Czeslaw Michalewski, professeur de philosophie au lycée de Sèvres : Chers élèves, vous êtes très nombreux à vous déplacer cet après-midi pour cette conférence sur la mythologie grecque, et plus particulièrement sur le mythe de Pandore. Je suis très heureux de pouvoir accueillir en votre nom, Monsieur Jean-Pierre Vernant, professeur au Collège de France, mondialement connu pour ses travaux sur l’Antiquité grecque, pour ses travaux sur l’histoire et la philosophe. Je suis d’autant plus heureux de vous le présenter, cet après-midi, que, avec une certaine émotion, je dois dire, qu’il a accepté de venir nous parler de ses travaux aussi parce que Madame Vernant autrefois était professeur au lycée de Sèvres, parce que sa fille a fait toutes ses études secondaires au lycée de Sèvres et Monsieur Vernant est un Sévrien de très, très longue date. Un philosophe hors pair, qui a toujours cherché à montrer que la parole partagée allait de paire avec une vie de paix et de démocratie. La philosophie c’est aussi cela, elle ne va pas sans une certaine amitié, je crois que votre présence est ici un signe de cette amitié pour la parole. Monsieur Vernant nous parlera, pendant trois quart d’heure, cinquante minutes, de ce qu’il y a d’important dans la mythologie grecque, alors que notre époque parfois si troublée par des problèmes graves, un certain désespoir en matière de politique aurait sans doute quelque chose à apprendre de cette belle sérénité dont certains philosophes ont parlé à propos de la tradition grecque et je crois que Monsieur Vernant, sans plus garder la parole, nous montrera qu’on a toujours intérêt à revenir -alors que la raison à fait ses preuves jusqu’à ses extrêmes limites- à revenir à l’image et au sens véhiculé par la mythologie. Sans tarder, je lui cède la parole et je le remercie vivement, très chaleureusement d’avoir accepté notre invitation. Et je vous propose de vous abandonner au plaisir de l’écoute.
Jean-Pierre Vernant : C’est une autre paire de manche ! En tout cas, merci à vous, à Madame le proviseur. C’est vrai que venir ici parler au lycée de Sèvres, pour moi, c’est un peu quelque chose comme une cérémonie familiale, pour les raisons qui vous ont été dites. Ça ne peut pas me laisser indifférent.
De quoi je vais vous parler aujourd’hui ? Je vais vous parler d’une histoire, d’un mythe, comme on dit, une légende. Je me fais simplement l’interprète de ce qu’il y a bien longtemps, au VIIème siècle avant Jésus-Christ, un poète, Hésiode, un peu après Homère, raconte dans ses deux textes, qui nous ont été transmis, que nous possédons. Le premier s’appelle la Théogonie, « La naissance du monde et des Dieux », et le second, « Les travaux et les jours », qui raconte comment doit s’organiser la vie paysanne et agricole. Dans ces deux textes, une même histoire revient, qui est celle que nous appelons, nous, Pandora, et qui est, en termes et en pensées mythologiques grecs, un peu le répondant, ou le parallèle de l’histoire d’Eve. C’est-à-dire quoi ? Toutes les civilisations, tous les peuples sont différents dans leurs traditions intellectuelles, mais il y a ce que Françoise Héritier, l’anthropologue qui a succédée à Lévi-Strauss, au Collège de France, a appelé « le socle ». Le socle sur lequel tous les humains quels qu’ils soient dans les civilisations les plus diverses ont bâti leur réflexion. Quel est le socle auquel répond, sans poser la question sous cette forme, le récit grec d’Hésiode sur Pandora ? Ce socle c’est le suivant : tous les hommes, quelques soient les dates et les lieux, se sont posés sous une forme soit très consciente, soit moins, le problème suivant, que vous vous posez peut-être aussi, qui se pose toujours : pourquoi deux sexes ? Pourquoi le masculin et le féminin alors que ce serait tellement plus simple s’il n’y en avait qu’un ? Pourquoi deux sexes ? Pourquoi le monde, le monde dans lequel nous vivons, le monde des hommes et des bêtes et d’une certaine façon aussi des plantes, est binaire ? Il est coupé en deux, masculin, féminin. Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Et le problème n’est pas seulement qu’il y a deux sexes, alors que l’unité paraît avoir une sorte de précellence, mais que dans ces deux sexes, il y en a un seul, le féminin, qui enfante, qui porte l’enfant et qui le fait sortir de son ventre. Et comme si ce paradoxe ne suffisait pas, deux sexes dont l’un seul est capable d’enfanter. De plus, les femmes ne se contentent pas d’enfanter de filles mais elles enfantent des filles et des garçons. Deux sexes, un seul qui enfante et qui enfante les deux sexes. Les Grecs qui étaient des types très malins, très dessalés, se sont posés le problème sous toutes ses formes, dans des textes hippocratiques, ou dans des textes tragiques, où l’on voit des personnages, par exemple dans l’Hyppolite d’Euripide, dire ouvertement, pourquoi est-ce qu’il y a des femmes ? C’est ridicule, c’est une engeance épouvantable, ce serait bien mieux s’il n’y avait que des hommes. Et comment est-ce qu’on ferrait pour se reproduire ? Eh bien, les Dieux auraient inventé un système où les hommes vont dans les temples, ils font des offrandes et là-dessus ils prennent un petit enfant qui naturellement est un mâle et ainsi, dans un monde bien organisé, unifié, il n’y aurait qu’un sexe. Mais il y en a deux et c’est un problème qu’il faut régler.
Et l’histoire que je vous raconte maintenant, histoire qui à certains égards vous paraîtra farfelue mais qui est au contraire incroyablement cohérente, est comme on dit aujourd’hui, bien structurée, répond à ce problème. Pourquoi ?
