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Leçon inaugurale par Jean-Claude Milner

Transcription, par Taos Aït Si Slimane, de la leçon inaugurale, du lundi 20 juillet, de Jean-Claude Milner des XXIVèmes rencontres de Pétrarque.

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Emmanuel Laurentin : L’historien et ancien combattant de la Guerre 14-18 qu’était Marc Bloch traitait à chaud, comme on dit aujourd’hui, de la propagation des fausses nouvelles pendant la Grande Guerre. Et que disait-il ? Que dans un contexte de crise internationale particulière, c’était effectivement la Première Guerre Mondiale, il fallait à la psychologie sociale, comme on le disait à l’époque, s’armer pour comprendre et analyser les alarmes de ces soldats isolés de leur milieu et nourris de tradition orale au point de croire et de colporter les légendes les plus invraisemblables.

Certes, la crise que nous connaissons actuellement n’a rien d’une guerre, en tout cas d’une guerre classique, et les moyens de communication modernes sont supposés dissiper les brouillards de la méconnaissance et les faux semblants de la croyance aveugle. Mais quand Marc Bloch évoque la vie légendaire du Kronprinz allemand, nourri de représentations mythiques, sommes-nous si loin de la vie légendaire du couple Madoff jeté en pâture à l’opinion mondiale ? Quand il demande de suivre, dans leurs pérégrinations, les légendes qui traversaient à l’époque les groupes sociaux les plus divers, ne nous incite-t-il pas à étudier au plus près de l’événement traumatique en question, les nuances et les teintes nouvelles, comme il le dit, dont il a pu se parer en migrant d’une société à l’autre ? C’est ce type de nuance que nous avons la volonté de vous présenter, à propos d’une crise pas encore terminée, dont nous avons la prétention de vous parler au passé, puisque le titre de ces journées c’est, « Après la crise, quelles révolutions ».

C’est la question que nous allons poser toute la semaine, à l’occasion de ces XXIVèmes rencontres de Pétrarque, organisées, comme à l’accoutumée, par France Culture et le journal Le Monde, et co-animées par Jean Birnbaum du Monde et moi-même, enregistrées dans le cadre du festival de Radio France – Montpellier Languedoc-Roussillon, dans la cour, et c’est nouveau, Pierre Soulages, du Rectorat, que nous remercions pour cet accueil, cette année.

La règle - mais qui fixe les règles, nous dirait notre invité d’aujourd’hui, Jean-Claude Milner ? – est toujours la même : un débat entre un premier cercle d’intellectuels, c’est en tout cas le cas à partir de demain, de femmes, d’hommes politiques, d’universitaires, suivi d’une discussion avec un second cercle de débattants, qui sont intervenus la veille ou qui interviendront le lendemain ou le surlendemain. Aujourd’hui, ce second cercle est composé de Christiane Taubira, Alain-Gérard Slama, que vous avez sûrement reconnu en tant qu’habitué de Pétrarque, et de Jean-Marc Daniel. Puis, la parole à la salle, dans un troisième temps.

Mais pour commencer, Jean Birnbaum, depuis quelques années, une leçon inaugurale, dont les lecteurs de votre journal ont eu la primeur, la semaine dernière, et que prononce maintenant, Jean-Claude Milner.

Jean Birnbaum : Bonsoir Emmanuel. Bonsoir à toutes et à tous. Merci, cette année encore d’être venus aussi nombreuses et aussi nombreux.

C’est pour moi un grand plaisir de vous présenter Jean-Claude Milner, pour cette leçon inaugurale, puisque Milner est aujourd’hui, j’ai envie de dire, l’une des figures les plus éruptives de la scène intellectuelle française.

On le présente souvent comme linguiste et philosophe, on rappelle souvent qu’il a été président du Collège international de philosophie, moi, j’ai plutôt envie de dire qu’il est à présenter avant tout comme un écrivain et un écrivain de combat qui s’inscrit dans la grande tradition française de l’écrivain philosophe, ni spécialement modéré, ni particulièrement nuancé, pour qui les mots sont des pistolets chargés, pour reprendre la fameuse formule de Sartre, et aux yeux duquel le champ intellectuel est aussi et peut-être d’abord un champ de bataille.

Plus précisément, il faut rappeler que Jean-Claude Milner appartient à cette sous-catégorie de la génération 68, que l’on peut appeler les « lacano-maoïstes », drôle de petite troupe, normaliens, marqués à la fois par la prose de Mao-Tse-Toung et par les sentences du psychanalyste Jacques Lacan. Deux héritages auxquels s’ajoutent, chez Milner, la linguistique, propre à Noam Chomsky, qui fut jadis son maître, dans les années 1960, aux États-Unis.

Dans ses nombreux livres, nombreux essais, parfois provocateurs, Jean-Claude Milner a retracé, par exemple, dernièrement le destin du nom juif au XXe siècle, il a observé le déclin de l’école en France, il a proclamé, même, la déchéance, la déchéance de toute vie intellectuelle dans notre pays. À chaque fois, il l’a fait d’une plume tranchante, intense, où se mêlent un amour fou pour la langue, une ironie glacée et aussi, souvent, une impeccable férocité. Autant d’ingrédients qui peuvent expliquer le pouvoir de séduction mais aussi le pouvoir d’intimidation qui caractérise le style propre à Milner. J’en citerai un seul exemple, tiré d’un article signé par un confrère de Libération, qui s’appelle Philippe Lançon, qui a publié il y a deux-trois ans, un très beau portrait de Jean-Claude Milner, où il rapportait - sans citer ses sources, je le regrette – les propos d’une jeune femme qui venait d’entendre une conférence publique de Jean-Claude Milner, et qui disait - en gros, je résume de tête – « Je n’ai pas tout compris, mais c’était beau comme un solo de John Coltrane ».

Alors, voilà, on va passer la parole à Jean-Claude Milner, on espère que cela sera aussi beau que du Coltrane, et on espère aussi que l’on aura tout compris ou presque, à la fin de son intervention. Jean-Claude Milner, c’est à vous.

Jean-Claude Milner : Coltrane avait ses grands jours et il m’a été donné de l’entendre et c’était un petit jour. J’essayerai donc d’être dans un grand jour, comme Coltrane, mais pas comme Coltrane quand je l’ai entendu de mes propres oreilles.

J’ai été tout à fait saisi par la question qui a été posée, ici, à l’ensemble des intervenants, « Après la crise, quelle(s) révolution(s) ». J’ai été saisi par l’éventualité d’un pluriel et j’ai été saisi par le mot révolution. Évidemment, c’est un mot qui m’a animé, du moins dans une partie de ma vie et du moins dans un certain sens. Je veux dire dans un certain sens du mot révolution. Je reviendrai sur ce point, si j’en ai l’occasion.

La crise au singulier, cela désigne cet événement qui a surpris, il faut bien le dire, tout le monde, y compris ceux qui s’y attendaient. Je veux dire par là, ceux, il y en avait, parmi les économistes que je fréquentais, qui me disaient : il peut se passer telle ou telle chose, etc. Le jour où cela s’est passé, comme ils prévoyaient, ils étaient aussi surpris que ceux qui ne l’avaient pas prévu. Il y a quelque chose dans certains types d’événements qui a cette propriété là. On parlait de la guerre de 1914, il y avait un certain nombre de gens qui prévoyaient qu’une guerre aurait lieu, quand elle a eu lieu, ils ont été aussi surpris que ceux qui ne l’avait pas prévue. C’est donc une propriété d’un certain type d’événements et je suis assez tenté effectivement de conserver le mot crise, pour le désigner. Crise au singulier, alors que nous savons tous, que dans la foulée, toute une série d’autres crises se sont produites. La crise, telle qu’elle a eu lieu, c’est une crise qui a concerné d’abord ce que l’on appelle le capitalisme financier. Il est de bon ton, aujourd’hui, de dire, de prononcer à l’égard du capitalisme financier, toute une série de condamnations et de condamnations dont certaines sont très largement des condamnations morales.

A mon avis, la question n’est pas là. Il faut d’abord se poser une autre question, qui est la suivante : pour que le capitalisme financier ait imposé sa domination, pendant autant d’années, à peu près un quart de siècle, c’est long à l’échelle de la vie des hommes, il faut bien que cette forme ait répondu à une nécessité objective. Il faut donc se poser la question de savoir : Quel type de nécessité ? Autrement dit, que s’est-il donc passé durant les trente ans dont nous venons de sortir ?

