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Le café Bazard, avec Serge Tisseron

« Le café Bazard » du mardi 3 janvier 2006, un magazine consacré aux émotions, présenté par Mathieu Villard qui reçoit Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste à propos de son livre « Vérités et mensonges de nos émotions ».

Émission de France Inter, transcrite par Taos Aït Si Slimane. Pour toutes les transcriptions disponibles sur ce site, l’oralité est volontairement respectée. Merci à tous ceux qui me signaleront [tinhinane[ate]gmail[point]com], les imperfections de ce travail artisanal.

Mathieu Villard : « Le café Bazard » est ouvert, vous pouvez entrer, bonjour à toutes et à tous.

Une émission pleine d’émotions aujourd’hui, avec notre invité qui publie une livre sur la « Vérités et mensonges de nos émotions », et qui va nous révéler que nous sommes souvent les jouets d’émotions qui ne sont pas les nôtres, Serge Tisseron, bonjour.

Serge Tisseron : Bonjour.

Mathieu Villard : Vous êtes psychiatre, psychanalyste, auteur de nombreux livres sur les secrets de famille, les relations avec les images et les rapports avec les nouvelles technologies. Vous êtes également dessinateur, vous avez d’ailleurs présenté votre thèse de médecine à travers une bande dessiné en 1975, c’est cela ?

Serge Tisseron : Oui, oui. Je ne vous cache pas que cela a crée des émotions au jury.

Mathieu Villard : Et vous, avant de voir comment c’était reçu ?

Serge Tisseron : À moi aussi. Mais l’épreuve s’est finalement bien passée. Je vous avouerais que je n’ai pas eu de mention mais j’ai eu ma thèse, après tout, c’est tout ce que je voulais, donc, je suis très content.

Mathieu Villard : Vous publiez, « Vérités et mensonges de nos émotions », aux éditions Albin Michel, et avant même de vous accueillir, Serge Tisseron, j’ai commis un premier lapsus, en annonçant le titre de votre livre, puisqu’au lieu de dire « Vérités et mensonges de nos émotions », j’ai annoncé « Vérités et mensonges de nos émissions ».

Serge Tisseron : Il y a peut-être un livre à écrire là-dessus. Vous pourriez le faire peut-être, n’est-ce pas ?

Mathieu Villard : Ça laisse réfléchir quand même. [manque une phrase] et je crois que vous l’avez fait aussi, ce lapsus, vous-même ?

Serge Tisseron : Je l’ai fait. En cours d’émission, c’est inévitable, à un moment ou un autre, qu’on le fasse. Si on le fait aujourd’hui, les auditeurs seront prévenus.

Mathieu Villard : Voilà.

Serge Tisseron : C’est presque un tribu que l’on paye, à chaque fois, au lapsus.

Mathieu Villard : Vous êtes un homme de médias, aussi ?

Serge Tisseron : Oui.

Mathieu Villard : Vous passez souvent à la radio, à la télévision.

Serge Tisseron : Oui, cela n’empêche pas de faire des lapsus. Il y a des gens qui croient que quand on est bien analysé, on n’a plus jamais la langue qui fourche. Mais, je crois, au contraire, que quand on est bien analysé, on peut avoir la langue qui fourche. On repère, on ne s’en choque pas et puis ma foi, on cherche à comprendre pourquoi, on apprend des choses au passage.

Mathieu Villard : Donc, le psychanalyse commet toujours des lapsus, c’est plutôt rassurant. Serge Tisseron, est-ce qu’il y a un lien entre les émotions et vos précédents travaux, en particulier les secrets de familles et le rapport aux images ?

Serge Tisseron : Oui, complètement. Le rapport aux images est évident. Les images sont faites pour nous procurer des émotions. Il n’en a pas toujours été comme ça. Les images ont eu longtemps une fonction pédagogique, notamment par rapport à l’enseignement religieux. Mais, aujourd’hui, la plupart des images auxquelles nous sommes confrontés, sont faites pour nous procurer des émotions, puis éventuellement pour détourner ces émotions, je pense aux images publicitaires. Mais en tous cas, les émotions sont principales dans notre rapport aux images. Puis, les secrets de famille, même chose, puisque, j’ai même eu l’occasion de le dire ici, ce qui caractérise les secrets de famille ce n’est pas que quelque chose n’est pas dit, c’est qu’il est interdit de le connaître. Et lorsqu’il existe un secret dans une famille, il y a toujours des émotions qui le laissent transparaître : des pleurs un peu imprévus, inexplicables de l’un des membres de la famille, ou une bouffée de colère que personne n’explique. Les émotions, souvent, sont une façon de trahir l’existence d’un secret de famille. Donc, vous voyez, on est là, avec les émotions, au cœur des secrets. Mais, les émotions n’interviennent pas que dans nos relations aux images et aux secrets. C’est aussi le sel de notre vie.

Mathieu Villard : Dans votre livre quand même, vous nous mettez presque en garde contre nos émotions et une certaine tyrannie de l’affect, pourquoi ?

Serge Tisseron : Je ne mets pas en garde contre toutes les émotions. Vous allez comprendre.

Mathieu Villard : Mais il faut s’en méfier, faire le tri.

Serge Tisseron : Il faut le tri. Ce n’est pas une manière de revenir en arrière. Peut être que les auditeurs disent, en entendant cela : déjà dans les années 1960-1970, et puis heureusement on a découvert qu’elles étaient bien utiles. Je ne propose pas de revenir en arrière. Je crois que l’on a bien fait, dans les années 1990-2000, de dire que les émotions étaient importantes, qu’elles permettent de nous mobiliser, de mener un projet à bien, de mettre en route notre désir de comprendre, notre désir d’agir, donc elles sont très bien. En revanche, le problème c’est qu’il y a certaines de nos émotions qui nous appartiennent bien, et celles-là, et celles-là nous mettent en route de la meilleure façon qui soit, et d’autres émotions qui ne nous appartiennent pas, qui se sont installées à l’intérieur de nous un peu comme des intrus, comme des corps étrangers. Et je crois qu’il faut aujourd’hui apprendre à faire la part, faire le partage entre, on pourrait dire, ces bonnes émotions, qui nous appartiennent bien, qui témoignent de nous, qui nous sont utiles, qui nous orientent positivement dans la vie et puis, ce que l’on pourrait appeler les mauvaises émotions, ces émotions étrangères.

Mathieu Villard : Ça, c’est étonnant alors ! On serait habité par des émotions qui viendraient de nos parents, de nos proches, même de gens que l’on n’a pas connus, qui sont décédés ?