Elle raconte qu’à l’origine, tout à fait au début, c’est-à-dire avant même que Zeus, le roi des Dieux, le maître de l’univers, ait sa place sous le règne de son père, Cronos, qu’il a vaincu, Zeus. En ce temps-là, les hommes et les Dieux n’étaient pas identiques, ils ne l’ont jamais été mais vivaient ensemble. Ils vivaient ensemble dans une vie qui était merveilleuse, c’était une sorte de paradis, d’Age d’or. Les hommes vivaient toujours jeunes, festoyant avec les Dieux, mangeant sans doute le nectar et l’ambroisie, ne connaissant ni la fatigue, ni le travail, ni la vieillesse, ni la mort, ni non plus la naissance. Ils restaient toujours comme ils étaient jeunes, les jarrets et les bras toujours aussi vigoureux et souples, sans connaître la vieillesse. Ils n’avaient pas été enfants. Comment ils étaient venus ? On n’en sait rien. Comme les Dieux, ils sont là et ils vivent comme des Dieux et avec eux. Et ce que j’appelle les humains étaient seulement des hommes. Il n’y avait pas de femmes. Il n’y avait pas de naissance. Il n’y avait pas de mort. Il y avait simplement une vie masculine dans la béatitude, confondue d’une certaine façon avec ce que sont aujourd’hui, les Dieux. A l’abri de tous les maux, fatigue, vieillissement, et tout, je cite le texte grec, « tous les biens étaient à eux ». Ils en disposaient. Tout poussait tout seul, les blés, le pain, sans doute sur leur table tout servi, il y avait toutes les nourritures terrestres qu’on peut imaginer. Merveilleux. Et puis, voilà, Cronos est vaincu par son fils, Zeus devient le roi des Dieux. Et alors, si je peux dire, fini de rigoler. Ce n’est plus le carnaval, ce n’est plus la pagaille, ce n’est plus n’importe quoi, de l’ordre. Et l’ordre, c’est la hiérarchie. Zeus est le patron. Il dirige tout. Il règle tout. Il a vaincu les anciens Dieux et il organise le monde de façon coordonnée et hiérarchique. Chaque Dieu qui lui obéit, qui lui est soumis a son domaine, ses prérogatives, ses formes d’actions.
Alors, il commence. Il organise tout ça en accord avec les Dieux. Les dieux lui ont remis la royauté. Il est le plus fort, le plus puissant, le plus intelligent. Il voit à l’avance tout ce qui va se passer. C’est à lui d’ordonner le monde. A un moment donné, il jette un regard sur ces types, ces humains, mâles qui vivent au milieu d’eux, qui ne sont pas des Dieux, qui sont inférieurs, qui ne sont pas non plus de simples animaux. Qu’est-ce qu’on va faire avec ces types-là ? Il faut aussi régler le problème. C’est-à-dire donner aux humains, dans le monde, une place qui leur soit réservée avec leurs prérogatives et leurs défauts. Comment on va décider ça ? Pour distribuer les places dans l’univers, Zeus s’est arrangé avec les autres Dieux. Il y a eu un accord. Les Dieux d’avant, Cronos et les autres, il les a battus dans une lutte extrêmement violente. Avec les hommes, on ne va pas se battre contre les hommes, c’est rien, ça ne compte pas. On ne va pas non plus signer un accord avec eux, ils ne sont pas assez dignes pour qu’on essaye de traiter avec eux d’égal à égal.
Alors, Zeus charge un monsieur, un Dieu, un Titan, qui s’appelle Prométhée de régler cette affaire. Il le convoque et lui dit : Tu nous règle ça. D’accord. Et alors, premier acte du récit, ou du drame que je vous raconte. Les Dieux et les hommes sont réunis en assemblée, mélangés les uns aux autres. Prométhée amène un superbe bœuf. On l’a immolé et, en accord avec Zeus, il va faire deux parts de ce bœuf. Et chaque part, en quelque sorte, consacrera le statut qui est réservé d’un côté aux Dieux, de l’autre côté aux hommes. Comment est-ce qu’il fait ces deux parts ? Dans une première part, il a mis uniquement les os. Les os blancs complètement dénudés de toute chaire. Et ces os blancs, il les a entourés, à l’extérieur, d’une mince couche de graisse blanche appétissante et, dedans fermés, les os blancs. Dans l’autre paquet, c’est toute la barbaque, tout ce qui est comestible, tout ce qui est bon à manger, la chaire et les entrailles lourdes de graisses, comme dit le texte, et il a enveloppé ça dans la peau de l’animal sacrifié. La peau du bœuf, comme dans un sac. Puis il a placé ce sac qui contient tout le mangeable dans une partie de l’animal qui est la « gastére ». La « gastére », c’est la panse, c’est l’estomac, c’est cet organe que nous avons sous le diaphragme et qui est celui de la mangeaille. Et cette « gastère », extérieurement, elle n’est pas très ragoûtante.
Prométhée fait les deux parts, elles sont là sur la table. Zeus s’amène, et Prométhée lui dit : à tout seigneur, tout honneur, choisit ! Zeus sait très bien, il sait tout, que Prométhée essaye de lui jouer un tour, mais il rentre dans le jeu. Tu veux jouer au poker avec moi, on va jouer, parce que Prométhée est aussi un être très malin et capable de prévoyance. Deux Dieux rusés font une partie de cartes et de cette partie de cartes le sort de l’humanité, son statut ultérieur dépend. Zeus voit les deux parts, une superbe, avec cette graisse blanche qui reluit et l’autre plutôt dégelasse avec cet estomac de la bête puante, visqueuse, grise. Naturellement il prend la belle part. Il l’emmène, il l’ouvre et voit que dedans Prométhée a mis non pas ce que supposait la belle graisse, la viande, mais les os blancs. En réalité, je vous le dis tout de suite, cette part qui semble être la mauvaise est la bonne. Parce que si les Dieux ont les os seulement ça veut dire que sur les autels, quand toutes les choses auront été remises en place, que les hommes seront chez eux, les Dieux chez eux, sur les autels, ce qu’on brûle, pour les Dieux, ce sont les os avec un peu de graisse. Par conséquent ce qui va nourrir les Dieux c’est la fumée, c’est les odeurs, ils n’ont pas besoin de chaire parce qu’ils n’ont pas besoin de manger, parce qu’ils sont les immortels, toujours jeunes. Mais Zeus voit qu’en réalité même si c’est le bon paquet, Prométhée voulait en faire le mauvais. Il dit, donc, tu vas me le payer. On en est là, hommes et Dieux toujours rassemblés, les deux paquets et Zeus furieux.