Ma position est qu’il s’est passé, en tout cas mon attention s’est portée sur trois choses qui me paraissent s’être passées dans le capitalisme mais sans avoir de véritable précédent dans l’histoire du capitalisme. La première chose, c’est que le marché est vraiment devenu mondial. Il ne l’était qu’à l’horizon, précédemment, puisque des pans entiers de la géopolitique y échappaient, disons : le bloc de l’Est, la Chine maoïste d’avant Deng Xiaoping. On pouvait donc dire qu’une bonne partie de la planète n’entrait pas comme acteur du marché. Le marché est devenu véritablement mondial et plus que mondial, il est devenu illimité, c’est-à-dire qu’aucun lieu ne peut dire : je m’excepte du marché. Et allons plus loin, aucun objet, aucun type d’objet ne peut être dit, être excepté. Quand nous songeons que les organes du corps humain, les sécrétions et les fluides, comme le dit Françoise Héritier, le sperme, le sang, tout. Tout est désormais plongé dans la forme marchandise et circule sur le marché mondial, parfois d’une manière incroyablement obscène.

Voilà un premier développement. D’un certain point de vue il était en puissance, mais en puissance depuis si longtemps, Marx déjà a parlé du marché mondial, mais aujourd’hui, sous nos yeux, durant ces vingt ou trente dernières années, la mondialité, ce que l’on a appelé la mondialisation du marché s’est accomplie. Or, précisément, à ce moment où la mondialité du marché s’accomplissait, les quelques nations qui avaient été historiquement le théâtre de l’émergence du capitalisme moderne, et qui pouvaient se penser comme les héritières légitimes, celles qui avaient vocation à occuper, si j’ose dire, les appartements de maître dans le palais du capitalisme, ces nations héritières ont définitivement perdu la maîtrise directe ou indirecte des ressources énergétiques. Alors qu’au XIXe siècle s’était développé, prenez par exemple l’exemple de la Grande-Bretagne, autour du charbon dont la Grande-Bretagne avait la maîtrise directe, ou indirecte par le biais de ses possessions coloniales ; ou prenez l’exemple du capitalisme allemand qui s’est fondé sur la maîtrise du charbon de la Ruhr et la maîtrise de la production de l’acier qui en découlait, je pourrais prendre toute une série d’autres exemples. Bien entendu, on me dira que la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher avait le pétrole. Oui, une petite touche dans le tableau, à l’échelle mondiale, le pétrole britannique est un détail. Donc, fondamentalement, les nations héritières, celles qui avaient, si j’ose dire, l’habit et le nœud papillon du capitalisme du XIXe siècle, que ce soient les Européens, Français, Allemands, bien entendu aussi Anglais, ou les États-Unis, découvraient que leur position de légitimité dans le palais du capitalisme, devenu enfin mondial, pouvait être mise en cause. Ils pouvaient garder leurs appartements mais on leur couperait l’eau et l’électricité, des choses de ce genre.

Le troisième événement, c’est qu’une certaine ressource naturelle s’est rappelée à la mémoire ou à l’attention. On la connaissait bien entendu. C’est une ressource naturelle extraordinairement productive, elle peut être rendue extrêmement bon marché. On peut l’exploiter, sans que les écologistes s’en soucient beaucoup. C’est tout simplement la force de travail des êtres humains.

Or, là encore, les pays capitalistes héritiers, découvraient que leurs ressources en force de travail n’étaient plus ce qu’elles étaient. Tout simplement à cause de la démographie et puis parce que, à la suite de toute une série de choses, qu’on appelle tout simplement la négociation sociale, le prix de cette ressource naturelle devenait, disons, entre guillemets, prohibitif. Alors qu’un certain nombre de pays, totalement nouveaux venus sur la scène du capitalisme mondial, par exemple la Chine, pour ne pas la nommer, avaient dans ce domaine de la ressource naturelle, qu’est le travail humain, une réserve pratiquement inépuisable et il ne semblait pas qu’elle ait beaucoup d’état d’âme à en tirer, sans jeu de mots, parti, en allant le plus loin possible : en déplaçant sans problème, en sous-payant sans problème, en allongeant les temps de travail sans problème etc., etc. Résultat, les nations héritières ont vu fondre leurs avantages. Les surprofits sont passés aux mains des nouveaux venus. Certains, je pense à la Russie, à la Chine, à l’Inde, avaient même quelques prétentions à la puissance militaire.

On peut dire que depuis l’or espagnol, jamais les flux d’argent n’avaient été aussi abondants dans le monde. À la différence de ce qui s’était passé pour l’or espagnol, ces flux d’argent pouvaient ne plus se diriger vers les lieux classiques.

Je dirais qu’une invention de l’esprit humain, dont il ne faut jamais désespérer, a permis de prévenir le danger, c’est le nouveau capitalisme financier. Quels sont ses lieux ? Wall Street, la City de Londres, accessoirement la Bourse de Francfort, qui date du Moyen-âge, accessoirement la Bourse de Paris, qui a été aiguisée à peu près telle qu’elle est par Napoléon Ier. Donc, ça allait vers des lieux qui étaient, si j’ose dire, les villes musées du capitalisme. Les surprofits dégagés par les nouveaux acteurs du capitalisme mondial, qu’est-ce que l’on en fait ? Bien entendu, on peut en faire de grands travaux, on peut faire des dépenses de prestige mais ces surprofits étaient si importants même après avoir construit les barrages les plus extraordinaires du monde - je pense à la Chine, avec les conséquences que cela a sur la vie des paysans chinois, qui est devenue un enfer – la Chine a encore des surprofits. Et l’on pourrait prendre des exemples comparables pour la Russie, qui peut construire des stations de métro avec des émeraudes incrustées sur les quais, il restera des surprofits. Quand il vous reste des surprofits, de deux choses l’une, ou vous les laissez dormir, ou vous ne les laissez pas dormir. Si vous ne les laissez pas dormir, vous en faites quelque chose. Une fois passé les grands travaux, qu’est-ce qui reste ? De merveilleux produits financiers proposés soit à Wall Street, soit à la City. Donc, les surprofits génèrent de nouveaux surprofits, ces nouveaux surprofits obéissent à la même règle, les uns vont partir dans des dépenses de pur prestige, il en restera une partie, ils vont donc se réinvestir et vous avez une machine, qui est une machine du capitalisme financier qui va tourner, et qui tourne, dans les lieux, les villes musées du capitalisme mondial. Entre New York, Londres, Paris, Francfort, disons le vieux continent, le lac de l’Atlantique nord redevient le mare nostrum de la richesse et contrairement à ce que disais Sertorius, Rome est toujours dans Rome. Elle est toute où je suis, ajoutera le financier.

À ce moment-là, une illusion s’impose, presque inévitablement, qui me parait caractéristique de ce que j’appellerais « l’âge boursier du capitalisme mondial », j’ai du mal à dire de la société moderne. Qu’est-ce que c’est qu’un placement financier ? De façon la plus large et plus générale possible, c’est un déplacement d’argent. C’est un placement mais un placement, c’est un déplacement de l’argent. Si le produit est bénéficiaire, générateur de surprofits, on ne peut pas s’empêcher de penser que c’est le déplacement à lui seul, le passage à lui seul d’une main à une autre, et parfois d’un lieu à un autre, qui est générateur non seulement de profits mais de surprofits. De cette illusion, on en tire une autre, parfaitement logique, si j’ose dire, puisque c’est la conclusion logique d’une illusion, elle est aussi illusoire, puisqu’elle est parfaitement logique, que la prémisse elle-même, puisque le déplacement crée par lui-même de la valeur, il suffit de multiplier les déplacements pour que la valeur soit, elle-même multipliée.

Les produits financiers deviennent de plus en plus complexes. Plus le chemin est long entre la première main qui place l’argent et cette main qui récolte, en principe finalement les surprofits, plus l’effet de levier, comme on dit, plus l’effet multiplicateur s’accentue. Autrement dit, on construit un labyrinthe. Le labyrinthe ne recèle pas une machine à produire de l’or, c’est le labyrinthe lui-même qui, par ses détours, produit de l’or. Vous savez tous que les mathématiques, les mathématiques pour traders ont servi très exactement à cela. Le cheminement mathématique, au lieu d’être, comme selon Descartes, tout simple et facile, devenait tout complexe et tout difficile parce qu’à chaque complexité, à chaque difficulté, un élément de surprofit apparaissait. Je dirais que ce dispositif a explosé, sous nos yeux. Pour un temps ? C’est possible. Pour toujours ? J’en doute. La question qu’il a résolue, pendant une période, à mon avis ne cesse pas d’être posée. Il n’est pas vrai que les nations héritières du capitalisme voient sans soucis de nouveaux acteurs apparaître. Il suffit de se souvenir de réunions telle celle du G8, ou telle celle du G20, pour voir que c’est une question qui est toujours à l’ordre du jour. Comment va-t-on faire pour que les nouveaux acteurs s’imposent ? Quelques devoirs, cela peut-être des devoirs à l’égard des Droits de l’homme, des devoirs à l’égard du climat, des devoirs de types divers. Tout cela c’est quoi ? Soyons clairs, je serais surpris, pour ma part, que les grandes nations héritières du XIXe siècle aient à l’égard du climat un souci absolument sincère. Je pense qu’elles s’en soucient au fur et à mesure que ce souci peut produire quelques entraves au développement de nouveaux venus sur la scène mondiale. On se souvient des soucis que l’on peut avoir des devoirs moraux quand l’appétit a été rassasié. On se souvient que l’alcool est dangereux une fois qu’on s’est enivré. Mais ceci, n’est pas mon problème. Je ne fais pas de prédiction.

