêle des gens d’opinions différents mais qui se retrouvent sur cette idée de démocratie participative. On arrive maintenant avec la loi de démocratie de proximité qui inclut dans son titre IV une réforme du débat public et de la CNDP qui est un texte qui a été préparé séparément du reste de la loi de la démocratie de proximité, un texte piloté par le ministère de l’environnement alors que le reste a été piloté par le ministère de l’intérieur et donc qui pose dans la loi française le principe de participation. Sur les projets d’aménagements, le texte dit à peu près cela « les projets d’aménagement d’intérêt national qui ont un fort impact environnemental et/ou socioéconomique… » Je n’ai pas le texte, là, sous les yeux, mais je pense que ce sont à peu pré les termes, donc, ça délimite un champ avec l’idée que c’est d’abord l’impact environnemental qui commande le fait qu’un projet est éligible, d’une certaine manière, à cette procédure du débat public. En fait ce texte fait référence aussi, explicitement, à des conventions internationales sur l’information, la participation et l’accès à la justice en matière d’environnement, une convention signée au Danemark, à Århus, en 1998 et que la France a ratifiée en mars 2002, juste après le vote de la loi sur la démocratie de proximité, qui est rentrée en vigueur aujourd’hui. Ce qui est important de noter dans la loi, c’est qu’elle pose qu’il y a un intérêt général propre à la participation du public, un intérêt général propre qui est donc distinct de l’intérêt général du projet, qui peut s’attacher à la réalisation du projet. C’est cette idée politique qui rentre dans la loi, du principe de participation. C’est en gros la première fois que s’est inscrit clairement dans la loi et avec des références à des conventions internationales, Kyoto etc. Et donc en référence au principe de participation comme un des cinq principes du développement durable. C’est donc un dispositif qui vient, au bout d’une quinzaine d’année, qui a été conforté, par plusieurs changements de gouvernement et ce sens, je pense, il est inscrit dans une forme de modernisation de l’action publique. A ce titre, modernisation de l’action publique, il y a cette idée d’autorité administrative indépendante, ce qui est important à noter dans la loi actuelle, par rapport à ce qui a été fait dans la loi Barnier, c’est qu’il y a une obligation de débat pour tous les grands projets, en gros au-dessus de deux milliards de francs. C’est donc de très grands projets, ça fait des volumes de projets relativement importants qui sont en gros d’une quinzaine par an (autoroutes, chemin de fer, grands barrages hydrauliques, ports, aéroports, ligne de très haute tension etc.), ça fait une gamme de projets assez vaste. Ça ne visait pas uniquement des projets publics, ça peut être aussi des projets privés, notamment, d’installations de traitement de déchets, élevage de porcins etc. Il n’y pas eu encore de débats publics sur ce type de projets mais c’est des choses qui pourront venir.
Voilà, les choses principales qui changent, un statut à la CNDP et l’obligation de débat qui n’existait pas. Avant c’était simplement une possibilité, pas une obligation. Puis la troisième chose importante, qu’introduit la loi, c’est un premier type de lien avec la décision qui est à travers l’obligation, pour les responsables d’un projet, de prendre une décision sur la poursuite ou non du projet à l’issu du débat public. Cette décision pouvant faire l’objet d’un recours juridique. Donc il y a un lien qui est établi entre le débat public et la décision à travers cette obligation de dire ce que l’on va faire du projet alors que c’est une chose assez classique, en France, on peut organiser des formes de débat et puis après, il n’y pas de décisions administratives, donc les choses disparaissent pour ressurgir quelques années plus tard sans que justement les citoyens n’aient aucune prise, une possibilité de maîtriser un peu ce qui se passe.
