Emmanuel Laurentin : Bonsoir. Juste après la Seconde Guerre Mondiale, un économiste américain, d’origine hongroise, Karl Polanyi, analysait à chaud l’avènement du fascisme dans l’Europe des années 30. Il insistait non pas sur les données psychologiques, qui auraient précipité les peuples allemands ou italiens dans le fascisme et le nazisme mais sur les données économiques. Selon lui, la crise du système économique libérale, naît de la défaite napoléonienne et du Congrès de Vienne, en 1815. Cette crise précipitait par la Première Guerre mondiale avait créé les conditions d’émergence des régimes autoritaires des années 30. Dans son livre, qui s’intitule « La Grande transformation », Polanyi affirme même que le fascisme a été déterminé par un seul facteur, l’état du système de marché. On voit bien d’ailleurs comment, depuis le début de cette semaine aux Rencontres de Pétrarque, ce schéma qui fait se succédaient crises économiques et guerres est présent chez certains de nos intervenants. Jean-Claude Milner l’a évoqué dès sa leçon inaugurale, lundi, et Jean-François l’a repris au titre de ce que l’on appelle les leçons de l’histoire, pour éviter que cette histoire ne se reproduise, dans le débat d’hier. Mais une telle équation, est-elle si évidente ? La guerre est-elle fatalement l’horizon d’attente de nos démocraties, touchées par la crise ? Et cette guerre, si elle intervient, se déroulera-t-elle selon les schémas classiquement établis par les stratèges et l’histoire de la stratégie ? Ou prendra-t-elle de nouvelles formes ? D’ailleurs, n’est-elle pas déjà là, cette guerre, avant même cette crise, présente dans des espaces que nous, les Européens, ou ce que l’on appelle quelquefois les Occidentaux, nous ne fréquentons plus ?
Voilà quelques questions que nous allons poser, Jean Birnbaum, du journal Le Monde et moi-même, à trois intervenants, du premier cercle, dans le cadre des XXIVèmes rencontres de Pétrarque, enregistrées dans la cour du Rectorat, pendant le Festival Radio-France Montpellier Languedoc Roussillon. Il s’agit de Suzan Georges, de Cécile Duflot et de Jean-François Bayart. Puis nous donnerons la parole ensuite à celles et ceux qui étaient avec nous, qui seront avec nous demain, qui étaient avec nous les autres jours, ce second cercle est composé aujourd’hui de Jean-Marc Daniel, Roland Gori, Olivier Mongin et Christiane Taubira.
Tout de suite, donnons la parole à Jean-François Bayart. Vous êtes docteur d’état en sciences politiques, directeur de recherche au CNRS. Vous êtes spécialiste de politique comparée. Votre terrain d’étude de départ, pourrait-on dire, c’est l’Afrique sub-saharienne. Vous avez travaillé sur la sociologie politique de l’État. Vous enseignez à l’Institut d’étude politique de paris. Vous collaborez au Monde, à Alternative économique, et vous êtes l’auteur, entre autres, d’un livre qui a fait beaucoup parler de lui, en 2004, il s’intitulait, « Du Gouvernement du monde, une critique de la politique de la mondialisation ».
Jean-François Bayart : Je pense qu’avant de reprendre cette question, entre l’éventuel rapport entre la crise et la guerre, il faut un peu défricher chacun des deux termes. La crise, effectivement nous sommes dans la crise, en Occident depuis un an, mais pour moi qui ai travaillé sur l’Afrique sub-saharienne, cette crise a commencé dès la fin des années 1970, avec une crise de la dette, très aigüe. Elle a donné lieu à deux décennies d’ajustements structurels d’inspiration néolibérale, et déjà les limites du néolibéralisme sont apparues très clairement. Donc, il y a un problème de périodisation. Je pose ce problème de périodisation parce que l’échec ou plus exactement les conséquences, et ensuite les conséquences de l’échec des programmes d’ajustement structurels en Afrique sub-saharienne ont exacerbé les contradictions sociales et politiques qui ont généralisé la guerre au Sud du Sahara, comme une forme de régulation politique et comme une forme, un mode de formation de l’État, de genèse de l’État et d’un système d’État. Et la généralisation de la guerre, au Sud du Sahara, a naturellement donné naissance à une catégorie sociale de combattants, de jeunes combattants, ceux que vous voyez régulièrement à la télévision, la guerre donnant à cette jeunesse désœuvrée, déscolarisée les moyens de s’affirmer socialement et politiquement, au cœur même d’un État qui n’a d’autres réponses à lui apporter que celle de la répression ou du cantonnement dans l’inactivité. Donc, là, on voit effectivement un rapport entre : crise, limite du néolibéralisme, d’une part et d’autre part guerre, qui est assez évident mais qui nous renvoie aux années 1980-1990. Donc, il y a un problème de périodisation et de définition de la crise.