Il est possible que le capitalisme mondial ne redevienne jamais ce qu’il a été, c’est tout à fait possible. Néanmoins, je crois que de la crise un certain nombre de conséquences sont apparues. Premièrement, on s’interroge sur les causes de la crise, on commence à savoir quels sont les détails mais d’un certain point de vue, je dirais que je sais d’avance quelle forme aura la réponse. La réponse sera, la crise a eu lieu parce qu’ont été combinés un certain nombre de facteurs dont la combinaison étaient hautement improbables. Autrement dit, les spécialistes pourront dire, nous avions raison de ne pas prévoir. Et ceux qui ont prévu pourront dire nous avons eu raison de prévoir mais aussi d’être surpris parce que la combinaison était hautement improbable. Or, ça, c’est quelque chose de très important parce que c’est un élément de raisonnement dans la conjoncture présente, le raisonnement auquel nous avons affaire, à tous les échelons de la société, est un raisonnement probabilitaire. Un expert, c’est quelqu’un qui est capable de construire une échelle de probabilité et de dire : ceci, cette configuration a une probabilité de 0,1%, vous êtes en droit de n’en tenir aucun compte. Et généralement, le décideur suit le conseil. Et généralement quand il suit le conseil, la conséquence est catastrophique. Pourquoi ? Eh bien parce que justement nous sommes dans une situation de société illimitée, sur un marché mondial illimité, avec une illimitation du système capitaliste dans son essence. Quand les séries sont illimitées, quand les entrecroisements de séries illimitées deviennent eux-mêmes illimités, alors la différence entre 99% de chances et 1% de chance tend vers zéro. Le plus improbable a autant de chance de se produire que le très probable. Et je pense que le premier devoir des sujets politiques, que cela soit les hommes politiques, au sens étroit du terme, ou simplement les sujets politiques au sens où nous pouvons tous décider de nous impliquer dans la décision politique, devraient se rendre compte qu’il faut se défier de l’étalonnage statistique, non pas pour des raisons abstraites, mais à cause de la nature matérielle de l’illimitation dans laquelle nous sommes plongée.

Deuxième aspect, le règne du capitalisme financier a confirmé, dans l’espace financier, l’émergence matérielle de ce que j’appellerai « le n’importe qui ». N’importe qui peut devenir riche en faisant n’importe quoi. Il n’y a pas que les traders qui l’ont cru. Je pense aussi que cette vision du monde s’est imposée bien au-delà du secteur stricto sensu de la bourse et des produits financiers. C’est pourquoi je l’appelle en vérité, une vision du monde. Au-delà de la question de l’enrichissement, je dirais que la société moderne s’est pensée elle-même à l’horizon du n’importe qui, indifférencié. La statistique, en a proposé la mathématisation, mais au-delà de la statistique, je pourrais citer des penseurs qui en ont fait une véritable doctrine. Ils en ont même fait une doctrine de la démocratie. Ils ont dit : la démocratie, c’est que n’importe qui décide sur n’importe quoi et le mieux, c’est qu’il décide n’importe quoi sur n’importe quoi. Vous remplacez le verbe décider par n’importe quel autre verbe, vous avez le choix, vous mettez à la place du verbe décider, télécharger, montrer, interdire, permettre et vous aurez obtenu toute une série de variantes, de ce que j’appellerai la vision du monde de l’âge boursier de la société moderne. Ce n’importe qui politique ou social, n’est rien d’autre que le n’importe qui du capitalisme financier. Ceux qui ont exalté le n’importe qui, au-delà du raisonnable, je pense à certains développements de discours autour d’Internet, ils feraient bien d’y songer, ils ne font rien d’autre que de sublimer, au sens freudien du terme, les plus basses illusions du capitalisme financier. Ils ont convaincu beaucoup d’honnêtes gens, ça, c’est un fait mais c’est aussi une faute.

Troisième élément. On parle, pour sortir de la crise, de réglementation, soit. Je poserai la question : Qui fabrique les règles ? Le capitalisme financier avait une réponse, celle de n’importe qui, parce que contrairement à ce qu’on laisse courir, le capitalisme financier n’était pas sans règles. Au contraire, il foisonnait de règles. Un produit financier, c’est un ensemble de règles. Simplement, n’importe qui, c’est-à-dire n’importe quel trader, financier, acteur du capitalisme financier pouvait fabriquer n’importe quelle règle. Et là encore, au-delà du secteur de la production de valeurs financières, cette conception, entre guillemets, de la règle, c’est l’affaire de n’importe qui, est une conception qui s’est déployée dans bien d’autres secteurs de la vie sociale. Je dirai que le néo-démocrate, c’est une figure dont je suis l’inventeur mais je pense qu’elle existe et qu’elle est aussi dangereuse dans son ordre que le néo-conservateur, qui a eu son heure de gloire. Le néo-démocrate accepte toute règle pourvu que son auteur soit au sens strict « n’importe qui » et qu’elle impose au sens strict « n’importe quoi ». Voilà ce qui caractérise l’âge boursier de la société moderne. Eh bien, en revenant à la question de la réglementation du marché, bien entendu, on ne peut pas, à moins d’être étourdi, ne pas poser la question : Qui est en position de formuler une règle nouvelle ? De modifier une règle ancienne ? D’abolir une règle ancienne ? De formuler une règle nouvelle, en apparence, éventuellement ex nihilo ? Qui est en position de le faire ? Que dans la société moderne, il y ait eu un foisonnement de règles, on le constate. Un foisonnement illimité, c’est ce que Foucault appelait une société du contrôle. Il pensait plutôt aux règles venues d’en-haut mais il y a aussi les règles « peer to peer », les règles venues d’en bas. Je crois que l’expérience a montré qu’un foisonnement illimité de règles, autrement dit la conséquence inévitable de la multiplication indéfinie des auteurs possibles de règles, conduit à un approfondissement constant du contrôle, un resserrement du contrôle et les libertés n’y survivent pas. Pour qu’il y ait à la fois des libertés et de la règle, il faut je crois renoncer à un certain nombre de contes bleus. N’importe quelle règle, ne vaut pas n’importe quelle règle. N’importe qui, n’est pas légitime pour en fabriquer. On en vient, disant cela, à la plus classique des questions de la philosophie politique : Quelles sont les sources possibles des règles ? Et de quelles règles ? Est-ce que ce sont les peuples, pris dans leur l’ensemble ? Est-ce que c’est au niveau national ? Est-ce que c’est au niveau supranational ? Est-ce que ce sont, en dehors du politique, les partenaires sociaux ? Je pense ici, au modèle allemand - qui est un modèle que l’on a insuffisamment analysé – où ce sont les partenaires sociaux, qui par leurs négociations, sont les seuls, en tout cas les mieux à même, de formuler de nouvelles règles. Est-ce que c’est ce modèle-là ? Ou est-ce que c’est un modèle disons plus classique dans la tradition française, à savoir que c’est le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif qui peuvent formuler des règles nouvelles et par exemple surtout pas le pouvoir judicaire, contrairement à ce que les juges voudraient faire croire ? La tradition française, c’est que les juges en aucun cas ne peuvent fabriquer de nouvelles règles, ils ne peuvent qu’appliquer les règles telles qu’elles existent. Mais ce point de vue, n’est pas un point de vue qui prévaut aux États-Unis où au contraire les juges ont le droit et le devoir de fabriquer de nouvelles règles. Enfin, toute une série de questions qui me paraissent être des questions tout à fait sérieuses. En tout cas une chose est sûre, me semble-t-il, c’est qu’il faut qu’il y ait un petit nombre d’instances légitimes pour produire les règles parce que si elles sont trop nombreuses alors vous avez un entrecroisement indéfini de contrôles qui se profile à l’horizon. Mieux vaut que les auteurs légitimes de règles soient peu nombreux, mieux vaut qu’ils soient très clairement identifiés plutôt que pas identifiés du tout, mieux vaut que les règles soient très clairement énoncées plutôt que laissées dans le non-dit. Bref, il faut des institutions nationales, supranationales, internationales, les circonstances trancheront, je laisse la question en suspens, en tout cas, je ne crois pas à la main invisible.

