Édito de cette séance du colloque : Eurêka ! Un dessin ou une manip valent souvent mieux qu’un long discours, à condition de l’utiliser à bon escient : savoir quel message faire passer, choisir la manip la plus parlante, utiliser des outils numériques sans rompre avec la réalité. Démonstrations à l’appui, une discussion sur les bonnes pratiques.
Avec : Joël CHEVRIER, physicien, université de Grenoble ; Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIK, physiciens, université Pierre-et-Marie-Curie - Paris 6 ; Éric LAPIE, muséographe, Universcience, à partir de 37:11 minutes.
Animateur : On va parler maintenant des manipulations, mais cette fois-ci des manipulations que l’on va réutiliser dans le domaine des expositions, puisqu’on a beaucoup parlé d’expérimentation pour l’enseignement, mais il y a aussi tout l’aspect vulgarisation scientifique. Dans un musée de sciences, comment travailler avec les expériences ? J’invite maintenant Éric LAPIE. Il est muséographe. Il a été commissaire des expositions à Universcience, notamment, ses dernières expositions sont : Darwin l’original, et puis, il y a eu Léonard de Vinci.
Éric, je vous laisse la parole.
Éric LAPIE : Bonjour !
Oui, j’interviens à ce titre, mais aussi du fait que j’ai commencé ma carrière, dans les expositions sciences et techniques, je me permets de dire « sciences et techniques », il y a vingt ans, en tant que concepteur de ce que l’on appelle, ici, les manips. Ce dont je vais essayer de vous parler dans un délai très court, qui mériterait largement plus de temps, c’est ce passage supposé entre le laboratoire et l’exposition ou le musée.
Si on prend le terme de manip, quand je suis arrivé dans ce milieu, à la Cité des sciences, pour un travailler sur les expositions, la manip, c’était quasiment tout ce qui est interactif dans une exposition, alors que le terme manip, en français en tout cas, on voit très clairement la filiation qu’il y a directement avec le laboratoire, avec en l’occurrence même de manière assez restrictive peut-être, le laboratoire de physique. Or, dans ce milieu, finalement la manip, c’est une notion qui va au-delà de la question de la transcription, de l’adaptation, d’une manip faite dans un laboratoire, un TP, un TD ou en classe, de l’exposition.
Donc, j’essaierais de voir comment ce lien se fait réellement, s’il n’est pas limitatif. Puis, voir ensuite, quels sont les liens qui se font dans d’autres domaines, dans d’autres types de laboratoires, et dans d’autres domaines qui ne sont pas des laboratoires, pour ce qui est de ce que moi j’ai analysé comme étant une forme de filiation, qui serait avérée entre la manip de laboratoire et la manip de d’exposition.
Pour commencer, j’ai extrait ce petit texte d’une publication de Frank Oppenheimer, qui date du début des années 80, qui a été faite au moment d’un colloque à l’Exploratorium. Déjà, à l’Exploratorium avec Frank Oppenheimer, ils parlent d’Exhibits. D’emblée, le terme qui caractérise les objets, qui vont apparaître dans les expositions appartiennent très clairement au champ muséographique, du fait même du terme employé, alors que le terme de manip, comme je vous le disais, était relativement ambiguë, ou en tout cas appartenait autant au champ du laboratoire qu’au champ de l’utilisation courante de la muséologie. Par contre, ce qu’en dit Frank Oppenheimer, quand il répond à la question : « D’où vous viennent ces idées d’éléments d’expositions, les Exhibits ? », il dit : « De sources très différentes », mais on voit quand même que de nombreux éléments d’expositions sont des adaptations de manips de laboratoires courantes, ou d’appareils de cours, de démonstration, couramment employés dans les cours des différentes écoles et universités. Donc, ça, affectivement, c’est une filiation qui est réelle, qui est vraie. Beaucoup de manips qui relèvent du fonds courant des manips de Centres de sciences, viennent de manips de laboratoires, mais elles sont passées par des chaînes de transformation, qui sont quand même très grandes. On pourrait même dire que la filiation directe de la manip de laboratoire est assez minoritaire, finalement, puisqu’on va plutôt s’inspirer, pour des raisons extrêmement pratiques, de choses qui ont déjà été transposées aux cours, en TP, ou autres, on puiser des sources d’inspiration ne serait-ce que dans des catalogues d’équipements pour ces démonstrations, pour concevoir une manip, très clairement, s’agissant de ces fameuses manips de « general science », on va dire, particulièrement les manips de physique. Par contre, choses extrêmement importante à prendre en compte, c’est la difficulté de ce passage du cours à l’exposition, qui présente, vous le savez, si vous vous êtes déjà confronté à la question, un certain nombre de problèmes. On a vu ici toutes les démonstrations qu’on a eues, la présence humaine est extrêmement forte, qui permet de créer du spectacle. Une manip transposée dans une exposition, cela devient une sorte de rebond, avec ou sans médiation humaine, majoritairement sans médiation humaine. Donc, on passe d’une manip avec un démonstrateur qui peut modérer un certain nombre de choses, garantir des adaptations in situ, a sur la question de réussir ou de ne pas réussir, sur la répétabilité, etc.