Deuxième chose que je voudrais -c’est plutôt de renter du côté de la pratique du débat public- c’est que l’intérêt de ces débats publics, qui sont ouverts, est d’essayer de désigner des conditions de délibération dans un vaste public. C’est un des points, je trouve, qui est très intéressant de discuter. L’expérience des conférences de consensus fait une démonstration politique très claire sur la capacité des citoyens profanes à rendre un avis sur un sujet complexe. Le problème qui reste toujours, et qui extrêmement difficile à traiter, c’est comment on passe de quinze citoyens qu’on a réunis, formés pendant un certain temps à un débat dans la société toute entière. D’une certaine manière, le débat public offre une pratique qui donne des pistes. Par sa nature même, il est ouvert à l’ensemble des gens qui se sentent concernés par cette pratique (totalement ouvert) et de cette pratique là on peut dégager à travers les discussions auxquelles ont données lieu l’organisation de débats publics, des discussions pas simplement entre les organisateurs mais des discussions avec le public lui-même, un certain nombre de règles de délibération. Ce qui est important ce n’est pas tellement l’énoncé de règle de délibération, dans les débats publics, c’est les épreuves que se donnent les participants pour vérifier leurs mises en œuvre. Ces règles, à travers l’observation des débats publics, j’en ai déduis quatre qui sont, quand on les énonce, des règles parfaitement évidentes : c’est de dire d’abord que le débat est public, le débat est égalitaire, le débat est argumentaire, le débat est pluraliste.
Ce qui est intéressant c’est de regarder la nature des épreuves que se sont donnés les participants pour vérifier que le débat était public, par exemple. Ça touche aux questions d’information et très concrètement ça s’est posé dans tous les débats sur les questions de quelle type de publicité est donnée au débat, donc qui est informé du projet, des conditions du débat et comment ce qui est dit dans le débat est rendu public et donc concrètement ça donne lieu à l’édition d’une lettre du débat, c’est-à-dire une forme de traçabilité finalement des échanges qui ont lieu dans le débat, au cours du débat et auquel on peut se référer, ce qui est dit est public, ça veut dire qu’on peut s’y référer, on peut y revenir, c’est une base pour une discussion, ça établi bien la débat dans une durée avec une sorte de journal officiel des débats, comme dans la pratique parlementaire, on n’invente pas grand chose, on fait référence, évidemment, tout le tempes à des pratiques déjà existantes.
Le débat est égalitaire, j’insiste là-dessus du fait que dans les épreuves pratiques ça donne lieu à des choses très différentes. Par exemple, il y a des présidents de commission qui ont considéré que l’égalité ça voulait dire qu’ils s’adressaient à un public indifférencié et que tout ce qui pouvait rompre, dans l’organisation du débat, l’égalité d’accès au débat public serait contre. Ainsi, le fait de faire venir ou de réunir des tables rondes avec des experts pour approfondir un sujet, une table ronde parce qu’elle serait trop spécialisée ne concernent pas tout le public, ça non on ne devait pas organiser le débat public comme ça parce que ça rompait l’égalité d’accès au débat public. Au contraire d’autres ont considéré qu’il fallait envisager d’engager le débat dans sa globalité, sur l’ensemble de sa durée pour dire qu’il faut après le juger après sur équilibre qui se crée au cours du débat. Donc, on voit bien que là, il y a des disputes et des controverses assez fortes sur comment rendre compte pratiquement des critères qui sont par ailleurs assez simples.
L’idée argumentaire, c’est l’idée qu’on rentre dans un débat pour convaincre mais aussi en acceptant le risque d’être convaincu par les arguments des autres et que cette dimension est tout à fait centrale dans toute délibération. Le pluralisme renvoie à l’ouverture suffisante du débat, et donc au fait qu’il y a une insuffisante participation au débat. Donc, c’est des choses que chacun peut juger. L’intérêt c’est que chaque participant au débat peut juger et rentrer dans la discussion de ses critères et que c’est à travers ces discussions que se forme finalement un collectif de débattant. J’insiste là-dessus sur le fait que dans la tradition consultative on désigne a priori qu’elles sont les intérêts concernés et on réunit un comité de concertation. Il y en a tout un tas et si vous regardez les politiques environnementales en particulier, en général elles créent des comités avec une liste fixée a priori de qui va pouvoir siéger dans ce comité etc., Ici c’est plutôt la création d’un collectif au cours du débat à travers la vérification de règle de discussion, puisqu’on pose au débat que le débat est totalement ouvert. Donc, première différence est deuxième différence, finalement ces critères s’opposent à la manière dont assez naturellement dans tous les conflits dans toutes les controverses on rentre en discussion en général, et on l’a analysé sur beaucoup de conflits d’aménagement, on rentre en discussion dans une mécanique, une logique de soupçon, de délégétimation croisée des uns et des autres autour de trois autres critères qui sont plutôt la compétence, la représentativité, la nature des intérêts, c’est plutôt là-dessus qu’on cherche à se juger donc sur des critères plus substantiels et donc toute discussion publique, tous les débats publics commence là-dessus, sur le fait qu’on va reprocher à un tel de ne pas être compétant pour parler de tel sujet ou de ne pas être suffisamment représentatif du fait qu’il est de nature délibérative se juge dans le déroulement du débat, sur le fait qu’on peut se sortir de cette délégétimation croisée des différents intervenants et qu’on rentre dans la vérification de ces critères.