Juste un mot pour terminer. J’ai évoqué le mot de révolution et son équivoque. Quand le mot révolution a été employé dans l’histoire, il a été employé dans le sens astronomique du terme. En astronomie, la révolution des corps célestes, c’est la loi qui fait que les corps célestes reviennent à la même place. Le premier emploi du mot révolution dans l’emploi politique, c’est en Angleterre, ce que l’on appelle la Grande Révolution de 1688, c’est le retour des Stuart sur le trône, c’est la fin du pouvoir de Lord Protecteur, la famille Cromwell. Donc, la révolution peut être entendue comme un retour aux questions anciennes. Bien entendu, la révolution, dans l’ordre politique a pris un sens exactement contraire. Quand la révolution, moi m’a intéressé, la révolution au singulier, c’était évidemment dans le sens immédiatement opposé à l’astronomie. Eh bien, je dirais qu’aujourd’hui, ce qu’il y a de plus fort dans la question qui a été posée, à nous tous, eh bien, c’est le pluriel parce que cela veut dire que nous n’avons pas tranché d’avance, s’il s’agit de revenir à des questions classiques, par exemple : Qui est légitime pour énoncer les règles ? Et si la réponse est : Pas n’importe qui, eh bien cela veut dire par exemple, sans l’aborder en face, que la question des règles n’a rien à faire avec le modèle d’Internet, ou que réciproquement que le modèle d’Internet n’est pas le modèle d’une société régulée. Deuxièmement, puisque c’est au pluriel, la question qui se pose, c’est : De la révolution de la crise financière, peut-on penser que suivra, en quelques lieux, cette autre forme de révolution, que la Révolution française en quelque sorte a rendue incontournable, qui est la révolution sociale ? Où pouvons-nous percevoir la possibilité d’une révolution sociale, non pas la restauration, le retour, mais véritablement la révolution sociale ? Je réponds très simplement, sur ce point, je n’en vois pas la possibilité se profiler dans les pays du lac Atlantique nord, en revanche, je n’en écarte pas la possibilité pour la Chine et pour tous les pays qui ont fait du travail humain leurs ressources naturelles principales.

Merci de votre attention.

Emmanuel Laurentin : Merci, Jean-Claude Milner. Avant de passer la parole au second cercle, qui, j’ai noté, a pris des notes pendant votre intervention, peut-être vous poser une ou deux questions sur certains des points qui, pour ma part et de la part de Jean Birnbaum, méritent d’être éclaircis. Tout d’abord, je voulais vous poser une question sur ces instances légitimes que vous appelez à produire des règles, vous les avez énoncées mais vous n’avez pas choisi ou plusieurs. Pourquoi ? Est-ce que c’est parce que vous ne savez pas quelles sont les bonnes instances légitimes ? Ou parce que vous pensez que pour l’instant ces instances légitimes sont trop indifférenciées pour pouvoir en choisir une ou deux ?

Jean-Claude Milner : Pourquoi j’ai laissé la question en suspens ? C’est pour une raison extrêmement simple, c’est que, comme je l’ai dit, la question de qui est légitime pour articuler les règles ? C’est une question classique. À cette question classique, nous disposons d’un ensemble de réponses elles-mêmes classiques. La plus classique, parmi les réponses classiques, c’est de dire : l’instance légitime pour énoncer se situe dans l’espace de l’État-nation. Or, ça, cela pose une grave question parce que l’État-nation, il n’est pas sûr qu’il puisse encore fonctionner de la manière que lui avait donné sa légitimité. Autrement dit, je n’ai jamais été un farouche admirateur du processus de la construction européenne, mais la question se pose et se pose, à mon avis, de manière extraordinairement cruciale en ce moment. J’ai été très frappé, par exemple, par la décision qu’a prise la Cour constitutionnelle allemande, il y a quelques jours, qui me paraît - ce n’est pas tout à fait étonnant quand on pense que l’Allemagne a été réunifiée - tirer les leçons de la réunification, et remettre l’État-nation allemand en position de primauté par rapport aux instances européennes. Je ne peux pas trancher sur le caractère, la profondeur du mouvement mais il me frappe beaucoup. Ce que l’on appelle l’euroscepticisme, qui est une version négative de la chose, est peut-être en passe, dans un certain nombre de pays - je pense à l’Allemagne, qui a un modèle économique solide – de prendre une forme affirmative. Comme la chose est en suspens, je serais très en peine de dire, maintenant, c’est à l’État-nation de reprendre la question. Mais si ce n’est pas à l’État-nation, si c’est aux instances européennes, par exemple, nous savons tous que cela ne peut pas être la Commission européenne, elle n’a absolument aucune légitimité pour trancher dans des matières de ce genre sauf sur des questions techniques. Donc, c’est la question du Parlement européen. Et la question du Parlement européen, je ne vais pas m’avancer plus loin. Le Parlement européen, tel qu’il est aujourd’hui, n’est certainement pas en mesure d’aborder la question.

Jean Birnbaum : Moi j’ai été très frappé - je n’avais pas vu que vous portiez une chemise rouge, col mao - en vous écoutant, vous avez manié beaucoup de paradoxes intéressants et vous avez tracé un signe égal entre une certaine conception du capitalisme financier et une certaine conception de la démocratie, le règne du n’importe qui. Ce qui m’a pas mal intéressé, c’est que vous avez utilisé beaucoup de formules et de raisonnements typiquement marxistes ou marxisants, en parlant de la façon dont le capitalisme répondait à une nécessité objective, en parlant de la circulation obscène du capital, en parlant même de ce règne du n’importe qui, on connaît la fameuse formule de Marx, qui dit que le capitalisme plonge tous les sentiments, l’amitié, la fidélité etc., dans les eaux glacées du calcul égoïste, dans une forme justement d’anonymat et du n’importe quoi. J’ai été frappé par le fait que vous utilisiez tout ce vocabulaire marxiste ou marxisant pour aboutir à une conclusion assez perplexe quant à la démocratie en général, en tout cas à une certaine forme de démocratie. Et puisque parmi les solutions, les recettes ou les réflexions qui seront amenées à être posées au cours de ces discussions, il y a notamment la question de la politique et de la politique démocratique dans le monde de l’après-crise, j’aurais voulu que vous nous précisiez ce que vous entendez par le néo-démocrate, que vous avez accablé de vos sarcasmes, tout à l’heure, et que vous avez accablé de sarcasmes au nom d’un certain vocabulaire marxiste. Alors, justement, « Après la crise, quelle(s) révolution(s) », on a l’impression que c’est une révolution du vocabulaire aussi chez vous, Jean-Claude Milner, non pas au sens de la rupture mais du retour aux sources maoïstes ou anti-maoïstes, on a du mal à comprendre.

Jean-Claude Milner : Je pense, j’ai toujours pensé, je ne prétends pas faire l’unanimité sur ce point, que dans le discours de Marx, il y avait un noyau dur, qui était en quelque sorte intouché par de très profondes failles du dispositif d’ensemble. Le noyau dur concerne, je ne dirais même pas l’analyse, mais une sorte de description raisonnée du processus qu’il réfère au capital, et ce n’était pas du tout par conviction préétablie, en l’occurrence il m’est apparu qu’en utilisant un certain type de raisonnement, mais que j’aurais pu aussi bien en vérité emprunter à Montesquieu. Ce que j’ai dit concernant la différence entre les nations héritières et les nations nouvellement venues, Montesquieu aurait pu le dire dans une plus belle langue que moi. Si je dis Montesquieu, non pas Tacite mais Tibère, l’Empereur Tibère rédigé par Tacite aurait pu le dire. Donc, ce n’est pas un marxisme qui soit spécifique à Marx. C’est un certain fil, un mode d’analyse qui traverse les siècles et qui résonne, si j’ose dire, par grandes masses historiques ou politiques, et qui essaye de trouver, par ce biais-là, une forme de rationalité. Évidemment, Jean Bodin, fait le même type de raisonnement. Pour moi, cette tradition là est passée par Marx, donc je me réfère à un langage marxiste mais c’est quelque chose qui, chez Marx, me paraît être de l’ordre d’un héritage. Par ailleurs, je l’ai écrit à plusieurs reprises, je considère qu’en tant que penseur, Marx a commis une très, très grave faute, c’est de jeter par-dessus bord l’héritage de la philosophie politique européenne. Et cela, il l’a fait d’une manière extrêmement précise en jetant par-dessus bord la philosophie du droit de Hegel, ce qu’il rejetait en même temps, ce sont des siècles de réflexion politique sur justement quelle instance est en droit de prononcer une loi ? Est-ce que c’est le peuple rassemblé ? Est-ce qu’un seul vaut mieux que plusieurs ? Etc. Toute une série de questions qui étaient parfaitement classiques. Pour ma part, j’ai le sentiment de rouvrir cet espace. Donc, je veux bien que vous reconnaissiez, dans mon langage, les traces de Marx, comme dans mon vêtement, des traces de maoïsme, mais outre le fait que mon col est plutôt un col de clergyman qu’un col mao, mais de ça je ne vous en tiendrai pas rigueur…

Jean Birnbaum : C’est ce que disait Mao, aussi. Ils disent tous ça.