Serge Tisseron : Mais, oui, complètement. De ce point de vue-là d’ailleurs, les travaux des psychanalystes rejoignent les travaux des chercheurs en neurosciences. Les chercheurs en neurosciences ont montré, il y a quelques années, quelque chose d’extraordinaire, c’est que quand nous interprétons nos émotions, nous faisons une grave erreur. Par exemple, je suis triste, je pleure. Et j’ai tendance à croire que je pleure parce que je suis triste. Les chercheurs en neurosciences nous ont montré que c’est dans le sens contraire que cela se passe. C’est-à-dire que dans certaines circonstances de la vie, nous avons toutes les manifestations de la tristesse, et ces manifestations de la tristesse font apparaître l’émotion, le sentiment de tristesse dans un second temps. Ma contribution, cherche à comprendre comment il se fait qu’à certains moments, nous nous mettons à avoir des manifestations de tristesse et comment il se fait que nous éprouvons après de la tristesse alors qu’à l’origine cette tristesse n’était pas la nôtre. Je crois que beaucoup de choses que nous avons apprises, que nous avons intériorisées dans notre enfance, sont la clef de cette situation. Je vais donner un exemple personnel. Pendant très longtemps, j’ai eu beaucoup de difficultés pour téléphoner. J’avais très peur de décrocher le téléphone, j’avais ce que l’on pourrait appeler une phobie du téléphone. Puis, un jour, je me suis souvenu qu’étant enfant, j’avais souvent assisté à une même scène avec mon père. Mon père était encore plus phobique du téléphone que moi, quand le téléphone sonnait, il appelait ma mère, pour qu’elle vienne décrocher, même s’il était à côté. Et le petit garçon que j’étais avait intériorisé, par empathie, cette peur que mon père avait du téléphone. Dans mon imagination, de petit enfant, c’était une manière d’être avec mon père, peut-être même de le soulager. Le problème, c’est qu’après en grandissant, j’avais gardé cette peur du téléphone, et ce n’était pas la mienne. Ce qui est intéressant, c’est que le jour où j’ai compris que cette peur n’était pas la mienne, elle a cédé très vite.

Mathieu Villard : Et vous avez pu vous en libérer ?

Serge Tisseron : Je m’en suis libéré.

Mathieu Villard : Et tout d’un coup, Vous avez pu retéléphoner normalement ?

Serge Tisseron : Petit à petit. En tous cas, j’ai su que quand j’avais peur du téléphone, je n’avais pas de raison d’avoir peur du téléphone si ce n’est de vouloir être, à ces moments-là, avec mon père que je sentais bien embarrassé avec le téléphone.

Mathieu Villard : Serge Tisseron, vous parlez des bébés qui sont bien évidemment des observateurs de leurs parents…

Serge Tisseron : Et des éponges d’émotions.

Mathieu Villard : Des éponges d’émotions. Là, vous êtes jeune garçon, vous observez votre papa. Or, ce que vous nous dites dans le livre, c’est que non seulement on peut traduire une émotion parce qu’on l’a observée, mais on peut aussi être le traducteur d’une émotion d’une personne décédée que l’on n’a même pas connue.

Serge Tisseron : Oui. Alors, cela ne se passe pas par l’opération du Saint-Esprit, si je puis dire, ou par transmission de pensées, cela se passe par le fait que certains parents, sont tellement habités par des émotions relatives à leurs propres parents, qu’ils vont mettre leurs enfants à la place de leurs propres parents. Prenez l’exemple d’un parent qui s’est longtemps occupé de sa mère asthmatique, par exemple, et bien, ce parent aura intériorisé une grande attention à la moindre crise de toux, au moindre risque d’étouffement. Ensuite, ce parent risque, avec son enfant, d’avoir la même attitude, c’est-à-dire de dramatiser immodérément, excessivement, la moindre difficulté respiratoire de son enfant, le fait de ne pas voir sa poitrine se soulever et s’abaisser normalement, pendant le sommeil… Du coup, ce parent va un peu mettre son enfant à la place de son parent, ce parent malade, asthmatique, et l’enfant va intérioriser peut-être l’angoisse d’une fragilité respiratoire alors qu’en fait il n’a aucune fragilité respiratoire. C’est comme ça, qu’à travers l’éducation que nos parents nous donnent, la qualité de l’attention qu’ils nous donnent, il arrive que nous modelions notre personnalité à l’image de la personnalité d’un grand-père, d’une grand-mère, d’un ancêtre.

Mathieu Villard : On va demander aux auditeurs de France Inter, s’ils ont senti, eux aussi, être, à un moment de leur vie, pourquoi pas, les passeurs d’émotions, les héritiers d’émotions qui ne seraient pas les leurs. 01 45 24 70 00, puis bien sûr vos témoignages, vos réactions et vos questions à Serge Tisseron en passant par le site internet de « Le café Bazard » sur franceinter.com. C’est vrai que vous disiez que nous sommes dans une société où l’on invite tout le monde à se livrer, à laisser aller ses émotions, est-ce qu’on se fie à ses émotions. Est-ce qu’on peut se fier à ses émotions, comme à son intuition ? Ou est-ce que là aussi, vous pensez que c’est une mauvaise piste à suivre ? Est-ce que c’est assez similaire cette notion d’émotion, intuition ?

Serge Tisseron : Aujourd’hui, beaucoup de gens ont l’impression de ne plus très bien savoir à quel saint se vouer. Beaucoup ont l’impression que nous manquons de repères. C’est vrai que le monde a évolué tellement vite, la famille a évolué, les repères sexuels ont évolué mais la mondialisation a aussi fait évoluer la représentation que nous avons du monde, la place de notre pays… Du coup, beaucoup de gens manquent de repères fiables, précis, et ils se disent je ne sais pas trop en fonction de quoi agir par rapport à la collectivité mais j’ai une émotion et donc je vais au moins me guider sur cette émotion. Je n’agirais peut-être pas d’une manière qui correspondra à des choses que j’aurais mûrement réfléchies, mais au moins j’agirais en fonction de ce que je suis moi-même profondément. Là, je crois qu’il y a une erreur, comme je le disais il y a quelques minutes, certaines émotions en effet sont un guide pour nous indiquer là où nous pouvons trouver notre propre vérité, mais il y a des émotions qui nous induisent complètement en erreur et qui nous mènent sur de faux chemins.

Mathieu Villard : On va voir peut-être comment faire le tri, avec vous, pendant cette émission. Fouad est en ligne avec nous, au 01 45 24 70 00, et vous êtes dans le Nord, Fouad ?

Auditeur, Fouad : Oui, tout à fait. Bonjour.

Mathieu Villard : Bonjour.

Auditeur, Fouad : J’aimerais comprendre pourquoi, lorsque l’on est interrogé sur une question, où l’on vous accuse de mensonge, par exemple, vous avez le sentiment de mentir alors que vous dites parfaitement la vérité ? Vous vous retrouvez à rougir, à ne plus savoir où vous mettre, en ce sens ? bien que vous dites la vérité et vous vous retrouvez avec un sentiment de mentir.

Serge Tisseron : Quelle belle question !

Mathieu Villard : C’est vrai.

