Palais de la Découverte
Allocution du Président de la République française, Nicolas Sarkozy
Mesdames et messieurs,
Mesdames les ministres,
Monsieur le ministre,
Madame,
J’imagine qu’avec vos enfants vous avez dû être très émus par ce que vous venez d’entendre, et ce que nous venons de voir.
Nous voici donc réunis pour rendre à Pierre-Gilles de Gennes l’hommage de la science, mais au nom de tous les Français, il me revient de lui rendre l’hommage de la République et de la France. Ma première pensée va à l’homme de cœur qu’il n’aura cessé d’être tout au long de sa vie. Et bien sûr, je pense à sa famille, à ses enfants, à ses petits-enfants, à ses amis, à tous ceux qui l’ont aimé et qui ont eu le privilège de le connaître.
Je pense au grand savant, au professeur qui fascina ses élèves et qui voulait pardessus tout faire aimer la science, faire partager l’amour, l’amour de la connaissance, l’amour de la vérité. L’amour et la vérité ce fut au fond les grandes passions de sa vie.
Il avait une intelligence prodigieuse, qui pouvait tout appréhender, mais son génie, moi je pense qu’il le tenait de son âme d’enfant, qu’il avait voulu préserver toute sa vie durant, à laquelle il devait cette insatiable et cette faculté d’émerveillement qui étonna toujours tous ceux qu’il a côtoyés. Et si la première qualité de Pierre-Gilles de Gennes était cette âme d’enfant qui le portait à la curiosité ? Il n’aimait rien tant que les choses simples dans lesquelles il descellait des mystères infinis, comme les poètes qui voient sous les apparences d’indicibles beautés ce que nul autre ne discerne.
« La nature est un temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles, l’homme y passe à travers des forêts de symboles […] », ainsi parlait Pierre-Gilles de Gennes [1]. Il semblait pouvoir décrypter tous les symboles, là où nous ne voyions rien, il voyait tout ; là où nous ne comprenons rien – je parle pour moi, dans cette assistance, ils comprenaient tout - il comprenait tout. Il cherchait à trouver partout cette profonde unité de la nature, dont il avait chaque (manque un mot) des pressentiments ; il cherchait les analogies, les ressemblances, les correspondances ; les relations entre les choses qui échappent aux intelligences ordinaires et paresseuses, et la sienne, je veux dire son intelligence, était hors du commun, toujours en éveil, et pardessus tout toujours inassouvie.
Né en 1932, la guerre il l’avait regardé avec ses yeux d’enfant. Il disait souvent : « j’appartiens à une génération d’enfants gâtés, celle des Trente Glorieuses … » En 1951, il entre à l’École normale supérieure, il y rencontre trois hommes qui le marqueront à jamais : Yves Rocard, physicien hors pair, ancien résistant ; Alfred Kastler, prix Nobel en 1966, pour ses travaux sur l’optique, et Pierre Aigrain, pionnier des supraconducteurs. En 1955, il passe l’agrégation de physique, il entre au CEA, qui vient tout juste de s’installer à Saclay. En 1958, il part à Berkeley avant de revenir en France pour effectuer son service militaire qui le conduira jusqu’au Sahara, en plein Guerre d’Algérie. En 1961, il est Maître de conférences à Orsay, il enseigne la mécanique quantique. Il crée un laboratoire de physique expérimental, lance un programme de recherche sur les supraconducteurs. Il s’intéresse à partir de ce moment aux cristaux liquides. Il fédère sept équipes de chercheurs d’Orsay, pour créer le groupe « Groupe cristaux liquides Orsay », qui met, rien moins que cela, la France à l’avant-garde de ce domaine de recherche dont les applications allaient devenir absolument innombrables.
Beaucoup plus tard, il dira à propos de cette période si féconde : « en ce temps où l’ensemble de l’économie était en plein essor, où la science ne connaissait de problèmes de financement, les questions économiques ne nous préoccupaient guère et nous ne sommes pas souciés de prendre des brevets, aujourd’hui –poursuivait-il – je me rend compte de notre légèreté … », il s’en souviendra, Madame le ministre, il faudra nous en souvenir nous aussi.