Ensuite, il y a un problème de la définition de la guerre : Qu’est-ce que nous appelons exactement guerre ? Aujourd’hui, en science politique ou en sociologie politique, il y a un grand débat sur les éventuelles nouvelles formes de guerre. Certains auteurs, par exemple, Van Krefeld, un historien et sociologue israélien, insiste sur l’apparition de guerres d’un troisième type, qui ne seraient plus des guerres interétatiques mais des guerres civiles portant sur l’existence même de l’État. Nous n’avons pas le temps d’entrer dans le détail de ce débat, pour vous donner, très rapidement, ma positon, je pense que ce que l’on appelle « les nouvelles guerres » sont en réalité des guerres assez classiques et que d’abord il reste des guerres interétatiques. Il y a eu naturellement la guerre Iran-Irak, dans les années 1980, la guerre Irak-Koweït au début des années 1990, la guerre récente d’Irak ou la guerre actuelle d’Afghanistan, ce sont des guerres interétatiques. Puis, je crois que ces grandes guerres, par exemple, de l’époque de la guerre froide, que l’on imagine sur un mode très bipolaire : d’un côté le camp occidental, de l’autre côté le camp soviétique, très souvent recouvrait des guerres qui étaient des guerres civiles. La Guerre du Vietnam ou la Guerre précédemment d’Indochine, étaient des guerres également de milices, des guerres très, très compliquées. Moi, personnellement je relativiserais cette distinction mais il faut savoir qu’il y a quand même un débat sur ce qu’est exactement la guerre. Il y a même l’expression, absolument horrible, de guerre de basse intensité. Basse intensité pour nous, elles ne font pas trop de bruit à nos oreilles. Ce sont quand même des guerres qui généralement engendrent des centaines de milliers de morts. Donc, la basse intensité c’est uniquement celle du son qui importune ou au contraire qui ne nous nous dérange pas trop. Il y a bien entendu, dans ce débat sémantique, la grande question du terrorisme. L’administration Bush a lancé une guerre contre le terrorisme international et chacun de ces mots est parfaitement contestable. Je ne rentre pas dans ce débat, on pourra y revenir tout à l’heure mais je voudrais simplement rappeler que le rapport d’engendrement entre la crise et la guerre est un rapport très différé dans le temps. Si l’on admet, on y reviendra peut-être tout à l’heure, que le retour du protectionnisme et des politiques anti-migratoires dans les années 1880 ont eu un rôle déclencheur, en tout cas préparateur de la Première Guerre Mondiale, on voit qu’il faut attendre vingt ou trente ans pour que cette connexion s’établisse. Et entre la crise de 1929 et la guerre de 1939, dix ans s’écoulent. Ce que je veux dire par là, c’est que la crise actuelle engendre certainement des tas de dynamiques sociales que nous ne comprenons dans l’immédiat et dont nous ne savons pas exactement là où elles nous mèneront. Ne serait-ce que parce que nous restons dans l’histoire, que l’histoire a ses contingences par définition et que bien entendu, il n’y a pas de rapport de causalité absolument implacable entre ce que nous vivons actuellement en tant que crise et son éventuelle issue conflictuelle.
Cela étant dit, je voudrais soulever trois cas de figure qui doivent nous préoccuper d’une certaine manière par rapport à la question qui nous est posée. Le premier cas de figure, c’est la question des migrations, que l’on énonce de manière très sécuritaire, très obsidionale et souvent très paranoïaque. Je voudrais revenir un instant sur ce à quoi je faisais allusion tout à l’heure, c’est que vous avez des historiens qui ont établi un rapport très clair, une concomitance très claire entre les politiques malthusienne en matière de migrations dans les années 1880-1890 d’abord en Amérique et ensuite en Europe occidentale et l’exacerbation des contradictions sociales, économiques, politiques qui finalement déboucheront sur la guerre de 1914. Je crois que là, nous devons réfléchir très sérieusement à ce précédent historique. Aujourd’hui, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire rapidement hier, la globalisation dans laquelle nous vivons, la globalisation néolibérale dans laquelle nous vivons repose sur une grande disjonction, puisqu’on nous a suggéré de relire Karl Polanyi qui avait écrit « La Grande transformation », entre d’une part une intégration très poussée du marché international des capitaux, - ça, c’est exactement ce qui se passait avant 1914, une intégration moins poussée mais notable des marchés des biens - et là, il y a une petite différence avec le protectionnisme d’avant 1914, donc intégration du marché mondial, d’un part, et d’autre part, cloisonnement, de plus en plus militarisé, du marché international de la force du travail. Et là, vous avez une contradiction. Si l’on prend un exemple très concret, le partenariat Euro-méditerranéen, qui est d’inspiration néolibérale, sa métaphore préférée de nos hommes politiques, c’est le pont que l’on va jeter à travers la Méditerranéen, le problème c’est qu’il y a une partie des usagers qui n’ont pas le droit de monter sur le pont. Nous, Occidents, on peut y aller y compris pour passer notre retraite au Maroc en Tunisie, pas encore en Algérie, mais les Maghrébins ou les Africains du sud du Sahara n’ont pas le droit de monter sur le pont. Et s’imaginer qu’ils vont regarder comme ça le péage du pont sans casser la vitrine, c’est naturellement faire preuve de beaucoup d’optimisme.