Je conclue, juste autour de ça, pour dire qu’à travers cette vérification qui est plutôt procédurale et de règle, évidemment ça ne règle pas la question du lien à la décision. Il y a peu des choses pratiques observées dans ces débats sur l’intervention de dispositifs qui permettent de lier cette délibération qui rentre évidemment fortement dans les contenus avec une ouverture où l’on retrouve tout un tas de choses qu’on a dit la semaine dernière sur le fait qu’il y a une expérience expérientielle qui est tout à fait intégrée après dans les dossiers. Ça enrichit beaucoup les dossiers, ça enrichi les dimensions qui peuvent être prises en compte dans les décisions mais il n’y a pas de dispositif qui permet de matérialiser ça très précisément et que je pense, c’est un des intérêts, un des enjeux de la CNDP d’arriver à trouver des formes au moins de traçabilité de ça pour jouer son rôle. Un de ses rôles nouveaux dans la loi qui est d’être la garante de la participation du public depuis l’ouverture du débat public jusqu’à l’enquête publique et sur des projets dont elle s’occupe, l’enquête publique elle a lieu quelques années après le débat public, donc il faut inscrire dans le temps cette participation en garantissant, en trouvant au moins des dispositifs de traçabilité et ces débats et de ce qu’ils apportent à la décision.
Dominique Donnet-Kamel : Merci Jean-Michel pour cet exposé. Je vais passer la parole à Yves Sintomer qui va nous parler d’autres formes de délibération avec peut être une définition de ce terme de délibération dans d’autres contextes culturels et nous dira, peut-être, si ces nouveaux modes de délibérations sont un nouvel esprit de démocratie.
Yves Sintomer : Je vais d’abord remercier les organisateurs de ce séminaire.
On m’a demandé d’être abstrait, je vais jouer ce rôle là. Dans la discussion on pourra revenir sur les exemples que je mentionnerais sans pouvoir les développer dans le détail comme les précédents orateurs.
Il y a un peu plus d’un siècle et demi, Marx disait dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte : « Le régime parlementaire vit de la discussion, comment l’interdirait-il ? Chaque intérêt, chaque institution sociale y sont transformée en idées générales, discutée en tant qu’idées. Comment un intérêt et une institution quelconque pourraient-il s’élever au-dessus de la pensée et s’imposer comme un article de foi ? Les représentants qui en appellent constamment à l’opinion publique, habilitent cette même opinion publique à exprimer son opinion réelle, quand on sommet de l’état de l’état, on joue du violon, comment ne pas s’attendre à voir danser ceux qui sont en bas ? » Cette réflexion semble retrouver une certaine actualité aujourd’hui ou semble se développer un double impératif celui de la délibération et celui de la participation. On a la multiplication de termes, comme à chaque fois qu’on fait une politique publique, il faut discuter, il faut concerter, il faut agir en partenariat, il faut développer une démocratie de proximité. Ce ne sont pas seulement des discours puisque de nouveaux dispositifs se mettent en place. Les orateurs précédents ont en mentionnés certains, on pourrait y ajouter les comités des sages, comme les comités ethniques, les structures participatives de la démocratie de proximité dans cette même loi qui a été adoptée cette année avec les conseils de quartiers généralisés dans des villes de plus de quatre vingt milles habitants, dans différents mécanismes de gouvernance, dans des jurys de citoyens qui peuvent à partir de gens tirés au sort en Allemagne, en Angleterre ou en Espagne, proposer, voire décider sur des questions d’intérêt local. On semble avoir du coup une inversion par rapport à l’évolution de la démocratie telle qu’on la connaissait depuis le XIXème siècle. L’instance qui était l’instance délibérative par excellence, le parlement avait tendance à perdre de plus en plus de poids dans nos sociétés et à l’inverse les décisions étaient de plus en plus prises par des administrations technobureaucratiques d’un côté et par l’exécutif de l’autre.