Deuxième acte. Zeus décide alors, qu’il va cacher, quoi ? Le blé, la vie, la nourriture de vie, ce qui fait que quand vous mangez le pain, les hommes, les Grecs les appellent les mangeurs de pain, parce que les bêtes ne mangent pas le pain, les Dieux ne mangent pas le pain, ce qui caractérise les hommes c’est qu’avec le blé ils font de la farine, ils font le pain et ils mangent le pain. C’est ça qui les fait vivre. C’est ça qui dans leur corps fait le sang, le souffle, les humeurs, fait la vie humaine. Alors, il cache le blé. Avant, le blé poussait tout seul. Il n’y avait rien à faire. Le blé étant caché, pour avoir du blé, pour vivre, il va falloir faire quoi ? Ouvrir un sillon et y cacher la semence de blé, sperma. Il faut semer, cacher cette semence dans la terre pour qu’au printemps et au début de l’été ça germe. Et en même temps qu’il cache le blé, autrement dit les hommes vont maintenant devenir des agriculteurs, des laboureurs, qu’ils vont transpirer sur la glèbe, il leur cache aussi le feu. Le feu, dont les hommes disposaient tant qu’ils vivaient avec les Dieux. Le feu dont les hommes disposaient alors, c’est le feu de Zeus, la foudre, infatigable, immortelle, qui n’a pas besoin d’être nourrie. Le feu toujours vivant comme les Dieux. Ils profitaient de ça. Et Zeus se dit si je leur cache le feu, ils ne pourront plus faire cuire la farine, ils ne pourront plus manger la viande qui est maintenant leur lot, la viande qui était dans la « gastére », parce qu’ils ne peuvent pas manger cru. Et donc, il voue, d’une certaine façon, l’humanité non seulement au travail, au labeur sur la glèbe mais à la famine, ou à une vie qui serait comme celle des animaux, dévorer la viande crue.
Mais Prométhée n’est pas le genre de rigolo qui se laisse faire facilement. Qu’est-ce qu’il fait ? Sans rien dire, il prend dans la main, il prend dans la main une tige de fenouil, la plante, et avec sa tige de fenouil, qui fait comme une ombrelle, il monte de la terre vers le ciel. Zeus qui est sur son trône voit passer Prométhée avec son fenouil, il rigole intérieurement, il se dit je l’ai bien eu : salut ! Salut. Hop, il passe là, il arrive jusqu’au ciel, et là, sans qu’on le voie, il prend sperma puros, une semence de feu, du soleil. Il la met dans son fenouil. Et ce fenouil est une plante, cette espèce de fenouil, bizarre. Parce que normalement dans les plantes, ce qui est sec est à l’extérieur, l’écorce, et c’est à l’intérieur qu’il y a ce qui est humide, la sève. Tandis que dans le fenouil, cette espèce de fenouil, l’extérieur est vert mais à l’intérieur c’est au contraire complètement sec. Mais alors, si vous mettez une braise en haut, le feu se communique et gagne tout à l’intérieur de la plante sans qu’extérieurement on n’y voie rien. Et c’est ce que fait Prométhée. C’est une technique de feu, on l’a retrouvée chez certaines populations, les Primitifs, ils ne sont pas primitifs du tout. Prométhée est là avec son fenouil, il revient en arrière, il passe devant Zeus : Salut, tu y vas ? Oui. Allez bonne chance. Il descend et il communique la sperma puros, la semence de feu, aux hommes qui se réjouissent. Ils allument leurs chaudières, leur feu domestique, l’âtre. Et Zeus, sur son trône, regarde en bas et voit tout d’un coup fumer toutes les maisons des hommes. Fureur totale. Il se dit ça y est, cet animal m’a encore eu. Alors, il appelle Prométhée, ou il descend au milieu des hommes et des Dieux et il lui dit : Toi qui est le plus malin que tous et qui est si partial, tu va voir ce qui va se passer. Tu vas payer ce vol du feu. Ce feu que tu as donné frauduleusement aux humains.
Troisième acte. Zeus convoque Héphaïstos, le Dieu forgeron, sculpteur. Il lui dit, tu prends un peu de glaise, de terre, tu la mouilles avec de l’eau et avec ça tu fais un mannequin, une image, une statue, qui sera celle d’une Parthénos. Parthénos, c’est le nom qui désigne la jeune fille, pubère, bonne pour le mariage mais pas encore mariée, la vierge avant ses noces. Ce qui dans le contexte de ce poème représente le moment où la femme est la plus belle. Et pourquoi l’image de Parthénos ? Parce qu’il n’y a pas de femmes, chez les hommes. Mais il y a des Déesses chez les Dieux. Il y a donc un féminin mais seulement chez les Dieux. Il y a trois Déesses qui sont des Parthénos, dont la caractéristique est qu’elles ne seront jamais mariées, qu’elles resteront continuellement vierges, qu’elles refusent le mariage. Et ces trois Déesses c’est la beauté même. La première, vous le savez c’est Athéna, la Parthénos guerrière et sage. Ensuite il y a Hestia, la Déesse du foyer de chaque maison, qui est en quelque sorte prise en charge dans la maisonnée avant qu’elle ne quitte sa maison. Et il y a Artémis, la chasseresse, la virginale et qui s’occupe des jeunes, qui les fait croître et grandir jusqu’au moment où les filles se marient et où se mariant elles abandonnent à Atrémis leur virginité, leur jouets d’enfants, leurs anciennes robes pour devenir des matrones. Donc, il va fabriquer un mannequin qui aura tout à fait l’apparence de ces trois Parthénoïs ( ?) divines, de ces trois déesses de l’Olympe. Et une fois fait, Dieu appelle à la rescousse Athéna, qui lui donne son vêtement. C’est un vêtement de mariée, une robe blanche qui tombe jusqu’aux pieds. Elle lui donne sa ceinture nuptiale, celle que la jeune fille doit dénouer au moment de son mariage, et un voile brodé qui descend de la tête, une parure merveilleuse, aussi belle, aussi blanche que la graisse qui camouflait les os blancs dans le paquet qui était réservé à Zeus. Héphaïstos, lui forge, en or et en