Donc, là, je crois qu’il y a une première forme de conflictualité qui se pose et je trouve qu’il y a une très, très grande cécité et que nous nous enfermons dans des politiques anti-migratoires qui sont dysfonctionnelles du point de vue de nos intérêts économiques, qui sont très dangereuses du point de vue de nos libertés publiques et qui exacerbent le problème que nous prétendons conjurer. Petite note, en bas de page, rapidement : certains esprits naturellement confondent immigration, immigration clandestine et terrorisme, il s’agit de trois catégories très, très différentes, naturellement l’amalgame joue à plein. Ce qui nous amène à nous interroger sur cette figure du terrorisme dit international. D’abord, ce terrorisme international, ne l’est pas tant que cela. Vous avez des formes de terrorisme, même dans les sociétés musulmanes, qui sont très nationales. Le terrorisme des Palestiniens exprime une revendication nationale, nationaliste à l’encontre de l’État d’Israël. Et là, on est dans l’interétatique au fond. Ben Laden, lui-même a un agenda politique très rationnel, on le construit comme une espèce de fou dans sa caverne mais il a un agenda politique très rationnel, qui est de faire partir les forces américaines de la Péninsule arabique et du Golf Persique. On n’est pas forcé d’accepter sa revendication, mais sa revendication est parfaitement rationnelle, elle est audible, et à mon avis on devra l’accepter de la même manière que nous avons du accepter la revendication nationaliste des Algériens, après les avoir traiter pendant dix ans de criminels, de terroristes et d’êtres irrationnels qui ne comprenaient pas la grande lumière de la civilisation française. Cette guerre, nous la menons actuellement en Afghanistan, il faut savoir que nous nous sommes engagés l’année dernière dans une guerre dont chacun sait qu’elle est perdue d’avance. Donc, nous avons une guerre perdue d’avance en Afghanistan qui cache de moins en moins le grand conflit auquel nous sommes confrontés, que nous sommes complètement incapables de gérer, qui est le conflit du Pakistan, qui est dores et déjà une guerre civile, dont on sait qu’il est étroitement lié à la crise afghane puisque les Talibans ont été au moins à l’origine le faux nez des services secrets pakistanais, et là, naturellement on est face à une situation dont personne ne sait comment nous allons nous en sortir alors même que nous sommes engouffrés dans ce piège.
Plus rapidement, deux autres formes d’interrogations. Je pense, vous l’avez compris, que les conflits interétatiques restent extrêmement importants dans notre monde contemporain, tout globalisé qu’il soit, pour des raisons sur lesquelles je ne’aipas le temps de revenir, et, de ce point de vue, la crise peut envenimer au moins deux grand conflits potentiels qu’il nous faut surveiller du coin de l’œil, comme on surveille le lait sur le feu. On sait qu’en Asie Orientale ni le Japon, ni la Chine communiste n’ont dépassé ou transcendé les démons du nationalisme. La crise économique a aggravé la situation du Japon, aujourd’hui la Chine s’en sort relativement bien, mais il y a quand même une très, très grande fragilité de la croissance chinoise, tant du point de vue du secteur bancaire que du point de vue de sa soutenabilité, comme on dit maintenant, notamment sur le plan écologique, on peut envisager l’hypothèse d’une dégradation de la situation économique dans cette partie du monde qui pourrait se traduire par une exacerbation des contradictions nationalistes d’autant plus qu’il y a la question de la Corée, qui est loin d’être réglée. Il n’est pas certain que la Corée du Sud pourra continuer à garder, sur ces deux pieds, la Corée du nord. Parce que la crainte de la Corée du Sud c’est la réunification. La Corée du sud a été traumatisée par la réunification allemande et ne veut absolument pas payer une addition qui sera encore plus élevée que ce que les allemands de l’Ouest ont du payer pour l’absorption de l’Allemagne de l’Est.