La difficulté pour la manif d’exposition, c’est qu’il va falloir que ça fonctionne automatiquement, avec un utilisateur qui n’est pas compétent a priori, en règle générale, à qui il va falloir absolument tout expliquer, et que tout soit répétable d’un visiteur à l’autre, tout en étant maintenable, ergonomie, solide, voire transportable. Voilà, pour les fonctions techniques, sachant que par ailleurs il y a une autre fonction, sur laquelle je reviendrai, si j’ai un peu de temps, qui était déjà très vite pointée par Frank OPPENHEIMER, dès ces textes initiaux à l’Exploratorium, c’est la dimension esthétique de la chose.
On a vu tout à l’heure un voltmètre, il y en a dans des manips d’expositions ici, ce n’est pas extrêmement sexy. Frank OPPENHEIMER, lui, parlait beaucoup de cette dimension esthétique, cette dimension d’émotion, du recours à l’art, mais on verra que la dimension de design, dans la conception et le développement de manips est également extrêmement importante.
Je parlais de Franck OPPENHEIMER, ça, par exemple, c’est extrait de l’exposition Jeu de lumière, présentée à la Cité des sciences depuis des années, et qui trouve son origine à l’Exploratorium de San Francisco. C’est une expérience de d’optique qui a été transposée de manière à être utilisable par des visiteurs, on va dire lambda, donc tout a été conçu pour que cela soit le cas.
Pour ne pas quitter tout de suite l’Exploratorium, ça, c’est la table des matières dans une collection de livres de recettes, publié par l’Exploratorium en 1975, qui s’appelle les « Cookbook de l’Exploratorium ». Ce sont des choses extrêmement importantes, fondamentales même, de mon point de vue, dans la constitution de la muséologie des sciences, ces délivres ont eu une influence gigantesque sur quasiment tous les Centres de sciences du monde. Si on regarde ce sommaire, on se rend compte qu’à 90%, on a des manips de physique. On a quelques manips qui relèvent des sciences cognitives, au sens un peu large, sur les illusions d’optique, plutôt sous l’angle de la perception que sous l’angle de l’optique physique, et quelques manips de sur le comportement animal, sur les plantes.
Donc, on voit que si on reste sur l’idée qu’une manip doit s’ancrer dans des expériences de laboratoire, si on reste du strict point de vue des champs, comment dire, explorés par l’Exploratorium et beaucoup de muséographes ensuite, eh bien, c’est assez limitatif. C’est ce qui explique aussi pourquoi, d’une certaine manière, ce terme de manip a pris une extension plus large puisqu’on s’est affranchi de cette filiation avec le labo dans beaucoup de cas. En gros, les éléments d’exposition interactifs, dans la majorité des cas, ce sont soit des manips issues effectivement de laboratoires, soit des éléments qui n’ont absolument rien à voir, en tout cas avec les laboratoires de physique.
Juste pour illustrer, là on est vraiment dans la démonstration de classe, pas du tout la manip de labo, imagine mal un labo de mécanique, même à l’époque de Léonard de Vinci, construire cette manip pour en sortir une loi générale. Par contre, on voit bien ce que c’est qu’une manip, on a un utilisateur, pas trop compétent, si ce n’est pour tirer la corde, qui est un enfant. On arrive quand même à lui faire expérimenter des choses qui sont extrêmement à la fois spectaculaires, et à mon avis très démonstratives. C’est une photo qui a été prise au Palais de la Découverte, en 1971.
Ça, c’est une autre illustration au Palais de Découverte, dans les salles de physique. J’aurais pu prendre une photo identique issue du Science Museum ou du Deutsches Museum, c’est la transposition, en quelque sorte, de manips de physique dans des éléments d’exposition autonome, ne nécessitant pas forcément de médiation humaine, qui reposent effectivement sur des dispositifs imaginés en laboratoire ou en TD en TP, qui sont déclenchable par bouton-poussoir.
Je pense qu’il y a une thèse à faire sur le bouton-poussoir en muséologie, parce que pendant très longtemps cela a été un marqueur de l’interactivité. Donc, cela vaudrait le coup de se pencher sur la question.