Serge Tisseron : Écoutez, c’est bien parce que cela va nous permettre de voir justement comme les émotions sont des choses compliquées. Première hypothèse, je ne peux faire que des hypothèses, quelqu’un, dans la situation que vous racontez, peut-être quelqu’un qui a été pris un jour en défaut de mentir, alors qu’il mentait, et cette humiliation, cette souffrance a été si grande que quand il dit la vérité, il craint toujours qu’on le prenne en défaut de mentir. Ou, quelqu’un a pu mentir et ne pas être en défaut et il craint toujours d’être pris en défaut avec du retard. Si vous voulez, là, c’est une émotion en rapport avec une expérience personnelle qui a été vécue. Mais on peut aussi avoir la même émotion, que vous décrivez, c’est-à-dire l’inquiétude d’être pris en défaut de mentir, alors que l’on ne ment pas, on peut avoir cette même émotion parce que l’on a grandi dans une famille dans laquelle quelqu’un peut-être cachait toujours quelque chose et on avait toujours envie de dire, à ce parent : tu me caches quelque chose, on n’osait jamais. Et souvent, ce que l’on a envie de dire à quelqu’un et que l’on ne dit pas, on craint que quelqu’un nous le retourne un jour. Donc, on peut avoir peur qu’un jour quelqu’un nous dise : tu mens, bien qu’on ne mente pas parce que peut-être un jour, on a eu envie de dire à quelqu’un « tu mens » et qu’on n’a pas osé le lui dire. Souvent, dans les familles, on grandit avec l’idée que nos parents doivent nous cacher quelque chose ou mentir, ils le font tous d’ailleurs, et quand en grandissant il nous reste interdit de leur dire, il peut arriver que l’on craigne soi-même d’être l’objet de l’agression qu’on retient par rapport aux autres.

Mathieu Villard : Donc, là, il faut s’interroger si l’on a ce sentiment justement d’être accusé alors que l’on ne ment pas. Il y a quand même quelque chose là qui se joue derrière ?

Serge Tisseron : Oui, il y a quelque chose qui se joue et vous voyez comme c’est intéressant. Soit c’est une émotion en rapport avec une expérience personnelle : « J’ai été pris en défaut, je crains d’être pris en défaut, même si je dis la vérité » ou bien cela peut-être une émotion en relation avec un secret gardé par un autre. Et l’on a, par rapport à cette question, les deux portes d’entrée de toutes nos émotions : soit elles témoignent d’expériences personnelles, vécues, soient elles témoignent d’une expérience d’un autre que l’on a intériorisée.

Mathieu Villard : Si l’on vous accuse de mensonge, alors que vous n’avez jamais éprouvé ce sentiment de mentir, ou cela n’était pas vrai, ou que personne de votre famille n’a menti, cela peut venir aussi de l’autre, non ?

Serge Tisseron : Cela peut venir de l’autre, mais…

Mathieu Villard : S’il vous énonce clairement votre mensonge, en vous accusant de mensonge.

Serge Tisseron : Oui, cela peut venir de l’autre, effectivement, c’est une troisième éventualité. C’est-à-dire que nous pouvons éprouver des émotions parce que l’autre nous y accule, nous y contraint mais on va là un peu plus loin. Fouad nous disait, quand il disait : Quand il dit la vérité, il craint que son interlocuteur lui dise qu’il mente. Mais il peut nous arriver en effet de dire la vérité et que notre interlocuteur nous dise : Tu mens, tu mens, tu mens, et que l’on intériorise à ce moment-là l’idée de mentir alors que l’on dit la vérité. C’est vrai que dans certaines familles, des enfants peuvent être accusés de mentir alors qu’ils ne mentent pas et ces enfants peuvent après grandir avec l’idée que même quand ils disent toujours la vérité, ils auront toujours affaire à un adulte ou à un interlocuteur qui fera la même chose que leurs parents, quand il étaient petits, un interlocuteur qui leur dira toujours : Tu mens, tu mens.

Mathieu Villard : Fouad, vous avez une réponse à votre question ?

Auditeur, Fouad : Cela me rappelle une anecdote que j’avais vécue quand j’étais enfant. J’ai été accusé d’avoir volé dans la caisse de l’école et je ne pouvais pas me dépêtrer de cette histoire. J’étais coupable, il s’est avéré après que je n’étais pas coupable et le vrai coupable s’est dénoncé. Tous mes camarades de classe me disaient que j’étais un menteur, ma maîtresse d’école me disait que j’étais un menteur, mes parents disaient que j’étais un menteur. C’est vrai que maintenant, quand je me retrouve dans une situation un peu délicate, je crois que c’est cela qui ressurgit, à savoir qu’une fois j’ai été accusé en disant que j’étais un menteur… Oui, cela m’aide à y voir plus clair.

Serge Tisseron : C’est ce que j’appelle l’émotion prescrite. Il y a une prescription de l’émotion dans une situation très chargée, très investie, vécue avec beaucoup d’intensité et après cette prescription émotionnelle va rester à l’intérieur de la personnalité, bien que la situation initiale ne se reproduise plus. Quand Fouad se trouve dans une situation simple, banale, il peut encore craindre qu’on lui dise qu’il ment parce que cette situation initiale a été, pour lui, une situation dans laquelle il a intériorisée cette émotion prescrite : « Tu dois penser que tu mens »

Mathieu Villard : Comment se débarrasser de ce sentiment, encore présent aujourd’hui pour lui ?

Serge Tisseron : Déjà s’en rendre compte, comme il vient e le faire. C’est-à-dire pouvoir mettre en relation l’angoisse d’être accusé de mentir, qu’il éprouve aujourd’hui, avec cette situation du passé. Fouad le fait très bien dans ce qu’il nous a dit mais ce n’est pas toujours le cas, surtout si ces situations inaugurales sont très précoces. Quand c’est arrivé à neuf, dix, onze ans, on peut s’en souvenir mais quand c’est arrivé à quatre, cinq, six ans, c’est beaucoup plus difficile. D’ailleurs, c’est souvent des découvertes que font des patients en psychothérapie ou en psychanalyse. La découverte que certaines émotions qu’ils croient relatives à des situations du présent sont en fait des émotions relatives à des émotions du passé, ce sont des émotions survivantes et qui viennent parasiter notre relation au présent, parce que notre présent n’est pas évidemment comme notre passé, et ce n’est pas en éprouvant les émotions du passé que l’on peut le mieux faire face à l’originalité des situations du présent.

Mathieu Villard : Merci Fouad.

Auditeur, Fouad : Merci beaucoup, au revoir.

Mathieu Villard : Nous attendons bien sûr, dès maintenant, vos réactions, vos questions et vos témoignages sur ce thème des émotions, avec Serge Tisseron, qui sera là pour nous donner des clés sur la façon d’analyser nos émotions, et vous allez aussi pouvoir nous dire si vous avez eu l’impression parfois de ressentir des émotions qui n’étaient pas forcément les vôtres. 01 45 24 70 00, puis le site internet de « Le café Bazard » en allant nous retrouver sur franceinter.com.

[pause musicale]

Mathieu Villard : Une année pleine d’émotions également pour lui, Cali, « Je m’en vais », sur France Inter, extrait de son nouvel album. Nous parlons des émotions, ce matin, dans « Le café Bazard », avec vous Serge Tisseron. Vous êtes psychiatre, psychanalyste et vous publiez « Vérités et mensonges de nos émotions », aux éditions Albin Michel. Avant d’accueillir Claudine, qui nous appelle de Montpellier, dans un instant, est-ce qu’on va pouvoir définir ce que sont les émotions, Serge Tisseron, pour vous ? Qu’est-ce qu’il faut entendre derrière ce mot ?