L’autre conflit interétatique potentiel auquel il faudrait penser, c’est celui que pourrait engendrer la Russie dans son étranger proche. Une Russie dont on se souvient que l’année dernière, elle est partie guerroyer dans le Caucase. Il y a naturellement la question de l’Ukraine. On sait que la Russie est frappée de plein fouet par la crise, que le mirage pétrolier ou gazier a ses limites, on sait aussi que la Russie de Poutine et de Medvedev reste profondément nationaliste, que va-t-il se passer ? Là, il y a une très grosse interrogation sur la manière dont la Russie va pouvoir gérer son étranger proche, pour reprendre la formule moscovite de rigueur.
Puis, troisième interrogation, pour finir. Naturellement le système international reste obsédé par la question de la prolifération nucléaire, qui est relativement déconnectée de la crise économique. Mais on voit que tout cela peut s’emboiter à un moment donné. Aujourd’hui, la grande question, c’est la question de la Corée du Nord, je la laisse de côté on l’a évoquée. La question de l’Iran également et la question de la prolifération en, Iran est une question indépendante de la crise économique, on est là dans une crise classique du système international, je crois qu’il y a trois scénarios possible en Iran : Le premier, c’est un scénario japonais, où l’Iran se dote d’une capacité nucléaire militaire, juste en-dessous du seuil, le Japon peut construire la bombe atomique en six mois, il a parfaitement la technologie pour le faire, le scénario israélien, je me procure la bombe, je l’ai mais je le nie officiellement alors que toute le monde sait qu’Israël a la bombe, ou le scénario indien et pakistanais, le passage au nucléaire militaire. A ceci près, bien entendu, qui est que l’Iran est un pays qui a signé le traité de non prolifération et que le passage au nucléaire militaire explicite de l’Iran serait la mort du TNP avec immédiatement un effet de dissémination dans la région, l’Arabie Saoudite, l’Égypte voudraient à leur tour se doter de l’arme nucléaire et là, il y a un pays dont personne ne parle, qui est la Turquie. Et je crois qu’une Europe qui déjà n’a pas d’appétence pour l’adhésion de la Turquie naturellement en aurait encore moins parce qu’en cas d’aggravation de la crise économique, l’Europe deviendrait sans doute de plus en plus impuissante, de plus en plus exsangue financièrement et l’adhésion de la Turquie aurait des avantages économiques mais aurait aussi un certain coût financier. Et une Turquie qui ne serait pas solidement arrimée à l’Europe, serait inévitablement tentée de pratiquer une stratégie de cavalier seul, qui passerait inévitablement par le nucléaire dès lors que l’Iran et bien entendu d’autres pays du Moyen-Orient et la Russie seraient dotés eux-aussi de l’arme nucléaire.
Donc, voilà, si vous voulez, les trois grandes perspectives que l’on peut évoquer, et je terminerais d’un mot, c’est que le fantasme, au sens plein du terme, les fantasmes c’est important, mais l’hypothèse, le fantasme, l’obsession de la guerre risque de nous faire oublier un danger beaucoup plus immédiat. C’est que la crise peut-être nous mènera à la guerre mais on n’en sait rien, je crois que là nous sommes devant des dynamiques dotées d’une certaine latence, en revanche la crise nous a dores et déjà projetés dans un État de plus en plus policier, qui de plus en plus s’attaque à nos libertés politiques. À mon avis, le danger de la crise est beaucoup plus immédiat et beaucoup plus là que dans celui de la guerre.
Emmanuel Laurentin : Merci, Jean-François Bayart, d’avoir fait, comme on dit, en diplomatie, ce large tour d’horizon des problèmes internationaux et d’avoir enfoncé le clou de votre thématique, qui est effectivement la mondialisation rime assez naturellement avec le développement d’un certain nationalisme plutôt qu’elle ne les fait disparaître. Merci encore.