Jean-Claude Milner : Sauf les clergymen eux-mêmes.

Emmanuel Laurentin : Y-a-t-il un clergymen, dans la salle ?

Jean-Claude Milner : Ce que je veux dire, c’est que c’est vrai que je me suis servi, comme je l’ai dit, d’un mode de raisonnement que j’ai appris en lisant Marx, mais c’est pour rouvrir un mode de questionnement que Marx lui-même avait refermé, c’est-à-dire le mode de questionnement que j’assigne à l’héritage très ancien de la philosophie politique. Quand je dis très ancien, c’est qu’il remonte à l’Antiquité grecque et latine.

Jean Birnbaum : Juste encore un mot, parce qu’en fait vous vous êtes arrangé pour ne pas répondre au cœur de ma question, qui était peut-être un peu noyé dans ma question. C’était sur ce fameux, néo-démocrate parce qu’il y a, souterrain, à cette question un débat très concret, politique. Vous savez que Jacques Rancière, le philosophe, - que même Ségolène Royal cite et brandit, depuis quelque temps – a publié un petit livre qui a eu un grand, grand succès, qui s’est beaucoup, beaucoup vendu, une sorte de best-seller dans la gauche et l’extrême gauche française, qui s’appelle « La haine de la démocratie » et où il explique qu’aujourd’hui, il y a toute une série de penseurs qui développent une véritable haine de la démocratie et il fait de Jean-Claude Milner, l’incarnation et l’emblème de ce nouveau courant, que lui appelle plutôt néo-conservateur, c’est pour cela que Jean-Claude Milner, disait, je pense, que le néo-démocrate est peut être aussi dangereux que le néo-conservateur. Alors, la question est, je le répète, on va creuser le thème et l’enjeu démocratique, je voulais que vous reveniez sur cette équation que vous avez tirée parce que souvent on a tendance justement à opposer capitalisme financier et démocratie et vous, vous avez essayé de montrer qu’au contraire, ce qu’il y a peut-être de plus dangereux à vos yeux, dans le capitalisme financier, le plus ravageur, c’est quelque chose qui le rend quasi équivalent, comme dans un point de vue mathématique, à la démocratie, à l’espérance démocratique du « n’importe qui », sur le « n’importe quoi ».

Jean-Claude Milner : Oui, effectivement, je pense que le néo-démocrate, - si vous voulez y inclure Rancière, je ne dirais pas que vous ayez tort mais je ne le dirais pas, je ne l’inclurais pas moi-même, par gentillesse – ce qui caractérise l’idéologie néo-démocrate, c’est que quand cette idéologie en vient à décrire la démocratie, parce qu’on peut toujours employer le mot démocratie, tout le monde le fait, raconter des histoires, Hitler aussi parlait de son élection démocratique par voie de référendum, tout le monde peut parler de démocratie, le problème est de savoir quels sont les signes distinctifs, quand on demande au néo-démocrate, pour lui, le signe distinctif de la démocratie, c’est ce qui, à ses yeux, fait scandale, selon les ennemis de la démocratie, disons éventuellement moi, à savoir que n’importe qui puisse décider. Vu comme ça, cela a l’air très bien le « n’importe qui ». Le problème, c’est qu’il faut s’interroger sur ce que ce c’est un « n’importe qui ». « N’importe qui » peut décider de « n’importe quoi ». Pourquoi être certain d’avance que dans ce « n’importe qui » il n’y aura pas le pire puisque c’est « n’importe qui », il n’y a pas de limite. Un des manifestations, à mes yeux, les plus intéressantes, des conséquences alors là tout simplement objectives de l’idéologie du « n’importe qui », ce sont tout simplement les troubles extrêmement profonds qui entourent la question de l’Internet. Est-ce que « n’importe qui » peut dire « n’importe quoi » sur Internet ? Est-ce que la calomnie est permise ? Est-ce que l’obscénité est permise ? Toute une série de questions qui sont des questions que l’on peut juger justes. Par rapport à tout cela, qui est une simple description symptomatique, je fais un pas de plus en allant du symptôme au diagnostic en disant : Si le néo-démocrate en vient à tenir des propos qui exaltent le « n’importe qui », en assumant éventuellement la dimension du scandale même en la revendiquant, mon diagnostic, c’est qu’il n’est que l’ombre portée de ce processus matériel qui a dominé la société moderne, durant ces vingt ou trente dernières années. Et ce processus matériel, c’est : « n’importe qui » peut devenir riche en faisant « n’importe quoi ».

Emmanuel Laurentin : Il se ferait l’idiot utile de ce capitalisme financier que vous avez décrit ?

Jean-Claude Milner : Je n’ai pas dit qu’il était idiot, utile oui.

Emmanuel Laurentin : Rires…

Jean-Claude Milner : [manque le début de la phrase] naturel, si vous voulez, après, devant le capitalisme financier, on n’aura plus, au sens strict, que ses yeux pour pleurer, c’est-à-dire des larmes morales. Dire des choses genre : « Si Madoff avait été honnête, il ne se serait pas ruiné », c’est à peu près le même type de raisonnement que « Si Napoléon était lieutenant d’artillerie il serait toujours sur le trône ». Il n’y a aucun système, et je ne parle pas ici du système économique seulement, dont la réussite doive dépendre de manière cruciale de la vertu. Montesquieu a cru que la République était de ce type-là, parce qu’il pensait que la République n’était pas possible en vérité. Toutes les Républiques qui se sont établies, y compris la nôtre, lisez la Constitution de 75, de 46, de 58, lisez la Constitution de 1848, à aucun moment cela ne repose de manière cruciale sur l’honnêteté des participants. Il faut inclure la possibilité que quelque chose de mal se passe. Je n’ai pas dit quelque chose de mal au sens moral, mais que quelque chose se passe mal. Eh bien, dans « n’importe qui », il faut aussi inclure la possibilité que quelque chose se passe mal. Et si j’ai raison, de deux choses l’une, ou bien la possibilité que quelque chose se passe mal est très faible et alors ma prédiction, c’est que cela va se produire immanquablement, ou bien la probabilité est très forte et selon les raisonnements plus grands cela se produira immanquablement.

Emmanuel Laurentin : Imparable ! Peut-être néanmoins que le second cercle va-t-il pouvoir parer certains de vos arguments. Nous allons les présenter. Je vais les présenter brièvement en citant les noms de ceux qui sont ici et qui interviendront dans les jours qui viennent dans ces « Rencontres de Pétrarque ». Pour commencer, Alain-Gérard Slama, connu de tous les auditeurs de France Culture, pour sa chronique dans « Les matins » de France Culture mais également pour son travail d’historien, d’essayiste, de journaliste, d’habitué des « Rencontres de Pétrarque » et également de collaborateur à plusieurs revues, « Histoire », « Politique internationale », qui vient de publier « La société d’indifférence ».

Jean Birnbaum : Jean-Marc Daniel, que l’on vous présentera plus longuement et plus précisément demain, mais dont on peut déjà préciser qu’il est l’un des plus brillants économistes de sa génération, qu’il enseigne dans la prestigieuse École des Mines, à Paris, qu’il dirige la revue « Sociétal » et c’est à la fois un très bon connaisseur de l’économie, comme science et comme technique, mais aussi un grand érudit concernant l’histoire des économies mondiales, d’ailleurs, il tient, entre autres faits de gloire, une chronique régulière dans les colonnes du Monde et dans son supplément Économie. On aura l’occasion de l’entendre beaucoup demain également.