Serge Tisseron : Oui, vous avez raison parce que souvent on confond les émotions avec les sentiments. Ce n’est quand même pas tout à fait la même chose. Ce qui caractérise une émotion, c’est d’abord la survenue brutale. Par exemple, le fait d’être amoureux est un sentiment, le fait de tomber amoureux, comme on dit, est une émotion. On voit bien la différence déjà dans le langage courant. Donc, caractère brutal de l’émotion. Puis, deuxième caractère, c’est l’envahissement d’état du corps : on rougit, on blêmit dans une émotion, on peut même trembler, puis…

Mathieu Villard : Donc, elles sont visibles et détectables, les émotions, on peut les voir.

Serge Tisseron : D’ailleurs le langage courant est plein de formules pour désigner les émotions : avoir l’estomac noué, avoir le cœur chaviré… On voit bien là que le corps est très présent dans ces émotions.

Mathieu Villard : Chair de poule.

Serge Tisseron : La chair de poule, c’est vrai. Le corps est très présent dans l’émotion et du coup cela la rend visible à vos interlocuteurs. Puis, troisième élément important, quand on éprouve une émotion, cela nous porte à faire quelque chose. C’est pour cela que les émotions sont si importantes, elles nous portent à l’action. On peut garder un sentiment secret, pendant très longtemps, sous le coup d’une émotion, on agit. Cela ne veut pas dire que l’on agisse bien, mais vous voyez que les émotions sont importantes pour nous mobiliser.

Mathieu Villard : Est-ce qu’elles indispensables à notre vie, les émotions ?

Serge Tisseron : Oui, elles sont indispensables à notre vie. Si nous n’éprouvions pas d’émotions, la vie serait ennuyeuse.

Mathieu Villard : On parle des ces êtres à sang froid, qui n’auraient pas d’émotions.

Serge Tisseron : C’est vrai, il y en a mais souvent ce sont en fait des gens qui ont eu recours à cette attitude-là pour se protéger. Souvent les gens qui se présentent comme éloignés de leurs propres émotions, comme froids, voire glacials, ce sont des gens en fait qui ont vécu des situations traumatiques graves et ils n’ont pu s’en protéger qu’en mettant leurs émotions de côté.

Mathieu Villard : C’est une anesthésie émotionnelle, c’est cela ?

Serge Tisseron : Oui, une anesthésie émotionnelle. Mais il faut comprendre que cette anesthésie a été à l’origine un moyen de se protéger contre un drame beaucoup plus grave qui serait arrivé s’il n’y avait pas eu cette anesthésie. Quand on est confronté à une situation terrible, un accident, une violence de la part d’autrui, il faut faire face. Pour faire face, il faut être capable de mobiliser toutes ses capacités psychiques, être capables de comprendre la situation, trouver la bonne manière de répondre, puis, il faut être capable aussi de mobiliser l’action. Pour ça, c’est important de ne pas être submergé d’émotions. L’émotion mobilise l’action, mais beaucoup d’émotion paralyse l’action. Du coup, les gens confrontés à un traumatisme, souvent ont réagi en apprenant à mettre leurs émotions de côté. C’est un petit peu comme les situations que l’on décrivait tout à l’heure. Après, ces personnes vont être confrontées à des situations quotidiennes de la vie, beaucoup moins dramatiques que leur traumatisme, mais comme elles auront pris l’habitude de mettre leurs émotions de côté, malheureusement elles continueront à faire fonctionner cette habitude. Et l’on voit comme ça des gens qui sont froids dans la vie alors que ce sont des gens qui ont un jour éprouvé un drame dont ils n’ont pu se protéger qu’en mettant leurs émotions de côté, et après ils ont continué à toujours mettre leurs émotions de côté. D’ailleurs, ces gens, souvent, se mettent en couple avec des personnes plutôt émotionnelles et c’est un petit peu pour ces traumatisés de la vie une manière de se réconcilier avec leurs émotions, par procuration.

Mathieu Villard : Il y a beaucoup de courriels, Serge Tisseron, je vous les donnerais dans un instant. On va accueillir Claudine, qui nous attend à Montpellier. Bonjour Claudine.

Auditrice, Claudine : Bonjour, messieurs.

Mathieu Villard : Bonjour.

Auditrice, Claudine : Je viens de comprendre quelque chose, avec ce que vous venez de dire. Mais je vais vous expliquez, un témoignage, celui de ma sœur, qui était alcoolique, qui est un petit peu encore alcoolique, qui avait une profession de juriste, donc elle est alcoolique le soir. Elle a lu Chevalier, les émotions etc., mais elle n’a pas pu rester aux Alcooliques Anonymes parce que son psychiatre lui disait : non, c’est une névrose et qu’il fallait faire soigner son alcoolisme par le soin de ses émotions. Il lui a fait écrire plusieurs lettres, à mon père, à ma mère, tout le monde y passé. Nous n’avons pas été des filles battues, rien d’extraordinaire dans notre vie. Elle s’est soignée très progressivement en étant très, très primale mais petit à petit elle devient mieux en soignant ses émotions de cette façon-là. Elle m’a demandé, à moi et m’a dit : mais toi, toi aussi tu dois te soigner, tu as un petit TOC, toi aussi il faut que tu parles. Je lui dis : mais moi, je n’ai rien à dire, moi ça va, laisse-moi. Effectivement, je viens de comprendre. J’ai failli me tuer, il y a trois ans et effectivement je mets toutes mes émotions de côté, alors qu’effectivement moi aussi j’ai de nœuds à l’estomac, moi aussi dans ma vie, autrefois, j’étais plus émotionnelle, et peut-être que là, je viens d’avoir une réponse en ayant mis mes émotions de côté y compris parce que j’étais un peu politisée, je prenais part à la vie active de la société et effectivement depuis, il y a plus urgent… Voilà.

Mathieu Villard : Alors, Serge Tisseron ?

Serge Tisseron : Vous avez fait la moitié du chemin, Madame. C’est vrai que pour retrouver le chemin de nos émotions, il faudrait d’abord s’apercevoir qu’en effet on s’est retranché d’elles. C’est vrai qu’il y a des gens qui n’éprouvent pas d’émotions ou qui n’ont pas de souvenirs d’événements importants qu’il aurait pu vivre, ils croient que leur vie a toujours été tranquille, sans à-coups, sans excès, et c’est vrai que souvent c’est une manière d’avoir mis à l’écart, d’avoir enfermé même dans une sorte de placard des moments émotionnels intenses que l’on a pu vivre, des moments bouleversants, du coup c’est vrai que l’on s’est retranché de ses émotions. Retrouver le souvenir des moments dramatiques que l’on a pu vivre, des événements simplement très intenses que l’on a pu vivre, cela nous remet sur le chemin de nos émotions. Dans un traumatisme, dans un drame on ne peut se protéger qu’en mettant ses émotions de côté mais dans la vie quotidienne, on ne peut au contraire profiter de toutes les circonstances de la vie qu’en ayant la disponibilité de ses émotions. C’est ces deux situations contradictoires qu’il faut arriver à gérer en même temps.

Auditrice, Claudine : Est-ce que cela est nécessaire ?