diamants, une espèce de couronne où sont façonnées toutes les bêtes qui peuplent la terre, l’air et les eaux et tout ça brille d’un éclat incroyable. Et Hermès, le Dieu malin, menteur, voleur, le Dieu des routes, le vagabond est chargé d’animer cette espèce de mannequin en insufflant en elle la parole, et en lui mettant ce que, je me contente de vous citer le texte, un cœur de chienne et un tempérament de voleur. Le terme chienne qui est un terme qu’on trouve chez Homère pour désigner les femmes qui ne sont pas fidèles à leurs maris, les femmes à hommes on les appelle les chiennes. Hélène, la belle Hélène, qui s’est laissé séduire par Paris et qui cause de la guerre de Troie, quand elle s’exprime dans l’Iliade, elle se justifie, elle dit ça : Oui, je suis une femme chienne, j’ai cédé aux impulsions amoureuses dont j’étais possédée. Cœur de chienne et esprit de voleur, voilà cette espèce de mannequin fabriqué artificiellement et qui comme vous le voyez est un drôle d’engin. Parce qu’à l’extérieur, quand vous le regardez, vous êtes séduit, le texte est explicite, parce que toute la charis, le mot en le traduirait par charme, un charme qui a une vertu magique, irrésistible, l’attrait émerveillé qu’on éprouve devant quelque chose dont la beauté dépasse le monde quotidien dans lequel chacun de nous vit et nous envoie, pour les Grecs, vers les Dieux. Le charme c’est ce qui sur le corps, dans la gesture, la démarche, la voix de la femme est en quelque sorte au-dessus même de l’humanité, a quelque chose de divin, d’irrésistible. Alors, on amène ce mannequin animé, puisque on lui a donné la force, la vie, une âme et la parole, au milieu du cercle où les Dieux se trouvent rassemblés. Ils sont tous là, la bouche ouverte, ébahis, les Dieux et les hommes également émerveillés par la beauté de ce qui vient d’être artificiellement fabriqué par Héphaïstos. Et Zeus déclare, à peu près, pour payer le vol du feu, je vais faire cadeau en votre nom à tous, dit-il aux Dieux, aux hommes, d’un feu, qui ne sera plus volé mais voleur. Parce que cette Pandora va être le malheur des hommes mais elle ne sera pas un malheur ordinaire un kalon kakon, plein de beauté, et que les hommes chériront comme ce qu’il y a de plus précieux au monde. Et ce cadeau empoisonné, que je leur fait, va être d’une telle nature que par son appétit alimentaire, -Les femmes, raconte Hésiode, ne pensent qu’à une chose, quand elles se marient, c’est de tomber sur une maisonnée où il y aura beaucoup de grains, beaucoup de blé, et où elles pourront s’en mettre plein la panse, c’est lui qui dit ça dans « Les travaux et les jours » : méfiez-vous quand une femme essaye de vous aguicher, elle en veut à votre grange et au blé qui se trouve dans des jarres.- et il explique ça, les hommes vont être dorénavant comme des abeilles qui sortent de la ruche toute la journée pour récolter le miel qui les fait vivre et déposer son miel dans les récipients. Seulement à l’intérieur des ruches il y a une autre espèce d’insectes, les bourdons qui ne bougent jamais, qui restent le derrière sur leur chaise, si je peux m’exprimer ainsi, et qui mangent tout au fur et à mesure que les abeilles se donnent du mal. Donc, un appétit alimentaire insatiable qui va faire que l’homme va s’échiner et s’épuiser au travail agricole. Et en même temps, aux yeux des Grecs, aux yeux d’Hésiode, un appétit sexuel qui, à certaines périodes de l’année, la canicule, Sirius, c’est-à-dire, vous voyez bien le rapport, au moment où l’étoile qui s’appelle le chien, kunos, est le plus proche de la terre et où il fait une chaleur écrasante, la femme qui a été fabriquée avec beaucoup d’eau, et qui a, aux yeux des Grecs et dans toutes les collections hippocratiques, un tempérament humide, va bien, elle n’a pas trop d’eau. Mais ces pauvres hommes qui eux sont beaucoup plus proches du sec et du flamboyant, du feu, quand il y a une chaleur, une canicule, ils sont réduits à rien. Et la présence de leur femme avec son double appétit, alimentaire et sexuel, fait que, je cite Hésiode, « la femme fait cuire, sans feu, les hommes et les réduits avant l’âge à l’état de bois complètement brûlé. »
Donc, Prométhée a volé le feu mais ce qui lui revient dans le nez, ce qui nous revient dans le nez, c’est ce feu voleur. En effet, cette Pandora, c’est Zeus qui l’appelle Pandora dans Hésiode, en donnant une étymologie sûrement fausse, pan, dôran : le cadeau, dôran, dôra au pluriel, pan, de tous les Dieux. C’est tous les Dieux qui envoient Pandora. Ils l’envoient où ? C’est là que l’histoire se corse. Prométhée est un Dieu, un Titan, extrêmement malin, subtil, retord. Il est comme Ulysse. Il possède cette vertu que les Grecs appellent métis. Ulysse est le polymétis, il est plein de ruses, plein d’astuces, plein d’intelligence rusée, Prométhée aussi. Mais Prométhée, pro qui veut dire à l’avance, méthée qui est la racine qui signifie comprendre, celui qui comprend à l’avance a un frère. Ce n’est pas son jumeau mais son double, son revers. Il s’appelle non pas Pro-méthée mais Epi-méthée, pro à l’avance, epi, après, trop tard. Celui qui comprend toujours trop tard, quand il n’est plus temps et qui par conséquent se fait posséder à tous les coups. Alors, quand Zeus annonce que cette Pandora, ce cadeau est destiné à tous les hommes et pas aux Dieux, Prométhée qui se méfie, qui est malin, fait savoir à son frère Epiméthée que s’il reçoit un cadeau des Dieux, il faut le renvoyer à celui qui l’a expédié. Epiméthée dit : Oui, oui, je ne suis pas si bête, si je reçois un cadeau des Dieux je le renvoie. Et puis, Pandora part. Elle arrive sur