Pour essayer de mieux comprendre la porté de ces évolutions, je voudrais avancer quatre hypothèses et poser quatre questions.
La première thèse, c’est que toute discussion ne mérite pas d’être qualifier de délibération. Qu’est-ce que c’est en fait que ce régime de la discussion ? Dans la philosophie politique contemporaine on a une opposition forte en particulier entre délibération et marchandage. Dans le marchandage, les intérêts et les objectifs de ceux qui s’engagent dans la discussion sont constitués avant la discussion. Chacun s’oriente en fonction de son propre intérêt, vise à le maximiser et en fait un usage instrumental de la discussion. Les arguments qui sont avancés ne pèsent moins par leur validité propre que par leur propre adéquation à la force qu’il y a derrière, autant d’investissement, autant de capitaux, autant de vote, autant de militants mobilisés dans la rue.
La délibération c’est un autre processus, les identités, les intérêts, les objectifs se trouvent transformés dans la discussion, on en sort pas indemne et on éprouve cette sensation lorsqu’en discutant sincèrement avec quelqu’un on sort retourné de la discussion, on a changé d’avis, finalement on a changé la conception qu’on pouvait avoir y compris de ce que pouvait être son propre intérêt et du coup les arguments y pèsent par leur force intrinsèque avec un dialogue véritable sur les questions collectives et non pas un usage stratégique et intéressé de la discussion. Et si on voit cette distinction, on voit par exemple qu’au parlement, les discussions parlementaires ne sont pas des délibérations, dans ce sens plus restreint donné à la parole, souvent c’est des marchandages.
D’où une première question, si l’on conçoit ainsi la délibération est-ce qu’elle doit normalement aboutir au consensus ?
Certains philosophes comme l’Allemand Habermas pensent que c’est ainsi et beaucoup de dispositifs que l’on connaît en France sont organisés en fonction de cette conception. Prenons les différents comités des sages qui produisent normalement un avis unanime, prenons l’idée de conférences de consensus elle-même, prenons le conseil constitutionnel dont on ne connaît pas les avis minoritaires, prenons le jury de citoyens qui produisent là aussi un avis apparemment consensuel. A l’inverse d’autres perspectives affirment que la délibération même dans son sens restreint que je lui ai donné n’aboutit pas forcément au consensus, qu’elle peut aboutir au contraire et aboutit généralement à des désaccords raisonnables et qu’on fait comme dit le philosophe Lefort, délibérer ça permet sinon d’arriver à s’accorder du moins à s’entendre, se comprendre dans le sens du vieux français. Et d’autres organismes sont organisés autour de cette deuxième conception. Prenons la Cour suprême américaine, par exemple, au bout de la délibération il y a un avis majoritaire et un avis minoritaire, l’intérêt étant d’avoir porté à son degré de rationalité le plus grand chacune des alternatives possibles et d’avoir confronté les alternatives voir en éliminant certaines à travers une discussion raisonnable.
Deuxième thèse, toute délibération n’est pas publique.
Dans les modèles politiques traditionnels, le modèle républicain en France, on a affirmé deux choses qui peuvent paraître contradictoires ou partiellement contradictoires. D’un côté je cite l’abbé Sieyès, un des pères de la révolution française : « Quand on se réunit c’est pour délibérer, c’est pour connaître l’avis des uns et des autres, pour profiter des lumières réciproques, pour confronter les volontés particulières, pour les modifier, pour les concilier enfin pour obtenir un résultat commun à la pluralité » Donc l’idée de la délibération au sens fort du terme, mais en même temps Sieyès ajoute que les élus se distinguent de la masse et que les citoyens, je cite : « nomment des représentants bien plus capables qu’eux-mêmes de connaître l’intérêt général et d’interpréter à cet égard leur propre volonté ». Du coup dans cette conception là, la délibération c’est le monopole des élus ou c’est les monopoles des sages et elle n’est pas ou elle n’est qu’à titre marginale un apanage des citoyens ordinaires ou des profanes. Et d’une certaine manière, l’idée c’est que si on laisse les profanes, les simples citoyens participer à cette délibération, alors on risque de voir les intérêts particuliers coloniser les intérêts généraux ou de voir les passions déformées ce qui doit être au contraire jugé rationnellement. On a un écho de ces craintes et de ce monopole également en ce qui concerne les techniques et les sciences -je ne m’y attarderai pas puisque l’ensemble du séminaire porte là-dessus- et finalement l’originalité de la démocratie délibérative telle qu’elle est aujourd’hui élaborée par les philosophes comme Habermas que je citais, c’est de tendre à fusionner deux éléments qui dans la conception républicaine traditionnelle étaient dissocier, c’est la délibération d’un côté et l’opinion de l’autre. Finalement la délibération publique, elle est considérée comme étant bien sûr manier par des experts, par des élus, mais qu’elle est maniée également par l’opinion publique et que finalement ce qui fait le cœur de la démocratie, c’est cet espace public ouvert qui à travers la délibération peut donner une légitimité et une certaine maîtrise rationnelle à la Cité et aux citoyens.