Mathieu Villard : Est-ce que quoi, Claudine ?

Auditrice, Claudine : Ma question est : Est-ce qu’il est nécessaire que je réactive des émotions passées ?

Serge Tisseron : Peut-être que non. Mais en tout cas, si vous les réactivez, il faut les réactiver de manière progressive. Il ne faut surtout pas vouloir replonger dans le bain de ses émotions passées. Il faut, au contraire, se familiariser avec elles, progressivement. Encore une fois, se retrancher de ses émotions, quand on a vécu des situations émotionnellement très fortes et très bouleversantes, c’est une manière de se protéger. Vouloir replonger dans ses émotions du passée, cela serait une manière de se soumettre à nouveau à un risque trop important. Ce qu’il faut c’est apprendre à retrouver ses émotions, petit-à-petit. Je dirais que les œuvres d’art qui nous entourent ou la culture nous permet cela. Si je vais au cinéma, souvent je vois des films qui évoquent des situations de ma propre vie mais ces films évoquent ces situations de ma vie latéralement, donc je peux retrouver certaines de mes émotions, en partie, mais pas forcément toutes. Puis, à la sortie du film, je peux parler du film mais je peux aussi parler de quelques émotions personnelles qu’il m’a permis de retrouver. Vous voyez, comme ça, petit-à-petit, on retrouve les émotions du passé, par fragments, et petit-à-petit on retricote ces fragments ensemble. Mais, il ne faut surtout pas vouloir se replonger brutalement dans les émotions du passé parce que, encore une fois, si on les a retranchées de soi c’est qu’on avait une bonne raison pour le faire, on est plus fort que par le passé mais on n’est pas forcément assez fort pour se confronter à toutes les émotions du passé dont on a du se protéger. Donc, il faut le faire progressivement. Et la culture nous y aide beaucoup.

Mathieu Villard : Vous avez parlé de dénouer quand même Claudine.

Auditrice, Claudine : Oui, mais c’est trouver des parallèles, si je comprends bien. Trouver des parallèles, par le cinéma effectivement, etc. Mais c’est amusant, enfin amusant, c’est que moi je n’ai pas l’impression d’avoir des émotions fortes passées à mettre en exergue.

Serge Tisseron : Peut-être qu’un jour, un film va vous révéler quelque chose de vous que vous avez mis en sommeil…

Auditrice, Claudine : Cela me fait peur.

Serge Tisseron : Non, parce que, justement, si vous pouvez envoyant un film, en lisant un roman, retrouver les émotions importantes de votre passé, c’est que vous êtes capables de prendre aujourd’hui une certaine distance par rapport à elles, sinon vos mécanismes continueraient à fonctionner. Il y a des gens qui sont confrontés, au cinéma, à des situations exactement semblables à des drames intimes qu’ils ont vécus, et c’est gens, en sortant de la séance, disent que ce film les a ennuyés, qu’ils regrettent d’y être allés. Ce sont des gens qui ont vu, sur l’écran, des choses de leur propre vie et s’en protègent tellement bien justement qu’ils ne les ont pas vues. D’une certaine manière ils les ont retranchées tout de suite de leur expérience.

Auditrice, Claudine : Cela ne se rapporte pas à mon enfance. À la limite, à un ex mari peut-être, mais pas à mon enfance. C’est pour cela que cela m’embête de revenir tant de temps en arrière.

Serge Tisseron : Mais, vous n’êtes pas obligé de le faire. Ce que je vous dis, c’est que si à l’occasion cela se présente, il ne faut pas en avoir peur parce que sans doute vous êtes plus forte que par le passé et que si cela se présente, que vous retrouviez des émotions du passé, c’est la preuve que vous êtes capables maintenant de les appréhender, de les revivre par fragments, mais justement pas intégralement.

Mathieu Villard : Merci beaucoup Claudine, en tout cas pour votre témoignage. Un courriel de serge, pour vous Serge Tisseron : « Ces fameuses émotions qui ne sont pas forcément les nôtres, est-ce qu’elles ne forgent pas finalement notre caractère et donc ne deviennent pas par définition ce que nous sommes, notre devenir intrinsèque ? »

Serge Tisseron : Oui, c’est vrai.

Mathieu Villard : On se construit forcément.

Serge Tisseron : Tout à fait. Simplement, certaines de ces émotions qui ne sont pas les nôtres, sont des émotions que nous vivons avec bonheur. Par exemple, si j’ai grandi dans une famille où mes parents étaient toujours gais, j’aurais intériorisé leur gaieté et cela ne va pas me poser de problèmes, heureusement !

Mathieu Villard : Oui, parce qu’on parler aussi des émotions joyeuses, quand même !

Serge Tisseron : Voilà. L’enfant grandit en intériorisant toutes les émotions de son environnement. Certaines de ces émotions sont structurantes. Par exemple, le fait que les parents crient quand l’enfant s’approche du feu, c’est quelque chose que l’enfant va intérioriser et qui va ensuite le protéger. Il va avoir peur de se rapprocher du feu. Voilà une émotion que l’enfant va d’abord caler sur celle de ses parents et qui va ensuite le protéger, c’est une émotion utile. Il y a certaines émotions qui ne sont pas nécessaires à la protection de soi mais que l’enfant va intérioriser de façon positive, par exemple la gaieté de ses parents, le fait qu’il y ait des événements important où tout le monde se réjouit. Il y a malheureusement des émotions que l’enfant va également intérioriser et qui vont lui empoisonner la vie, par exemple le fait d’avoir un parent qui est toujours triste sans que personne ne sache pourquoi, le fait d’avoir un parent qui réagit, à toutes les situations qu’il ne comprend pas, par la colère. Ces réactions aussi vont être intégrées par l’enfant. C’est vrai que quand on est adulte et que l’on a des réactions inexplicables que, par exemple, on se trouve triste même face à un événement gai ou quand on se met en colère toujours de la même manière, par rapport à des situations qui ne le méritent pas, souvent, on a tendance à se dire : c’est mon caractère. Quand quelqu’un nous le reproche, des fois on lui répond : écoute, je suis comme ça, quand tu m’as épousé tu l’avais déjà remarqué, je n’ai jamais caché mon jeu, je suis comme ça, c’est mon caractère. Moi, je dis non. Le caractère, je ne sais pas ce que c’est. Je crois que dans ce que l’on appelle le caractère, il y a de bonnes émotions, intériorisées dans notre enfance, mais il y a aussi des émotions parasitaires, inutiles que nous avons également intériorisées. Et de ces émotions-là, il est important de se débarrasser. D’ailleurs, je dirais que la vie de couple est souvent un bon repère parce que si quelqu’un me dit : mais qu’est-ce que tu as à t’énerver comme ça, tout d’un coup tu te mets à parler comme ton père ? Si quelqu’un me dit cela, je crs que j’ai intérêt à l’écouter et à réfléchir à ce qui m’a été dit.

Mathieu Villard : Il y a déjà un indice.

Serge Tisseron : Oui, il y a déjà un indice.