Jean Birnbaum : Je vais vous présenter maintenant Suzan Georges, en faisant un peu comme hier, j’avais insisté sur les moments générationnels, les moments de prise de conscience politique pour Alain Krévine et Jean-François Copé. Je pense que c’est important aussi de le faire pour Suzan Georges parc qu’elle fait le lien, à sa manière, entre deux générations politiques différentes, la sienne, c’est-à-dire celle de ceux qui sont nées à la politique, qui sont entrées en politique dans les années 60, en réaction aux guerres coloniales, puis une autre génération, peut-être plus celle de Cécile Duflot, qui est entrée en politique, elle, ou qui est née à la conscience politique, qui s’intéresse à tout cela plutôt dans les années 90. Suzan Georges est née aux États-Unis mais elle vit en France depuis 1955. C’est à Paris que s’est produite, pour elle, l’étincelle politique, si j’ose dire, qui a fait d’elle une militante jusqu’à aujourd’hui. Cette étincelle, c’est le mouvement contre la Guerre du Vietnam. Je ne vais pas résumer et nommer les uns après les autres l’ensemble de ses combats mais en gros on peut dire qu’elle a partagé à partir de là toutes les luttes traditionnelles de la gauche, où elle a été de plus en plus saluée pour ses qualités de pédagogue et surtout sa capacité à s’emparer de tel ou tel dossier pour élaborer une contre-expertise, notamment sur l’état des ressources naturelles, parce qu’il y a une vraie préoccupation écologique, depuis longtemps, chez Suzan Georges, les mécanisme de la dette des pays du Sud ou encore les rouages de la finance mondiale, si bien que depuis une quinzaine d’années, Suzan Georges s’est imposée comme l’une des grandes figures, et on y vient, de la nouvelle génération en politique, en tout cas de cette génération qui est née non pas à l’heure des grands combats idéologiques mais plutôt à l’heure des espérances dispersées et des luttes réticulaires et parfois minuscules, la génération altermondialiste, si bien que l’un de ses amis, récemment dans le Monde, l’a qualifié je ne sais pas trop ce qu’il voulait dire mais j’ai trouvé que la formule était jolie donc je voulais vous la livrer, de « Jacques Tati de l’alter-mondialisme ». Suzan Georges, vous avez la parole.
Suzan Georges : Je crois que vous savez plus de choses sur moi que je ne sais moi-même. Merci beaucoup.
Jean Birnbaum : Je me tiens à votre disposition pour vous raconter les choses.
Suzan Georges : Merci beaucoup et merci à France Culture de m’avoir invité encore une fois, j’aime beaucoup ces Rencontres de Pétrarque.
Je vais approcher cette question de façon très, très différente de celle de notre ami Bayart, qui a brossé un tableau magnifique. Je voudrais commencer par vous. Je voudrais faire un sondage, très rapidement. Est-ce qu’un jour, il est possible, oui ou non, d’avoir un monde sans guerre ? Oui ?
Jean Birnbaum : Puisque je suis à la radio, je vais faire comme dans une assemblée générale, je vois une cinquantaine de mains qui se lèvent, dans une salle de huit-cent personnes.
Suzan Georges : Vous êtes tout à fait dans les normes, environ 90% de gens pensentque cela ne sera jamais possible. Je voudrais proposer le contraire. Beaucoup de gens disent que nous sommes anthropologiquement, c’est dans nos gènes, incapables de nous dispenser de la violence. Je définirais la guerre comme toute violence, entre groupes, qui fait plus de mille morts. C’est la définition des ONG, paix et conflits, en ce moment cela couvre beaucoup de choses. Anthropologiquement, ce n’est pas ce que disent les dernières études. Il y a beaucoup de chercheurs qui ont identifiés des cultures qui ne se font jamais pas la guerre, d’autres qui situent le début de la guerre il y a environ quatorze mille ans, cela commence avec la sédentarisation et l’agriculture, d’autres encore qui ont fait des catégories de cultures présentes et passées, il y en a qui se font la guerre tout le temps, d’autres de temps à autres et certains jamais. Quant aux singes, parce que l’on cite aussi le DNA des singes dont nous partageons, comme vous le savez, 98%, quelque chose comme ça, il y a des singes qui sont très violents entre eux, entre groupes, mais là aussi, des primatologues ont compris que quand on oblige les singes à coopérer pour obtenir de la nourriture, quand on leur assure une distribution égale de nourriture, on réduit de ce fait la violence. Je voudrais dire que pour moi, ce n’est pas dans nos gènes mais que nous avons beaucoup de conflits à propos de ressources, c’est cela l’origine et cela continue. Je ne dis pas que cela soit le seul facteur parce que dans les guerres modernes il y a évidemment les sentiments d’honneur national, toutes sortes de raisons géopolitiques mais je voudrais vous dire que les crises, et nous ne sommes pas dans une seule crise, nous sommes dans une crise qui est systémique et qui pour moi est à la fois financière, cela crève les yeux, mais cela a tendance à prendre la place à toutes les autres.