Alors ma deuxième question du coup : Est-ce que finalement ce n’est pas contradictoire de vouloir unir la délibération et la participation ? Après tout, dans le mythe démocratique on a un citoyen qui est formé, intéressé, qui juge et qui vote en connaissance de cause et qui prend part au débat public en connaissance de cause mais dans la réalité est-ce qu’on n’a pas l’inverse ? Est-ce que finalement on n’a pas des profanes et des citoyens qui n’ont que peu d’informations, qui n’ont pas été formés pour discuter des choses publiques ? Est-ce qu’on a as finalement des petits groupes d’intérêts qui trustent ce débat public dans la réalité ? Est-ce finalement lorsqu’on propose aux gens de participer on ne se retrouve pas avec une participation qui n’est absolument pas égalitaire, mais qui est monopolisée par des gens qui ont plus de capital culturel, qui ont plus de possibilité d’influencer la discussion parce qu’ils sont déjà organisés etc., parce que finalement quand on fait une réunion d’un conseil de quartier, on voit bien que la discussion n’est pas répartie de la même manière et que certains tendent à monopoliser la parole ? A cette question, les partisans de la démocratie délibérative ou participative répondent plusieurs choses. D’une part ils répondent qu’il est fondamental que cette participation à la délibération soit bien organisée selon les procédures, des procédures qui vont au-delà de la participation spontanée de l’assemblée générale. Et dans les mécanismes qui ont été évoqués par mes prédécesseurs, mais dans d’autres aussi, on a quelque chose de nouveau qui est une organisation fine de la discussion à travers des discussions extrêmement complexes. Par exemple, on va essayer de faire participer des gens en petits groupes dans des jurys citoyens, d’organiser une discussion avec quelque dizaine de personnes et de scinder ces groupes en sous groups de quatre à cinq personnes pour que tout le monde puisse participer à la discussion. Dans l’exemple du budget participatif, de Porto Alegre, on a un mécanisme extrêmement complexe de procédure permettant la discussion. Une deuxième réponse qui est un peu différente, c’est de dire et on le voit bien dans beaucoup de jurys citoyens qui sont organisés en Europe, mais on le voit aussi dans les comités des sages tel que les comités d’éthiques, en France, c’est qu’on va faire une délibération avec une participation de certains profanes, de certains citoyens, mais qui ne sera pas publique. Le public au sens large est maintenu à l’écart de la discussion et on a un débat à huit clos. En Allemagne on justifie cela en général par la crainte que les intérêts particuliers pèsent sur les délibérations y compris les simples profanes qui sont réunis par tirage au sort pour discuter des affaires de la Cité. En Espagne, par exemple, on justifie ça par la timidité qui pourrait frapper les membres d’un jury de citoyens s’ils avaient à discuter en face d’un large public. Une troisième réponse, celle qu’on voit par exemple à Porto Alegre, c’est que pour permettre une véritable discussion, une véritable participation du public, il faut à la fois avoir des choses micro locales, des choses avec des petits groupes et à travers des délégués plus étroitement contrôlés que les élus, avoir des instances de discussion qui retrouvent une qualité de discussion à un niveau supérieur. Une quatrième et dernière réponse, mais la liste n’est pas exhaustive, c’est qu’en tout état de cause c’est en forgeant qu’on devient forgeron, c’est en participant que l’on se forme, et que la participation est une école de citoyenneté à condition qu’elle soit correctement organiser avec des procédures de formation qui puisse être adopter, c’est un petit peu dans cette optique que par exemple à Paris, la ville entend mettre en place, une école de formation qui permettrait aux conseillers de quartier qui vont être créer, ou qui sont déjà créés de pouvoir mieux se préparer à la discussion.