Mathieu Villard : Un courriel de Clotilde : « Pour elle, la plus forte émotion transmise par ses parents, son père précisément, c’est la colère. Une colère qui débarque très rapidement dans la journée, dès qu’une contrariété est forte. Elle voudrait rompre cette transmission parce qu’elle a deux fils et voudrait qu’ils trouvent un meilleur contrôle d’eux-mêmes, comme elle devrait arriver à le faire.

Serge Tisseron : On est typiquement devant une motion prescrite. Là encore, la moitié du chemin a été fait. Pouvoir accepter l’idée que certaines émotions qui nous habitent ne sont pas les nôtres, mais qu’on les a intériorisées précocement, c’est déjà, encore une fois, avoir fait la moitié du chemin. Ensuite, comment faire l’autre moitié ? En remettant, sans cesse, le l’ouvrage sur le métier, en essayant, à tout moment, lorsqu’on se sent pris dans cette colère, de se dire : ce n’est pas ma colère à moi. C’est pour cela que quand un enfant ou un conjoint nous dit : mais qu’est-ce que tu as à te mettre en colère comme ça ? Il faut tout de suite prendre du recul, faire un pas de côté ou un pas en arrière et se dire : oui, mais qu’est-ce qui m’arrive, voilà que je me mets à réagir comme mon père. C’est de l’ordre d’une habitude après. On ne va pas s’en débarrasser du premier coup. Je suis psychanalyste mais je pense que l’interprétation dans certains elle bouleverse, fait bouger les choses mais dans certains cas, elle n’est que le point de départ de tout un travail de remodelage des habitudes.

Mathieu Villard : Et pour éviter la confusion, pour les parents, vous dites que cela peut être clef aussi. Passer par la parole, dire à l’enfant que l’émotion qu’eux parents éprouvent n’est pas due à leurs petits, qu’elle vient d’ailleurs justement, pour décharger l’enfant de l’émotion.

Serge Tisseron : Tout à fait. On vient de voir par rapport à soi, mais c’est vrai aussi par rapport à nos enfants. Notre interlocutrice posait la question de : comment faire pour ne pas embarquer ses enfants dans cette vois-là ? Quand on se met en colère, comme son père, sans raison, de manière excessive, de manière immodérée, inadaptée, c’est important quand on se rend compte, de dire tout de suite à nos enfants : Oh la la ! Tu vois, là, je viens vraiment encore de m’énerver de façon excessive, il faut dire qu’avec le père que j’avais, cela m’arrive souvent, des fois je me mets à faire comme lui, mais voilà, je prends un peu de recul et on…

Mathieu Villard : Tu n’y es pour rien, dans cette émotion que je transmets.

Serge Tisseron : Tu n’y es pour rien, c’est des choses qui remontent à avant ta naissance, avant ton histoire, c’est mes monstres à moi. On peut même dire ça, vous savez les enfants sont familiers avec les monstres. Quand on est en proie à des émotions étrangères et que l’on se rend compte, on peut dire à nos enfants : c’est un peu mes monstres, c’est de reliquats de mon enfance, cela n’a rien à voir avec toi.

Mathieu Villard : Avant d’accueillir Karim, tout de suite, est-ce que, comme Françoise Dolto, on pourra dire qu’il faut expliquer cela aux enfants mais tout petits pratiquement dès la naissance, il faut leur parler ? leur expliquer pourquoi on éprouve telle émotion ?

Serge Tisseron : Dolto, partait de l’idée que les enfants comprendraient tout. Je n’en suis pas certain du tout. En revanche, c’est important que l’on dise à nos enfants ce que l’on comprend de notre vie, de la leur parce que cela nous permet de nous familiariser avec les mots pour leur en parler. Si chaque fois que m’énerve, comme mon père, de façon excessive, je tais cela à mon enfant petit, quand il va grandir je vais avoir de la difficulté pour commencer à lui en parler. Si en revanche je lui en dis quelques mots à chaque fois que je me rends compte de cela, je vais me familiariser avec les mots pour en parler, puis quand mon enfant va grandir, cela va même devenir éventuellement un sujet de plaisanterie entre nous. Donc, il vaut toujours mieux parler aux enfants tous petits de ce que l’on comprend de nous même et d’eux parce qu’encore une fois cela nous permet, quand ils ont accès à la parole, d’avoir la langue délier et de pouvoir parler de ces choses plus facilement.

Mathieu Villard : Bonjour Karim.

Auditeur, Karim : Bonjour.

Mathieu Villard : Vous êtes à Niort.

Auditeur, Karim : Voilà.

Mathieu Villard : On vous écoute.

Auditeur, Karim : J’étais tout à fait d’accord avec le psychanalyste.

Mathieu Villard : Serge Tisseron.

Auditeur, Karim : C’est vrai que l’on est des éponges à émotions. Pour vous situer un peu mon cas, je suis actuellement sous curatelle d’un homme et j’ai été élevé par deux femmes, ma grand-mère et ma mère. Ce n’est qu’en passant sous la responsabilité de ce curateur que je me suis rendu compte que j’avais toujours, disons, une relation avec l’argent qui était passionnelle tant que j’étais avec des curatrices qui s’occupaient de mon dossier parce que j’ai eu ma grand-mère qui me choyait, une mère qui était plus modeste, j’ai toujours eu une relation passionnelle avec les femmes et l’argent et une relation complètement dépassionnée dès que je suis passé à ce curateur. Cela prouve bien que l’éducation modèle, disons, notre comportement et nos émotions.

Mathieu Villard : Serge Tisseron, ça rejoint bien ce que vous disiez.

Serge Tisseron : Complètement. Vous voyez, c’est le changement d’interlocuteur qui peut permettre de s’apercevoir de la manière dont on a été en effet marqué par des émotions éprouvées par nos proches qu’on a intériorisées comme si elles avaient été les nôtres alors que ce ne sont pas les nôtres.

Mathieu Villard : Merci Karim, pour votre appel. Un courriel de Daniel qui aimerait vous demander, Serge Tisseron, ce que vous en pensez de ces stages intensifs, en groupe, où l’on va à la recherche des émotions enfouies, déclenchées ici et maintenant par une personne du groupe. Il mes semble que c’est un peu dangereux, pour Daniel, car elle a eu une expérience personnelle de cela. Il lui semble qu’on reste après dans l’émotion déclenchée pendant le stage, par exemple, dans la colère. On a eu un reportage là-dessus, hier soir, dans le journal télévisé, on parle beaucoup de cela effectivement.

Serge Tisseron : On parle beaucoup de cela, on en parle depuis quinze- vingt ans maintenant, on a du recul. C’est vrai que ces stages émotionnels ou de thérapie émotionnelle présentent des dangers. Le danger, c’est de plonger dans l’émotion et d’avoir de la peine ensuite à en sortir, à prendre du recul. Puis, le danger, c’est aussi de confondre ces émotions dans lesquelles on plonge avec les nôtres alors que parfois ce sont les émotions d’un autre. Je crois que le drame de ces stages émotionnels, c’est de laisser croire que toutes les émotions qui nous habitent seraient bien les nôtres. Et même lorsque l’animateur éventuellement met en garde, le fait d’y replonger de cette manière-là peut mobiliser aussi des angoisses, des terreurs excessives. Je crois qu’il ne faut pas se malmener. Malheureusement, sous prétexte de faire en sorte que les gens aillent mieux, il arrive que ces stages les fassent aller plus mal. Donc, je dirais qu’il faut être prudent avec nos émotions. Il faut apprendre à se familiariser avec elles, à petites dose.