Nous ne voyons que la crise financière alors que nous vivons aussi une crise de pauvreté et d’inégalités croissantes. L’Afrique qu’a évoquée Jean-François Bayart étant un exemple mais aussi dans les pays riches, les inégalités n’ont cessé de croitre pendant toutes les années néo-libérales, une crise écologique sur laquelle je vais me concentrer le plus parce que c’est nouveau et c’est la plus grave de toutes, parce qu’avec la pauvreté et avec la finance, on peut, avec beaucoup d’efforts politiques retourner en arrière et mettre les choses en place mais avec le climat, une fois que c’est parti, c’est terminé. La crise écologique comporte aussi pour moi la crise de la nourriture et de l’eau, cela fait partie de la crise systémique, et ces deux crises-là vont être des multiplicateurs de conflits. Nous l’avons vu déjà l’an dernier, en 2008, quand il y a eu une trentaine d’émeutes de la faim qui ont fait beaucoup de morts mais dans des pays aussi différents que le Bengladesh et la Bolivie. C’est la première fois dans l’histoire qu’il y a eu des émeutes à peu près simultanées, un peu partout dans le monde. En général, la famine est un phénomène localisée. On a eu aussi un nombre croissant des guerres de l’eau. La Bolivie étant la plus connue mais il y en a beaucoup d’autres et il y en aura. Alors quand l’énergie, l’eau et la nourriture sont mal et inégalement distribuées, quand on ne peut plus se payer un régime alimentaire décent, la violence augmente, et les guerres de l’eau - me semblent être une leçon, dans ce sens - qui se déroulent devant nos yeux, vont être beaucoup plus violentes. Avec la pénurie de l’eau, nous avons, par exemple, c’est du à la crise écologique et au réchauffement climatique, des glaciers qui fondent beaucoup plus rapidement que ne pensaient les chercheurs, les climatologues, etc. même quand on a publié en 2007, le dernier rapport du Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat, eux-mêmes, ces scientifiques des Nations-Unies, disent il faut réviser toutes nos dates parce que cela vient beaucoup plus rapidement qu’on ne le pensait. Prenez les glaciers du Tibet, j’ai vu différentes sources, certains disent un quart de la population mondiale, d’autres 47% de la population mondiale, en tout cas, c’est beaucoup de gens, dépendent de ces glaciers qui sont en train de fondre à la vitesse grand V. Alors, quand vous avez l’Inde d’un côté, le Pakistan de l’autre, quand vous avez en plus d’Indus, de deux côtés des rives, ce fleuve va être de plus en plus contesté avec le Cachemire etc., là on a un foyer de conflit très grave et je ne parle pas même pas de la Chine. Un chercheur à la Colombia-University a commencé à faire une base de données sur les sècheresses et les conflits et là, la périodisation dont a parlé Jean-François Bayart est beaucoup plus rapide, pour lui, c’est un an, avec sècheresse sévère, que renaissent les conflits, parfois des conflits qui étaient enterrés, comme au Népal. Il y a des corrélations entre les sècheresses et l’émergence de guerres qui sont tout à fait frappantes. D’autre part, les réfugiés climatiques vont venir bien plus rapidement que nous le pensions auparavant. Le Haut commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés prévoit deux-cent à deux-cent-cinquante millions de réfugiés d’ici à 2030. Les réponses officielles à tout cela, sont extraordinairement pauvres. Quand on lit les rapports de Javier Solana, qui est ce que l’Europe a de plus proche du ministre des affaires étrangères, il décrit la situation avec beaucoup de réalisme mais les propositions, les solutions sont nulles, il n’y a rien. Il y a : il faut faire des études, il faut des systèmes d’alertes rapides,… mais qu’est-ce que l’on va faire quand le pont justement est attaqué ? Est-ce qu’on aligne nos troupes à la frontière, avec des mitraillettes ? Les officiels ne disent rien.
La Banque mondiale et le FMI, surtout la Banque mondiale, prêtent encore, tout le temps, à des projets utilisant des carburants fossiles. Son financement de projets à énergies alternatives a baissé de 42%, entre 2000 et 2007, par contre, elle dépense des milliards pour des projets de charbon, de gaz et pétrole. Pendant ce temps-là, cela réchauffe le climat et tous les foyers de guerres habituelles que cela soit le Moyen-Orient, Israël-Palestine-Syrie-Jordanie-Liban, que cela soit Inde-Pakistan, ils sont frappés de plus en plus durement par la crise écologique. Je ne dis pas que cela serait l’unique cause de guerre, je dis que cela sera un renforçateur, un facteur qui prolonge et qui aggrave le cas de ces guerres climatiques. Je pense aussi que la démocratie est menacée et ceci est extrêmement grave parce que les démocraties ne se font pas la guerre. Depuis la Deuxième Guerre Mondiale, ça, je le mets en partie au crédit de l’Europe, il n’y a pas eu de guerre entre des démocraties.
Autre facteur, c’est la croissance de la population. C’est une observation tout à fait banale. La meilleure façon de stabiliser les populations, c’est d’éduquer les femmes. On sait que quand les femmes ont le pouvoir de s’éduquer, de travailler, de participer à la vie civile et politique, immédiatement les taux de natalité baissent. Or, les fanatiques religieux qui refusent l’éducation des femmes, tous les droits des femmes, sont exactement les mêmes qui fomentent le terrorisme et les combats de cette nature, qui ont peut-être parfois des bases rationnels, je n’ai pas examiné sous cet aspect-là, mais sont certainement des formes de guerres qui vont intervenir dans nos existences, de plus en plus, avec l’aggravation de l’accès aux ressources.