notre pauvre terre. Epiméthée dans sa maison, Pandora frappe : Toc, toc, Epiméthée ouvre il la voit, Ouah ! il tombe raide et lui dit : rentrez, la porte est ouverte. Elle rentre et ils se marient. Et ainsi, la première femme se trouve mêlée à l’histoire humaine, Pandora chez Epiméthée. Pandora a amenée avec elle, comme cadeau de mariage, une jarre, que Zeus lui a confiée. Une jarre qui est fermée, comme toutes les jarres, par un bouchon, quelquefois serré avec de la cire pour que ce soit bien hermétique. Epiméthée dit : Qu’est-ce que c’est que ça ? Zeus m’a donné ça comme cadeau en me disant de le mettre de côté. On met la jarre de Pandora à côté des autres jarres où il y a du blé, de l’huile, des olives, du vin. Les réserves alimentaires sont dans des jarres et il y a la jarre de Pandora. A un moment donné, Zeus donne l’ordre à Pandora de soulever le couvercle et de laisser sortir ce qu’il y a dedans. Il lui dit : dès que tu as ouvert et que c’est sorti, tu refermes. Elle fait, elle ouvre, un tas de choses jaillissent et elle referme. Qu’est-ce qui a jailli ? Ce qui a jailli ce sont tous les malheurs, toutes les misères de la vie humaine que Pandora, en quelque sorte, symbolise et concrétise, avec cette différence essentielle pour comprendre ce que signifie l’arrivée de la première femme. Pandora est un mal mais c’est un mal superbe à voir et délicieux à entendre quand elle vous roucoule des paroles de séduction. Quand on la voit on croit voir une Déesse et ses paroles et sa voix ont une suavité qui vous séduit. Autrement dit, elle est un mal qu’on voit, qu’on entend mais qu’on n’écarte pas au contraire on chéri en raison de sa beauté, de sa douceur. Tandis que les maux qui sortent de la jarre, et qui sont quoi ? Les maladies, les souffrances, les deuils, les accidents, tous les malheurs, la pauvreté, la famine, les douleurs,… tout ça, ce sont, comment dirais-je, des petits êtres avec des ailes qui sont partout, qui sont en errance permanente, de jours, de nuit, à la maison où en dehors, sur la mer, dans la terre, dans les airs, le monde en est peuple. Mais, ces maux, si on les voyait, si on les entendait on se garderait d’eux, sont invisibles et inaudibles. Zeus les a rendus invisible. Et contrairement à Pandora à qui on a donné une voix, ils sont silencieux. De sorte que les maux qu’on éviterait si on les voyait, parce qu’ils vous apparaîtraient comme des maux, on ne les voit, ni on ne les entend. Ils vous tombent dessus à l’improviste. Et le mal qu’on voit et qu’on entend, celui, il vous trompe et par la vision séductrice et par les paroles de douceurs. Donc, on est fait de toutes les façons. Notre monde est un monde où les malheurs sont continuellement présents en liaison avec la femme. Pourquoi ?
Il faut aller un peu plus loin dans la compréhension du texte. Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous comprenez bien qu’il y a un rapport évident entre ce que Prométhée a essayé de faire à Zeus, le tromper, en faisant que l’apparence des choses, le dehors est contraire à ce qu’il y a dedans, c’était le cas avec les parts de nourriture, c’est le cas aussi avec la semence de feu, puisque ce qu’on voit dehors c’est une plante verte et qu’à l’intérieur il y a un tison qui est en train de s’enflammer. Et ce que représente Pandora, dans la vie humaine, c’est justement cela. C’est le fait que l’apparence extérieure non seulement visuelle mais auditive, les sons qui sortent d’elle, tout ce qui émane d’elle, tout ce qu’on perçoit d’elle, est contraire exactement à ce qu’elle est en réalité. Autrement dit dans cette espèce de poker, de duel de ruses, que Prométhée a joué avec Zeus, le résultat c’est que toutes les cartes dont l’humanité dispose sont biseautées, sont fausses, sont faussées. Ce qui va caractériser la vie humaine c’est son ambiguïté, son caractère contradictoire. Dorénavant, chez les hommes, il n’y a plus de bien sans mal. Il n’y a plus de jeunesse sans vieillesse. Il n’y a plus de venue au monde, de naissance, sans déperdition et mort. Il n’y a plus de bonheur, sans malheur, pas d’abondance sans d’abord fatigue et épuisement. C’est ça qui est caractéristique de la vie humaine.
Il faut aller plus loin. Zeus a fait en sorte que pour pouvoir manger et subsister, avoir bios, les céréales, le blé, la nourriture de vie, il fallait enfouir la semence du blé dans la terre, creuser la terre et enfouir la semence de blé. De la même façon, ce que Prométhée a volé ce n’est pas le feu, il n’y a pas le feu. Le feu de Zeus est un feu immortel qui n’a jamais à être rallumé, qui n’a jamais besoin d’être alimenté. Il est comme les Dieux, toujours jeune, toujours fort. Tandis que ce qui est la part des hommes, comme les hommes ont la semence de blé à enfouir, les hommes ont seulement la semence du feu. D’un feu, divin puisque c’est une semence du feu céleste mais si on ne fait pas attention cette semence va périr. Il faut cacher cette semence dans la cendre pour que la braise ne se fatigue pas. Et il faut continuellement nourrir ce feu en lui apportant des brindilles, parce qu’il est comme les hommes, il a besoin de manger. S’il ne mange pas, il meurt, ces forces s’affaiblissent. Le monde humain est un monde, qui non seulement dans le corps de l’homme mais dans ce qu’il mange, ou dans son outil technique par excellence est marqué du sceau, du fait que les choses ne sont pas données pour l’éternité. Les choses sont prise dans le temps, dans le succède. En quelque sorte, il faut un ventre à la terre pour que les blés naissent. Il faut un ventre au foyer pour que le feu puisse continuer à être alimenté.