Mathieu Villard : On va parler des médias, avec vous, dans un instant. Le rôle que jouent les médias. L’année 2005 a été chargée en émotion, c’est le moins que l’on puisse dire. [rappel du contexte de l’émission]

[pause musicale

Mathieu Villard : Album France Inter à découvrir, « King of the moutain », c’est Kate Bush. [reprise d’annonce du contexte de l’émission] Est-ce que lors de vos séances, les mots de vos patients peuvent déclencher chez vous des émotions très fortes ?

Serge Tisseron : Bien sûr et heureusement. C’est toujours des moments importants pour moi et pour eux parce qu’une émotion partagée est quand même quelque chose qui rend la vie plus intense et plus heureuse.

Mathieu Villard : Mais comment un patient peut-il percevoir l’émotion de son psychanalyste ? D’abord parce qu’il ne le voit pas, s’il est sur un divan…

Serge Tisseron : Il y a toujours, quand le patient est allongé, de petites manifestations émotionnelles. L’émotion encore une fois passe par le corps. Donc, si vous vous mettez à toussoter, à bouger, à croiser, décroiser les jambes, tout cela est perceptible, tout cela est perçu. Je crois que l’émotion partagée est quelque chose qui non seulement montre l’attention du psy au patient mais c’est quelque chose aussi qui accompagne émotionnellement le patient dans son travail. Le travail d’une analyse, ce n’est pas un travail uniquement cognitif, de l’ordre de la pensée pure, c’est tout autant un travail émotionnel. Mon livre, « Vérités et mensonges de nos émotions », est là justement pour montrer que nos émotions sont ce qui nous permet de prendre éventuellement de fausses routes mais aussi de bonnes routes. Donc, le partage émotionnel ça va être quelque chose de très important qui va permettre aux patients de rectifier des expériences émotionnelles précoces qui ont pu se faire de travers.

Mathieu Villard : C’est la conclusion de votre livre d’ailleurs, vous terminez là-dessus, sur le partage des émotions.

Serge Tisseron : Le partage des émotions authentiques, vraies, éprouvées ensemble, c’est quelque chose d’extraordinairement thérapeutique.

Mathieu Villard : Bonjour Danielle.

Auditrice, Danielle : Bonjour.

Mathieu Villard : Vous êtes en Lorraine ?

Auditrice, Danielle : Non, en Touraine.

Mathieu Villard : En Touraine, pardon ?

Auditrice, Danielle : Ça se termine pareil.

Mathieu Villard : J’allais vous demander si vous étiez sous la neige, mais là pour le coup…

Auditrice, Danielle : Pas du tout.

Mathieu Villard : On vous écoute, bienvenue.

Auditrice, Danielle : Voilà ce qui m’amène, ce n’est pas de m’inscrire en faux contre le fait que les émotions nous sont utiles et nécessaires, mais je m’interroge sur le tout émotionnel qui actuellement semble animer pas mal nos sociétés, et prenant le pas sur tout autre comportement d’ordre politique, social etc. religieux même. Pour prendre un exemple, pour expliciter ce que je veux dire, à la télévision, on va être très sensibles à travers la mise-en-scène d’un fait divers douloureux, il va y avoir de la part du public une façon de se comporter extrêmement généreuse, spontanée, etc. puis, tout retombe. On n’a pas été au-delà de l’émotion, on n’a pas essayé de chercher à savoir, par exemple, pourquoi tel peuple se trouvait dans la misère ou telle personne se trouvait dans une douleur etc. Vous voyez, ce que je veux dire ?

Mathieu Villard : je crois que Serge Tisseron voit très bien ce que vous voulez dire. D’abord c’est l’un des sujets de votre livre, vraiment. Pourquoi est-ce que les émotions sont autant valorisées par les médias ?

Serge Tisseron : Je crois qu’aujourd’hui, beaucoup de gens regardent la télévision, notamment le journal télévisé, un petit peu comme, quand nous étions enfants, nous regardions nos parents pour savoir quoi penser des événements et quoi penser du monde. Aujourd’hui, quand nous regardons la télévision, nous n’attendons plus seulement des informations sur le monde. Nous attendons de savoir quelles émotions éprouver par rapport à ce qui se passe. Il y a tellement d’événements, tellement étranges, tellement incompréhensibles que beaucoup de gens attendent qu’on leur prescrive la bonne émotion, l’émotion qui serait adaptée à la situation…

Mathieu Villard : Les mass-médias deviennent des mass-émotions…

Serge Tisseron : Absolument. D’ailleurs, voyez le succès aujourd’hui, dans la presse écrite, de ce que l’on appelle les billets d’humeur. Un billet d’humeur ce n’est pas un billet qui va donner mieux l’information que le reste du journal, c’est un billet qui va nous dire quelle émotion éprouver par rapport à l’événement. Je crois qu’aujourd’hui, beaucoup de gens sont devant le présentateur de télévision, comme le petit enfant face à ses parents, c’est-à-dire qu’ils attendent que le présentateur non seulement apporte une information sur le monde mais apporte la bonne émotion, l’émotion qui serait sensée être adaptée à la situation. Je dirais que c’est dramatique parce que par rapport à la complexité du monde, évidemment, nous sommes amenés à éprouver beaucoup d’émotions différentes, par rapport au tsunami, par exemple ou la famine ou la guerre, de l’angoisse, de la peur, mais de la rage mais aussi de la colère par rapport aux mensonges qui accompagnent ces événements, de la compassion évidemment, parfois du dégout par rapport à certaines images, et le drame c’est que les présentateur de télévision vont en fait réduire toute cette palette émotionnelle à une seule. Par exemple, dans le cas du tsunami, on a eu une prescription de la compassion. Les journalistes ont été jusqu’à pleurer sur le plateau. Je ne dis pas qu’ils l’ont fait pour nous entraîner dans leur tristesse, mais en tout cas cela eu pour effet que la compassion était l’émotion massivement éprouvée au moment du tsunami et qu’elle a effacé toutes les autres…

Mathieu Villard : Mais on pourrait aussi dire, Serge Tisseron, que grâce à cette émotion, beaucoup d’argent a été récolté et que l’on a pu venir en aide aux pays dévastés, c’était aussi une réponse avec cette émotion.

Serge Tisseron : remarquez aussi que lorsque certaines associations qui récoltaient les fonds ont dit qu’il y avait assez d’argent beaucoup de gens ont continué à donner parce que le propre de l’émotion prescrite c’est qu’il n’y a que celui qui la prescrit qui peut l’arrêter. Et tant que les journalistes qui avaient prescrits la compassion et le don ne disaient pas qu’il y avait suffisamment d’argent, ceux qui avaient commencé à donner, continuaient à donner.

Mathieu Villard : Donc, il y a une manipulation de nos émotions, finalement ?