Emmanuel Laurentin : Christiane Taubira, économiste de formation, qui a été candidate du Parti radical de gauche à l’élection présidentielle de 2002, qui était déjà présente à ces « Rencontres de Pétrarque », il y a quelques années. Elle est députée de Guyane, depuis 1993, et est également membre de la Ligue française des Droits de l’homme, de Human Rights Watch. Elle a donné son nom à la loi française de mai 2001, qui reconnaissait la traite négrière et l’esclavage comme crimes contre l’humanité. Elle a récemment publié, « Égalité pour les exclus, la politique face à l’histoire et à la mémoire coloniale » aux éditions Temps présent.

Alain Gérard Slama, pour commencer, est-ce que vous voulez réagir puisqu’on a parlé de philosophie politique et que c’est quand même une de vos spécialités ? Réagir à quelqu’un qui est quand même un de vos anciens complices, Jean-Claude Milner, puisque vous le connaissez depuis très longtemps.

Alain Gérard Slama : Cher Emmanuel, je rappellerai aussi que j’écris dans le Figaro, ce n’est pas totalement inutile pour me situer.

Emmanuel Laurentin : Je l’ai oublié, mais vous savez, Alain-Gérard, j’oublie souvent ce genre de choses. Rires…

Alain Gérard Slama : C’est très curieux, vous étiez assez fier de moi, à cette exception-là apparemment. Eh bien, non.

Ma position à cette table, et la position de mon ami Milner à l’autre bout, et j’ai eu l’impression en vous entendant -on se vouvoie à une tribune – que vous avez fait plus de chemin vers moi, que moi, vers vous. Je me venge ainsi d’une dissertation sur Verlaine où mon ami Milner avait recueilli un 19, qui était absolument éblouissante et qui témoignait déjà d’un talent et d’une maturité hors du commun. Je suis d’autant plus flatté de vous voir faire ce chemin parce que j’ai l’impression que votre discours ne s’adressait pas tellement à moi. Il s’adressait à tous les passionnés de l’Internet, les convertis du réseau, les tenants d’une démocratie et d’une société poly-centrée, ultra-participative, car de la démocratie participative à « n’importe qui » décidant de « n’importe quoi », je ne suis pas très sûr, parfois, qu’il y ait une si considérable différence. En tout cas, bien sûr que je souscris à bien de vos analyses. Je laisserai, bien sûr, pour l’économie, intervenir Jean-Marc Daniel, parce que je ne suis pas très sûr que les pays riches aient tellement intérêt à ce que les petits Chinois continuent à être payés très mal. Cela dit, ce qui m’a frappé, dans votre propos, c’est qu’au fond, vous faites une critique acérée de tout ce qui a été salué sous les étiquettes du réseau, du post-moderne, dans une démarche qui est loin d’être seulement ultralibérale, dans une démarche qui est plutôt aujourd’hui à la mode dans les réflexions par exemple du Parti socialiste. Alors, cela m’intéresse pourquoi ? Parce que je vois qu’à travers ce cheminement, dans vos trois points, vous redécouvrez la régulation. Lorsque vous évoquez, par exemple, que dans une situation de marché limité, le plus improbable a autant de chance de se produire que le probable. Cela veut donc bien dire qu’il faut fixer des limites, qu’il faut mettre des garde-fous, poser en quelque sorte des règles, qui ne soient pas des règles fixées par « n’importe qui » ou « n’importe quoi », mais est-ce que cela sera des règles fixées par les experts ? Votre raisonnement est un raisonnement mathématique d’une certaine façon. Donc, qui va fixer en quelque sorte ces règles au titre de la régulation considérée sous un jour technique ? Je prends votre première conclusion. La deuxième conséquence, qui m’a également énormément frappé, c’est que vous rencontrez l’institution. C’est-à-dire quand même quelques bases assez consacrées de la réflexion classique. Vous avez même cité la Constitution de 1958, ce qui m’a fait un immense plaisir. Troisième élément que j’aperçois, c’est que vous dites clairement, concluant à la nécessité d’instances légitimes, qu’elles peuvent être sur le plan national, européen, international, cela, vous ne le tranchez pas. Cela honore d’ailleurs et donne toute sa force à votre analyse et à votre réflexion, mais nous voyons bien que là derrière nous découvrons bien la nation. Nous redécouvrons, que cela soit au plan national, européen ou au plan mondial, mais en toute hypothèse, nous sommes ici, me semble-t-il, au niveau de l’intergouvernemental plutôt qu’au niveau d’instances mondiales qui dépasseraient absolument le cadre des nations et dans lequel, il me semble que vous n’avez pas trouvé une place pour votre analyse, mais peut-être l’avez-vous fait et je serais heureux de le savoir. Je m’arrête là, parce qu’on m’a fait savoir que j’interviendrai les jours prochains, et vous l’avez même dit à propos de Jean-Marc Daniel, longuement, et qu’il ne faut donc pas être long, en cet instant précis. Les observations que je fais, je les résume d’un mot, j’ai bien l’impression en effet qu’il s’agit d’une déconstruction d’une grande partie de l’idéologie postmoderne et ça, cela m’a énormément intéressé. Voilà.

Jean-Claude Milner : Je n’objecterai pas à cette présentation, sauf pour ajouter que ce dispositif postmoderne, je n’y avais, pour ma part, jamais adhéré. Le seul point peut-être que je pourrais mentionner, c’est que - j’ai fait référence à Michel Foucault - la redécouverte de la dimension institutionnelle est quelque chose qui s’est produite, chez Foucault, dans la fin de son parcours, très précisément aux États-Unis. Je ne prétends pas, pour ma part, à une grande originalité. J’ajoute en plus, deuxièmement - Jean Birnbaum a eu l’amabilité de le rappeler - qu’en son temps, en 1984, je m’étais prononcé sur la question, sur la question de l’école, et ce n’est pas pour rien que j’avais donné ce titre, de l’école, qui est le titre d’une institution, précisément. Je me rappelle très bien, c’est un livre ancien maintenant, oui, mon Dieu le temps passe, que la dimension institutionnelle de l’école et sa relation, dans le dispositif français, avec le régime des libertés publiques et individuelles, était quelque chose qui m’avait apporté beaucoup. Je crois que, descriptivement, il est indubitable que ces trente dernières années, un certain type de consensus s’est opéré, venu, pour reprendre l’idée d’oppositions, de la droite, du centre et de la gauche, qui s’est retrouvé sur ce que j’appelle l’idéologie du « n’importe qui » où je diagnostique – on peut-être d’accord sur les descriptions et pas sur les diagnostics – une sorte de reprise, de sublimation, pour reprendre le terme freudien que j’avais employé, de ce que par ailleurs les mêmes pouvaient détester en paroles, à savoir le mécanisme du marché tel qu’il se proposait à leurs yeux.

Emmanuel Laurentin : Une question ou une réflexion de celles dont je ne sais si elle se qualifierait de néo-démocrate, Christiane Taubira.