Trop souvent nous nous sommes contentés de faire des découvertes majeures, laissant aux autres le soin d’en tirer les bénéficies en matière de création d’activités, de richesse d’emplois, voire de nous imposer, un comble, leurs normes. Nous devons dans ce domaine accomplir une véritable culturelle et faire preuve de moins de naïveté. Nous devons mettre en place les outils et l’environnement, je pense en particulier aux financements et à la fiscalité, qui permettront à l’innovation de franchir les portes des laboratoires et de faire progresser l’économie et la société. L’innovation ne doit pas rester dans les laboratoires.
Après les cristaux liquides, il passe au polymères, puis il s’attaquera aux colles, il s’intéressa à tout, et sur tous les sujets qu’il aborde, il fait progresser la connaissance. En 1971 il est nommé professeur au Collège de France. En 1976, il devient Directeur de l’École de physique et de chimie de la Ville de Paris. Cette École qui compte cinq prix Nobel parmi ses enseignants-chercheurs et ses anciens élèves. En 1991 il reçoit le prix Nobel, l’Académie royale de Suède l’appelle « Le Newton du XXe siècle ». Il mettra cela sur le compte du lyrisme nordique bien connu. Et portant, la comparaison n’est pas si absurde, tant le nombre des domaines où il aura excellé est grand, tant il fut aussi un précurseur dans sa manière d’appréhender la science. Il aura sans doute été l’un de ceux qui ont le mieux compris qu’un scientifique doit d’abord savoir observer. Toute sa vie, il éprouvera une passion pour la description et la compréhension des mystères non résolus de l’ordonnancement de la matière.
Ce grand savant aura été aussi un grand dessinateur. S’il n’avait pas été physicien, il aurait certainement été artiste, d’ailleurs, ne l-a-t-il pas été à sa façon. La science n’est pas seulement le dévoilement d’une vérité cachée, c’est une création de l’esprit humain. Le savant est un créateur et pas seulement un découvreur. Il aura été l’un de ceux qui ont le mieux compris l’importance cruciale de faire tomber les barrières entre les disciplines. Il n’aimait rien tant que de faire travailler ensemble les physiciens de spécialités différentes, mais aussi des biologistes, des médecins, des ingénieurs. Il connaissait la force de la fertilisation croisée, l’importance de la rencontre, l’échange, du métissage des idées, des cultures, des savoirs, pour fabriquer de la nouveauté, pour innover et pour créer.
Il était convaincu que l’autorité scientifique ne confère pas aux savants une autorité morale, ni une sagesse particulière. Il était conscient des périls que font courir aux hommes les menaces écologiques, mais il avait aussi la conviction que le génie humain est également capable de les conjurer et de les surmonter sans pour autant renoncer au progrès économique et social. Il disait d’ailleurs : « c’est grâce à la chimie très fine que l’on peut éviter que les fumées d’usines soient polluantes ». Il était conscient de la nécessité de mettre un terme aux gaspillages des ressources de la Terre, mais il ajoutait : « c’est par la technologie que l’on peut maîtriser la technologie ».
Il avait été élevé dans le culte protestant, mais il disait « je ne suis pas protestant », et il ajoutait aussitôt « cependant, je ne renie nullement cette formation qui m’a marqué toute ma vie ». J’aime cette complexité.
Pierre-Gilles de Gennes était un humaniste, et peut-être même un savant de l’ancien temps, du temps d’avant la spécialisation à outrance, et d’une science parfois trop repliée sur elle-même, coupée de la société et coupée de la vie.