Serge Tisseron : Il y a une manipulation mais pas au sens où ces motions nous seraient imposées alors que nous ne les éprouvons pas, mais au sens où notre complexité émotionnelle nous est cachée aujourd’hui par la manière dont les médias fonctionnent. Voyez aussi par rapport à Outreau. Par rapport à ce procès on pouvait aussi éprouver beaucoup d’émotions, les médias ont été dans le sens de nous faire éprouver une seule, l’horreur pour ces adultes qui étaient sensés avoir abusé d’enfants. À voir ces images, à entendre ces témoignages on pouvait éprouver du doute aussi, mais le doute a été effacé par les médias. C’est cette manière dont les médias simplifient à outrance nos émotions qui aujourd’hui me paraît dangereuse.

Mathieu Villard : Danielle, ce que vous laissez entendre aussi, c’est qu’elles sont, ces émotions, de courte durée. Elles sont très fortes, mais de courte durée quand même ?

Auditrice, Danielle : Oui. C’est ce que je voulais dire. Puis, j’aurais voulu aussi parler, puisque le psychanalyste ici parle de mensonge, aussi d’une émotion qui rassemble, par exemple un match de foot, et qui donne le sentiment qu’il y aurait une sorte de solidarité, tout d’un coup, tout le monde s’aime, tout le monde s’entend etc., alors que l’on sait très bien, malheureusement, dans la vie courante, ce n’est pas ça. Je trouve cela un peu grave et les gens vivent là-dessus et s’enivre de cela sans voir plus loi, je trouve cela dommage.

Mathieu Villard : Mais là, on est dans le partage aussi des émotions, Serge Tisseron ?

Auditrice, Danielle : Oui, mais qui ne va pas au-delà.

Serge Tisseron : Oui et non. Je crois que c’est important que nous ayons des émotions partagées. Je crois que ces grands spectacles télévisuels qui nous font partager ensemble des émotions sont une bonne chose si ces émotions que nous partageons ne nous cachent pas la complexité des émotions que nous pouvons avoir par ailleurs et que nous ne partageons pas. Ce qui me gêne dans ce partage émotionnel, c’est lorsque l’émotion partagée nous fait oublier toutes les autres. Je dirais que la bonne attitude par rapport à ces spectacles, c’est d’éprouver les émotions que les autres éprouvent et qui nous sont montrées, par exemple vous citez les matchs de foot, on pourrait aussi citer la mort du Pape, là, l’émotion prescrite était la tristesse, nous étions tous convoqués à la tristesse. Donc, c’est important que nous l’éprouvions ensemble, cela peut nous donner une sorte de conscience planétaire, une conscience de partager la même émotion avec la planète entière mais en même temps aussi réaliser aussi que nous pouvons avoir d’autres émotions aussi que celle-là. Nous pouvons faire un bilan critique, par exemple, de la mort de ce Pape, avoir des doutes sur certaines décisions qu’il a prises, avoir de la colère ou de la rage par rapport à d’autres décisions qu’il a pu prendre…

Mathieu Villard : Mais là, il faut sortir de l’émotion ?

Serge Tisseron : Donc, éprouver les émotions que l’on nous invite à partager ensemble, oui, mais ne jamais nous cacher les autres émotions que nous éprouvons et qui nous concernent intimement.

Mathieu Villard : Merci beaucoup Danielle, pour votre appel de Touraine. Un petit mot de Martine, qui est à Grenoble. Elle est pied-noir et elle a transcrit longtemps l’émotion qu’elle a ressentie en quittant l’Algérie sur ces enfants. Tout ce qui touche à la séparation était finalement vivable. Et elle a fait une thérapie pour le comprendre et ne pas léguer cela à ses enfants, les laisser partir tranquillement à l’adolescence.

Serge Tisseron : C’est parfait. Merci Madame.

Mathieu Villard : Je voudrais que l’on parle de la honte et de la résilience, avant de vous quitter. Cela fait beaucoup de sujets en trois minutes. Au chapitre des grandes émotions, vous parlez de la honte, comme l’une des pires, ça c’est vraiment une arme dévastatrice ?

Serge Tisseron : Oui, c’est une arme dévastatrice. C’est important de dire quelques mots parce qu’il y a encore des parents qui sont tentés d’utiliser la honte dans l’éducation de leur enfant, à faire honte à un enfant. Je dis non. On peut culpabiliser une enfant en lui disant : écoutes, tuas fait telle chose, on avait prévu telle punition, tu vas être puni comme on te l’avait dit. Ça, c’est bien. Cela introduit l’enfant à une règle, une loi. En revanche, appeler la honte sur la tête d’une enfant est quelque chose de dramatique. Parce que dans la honte, l’enfant craint non seulement de perdre l’affection de ses parents mais il craint même de perdre toute manifestation d’intérêt de leur part. Et l’enfant qui est confronté à la honte vit une solitude absolument abominable qui fait que cet enfant ne va pouvoir souvent continuer à vivre qu’on se calant sur les émotions des autres. C’est comme ça que l’on voit des gens a qui il a été fait honte précocement qui rient avec les autres, pleurent avec les autres et qui n’arrivent jamais à avoir accès à leurs émotions personnelles.

Mathieu Villard : Le châtiment corporel fait partie de ces hontes ?

Serge Tisseron : Le châtiment corporel est en général couplé avec la honte. Dans l’Angleterre traditionnelle, on appliquait les verges à des enfants mais en même temps on leur faisait honte de leur comportement. La punition physique et la honte sont deux instruments physiques qui sont couplés. La punition physique impose la douleur physique, la honte impose la douleur morale. Les deux ensembles sont absolument ravageurs.

Mathieu Villard : On parlait de la Comtesse de Ségur, hier, dans cette émission, où les châtiments corporels étaient vraiment très, très usités.

Serge Tisseron : À l’époque, c’était terrible et la honte aussi d’ailleurs. Faire honte à l’enfant était terrible au XIXe siècle.

Mathieu Villard : Serge Tisseron pour terminer, vous parlez aussi, dans votre livre, de la résilience. Alors là, qu’est-ce que vous leur mettez aux partisans de la résilience ! Vous évoquez le quiproquo que ce mot suscite.

Serge Tisseron : Beaucoup, si vous voulez, le fait que nous soyons capables de surmonter des traumatismes que nous avons vécus, le fait que nous appuyer sur nos proches, sur l’environnement culturel soit important dans ces situations, tout cela est connu depuis longtemps. En revanche, je crois que derrière ce mot de résilience, parce que c’est un mot, il y a quelque chose de plus. Et ce quelque chose de plus, c’est une espèce d’élan émotionnel, de communion émotionnelle, autour d’un message ambiguë. Chacun met sous le mot de résilience ce qu’il veut et nous avons tous l’impression en en parlant que nous parlons de la même chose. Mais c’est un mot si général que parfois on pourrait lui substituer le mot de santé et dire que c’est important de reconstruire sa santé, et cela serait à peu près aussi précis et imprécis.

Mathieu Villard : Parmi les mots de conclusion : les émotions ne sont pas notre identité, apprenons à déceler et a analyser ses émotions.

Serge Tisseron : Vivre ses émotions pourvu que cela soit bien les nôtres.

Mathieu Villard : [rappel du contexte de l’émission et remerciements].



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