De la même façon, à partir du moment où il y a Pandora, les hommes au lieu d’avoir cette vie stable, qu’ils avaient, toujours jeunes, ils ont une vie médiate, seconde. Je ne peux me continuer que si je croîs. Je fais avec ma propre semence, c’est le même mot, sperma, comme je fais avec le blé, comme je fais avec le feu. Je cache ma semence dans la gastère d’une femme, que je l’enfouisse dans le ventre d’une femme. Parce que c’est par l’intermédiaire de ce ventre féminin, qui naturellement me brûle et me détruit mais qui aussi va me faire renaître, sous forme d’un rejeton, que je peux avoir une continuation. De sorte, dit Hésiode, le sort de l’homme dorénavant avec les femmes c’est une espèce de contradiction. De deux choses l’une, connaissant ce que sont les femmes, ce kalon kakon, ce mal qui va me faire cuire à petit feu, qui fait que je vais devenir un vieillard desséché avant l’âge, je vais essayer de ne pas me marier, je reste célibataire. Alors, dit Hésiode, vous aurez une vie heureuse. Vous aurez du pain à satiété. Vous serez riche. Mais quand vous mourrez, plus rien. Vous n’avez pas d’enfant, tout ce que vous avez amassé va se dissiper à des collatéraux. C’est comme si vous n’aviez jamais été. La vie humaine avec cette histoire des spermata, des germes, si elle ne se renouvelle pas, elle n’est rien, une ombre, une illusion. Par contre, si vous vous mariez, vous avez toutes les chances d’avoir une vie d’enfer avec une mégère qui va vous rendre la vie insupportable. Mais même si vous avez la chance extraordinaire de tomber sur une bonne épouse, ce qui, dit Hésiode, peut se rencontrer, le hasard fait tant de chose, même là, je cite textuellement, le mal vient équilibrer le bien. Mais dans ce cas, au moins, vous aurez, je cite encore Hésiode, des fils semblables à leur père. C’est-à-dire que la seule façon pour l’humanité, vouée à ce monde contradictoire où bonheur et malheur sont liés, et où on ne peut vivre, si on veut ne pas avoir été rien, en se continuant, dans ce monde-là, les fils en quelque sorte reproduisent le père. Dans l’esprit des Grecs, il y a toute une théorie, là aussi dans la collection hippocratique, ou chez Aristote et d’autres, pour savoir si les enfants sont semblables au père ou à la mère, si les filles sont semblables à la mère et les garçons au père. Mais pour Hésiode, et Aristote aussi, les enfants sont semblables au père. Pourquoi ? Parce que la mère, la « gastére », la panse féminine, celle-là qui a besoin de manger, qui a besoin de rapports sexuels et qui va aussi porter l’enfant, elle est, comme disent les Grecs, comme de la glaise, comme de la terre. C’est l’homme avec son sperma qui imprime, au fond comme Héphaïstos avec Pandora, une forme. Et cette forme c’est la sienne. C’est celle de l’homme père. Et les enfants sont donc comme la reproduction, le double, la duplication de ce qu’était le père. Donc, dans tous les cas vous tombez sur une catastrophe. Ou bien vous êtes heureux et c’est comme si vous n’aviez jamais été, ou bien vous êtes malheureux mais au moins après vous, pas vous, mais des fils semblables à vous vont venir vous continuer.
Alors, bien entendu, la conclusion c’est quoi ? La conclusion c’est que la création de la première femme, dans l’histoire que je vous ai racontée, un peu compliquée, un peu alambiquée, montre comment la condition de l’homme, le statut de l’humain, en tant qu’il est différent des Dieux, et en tant qu’il est différent des bêtes, je vais revenir là-dessus, est toute entière exprimée par ce personnage qu’est Pandora, la femme. Pourquoi ? Parce que l’homme est mortel. Il né d’un giron féminin, la femme c’est essentiellement un ventre. De ce ventre les hommes vont naître, vont grandir, manger, souffrir, périr, comme les animaux. L’homme est un animal mais il est un animal à part. La preuve. La preuve est celle qui est dans le texte. D’abord, il récolte et il mange le blé. Il est mangeur de blé. Ensuite, deuxièmement, il ne mange pas n’importe quoi. Il mange la viande d’une bête qui a été rituellement sacrifiée. Et quand il mange la viande d’une bête rituellement sacrifiée, il donne aux Dieux, avec les os, la vie même de la bête qui monte sous forme de fumée vers les Dieux. Et en même temps il est obligé de se reproduire, comme les bêtes. Mais les bêtes font l’amour comme elles mangent, n’importe comment sans règles. Elles s’unissent au hasard des rencontres. Le fils avec la mère, avec la sœur, ils ne connaissent pas cela, ça n’existe pas, il n’y a pas d’inceste, il n’y a pas de règles. De même qu’ils mangent n’importe quoi, ils s’unissent avec n’importe qui, s’ils le désirent. Tandis que de même que l’homme ne mange pas n’importe quoi, qu’il mange le blé, boit le vin et qu’il mange la viande sacrifiée en rapport avec les Dieux, de la même façon, les enfants qu’il doit faire, semblables au père, ne seront semblables au père que si ça passe par le mariage monogamique. C’est-à-dire que s’il y a un rituel de mariage et si, comme Pandora chez Epiméthée, chaque homme a une épouse et que l’enfant doit être le fils légitime d’un homme et d’une femme qui ont été mariés régulièrement. Autrement dit, l’homme est un animal mais il est différent des animaux parce qu’il y a pour lui des règles. Et ces règles, elles sont quoi ? Elles sont les façons pour l’homme, maintenant qu’il est séparé des Dieux, de rester en rapport avec les divins. L’homme est le seul animal qui quand il se marie, quand il marche, quand il boit, quand il fait l’amour, quand il part en voyage pense aux Dieux et fait un acte vers les Dieux. Nous sommes séparés mais nous sommes le seul être vivant, le seul ventre qui a besoin de manger, qui a besoin de se reproduire mais qui en même temps reste toujours lié par une série de canaux au divin. Tel est le statut de l’homme, entre les bêtes et les