Jean Birnbaum : Pardon de vous interrompre Suzan Georges, mais vous avez commencé votre intervention en nous disons que vous alliez nous tracer l’horizon d’un monde possible, sans guerre...
Suzan Georges : Oui.
Jean Birnbaum : On n’y est pas tout à fait, or, il vous reste à peu près trois à quatre minutes. Je voulais juste vous signalez la chose.
Suzan Georges : Je dois le faire maintenant ?
Jean Birnbaum : En trois à quatre minutes, il faudrait aller vers un monde de paix.
Suzan Georges : OK. En trois à quatre minutes, c’est très faisable. On résout les crises actuelles en utilisant la crise financière pour mettre fin aux autres. Avec la crise financière, on devrait nationaliser toutes les banques qui ont reçu de l’argent de l’État. On doit financer toutes les entreprises avec un projet écologique. On doit évidemment investir dans la recherche. Mais on peut, avec la crise financière créer beaucoup plus d’égalité, beaucoup moins de pauvreté et on peut sauvegarder les ressources que nous avons. Mais nos officiels sont sourds, aveugles, ils ne songent qu’à une chose, faire du « Business as usual », les affaires continuent comme par le passé, et de rétablir les banques dans toutes leur splendeur. Voilà.
Emmanuel Laurentin : Merci, Suzan Georges. Je ne suis pas sûr qu’au bout de la table, du côté de Jean-Marc Daniel, il soit d’accord avec toutes les solutions, mais il interviendra tout à l’heure. Il faut d’abord laisser parler Cécile Duflot, présentée par Jean Birnbaum.
Jean Birnbaum : Que l’on soit d’accord ou pas, quand même Suzan Georges est parvenue de la guerre généralisée à une paix totale en moins de deux minutes. Il faut quand même saluer la trajectoire et sa virtuosité.
Je vais vous présenter maintenant Cécile Duflot, en reprenant mon petit fil générationnel de tout à l’heure, mais j’ai déjà bien campé le décor, je ne vais donc pas être trop long, en disant quand même qu’il y a un point commun tout de suite, entre Suzan Georges et Cécile Duflot, c’est que vous avez toutes les deux un vrai souci environnemental. Je crois même que Suzan Georges a été candidate sur une liste des verts. Il y a longtemps mais cela compte.
Suzan Georges : Quatre-vingt-quatrième sur la liste.
Jean Birnbaum : Quatre vingt quatrième sur la liste, c’est pas mal. Mais pour le reste, il y a quand même pas mal de diddérences et notamment cette générationnelle, je disais que Suzan Georges est née à la conscience politique en réaction aux guerres coloniales, Cécile Duflot, elle, justement est venue à s’intéresser aux affaires du monde et prendre une conscience politique plutôt dans les années 90, dans ce moment que l’on a qualifié parfois d’ère du vide ou de fin des idéologies, fin des grands récits etc. et où les grandes causes avec une grande majuscule se sont effacées au profit de combats apparemment minuscules mais qui en réalité concentraient beaucoup d’énergie et d’espérance et continuent de les concentrer. Donc, c’est dans ces combats apparemment minuscules que Cécile Duflot s’est engagée assez tôt, parmi d’autres. Elle est devenue une militante notamment au sein de la Jeunesse ouvrière chrétienne, ou en devenant écrivain public dans les prisons, dans le cadre du Génepi, qui est une très belle association d’aide aux détenus. Adhérente au Verts, depuis 2001, elle en est aujourd’hui, secrétaire nationale, à 31 ans ou 32 ans, je ne sais plus.
Cécile Duflot : 34 ans.
Jean Birnbaum : Oh, la la ! Pardon.
Cécile Duflot : J’ai vieilli.
Jean Birnbaum : Il ne fallait pas le dire. Et la porte-parole des Verts. La parole, vous l’avez justement, Cécile Duflot.
Cécile Duflot : Merci beaucoup. Je vais dire que la différence générationnelle avec Suzan Georges, c’est un peu un accident de l’histoire. Je pense que j’aurais pu me mobiliser contre les guerres coloniales si j’avais été née, ce n’est pas un refus politique du tout. Par ailleurs, vous avez dit que notre point commun, c’était d’être sensibles aux questions environnementales, je crois que notre point commun, ce n’est pas anodin dans le débat que l’on doit avoir ici, c’est d’être écologistes. Et être écologistes, c’est considérer justement que l’on ne traite pas les questions environnementales à part et que l’ensemble de ces questions, financières, écologiques, sociales sont liées et que d’ailleurs, la crise que nous traversons est une crise globale. Mais, je ne vais pas revenir sur ce que Suzan Georges a dit.