Christiane Taubira : Vu, comme cela, c’est très déconcertant. Je comprends, j’ai compris au cours de la conférence, ce que Jean Birnbaum, tout à l’heure, appelait le pouvoir d’intimidation de la pensée et de la parole de Jean-Claude Milner, même si vous vous êtes livré salutairement, à mon avis, à une impertinence à son égard, je dis bien impertinence, je ne parle pas d’insolence. Donc, c’est avec beaucoup de circonspection que je vais proposer quelques réactions qui ne sont pas des réflexions en tant que telles mais des réactions. La première, c’est que je pense aussi que ce ne sont pas les condamnations morales qui permettront ni de culpabiliser, ni de réformer le capitalisme financier. Cependant, je pense qu’il faut réinvestir le champ de l’éthique parce que je crois que c’est sur ce terrain-là que l’on peut redéfinir un certain nombre de notions essentielles, tel que : l’État, le rôle et la place de l’État, le rôle, la pertinence ou la péremption des nations, les questions liées à la spiritualité avec ou sans Dieu parce que ce sont des questions issues d’impulsion extrêmement profondes, très lourdes, dans nos sociétés et que l’on ne peut pas ignorer, les questions qui sont liées aux solidarités aussi. Je crois que c’est vraiment sur le terrain de l’éthique que l’on peut recommencer à faire la part entre les constructions historiques et l’anthropologie. Autrement dit, comprendre qu’il y a des sociétés, s’il y a une crise aujourd’hui, c’est parce qu’il y a un type de rapports sociaux, qu’il y a des sociétés qui ont été construites sur des croyances, des fondements, des règles et aujourd’hui, c’est ce qui a implosé dans la crise financière, compte tenu justement d’une tendance que l’on a vu apparaître, depuis un peu plus d’un siècle pratiquement, il y a quand même des auteurs qui parlent de cette menace du capitalisme financier, même s’il était embryonnaire. C’est un type de société qui est en crise et en difficulté. Souvent, il y a une confusion entre ce qui est la construction historique et ce que j’appelle un relevé de l’anthropologie. Je veux dire par là que souvent l’on considère comme universel un type de rapports sociaux, une organisation sociale, un corpus de règles alors qu’en fait ce sont des constructions. Et c’est sur le champ de l’éthique, à mon avis, que lorsque l’on va redessiner les idéaux, leurs contenus et leurs contours, que l’on pourra à nouveau dater les organisations économiques et les organisations sociales et par conséquent faire la part entre ce qui, peut-être a vécu ou est en train de vivre soit les derniers moments soit des sursauts qui seront rédempteurs ou salvateurs pour eux, ou laisser place à une interrogation profonde, un autre type d’organisation de la société. La deuxième réaction que j’aurai, serait sur la nécessité de nuancer la question du marché mondial. Puisque Monsieur Milner nous dit que le marché est devenu mondial, je crois avoir compris qu’il l’a déjà été. Pendant les conquêtes coloniales, le monde entier était en contact et il y a eu un marché mondial. C’était essentiellement un marché de production, mais ce marché de production avait une influence considérable sur les économies européennes notamment. Le monde était organisé, il était organisé en empires coloniaux, il y avait des contacts donc entre les continents, entre les différentes parties du monde, mais c’était effectivement essentiellement un marché de production qui, je le disais, a eu un impact indiscutable sur les économies occidentales et européennes notamment mais sur les économies des autres parties du monde, au point de changer même la nature de l’économie du capitalisme qui était en pleine expansion et de déplacer même le centre nerveux de ce capitalisme en Europe qui était davantage d’ailleurs en Méditerranée et qui s’est déplacé vers l’Atlantique. Donc, ce marché mondial, nous l’avons déjà connu mais c’est vrai que le marché mondial n’est pas seulement dans la production, il a envahi la consommation mais il a surtout envahi d’autres champs. Albert Jacquard disait, nous n’avons plus d’ailleurs. Nous n’avons plus d’ailleurs parce que le dernier recoin du monde est connu. Nous n’avons plus d’ailleurs géographique mais nous n’avons plus d’ailleurs symbolique non plus puisque le marché, puisque la marchandise a envahi ce qui nous était sacré, c’est-à-dire les organes, comme le rappelle Monsieur Milner, les fluides, le vivant d’une façon général, qui était sacré pour nous est aujourd’hui envahi par le marché. Donc, nous n’avons plus d’ailleurs géographique, nous n’avons plus d’ailleurs symbolique, nous devons donc nous réinstaller là où nous sommes dans ce monde qui nous est commun et nous interroger sur les règles que nous pouvons nous imposer. Quand je disais tout à l’heure, il y avait eu le marché mondial déjà avec les conquêtes coloniales, mais cela ne concernait pas que le Nord vers le Sud, avec retour après dans le cadre du marché triangulaire. Moi, je me souviens avoir lu de très beaux romans qui révélaient que l’aristocratie russe parlait français, au XVIIIe et au XIXe siècle. Marco Polo avait déjà atteint la Chine, lorsqu’il est arrivé à Cambaluc. Le monde était vraiment déjà en contact et il y avait cette première mondialisation. Par contre, je trouve que l’on n’insiste pas assez sur la mondialité, c’est-à-dire l’autre type de relations que l’on peut établir du fait que le monde est en contact. Cette mondialité, on en a vu une illustration qui me paraît tout à fait intéressante, c’était avant la première rencontre de l’OMC, à Seattle, où l’on a assisté à la première manifestation organisée par Internet. Des citoyens du monde entier se sont retrouvés à Seattle aux États-Unis et ils se sont organisés à partir d’Internet. Un dernier mot et je termine. Le législateur que je suis n’a pas pu être indifférent à l’analyse qui a été donnée sur l’élaboration des règles et le « n’importe qui » qui fait « n’importe quoi », pour moi, le « n’importe qui » qui fait « n’importe quoi », c’est exactement le contraire de la démocratie. Pour rester sur une définition simple, qui a été donnée par le philosophe Alain, la démocratie, c’est le règne du droit, ce n’est pas le « n’importe qui » qui fait « n’importe quoi ». Donc, la question, n’est pas, à mon avis, tellement le fait de constater que le « n’importe qui » fait « n’importe quoi », c’est de ne pas prendre une conséquence pour un postulat, c’est-à-dire que si aujourd’hui « n’importe qui » fait « n’importe quoi », notamment que n’importe quel banquier décide n’importe quel tarif pour les services bancaires pour lequel la puissance publique n’a pas légiféré, c’est parce que la politique a renoncé, a reculé, a démissionné d’un certain nombre de champs qu’elle était censée réglementer, c’est parce que nous n’avons plus justement clairement une conception de l’État, une conception de la puissance publique et de sa responsabilité qu’aujourd’hui nous sommes face à une société extrêmement morcelée, éclatée. Et cela, c’est extrêmement dangereux, à mon avis, parce que, pour revenir à une idée qui était très simple et qui date de Lacordaire : « Entre le faible et le fort, c’est la liberté qui opprime et la loi qui protège. »

Emmanuel Laurentin : Merci, Christiane Taubira. J’ai noté que vous citiez Alain et que vous étiez approuvée, par hochement de tête, par Alain Gérard Slama, qui vous retrouve sur ce terrain. Sur quel point voulez-vous réagir, Jean-Claude Milner ? Sur la question de l’éthique ? Sur le marché mondial qui existait avant ce marché mondial ? Ou sur la question de la politique ?

Jean-Claude Milner : Je me retrouve beaucoup, notamment dans la dernière partie de l’intervention de Madame Taubira, mais j’ajoute seulement que je ne suis pas contre le fait qu’on présente comme hermétique ( ?) la question de qui détermine les règles ? Je ne prends pas cela comme une objection et je n’y objecterai pas, ce n’est pas ma tendance propre et ce n’est pas quelque chose que je considère comme extérieur à mon propos. Quant au marché, oui, je donne tout à fait acte aux exemples que vous avez donnés. Vous avez vous-même donné les points de différence qui font que ce qui s’est passé ces dernières années, avec la Chine et l’Inde, est d’une nature totalement différente, transforme totalement le mécanisme du marché mondial d’aujourd’hui, par rapport au marché mondial tel que l’on pouvait le concevoir au XIXe siècle.

Emmanuel Laurentin : Jean-Marc Daniel.

Jean-Marc Daniel : Merci. Je vais réagir en quatre points. D’abord sur le capitalisme financier et les références à Marx. À titre personnel, déjà quand Marx écrivait, il donnait une vision de l’économie qui était assez approximative de Ricardo et si l’économie vous intéresse vraiment, lisez plutôt Ricardo que Karl Marx parce que vous apprendrez beaucoup plus. La deuxième chose que je voudrai dire sur ce mot de capitalisme financier, c’est que je ne connais pas de capitalisme qui ne soit pas financier. Donc, je ne comprends pas ce que cela veut dire quand on parle de capitalisme financier. Le capitalisme, c’est toujours un mécanisme dans lequel des gens engagent des risques à partir de fonds propres et des fonds propres, c’est de la finance. Donc, le capitalisme financier, je ne sais pas ce que c’est. J’aurai l’occasion de revenir là-dessus. Il y a un économiste des années 1950, que certains d’entre vous ont peut-être connu, qui s’appelle François Perroux, qui était le grand économiste des années 1950, qui a écrit un petit livre sur le capitalisme et sa première phrase c’est : « Capitalisme est un mot de combat ». Et il expliquait que l’on emploie le mot capitalisme pour faire le procès du capitalisme avec un procès très particulier puisque c’est un procès dans lequel l’accusé est condamné d’avance. Le capitalisme, c’est l’accusé et l’on sait déjà qu’il est condamné. Le capitalisme financier est doublement condamné. Moi, je serai là pour le défendre en disant : je ne sais pas ce que c’est, mais je le défendrai quand même.