Troisième thèse : c’est que la délibération participative ou la participation délibérative, est un vecteur de responsabilisation, des responsables politico-administratifs ou politico-scientifiques.
On a à faire dans l’action publique à un problème de bureaucratie traditionnellement soulevé par des critiques libéraux, les critiques plus libertaires, mais aussi dans des champs académiques, par le sociologue Allemand Max Weber, la critique de l’action bureaucratique d’une action qui dit, n’a pas finalement de contrôle externe qui tend à se contrôler en interne selon des procédures hiérarchiques et qui au fur et à mesure que les tâches de l’action publique de l’administration s’agrandissent, devient un labyrinthe de plus en plus kafkaïen et qui coûteux par ailleurs cher et n’est pas efficace et cette critique a été relayée dans la scène publique dans les dernières années, la critique de l’inefficacité de l’Etat, la lourdeur de l’Etat, du coût de l’Etat et ce qui a tendance à s’imposer en France comme ailleurs c’est finalement d’introduire les critères du marché dans l’action publique. On va introduire soit en privatisant carrément soit en introduisant des critères de compatibilités, d’efficacité, des techniques de management privé dans la conduite de la gestion publique et de l’Etat. Finalement, à travers une participation délibérative, ou une délibération participative, c’est peut-être une troisième voie qui s’offre entre l’action bureaucratique traditionnelle et puis l’introduction des critères de marché dans la gestion publique qui s’offre à travers le contrôle social sur l’Etat, à travers la délibération des citoyens. Des usagers, finalement, à travers des discussions, peuvent contrôler la qualité du service qui leur est offert et les prestations des services qui sont offerts. On en est très loin aujourd’hui, mais dans d’autres pays notamment en Amérique latine, peut être à cause paradoxalement de l’efficacité plus faibles des services publics, on a une voie, une progression dans cette voie qui est beaucoup plus avancée et quelque part en Allemagne, la réforme de l’action publique prend ce critère comme quelque chose de beaucoup plus important qu’en France. Comment peut-on associer les usagers ? On peut viser des gens un peu différents, on peut essayer d’associer des citoyens organisés à travers les représentations des associations des usagers dans les HLM, à travers les conseils de la vie associative, mais on peut aussi plutôt que de viser exclusivement les organisés, s’adresser aux citoyens mobilisés. Quand on fait des assemblées de quartiers, dans les quartiers on vise d’abord les gens qui se mobilisent, ils peuvent par ailleurs être organisé. Les associations peuvent jouer un rôle, mais elles n’ont pas le monopole et les citoyens « ordinaires », à condition qu’ils se mobilisent, peuvent venir. Et puis on a un troisième principe qui est celui d’associer des citoyens ordinaires finalement et lorsqu’on utilise des citoyens en tirant au sort des citoyens quelconque, on s’adresse d’abord aux citoyens ordinaires. En quoi cette participation délibérative peut être efficace ? Là encore plusieurs arguments peuvent être avancés. Il y a l’argument que le philosophe Américain Dewey avançait en disant que c’était celui qui portait la chaussure qui savait le mieux où ça faisait mal même si c’était le cordonnier qui pouvait ensuite remédier au problème. Mais on pourrait avancer un argument un peu différent et qui irait au-delà de l’argument de Dewey, c’est qu’il n’y a pas de solution purement technique au problème et que lorsqu’il y a des choses importantes, on ne peut pas les trancher de façon purement technique ou objective et que finalement au principe même de la démocratie qu’évoquait d’ailleurs la citation de Marx au départ, c’est qu’il n’y a pas de point de vue ultime religieux, mais qu’il n’y a pas de point de vue ultime technique au nom duquel on pourrait décider qu’il faut le nucléaire ou pas, qu’il faut des OGM ou pas, qu’il faut aménager la ville de telle manière ou de telle autre. Et que l’élection politique n’est pas une élection au sens religieux du terme et que ce n’est pas parce qu’on est élu qu’on a le monopole de l’intérêt général, même si l’on a à l’évidence une responsabilité particulière.