Avant d’aimer la physique, il avait aimé la littérature, le grec, le latin. Il aimait la peinture et le dessin. Il avait soif d’apprendre, de comprendre, de savoir, comme les hommes de la Renaissance et les hommes des Lumières, qui pensaient que tout était possible, et qui se voyait triompher de la nature par les seules forces de l’esprit. Il voulait résoudre les problèmes que nul n’éprouvait le besoin de résoudre. Il voulait rassembler les gens, les esprits, les intelligences les plus diverses. Il savait que le biologiste avait beaucoup de choses à dire au physicien. Il disait : « l’innovation, c’est une aptitude qui se cultive comme le sens de l’observation, ou le sens d’une certaine habilité manuelle, mais attention, le système éducatif français est faible en la matière ». Vous avez noté, ce n’est pas moi qui parle, je cite. Venu d’un aussi grand savant, qui était un pur produit du système éducatif français, la leçon mérite d’être méditer.
Tant de gloires intellectuelles françaises ont le fait le constat qu’il est temps maintenant d’agir si nous ne voulons pas manquer ce moment crucial où le monde bascule dans la société de la connaissance et la civilisation du savoir. Nous avons besoin d’un nouveau projet éducatif, qui soit un projet de civilisation, fondé sur une certaine idée de l’homme, de la science et de la valeur de l’esprit humain.
Pierre-Gilles de Gennes est mort, mais son souvenir et son enseignement sont vivants. Il est bien que cet hommage de la France et de la science lui soit rendu ici, dans ce Palais de la Découverte qu’il aimait tant, Madame, où il emmena si souvent ses enfants et ses petits-enfants, pour essayer de leur faire partager cet amour du savoir t de la vérité qui est au fondement de l’esprit scientifique. Il est bien que soient réunis ici tant de savants éminents, tant de chercheurs français et étrangers pour saluer sa mémoire. Mais dans ce monde de la performance et du rendement où personne n’a plus de temps pour les autres, ni même plus de temps pour soi-même, votre présence est la preuve qu’au fond de la science et de la technique, il demeure éternellement cette part d’humanité que portent en eux les plus grands savants ; parce que les plus grands savants sont d’abord des hommes et des femmes, qui ont une éthique, qui ont une sensibilité, qui ont une morale, et dont la puissance créatrice est indissociable de leur conception de la vie. Et nous savons tous que le souvenir de cet homme que nous honorons aujourd’hui ne demeurera pas seulement dans les manuels de physiques, il demeurera dans les cœurs, le cœur de ceux qui l’ont connu et auxquels il a communiqué son amour de la vie. Mais sans l’amour de la vie, Pierre-Gilles de Gennes n’eut pas été ce qu’il a été.
Alors à un moment où le progrès se trouve remis en cause, non pas seulement dans son contenu, mais dans son idée même. À un moment où la science se trouve attaquée, où la foi en la raison vacille, où l’autorité scientifique se trouve ébranlée, autant d’ailleurs que toutes les autres formes d’autorité, par une crise de défiance sans précédent - d’ailleurs le mots autorité, un de ces mots peut vous brise une carrière, ce n’était pas dans le texte mais je n’ai pas résisté – mais moi, je voudrais vous dire ma confiance en vous, ma confiance en la science et ma confiance en la connaissance. Je voudrais vous dire qu’à mes yeux la France n’a pas d’atouts plus précieux que ses savants, que ses chercheurs, sa grande tradition scientifique, et que dans le monde tel qu’il est, je suis convaincu que c’est la science qui prépare l’avenir.
Je vous le dis et je ne parle pas en l’air, l’État sera à vos côtés pour vous aider, pour vous accompagner, pour vous donner les moyens de chercher, et par-dessus tout de trouver. Je vous le dis, dans le projet éducatif que je proposerai bientôt à la France, je mettrai à la première place l’éveil à la science, à son esprit, au sentiment de sa grandeur et de sa beauté. Je souhaite une école qui donne à nos enfants le goût d’observer, et la curiosité de comprendre, par laquelle commence toute vocation scientifique. Je souhaite une école qui donne à nos enfants la joie d’apprendre. Je répète « LA JOIE D’APPRENDRE », le goût de la connaissance, comme une récompense après le long effort de la pensée. Il peut y avoir la joie dans l’effort.
Pierre-Gilles de Gennes se faisait un devoir d’ouvrir les esprits, de susciter des vocations, il savait que pour que la science ait toute sa place, il fallait qu’elle pénètre dans la vie, qu’elle sorte du laboratoire, qu’elle aille à la rencontre du plus grand nombre, qu’elle devienne au fond une culture partagée.