Dieux. On ne peut pas définir le statut de l’homme. Animal raisonnable, animal politique, ce n’est pas très clair. Ce qui est clair, c’est qu’il est dans une position que concrétise et résume la femme dans son corps, dans son ventre, dans son comportement et que ce statut est un statut compliqué, problématique, non seulement parce que mal et bien s’équilibre mais parce qu’on le définit non pas par le lieu où il est mais par le fait qu’il est entre les bêtes et les Dieux. Il est à la fois tourné vers les bêtes, une bête et en même temps tourné vers les Dieux, lié au divin. Et sur ce plan, peut-être, un dernier aspect si on peut dire, que dans le récit, si on y réfléchit, nous aujourd’hui, on voit que la création de Pandora, avec tous ces développements, insiste sur une espèce de différence fondamentale entre la femme et l’homme. Pourquoi ? Parce que dans la perspective d’Hésiode, les hommes, on est là naturellement. On est là, on est là, c’est normal qu’on soit là. Les Dieux sont sortis du monde, nous aussi. Nous sommes des êtres naturels. Tandis que Pandora, qui est la mère de toute l’espèce féminine, toute femme a Pandora comme origine, est artificielle. Elle est un produit de l’art d’Héphaïstos. Elle est une poupée qui a été façonnée. Elle est moins, elle-même, l’image des Déesses. Elle est une imitation. De sorte qu’elle résume notre condition puisqu’en tant que « gastére » avec son appétit, ses appétits sexuels et alimentaires, elle est une chienne. Elle est animale. En même temps, parce qu’elle imite, parce qu’elle reflète, dans son apparence, elle est divine. Elle est aussi une sorte de passerelle entre le bestial et le divin. En même temps cette espèce de pont, qui relie le divin au bestial et qui définit la place paradoxale de l’homme, est une création artificielle, un produit de l’art. Elle est fabriquée. Ça veut dire qu’elle insiste par le fait même qu’elle a été fabriquée sur le fait qu’il y a des apparences, des ressemblances et que notre monde à nous et que nous essayons de distinguer dans le paquet préparé pour Zeus, dans l’arbuste que tient Prométhée, la femme, l’apparence et le réel, le vrai et le faux, la simulation et le véridique. Et en ce sens, elle définit bien aussi, aux yeux des Grecs, une condition humaine, dont un des chemins intellectuels est précisément de réfléchir. Mais dans le monde, qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui est Illusoire ? Qu’est-ce qui est le réel ? Qu’est-ce qui est une pure imitation ? Qu’est-ce qui est authentique et qu’est-ce qui est fictif ? Elle-même, elle est tout ça. Elle est le point d’interrogation qui définit la culture grecque dans sa philosophie. Il s’agit de définir la vérité en l’opposant à l’apparence. Elle est tout ça. Bien entendu, je ne dis pas que quand les Grecs lisent le texte ils ont tous ça présent à l’esprit mais j’aurais tendance à croire que ceux qui s’intéressent à leur propre mythologie le voient bien.
Pourquoi, je vous ai raconté cette histoire ? J’ai commencé ce topo en vous disant il y a des socles dans les humanités diverses. Il y a un socle qui est : Pourquoi deux sexes ? On essaye d’y répondre. Vous comprenez bien que l’histoire d’Adam et d’Eve est aussi une réponse à ce même problème. Et d’une certaine façon, je ne suis pas le premier, il y a tout une littérature, sur le fait que Pandora et Eve sont en quelque sorte de sœurs jumelles et que le récit d’Hésiode, comme le récit de la Genèse avec le fait qu’il y a l’Age d’or et qu’on le quitte et qu’en le quittant la femme est en quelque sorte l’incarnation de notre nouveau statut, répond peut-être à l’idée du jardin d’Eden de la faute commise en raison du fait que c’est la femme qui offre la pomme, sa voix, peu importe, je ne discute pas ça, et quand ils quittent le jardin d’Eden le statut d’existence de l’homme et de la femme ne sont plus pareils. Tout d’abord ils sont obligés de masquer leur sexe parce que la chair, pour le Grecs, la « gastére », est devenue quelque chose qui n’était pas auparavant. Mais il y a une différence considérable qui montre que les humanités ne répètent pas tout le temps la même histoire, laquelle ? C’est que dans l’histoire grecque de Pandora, tellement sophistiquée d’une certaine façon, il n’y a aucune culpabilité humaine, aucune. Pandora n’est pas fautive. Elle a été fabriquée. Elle a été fabriquée et ensuite elle exécute à la lettre tout ce que Zeus lui ordonne de faire. On lui dit, tu vas chez Epiméthée, elle va chez Epiméthée. Tu emmènes ta jarre, elle emmènes la jarre. Tu ouvres et tu refermes. Il n’y a pas de culpabilité du tout. Les hommes ne sont pas coupables de ce qui leur arrivent. Par conséquent leur sagesse consistera à savoir qu’ils ont une place. Il ne faut ni essayer de se faire chien comme les cyniques, de se faire bête, ni essayer de se faire Dieu comme d’autres philosophes, peut-être Pythagore et d’autres. Il faut rester ce qu’on est entre les êtres et les Dieux, des hommes. Les hommes ont en quelque sorte assisté passivement à ce qui débattu entre deux Dieux, Prométhée et Zeus, a eu comme résultat de fixer le destin. Ils constatent le destin, le vivent, essayent de le déchiffrer, d’en comprendre le sens mais ils n’ont aucun sentiment de culpabilité. Parce qu’en effet ils ne sont absolument pas coupables, en rien. Voilà
Czeslaw Michalewski : Merci Beaucoup, monsieur Vernant. Voilà donc une belle énigme qui a trouvé une excellente interprétation, des plus complètes. Je tiens à vous dire que dans la fidélité à notre tradition, au club de philosophie, la parole est à toute l’assemblée. Je pense que monsieur Vernant qui nous a appris cette vérité depuis toujours ne nous désapprouvera pas s’il veut bien accepter encore quelques instants. Si vous avez une question à poser, n’hésitez pas.
Question 1 : L’espérance n’a pas été évoquée.