On a dans cette perspective des possibilités différentes au XVIIIe siècle lorsque l’espace public a été créé auprès duquel le souverain ou les souverains ont été obligé de se justifier, on a eu trois variantes. On avait la variante modéré qui était, l’espace public et le conseillé du prince. Le prince doit tenir compte de ce que dit l’espace public, notamment les philosophes. Une deuxième variante, un peu plus radicale, était là celle du contrôle par exemple de la monarchie parlementaire. On avait un certain contrôle de l’action du souverain par le parlement. Et puis, dans une version plus radicale, l’espace public et l’Etat tendaient à « fusionner » jusqu’à un certain point avec le principe de la souveraineté démocratique.
On pourrait dire aujourd’hui qu’avec la participation délibérative, on peut avoir aussi ces trois échelles. On peut avoir l’échelle ou la délibération reste seulement « délibérative » ou consultative, les structures de consultation, de délibération donnent un avis, c’est le cas de la quasi-totalité des structures que l’on connaît en France, et ensuite les décideurs suivent ou non cet avis.
Dans la deuxième version, qui se répand peut-être un peu plus avec notamment la cooptation des associations d’usagers dans les services publics, dans les conseils de service, on aura un contrôle. Et puis dans une troisième dimension peu fréquente en France, mais qu’on peut voir à Porto Alegre par exemple ou en Allemagne où ces jurys citoyens peuvent décider dans chacun des quartiers d’un demi-million d’euros pour soutenir des projets locaux, on a un plus que ça, on aboutit à des procédures de codécisions et, je crois, que c’est à ce moment là simplement qu’on peut parler non pas simplement d’une démocratie de proximité, mais d’une véritable démocratie participative.
Pour finir plus rapidement, la quatrième thèse, c’est qu’on a une mutation ou le début d’une mutation du cadre de la légitimité politique dans les sociétés contemporaines et que la participation délibérative tend à devenir le nouvel esprit de l’action publique et le nouvel esprit de la démocratie contemporaine. Alors bien sur, il faut faire attention et souvent les discours sur la participation, Daniel Boy l’a rappelé, ou sur la délibération sont des discours de façade où finalement pour reprendre la métaphore musicale de Marx au départ, c’est un petit peu comme ces musiciens de rue qui jouent pour quelques sous devant l’entrée de la salle de concert alors que le vrai spectacle se joue à l’intérieur et à porte close. Bien souvent, c’est ça et pourtant ce n’est pas toujours le cas. Ce n’est pas toujours le cas parce que lorsqu’on engage des procédures de participation, de délibération, bien souvent, la dynamique va au-delà de ce qu’avait initialement prévus les organisateurs et peut-être quelque part ce qui joue dans la généralisation des conseils de quartier aujourd’hui dans les villes de plus de quatre vingt milles habitants à la suite de la loi sur la démocratie de proximité qui a été évoquée auparavant, c’est la possibilité au moins dans certains endroits, dans une série significative d’endroits, ces dynamiques dépassent leur cadre initial. Et puis peut-être plus profondément aussi c’est que l’invocation de cette référence de plus en plus forte à la délibération et à la participation tend à donner au public, une norme, un cadre de référence, un idéal au nom duquel il est possible de critiquer y compris les limites des démarches actuelles et le caractère relativement restreint de ce que nous connaissons comme instances délibératives ou participatives dans notre pays.