En gros, on a la transposition de manips, ou alors on va faire fonctionner des instruments de mesure, du type voltmètre que l’on a vu tout à l’heure, et le visiteur est autonome par rapport à ça.
Une autre source d’inspiration, pas directement du laboratoire mais indirectement. Ça, c’est un élément assez célèbre à la Cité, L’Orbitogramme. On trouve même, sur internet, des cours de mathématiques, pour des étudiants en prépa, intitulé « L’Orbitogramme de la Villette ». Vous voyez à peu près ce que c’est, c’est une sorte de simulateur de mouvements de corps célestes sur une surface courbe, qui va varier en fonction à la fois de la vitesse d’éjection et de la courbe initiale qu’on leur donne.
Cela s’appelle « L Orbitogramme de La Villette », mais en il ne vient pas de La Villette mais d’une autre exposition assez fondamentale, peut-être moins connue que l’Exploratorium ou l’Ontario Science Centre, qui s’appelle « Mathematica : A World of Numbers… and Beyond », qui a été présentée au « California Museum of Science and Industry », en 1961. Pour mémoire l’Exploratorium et le « California Museum of Science and Industry » ont ouvert en 1969. Cette exposition « Mathematica : A World of Numbers… and Beyond », a été conçue par une agence de design, de deux designers très célèbres :Charles et Ray Eames, vous les connaissez sûrement, leurs meubles édités chez Herman Miller, ils ont beaucoup travaillé pour IBM, entre autres. Et dans cette exposition, sponsorisée par IBM, dont les deux designers ont conçu quasiment l’ensemble des produits, on trouve quelques manips qui sont devenus depuis des musts de l’expositions de sciences et techniques [1].
Je vous parlais de l’Orbitogramme, présenté initialement dans l’exposition Mathématiques de la Cité des sciences, il est maintenant dans l’exposition Objectif terre. On trouvait d’autres types d’éléments, par exemple, on la voit, à droite, derrière l’Orbitogramme, un cube à multiplier, composé, je crois, de 512 ampoules, on peut faire des multiplications et ces ampoules s’allument en fonction du choix qu’on a fait.
Il y avait une planche de Galton, un petit train qui tournait autour d’un ruban de Moebius, … donc, autant de « manips », entre guillemets, qui fondent, d’une certaine manière, le cœur d’un certain type de muséologie des sciences et techniques de par le monde, puisque ce sont des manips que l’on va retrouver dans de nombreux endroits, ce qui illustre au passage une chose assez notable quand même, c’est que de l’innovation dans la manip, si on regarde les choses dans le détail, il y en a finalement assez peu, en tout cas pour ce qui est de l’exposition. C’est soit que les manifs de labos sont devenues tellement complexes qu’elles ne sont absolument pas transposables, qu’elles nécessitent des moyens, des réglages, etc. qui font qu’on ne peut pas les transposer dans les expositions, et du coup on se retrouve à montrer des choses qui sont relativement fondamentales, et du coup on fait un travail qui est plutôt un travail de curation sur des objets existants, plutôt qu’un travail de réelles conceptions de manips. Cela vaut le coup de se poser la question. Cela ne pas dire qu’il faut s’affranchir de ces objets, qui sont pourtant des objets extrêmement pertinents, qui ont fait leurs preuves, en termes de de muséologie. Mais, cela pose quand même la question de filiation avec les laboratoires.
Pour la petite histoire, cette exposition a eu un succès phénoménal. Elle a itinérée, dupliquée de nombreuses fois. Je crois qu’elle a été dupliquée encore une fois pour la Bibliothèque du Congrès, en il y a très peu de temps. C’est vraiment une exposition fondatrice.
Je vais terminer, en pointant quelque chose, - je vois qu’on me presse – qu’il ne faut pas perdre de vue en termes de relations entre manip et labo, c’est toutes les relations avec les sciences humaines. Avec le développement de la muséologie pour un enfant, on va passer de manière brutale au « Boston Children’s Museum », et Michael SPOCK, au début des années 60. Le champ de transfert, pourrait-on dire, de la manip à l’exposition, un choix important. On a ici des exemples très forts dans la Cité des enfants, puisque à la base de la conception de la Cité des enfants on se retrouve vraiment sur ces mêmes démarches, de transposer, d’une certaine manière, soit en tant que manips, soit en tant que méthodes pour développer les manips, toutes les avancées, on en a parlé hier, des sciences de l’éducation, de la psychologie cognitive, de tout ce qui va relever des sciences humaines d’une manière très large, je ne vais pas pouvoir m’étendre là-dessus. Donc quand on parle de la filiation du labo à la manip, il ne faut pas oublier ce champ-là, qui me semble extrêmement important également. Voilà !
L’animateur : Merci beaucoup, Éric LAPIE.