Réponse Jean-Pierre Vernant : En effet. Ce que je voulais vous dire, en deux secondes. Il y a la jarre, elle l’a ouverte, tout a foutu le camp, elle l’a replacée. Une entité, un être, une puissance qui était plus lente, qui traînait la patte n’est pas sortie. Elle reste au fond de la jarre. Et cette puissance s’appelle, je donne le mot grec, Elpis, qu’on traduit généralement par espérance, espoir. Je ne suis pas sûr que le mot ait exactement ce sens-là dans le texte, il y a eu beaucoup de discussions savantes. Elpis signifie l’attente, être en expectative. Si ce qu’on attend est un bien ça s’appelle l’espoir. Si ce qu’on attend c’est un mal ça devient peur, anxiété, tout ce que vous voulez. Elpis, attente, ça veut dire quoi ? Je crois, que ça veut dire qu’Elpis reste au fond de la jarre, la jarre reste dans la maison, comme Pandora, la femme, l’épouse reste aussi à côté de l’homme, du maître de maison, dans la demeure. Ça veut dire que dans ce monde contradictoire où il y a des maux partout, on ne peut pas les voir, l’existence humaine vouée à la contradiction, et dans le statut ambigu qui est le sien, entre les bêtes et les Dieux, et ben la seule chose qui lui reste est l’attente. Il sait qu’il va mourir, il sait que la maladie va l’atteindre mais il ne sait pas quand, il ne sait pas comment. Par conséquent, il a ce mélange d’espérance et d’anxiété. La vie humaine qui finit dans cette double limites, les Dieux et les bêtes, Les Dieux n’ont pas Elpis, ils n’ont pas à espérer, ils ont tout, ils n’ont rien à craindre, ils n’ont ni espoir, ni crainte. Les bêtes, elles n’ont pas d’espoir, quelquefois un peu de crainte mais dans l’immédiat. Pourquoi ? Parce qu’elles n’ont pas conscience du temps à venir. Elles n’ont pas de prescience, les bêtes, et en ce sens elles vivent dans un temps qui est tout entier au présent, ni espoir, ni crainte. Tandis que nous, non seulement il y a Pandora mais il y a le fait que nous sommes coincés entre Prométhée, c’est-à-dire la capacité que nous avons de faire des projets, de prévoir, de voir comment les choses se dessinent, le champ de force que nous allons manœuvrer mais aussi Epiméthée, comme une andouille, comme un benêt, toujours l’air surpris alors qu’il aurait dû se douter qu’il y avait quelque chose qui nous guettait. Entre Prométhée et Epiméthée, on est continuellement à vivre notre présent dans la tension, dans Elpis, entre espoir et crainte. Là, encore la condition humaine apparaît dans toute son ambiguïté. Voilà. Merci de m’avoir fait penser à une des choses que j’ai oubliées.
Czeslaw Michalewski : Nous nous tiendrons, strictement au temps décidé mais je voudrais quand même vous poser une question si ce n’est pas excessif.
Jean-Pierre Vernant : Non, non, allez-y.
Czeslaw Michalewski : Pandora, résume bien la condition de tous les hommes, par son ambiguïté ? Elle a une apparence de Déesse, presque spontanément, son charme est irrésistible.
Jean-Pierre Vernant : Tout à fait. Dès qu’elle bouge le petit doigt… merveilleux…
Czeslaw Michalewski : Elle incarne donc la condition humaine. Or dans la mythologie grecque, il y a un personnage que je ne sais pas comment situer par rapport par rapport à Pandora, c’est Héraclès dont on dit qu’il est le seul homme à être admis parmi les Dieux parce qu’à force de travailler, il s’est divinisé. Est-ce que c’est toujours Pandora qui incarne la condition humaine ?
Jean-Pierre Vernant : Ah ! oui, oui.
Czeslaw Michalewski : Ou est-ce que l’espoir n’est pas du côté d’Héraclès ?
Jean-Pierre Vernant : Ah ! non, non. Héraclès, c’est ce plan de la vie intellectuelle et cultuelle qu’est le culte héroïque. Alors, il est d’abord héros avant d’être Dieu. Alors héros, ça veut dire qu’à partir d’un certain moment, dans le monde grec, il va y avoir, en dehors du culte qui est réservé aux Olympiens, avec ces règles, un bomos, un autel sur lequel on fait un sacrifice avec la fumée qui monte, il va y avoir en dehors du, le rituel funéraire n’est pas très fort, mais il y a un rituel héroïque, il y a des personnages qui, aux yeux d’une communauté, vont symboliser la communauté, Thésée, par exemple, Thésée pour Athènes. Alors il faut retrouver leur cadavre et l’enterrer, non pas du tout dans un cimetière mais sur l’Agora et on va rendre un culte héroïque. Alors, la légende d’Héraclès, spécialement pour les Doriens, c’est lui qui va illustrer ça. C’est-à-dire que le personnage humain mais d’origine divine, son père est quand même Zeus, les Grecs projettent, à l’origine de leur culture, une série de personnages à un moment où les Dieux et les hommes, les Dieux et les femmes, certaines Déesses et des hommes s’unissent et vont produire des personnages chefs de lignées qui vont avoir un rôle royal ou de traitrise. Héraclès, ça va être ça. Alors, le thème, comme pour Thésée, comme pour d’autres, ce sont les travaux. Ils vont avoir une série d’épreuves probatoires et aux termes de ces épreuves, en raison de leur valeur extraordinaire, chez Héraclès de sa force physique et de son endurance, avec l’appuie des Dieux qui viennent donner un coup de main quand ça va trop mal, ils vont, en quelque sorte, être éjecté de la condition humaine normale et être projeté dans un monde semi divin, et pour Héraclès, aussi divin parce qu’il y a des endroits, où comme dit Pausanias, on lui rend un culte non comme un héros mais comme un Dieu. Mais c’est une autre problématique, une autre paire de manches qu’avec Pandora.
Czeslaw Michalewski : Merci beaucoup. Nous terminons, cette rencontre, avec nos remerciements les plus chaleureux, Monsieur Vernant.
Jean-Pierre Vernant : C’est moi qui vous remercie.