Et pour en finir c’est ma quatrième question, est-ce que véritablement, on pourra avoir une critique publique se développer pour critiquer les limites et le caractère relativement étriqué du dispositif de délibération ou de participation que nous connaissons aujourd’hui ? Est-ce qu’à l’inverse, finalement, ces processus vont rester à un stade relativement marginal et l’invocation de ces nouveaux principes va rester au stade de l’invocation ? On ne peut pas dire aujourd’hui. D’une certaine manière, si on veut faire un parallèle, lorsque l’Etat providence a surgit, progressivement, dans la fin du XIXème siècle et à la moitié du XXème siècle, il était le produit d’acteurs divers. Il y avait les hommes d’Etat comme Bismarck qui voulaient éviter la révolution, il y avait le mouvement ouvrier qui voulait faire la révolution, il y avait les philanthropes qui pensaient que l’action philanthropique devait être relayée par l’Etat etc. Tout ça pour dire à un moment donné c’est coagulé dans une nouvelle réalité, qui était très différente d’un pays à un autre, mais qui faisait sens. Est-ce que demain on va avoir la coagulation des gens qui veulent réformer l’action publique sans pour autant introduire les critères du marché, des politiques qui rendent de la crise de la démocratie représentative et qui veulent retrouver un surcroît de légitimité ne serai-ce que pour continuer à être élus, des mouvements de citoyens qui poussent pour que les associations jouent un rôle plus grand et des citoyens ordinaires qui veulent aussi être associer ? Peut-être. Et finalement est-ce que ce nouveau complexe va se cristalliser ou est-ce qu’il va avorter et rester à un état peut développer comme on le connaît aujourd’hui ? C’est ma dernière question.
Question 1 : Je pense à la République de Weimar. Voilà une république qui fonctionnait très bien théoriquement mais actuellement encore les Allemands sont réticents pour reconnaître qu’on pourrait revenir un peu à ce genre de démocratie. Ils ont vraiment peur comme si le seul raisonnement, ça se termine mal, donc ça ne marche pas. Or j’entends dire par des Américains et partout, qu’on étudie beaucoup plus dans le détail, ce système démocratique. Est-ce que vous pouvez me répondre ? Est-ce qu’il y a des études particulières ? Je ne suis suffisamment au courant et ça m’intéresse.
Yves Sintomer : Très rapidement, je ne suis pas sûr que la république de Weimar soit considérée forcément comme un anti-modèle en Allemagne aujourd’hui, sinon par le fait que divisée au point où elle l’a été, elle a débouché sur une catastrophe. Mais une chose est sûre, c’est qu’en Allemagne avec la prégnance, moins forte, mais c’est la même chose en d’autres pays sans doute au Danemark ou en Hollande, d’un idéal républicain affirmant très fortement le monopole des élus sur la définition d’intérêt général et une certaine méfiance par rapport aux intérêts particuliers sensés être portés par les associations, les briques, comme disait Rousseau, on a une ouverture plus grande à des formes d’associations de citoyens ordinaires, ou des citoyens à travers leurs associations, à la prise de décision et à la définition de l’intérêt général. Et du coup, il y a beaucoup moins de barrière idéologique, en tout cas, à l’introduction de nouveaux mécanismes, de nouvelles méthodologies et de nouveaux dispositifs. Même si ensuite, lorsqu’il s’agit de partager le pouvoir réellement, on rencontre des réticences peut être compréhensibles, de la part d’un côté des hommes politiques et également sur le versant plus démocratique technique des sciences, ou des techniciens qui prennent les décisions.
Question 2 : Je voudrais poser deux questions. D’une part sur la relation entre les deux grands types de dossiers qu’on a évoqué, ceux qui sont relatifs à l’aménagement et à l’environnement et ceux qui sont relatifs aux questions qu’on appelle, pas d’ailleurs tellement en France, mais qu’on appelle dans beaucoup de pays d’évaluation technologique (TA) qui est devenu dans toute une série de pays une espèce de mot de passe, de dénomination un peu automatique de ces questions. Est-ce que vous serriez d’accord pour dire qu’en France, contrairement à beaucoup d’autres pays, les procédures se sont formalisées, élaborées, sophistiquées sur les questions d’aménagement et beaucoup moins et avec un retard considérable sur les questions d’évaluation technologique et pourquoi ?
Ma deuxième question, c’est sur, vous avez en gros chacun à sa manière expliqué qu’il y aurait une espèce de processus historique aujourd’hui qu’on peut dire de plusieurs biais, mais de crise de légitimité, de la démocratie représentative classique etc. et puis de recherche de modalité participative qui ont l’air d’être out, si je puis dire. On peut indiquer toute une série de limite, on peut aussi me semble-t-il analyser ce processus historique à travers les modifications des formes d’expressions de la société civile elle-même, je veux dire, est-ce qu’on n’a pas aussi, je veux dire c’est la démocratie représentative n’a jamais été une démocratie…