Deuxième remarque sur la mondialisation, la croissance : la mondialisation, c’est pour moi, un phénomène assez accessoire. Ce qui se passe dans l’économie mondiale, depuis les années 1760, c’est qu’à un moment donné, on a commencé à mettre des paysans dans des usines, c’est un processus qui s’est enclenché quelque part du côté de Manchester, entre 1760-1770, et depuis ce processus continue de façon régulière. On a mis des paysans européens, puis l’on a mis des paysans américains et maintenant on est en train de mettre des paysans chinois et des paysans indiens. Alors, ce processus est spectaculaire parce qu’il y avait quinze millions de paysans anglais à mettre dans des usines à Manchester, là, il y a sept cent millions de paysans chinois à mettre dans des usines. Donc, on change d’ordre de grandeur mais le processus est exactement le même avec la conséquence qui est exactement la même, c’est-à-dire que concrètement, chaque fois qu’il y a un nouveau paysan qui apparaît sur le marché, le salaire des autres baisse. Le salaire mondial est en train de baisser et la grande magie de la croissance économique de l’Inde et de la Chine c’est la baisse des salaires. J’aurai l’occasion de revenir, à mon avis, sur cette question. Est-ce que l’on obtient de la croissance exclusivement par la baisse des salaires ? Ou est-ce qu’il y a d’autres moyens ? Mais le salaire, au départ, a vocation à baisser pour permettre aux entreprises les profits qui vont leur permettre de réinvestir, ce qui se passe en ce moment. Le grand miracle, c’est que le capitalisme mondial a trouvé un contremaître absolument génial, c’est l’héritier de Mao-Tsé-toung. C’est-à-dire que pour exploiter les travailleurs il n’y a rien de tel qu’un Parti politique qui se proclame marxiste-léniniste. Et c’est eux qui organisent la plus grande exploitation jamais réalisée dans l’histoire de l’humanité au travers de ce qui se passe en Chine en ce moment.

Troisième remarque que je ferai sur Marx et tout cela, il y a une chose qui n’est jamais dite, c’est que le monde dans lequel nous vivons a été fondé, réorganisé par Richard Nixon, au travers de deux grandes décisions : la première décision, c’est de s’allier avec la Chine et la deuxième décision est d’abandonner toute référence monétaire autre que la monnaie d’un pays. Et donc, ce qu’il y a de limité dans ce qu’a dit Jean-Claude Milner, c’est la création de dollars. La capacité qu’ont les États-Unis à générer de la monnaie, est à l’origine du mécanisme financier. La finance, ce n’est pas des odieux banquiers, planqués quelque part entre Zurich, Londres et Francfort, la finance à l’heure actuelle, c’est la création de monnaie par le mécanisme de crédit, création de monnaie qui est illimitée avec comme seule limite la gestion par la Banque centrale. Donc, l’enjeu pour moi, ce n’est pas d’édicter des règles, c’est d’essayer de savoir et de réfléchir maintenant à ce que c’est qu’une Banque centrale. Et cela vous ne le retrouverez pas chez Marx parce que Marx ne savait même pas ce que c’était une Banque centrale. Ricardo le savait, mais si vous lisez les œuvres de Marx sur la circulation de l’argent, vous ne voyez pas jamais apparaître le mot de Banque centrale parce qu’il n’a pas compris ce que c’était qu’une Banque centrale. Et l’enjeu du monde à l’heure actuelle, c’est de théoriser, réfléchir à quel rôle sera celui de la Banque centrale à venir. La crise actuelle nous a montré qu’il y a un banquier central qui avait été porté aux nues, qui était Monsieur Greenspan, et qui est maintenant voué aux gémonies. On le traîne dans la boue, les mêmes qui le portaient aux nues. On a parlé de gens qui n’avaient rien prévu, il y a toujours des gens qui ont prévu, c’est facile de prévoir, il vaut mieux annoncer la catastrophe quand on est prévisionniste parce que comme ça, si l’on se trompe les gens ne vous en veulent pas et si l’on a raison on acquière la gloire, donc, quand on fait des prévissions, en général il vaut mieux annoncer la catastrophe. Mais il y a une chose qui est sûr, c’est que très peu de gens critiquaient Monsieur Greenspan et maintenant tout le monde le considère comme une espèce d’incapable qui a ruiné la finance internationale. Donc, la vraie question, à mon avis, qui va se poser c’est : Qu’est-ce qu’une Banque centrale ?

Une dernière remarque sur qu’est-ce que c’est que des règles ? Moi, je suis un néo-archéo-franchouillard-démocrate et je ne crains pas Internet. Jean-Claude Milner a parlé des obscénités, de la calomnie qui circulent mais Beaumarchais parlait de la calomnie sans Internet. On arrivait à calomnier les gens sans Internet à l’époque de Beaumarchais et puis il y avait de la pornographie au XVIIIe siècle aussi, et il y avait des obsédés sexuels au XVIIIe siècle aussi sans Internet. En revanche, je dirais que je m’en méfie beaucoup parce qu’il y a effectivement la question de savoir qui est le régulateur. Quand on me parle de démission des politiques, moi, je lis régulièrement le rapport du Conseil d’État qui dit qu’on n’a jamais produit autant de lois dans ce pays. Il y a une inflation législative. Le politique se mêle de tout. Il a des idées sur tout. Il a mis le principe de précaution dans la constitution. Il veut nous empêcher de respirer parce que cela fait du CO2. Il pense à tout ce que nous devons faire. On ne manque pas de règles, il y a trop de règles. Alors, le régulateur, peut-être mais c’est peut-être lui qui est « n’importe qui » faisant « n’importe quoi ». Donc, pendant la semaine que je vais passer ici, parmi vous, je passerai mon temps à vous dire méfiez-vous du régulateur.

Emmanuel Laurentin : Il y a beaucoup de choses dans l’intervention de Jean-Marc Daniel. Peut-être sur la question de la règle, la dernière question ou celle de la Banque centrale ou peut-être d’abord, puisqu’on l’a rappelé, vous êtes linguiste, Jean-Claude Milner, cette question du terme, capitalisme financier ? Il n’y a pas de capitalisme qui ne soit financier, dit Jean-Marc Daniel.

Jean-Claude Milner : Il m’est un peu difficile de répondre. Jean-Marc Daniel a fait valoir la citation de François Perroux, on n’emploie pas le mot capitalisme sans qu’aussitôt engager une critique. Je ne vois pas en quoi cela me concerne. Je n’ai absolument pas employé le mot capitalisme pour le critiquer. Je n’ai fait que décrire des phénomènes. De façon générale, j’ai le sentiment que l’intervention de Monsieur Daniel, certainement tout à fait remarquable, ne me concernait que par associations libres. Dans mon exposé, je reprenais en bonne partie l’article que j’avais publié dans Le Monde, le nom de Marx n’est pas cité. Aucun concept spécifiquement marxiste n’est utilisé. C’est Jean Birnbaum qui avait rappelé que j’ai, effectivement à une époque, été sensible aux thèmes marxistes et Alain-Gérard Slama, qui me connaît depuis longtemps, s’en souvenait. Mais je le répète, dans mon propos et dans les propos que j’ai tenus devant vous, il n’y a aucune référence particulière à Marx, aucune. Par conséquent, c’est par pure association, comme un craquement de papiers de bonbons, qui a fait qu’il a été question de Marx et qu’on m’a expliqué, ce que je sais depuis longtemps, que Marx ne parle pas de la Banque centrale. Oui, bien sûr, ce n’est pas le problème puisque je ne parle pas de Marx et autres choses de ce genre. Ensuite, on m’a expliqué que le parti communiste chinois était la meilleure forme d’oppression, c’est exactement ce que j’ai dit. Je n’ai rien contre le fait qu’on me répète, au contraire, c’est normal, mais que l’on me répète en me présentant cela comme une objection absolument écrasante, je trouve cela, disons, du Coluche, c’est de l’humour.

Emmanuel Laurentin : J’ai l’impression que ce n’est pas un compliment, dans votre bouche, que de dire c’est du Coluche ?

Jean-Claude Milner : Au contraire, je n’en connais pas de plus grand. Le troisième point, j’aurais pu être plus précis, mais je crois que je n’ai pas manqué à l’exactitude, sinon à la précision, en parlant de capitalisme financier, tout le monde a compris de quoi il s’agissait.

Emmanuel Laurentin : Merci à tous. Merci à vous, Jean-Claude Milner d’avoir cette ouverture et cette leçon inaugurale. Je rappelle que ces XXIVèmes rencontre de Pétrarque sont organisées par France Culture et Le Monde, sur le thème, « Après la crise, quelle(s) révolution(s) », avec un pluriel possible et un point d’interrogation, que demain le thème est « Après la crise, quelles révolutions », avec Jean-Marc Daniel, Laurence Fontaine, Jacques Généreux et Michel Guénaire.

A la technique, nous avons Christophe Loucachevsky ( ?), Benjamin Thuot ( ?), Gilles Gallinaro, Pascal Morel et à la réalisation Nathalie Salles.

Merci à tous, et à demain, sous le grand arbre de la cour Pierre Soulages du Rectorat.



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