Toute sa vie, il a incarné la synthèse la plus parfaite entre la plus haute exigence intellectuelle, la plus grande ouverture d’esprit et la plus forte volonté de se mettre à la portée de tous, parce qu’il était convaincu que la science était le bien de tous les hommes et la condition du progrès humain.
Eh bien, c’est ce que je vous propose de continuer ensemble. Pour faire obstacle aux forces obscures qu’on voit aujourd’hui défier la raison et menacer la civilisation. Savants comme politiques, nous avons tous chacun notre place une responsabilité morale et une responsabilité sociale dont nous ne pouvons pas nous exonérer.
Pour Pierre-Gilles de Gennes, c’était une évidence, sa vie entière en est le témoignage. Pour cela autant que pour son immense œuvre scientifique, il mérite que la nation lui rende hommage, et que son demeure dans la mémoire collective comme un exemple. Je serais ainsi heureux que le Conseil d’administration de l’Université d’Orsay, accepte de donner son nom à ce campus sur lequel il a travaillé si longtemps, sa grande modestie en aurait sans doute souffert, mais c’est une grande et belle idée.
Au-delà de cette journée, je me dis qu’au fond la meilleure façon de rendre hommage à cet homme d’exception, c’est de porter une très grande ambition pour la science française, et de réer les conditions de son avènement. Nous avons les ressources, nous avons les compétences, nous avons les talents, mais je l’affirme calmement, mais fermement, nous ne sommes plus dotés des moyens et de l’organisation nécessaire à leur plein épanouissement. Dans le monde actuel traversé par des mutations formidables, hâtivement résumées sous le vocable de mondialisation, ou de globalisation, il n’y a pour nous tous qu’une issue, en France et plus largement en Europe, l’excellence internationale, le meilleur niveau scientifique et technologique mondial.
En tant que président de la République, je me sens un double devoir envers Pierre-Gilles de Gennes, celui de tenir les engagements pris pour redynamiser notre système d’enseignement supérieur et de recherche et hisser au meilleur standard international, celui de faire fructifier l’héritage immense que nous laisse le plus populaire de nos prix Nobel. Alors, oui, je donnerai à l’enseignement supérieur et à la recherche les moyens qui leur font actuellement défaut, c’est un investissement. Oui, je mènerai à bien les profondes réformes, que nous avons trop tardé à engager, comme l’autonomie de nos universités ou la rénovation des modes de financement de notre effort de recherche, avec plus de financement sur projets, plus d’évaluation, plus de résultats. Oui, j’engagerai un plan de revalorisation des conditions de travail et des rémunérations des chercheurs, notamment des plus jeunes, parce que nous ne pouvons plus nous résigner à voir partir nos potentiels et à éprouver des difficultés à lutter à armes égales avec nos principaux partenaires pour faire venir les meilleurs.
Oui, cher Christian Blanc, le plateau de Saclay est l’enjeu considérables d’une mobilisation plus efficace des capacités accumulées dans cette zone unique en Europe, par la concentration de ses centres de formation supérieure et de ses capacités de recherche. Eh bien, cela sera au cœur des priorités de mon mandat présidentiel, chère Valérie Pécresse. Il y aura sur ce plateau, un campus universitaire, de dimension au moins européenne, qui portera le nom de Pierre-Gilles de Gennes.
Mesdames et messieurs, la plus belle manière d’être digne de la personne et de l’œuvre de votre ami, c’est de refuser le statu quo, parce que le statu quo étouffe notre effort de recherche et d’innovation, c’est de faire tomber toutes ces cloisons dépassées, entre recherche fondamentale et recherche appliquée, entre l’enseignement supérieur et la recherche, c’est de tous nous mobiliser au service d’une seule et même cause, l’excellence et le rayonnement e la science et de la technologie française.
Mesdames et messieurs, je vous remercie de votre attention et de votre fidélité à la mémoire de Pierre-Gilles de Gennes.