Je vais prendre la question que vous nous avez donnée à traiter sur un angle un peu plus politique, c’est-à-dire essayer de trouver les solutions, peut-être un peu moins rapidement que Suzan, mais en rappelant quelques petits chiffres quand même pour savoir dans quel paysage on est aujourd’hui. On est dans un paysage où le nombre de morts par fait de guerre a augmenté. Il était de cent cinquante mille environ par an de 1946 à 1988, dans la dernière décennie du XXe siècle, il est passé à deux-cent-mille par an. Un chiffre encore plus important, c’est le pourcentage de victimes civiles, de ces faits de guerre. Il était de 30% pendant les guerres d’empire ou les guerres de la révolution, c’étaient des guerres de militaires, mêmes s’il y avait évidemment beaucoup de conscrits, il est, dans les années 90, monté à 90%. Donc, on n’est pas du tout dans la logique, surtout du fait de l’histoire, avec tout petit H, de la guerre d’Irak, dans des guerres beaucoup plus professionnalisées, au contraire on est dans des guerres beaucoup moins interétatiques, donc beaucoup moins militarises, donc qui font beaucoup plus de victimes civiles qu’elles n’en faisaient auparavant.
La question des causes environnementales des guerres, Suzan en a longuement parlée, on n’a jamais appuyé les travaux qui s’y sont penchés, ils n’ont jamais réussi à isoler des guerres exclusivement environnementales, Suzan, l’a dit également. En revanche, on sait que l’aggravation de la crise et la question de la rareté ou de l’inégale répartition des ressources naturelles, de l’appropriation par certains, sont des causes de conflits extrêmement certaines, qui, surtout, agissent comme des catalyseurs de tensions anciennes. Elles sont en particuliers très facilement des catalyseurs identitaires, c’est-à-dire que cela devient le moment où des conflits préexistants, en particulier des conflits interétatiques, se déclenchent.
Juste quelques éléments quand même sur l’importance de la crise écologique et de la crise climatique, la montée du niveau de la mer - Suzan parlait du GIEC et des scénarios les plus pessimistes qui sont en train de devenir les plus réalistes - est évalué quand même entre 18 cm et 59 cm d’ici 2100, ce qui veut dire 60 cm quasiment de montée des océans, cela veut dire effectivement deux-cent-cinquante millions de réfugiés climatiques. Aujourd’hui, on ne sait pas concrètement ce que représente autant de réfugiés climatiques. Personne n’a réellement travaillé sur la gestion précise, puisque personne n’affronte réellement la situation à laquelle on devrait faire face. Mais l’on oublie souvent, parce que l’on vit dans un monde techniciste, qui a toujours tendance à penser qu’il trouvera des solutions à tout, un épuisement des ressources naturelles qui va arriver, on connaît le pétrole, c’est devenu à la mode, un discours qui était inentendable, l’est devenu, mais des ressources naturelles aussi nécessaires à notre vie - en particulier occidentale - que le nickel, l’argent ou l’uranium, dont si l’on se base sur l’exploitation des centrales nucléaires existantes, sans en augmenter le nombre, on a environ quatre-vingt ans de ressources devant nous, c’est-à-dire que les enfants qui naissent aujourd’hui connaîtront l’extinction de ce combustible, ce qui relativise par ailleurs le débat sur le nucléaire. Il faut donc avoir conscience que l’on est sur un épuisement progressif d’une grande partie des ressources naturelles, à un rythme de consommation très important, qui risque de s’aggraver du fait de la croissance, entre guillemets, et avec un grand C, des pays que sont l’Inde et la Chine, par exemple.
À partir du moment où l’on est dans cette situation, ce qui me semble intéressant, c’est de réfléchir aux portes de sortie, aux possibilités de résorption de cette situation et des moyens de prévenir la guerre. Il y a une réponse. La première, elle, est étatique, elle est connue depuis très, très longtemps, depuis les Romains, depuis même avant, quand on enterrait les armes en présence de témoins, c’est le désarmement. Ce n’est pas inutile d’envisager cette question puisque l’on sait, Éric ( ?) qui l’a démontré, que 55% des périodes de courses aux armements qu’il a observées débouchent sur des conflits armés. Donc, quand on réfléchit aux causes des guerres, une des causes c’est la course aux armements. On sait très bien que dans la vie civile, l’accroissement de la mise à la disposition d’armes légères et en particulier d’armes à feu, augmente le nombre de morts par homicide et par armes à feu mais, l’armement est cause de guerre, c’est quelque chose d’assez naturel mais que l’on oublie quand même, qu’on a tendance à oublier. Donc, le désarmement, en particulier nucléaire reste une priorité. D’ailleurs, c’est un des projets à l’agenda politique d’Obama et de Medvedev, ce qui n’est pas anecdotique. Le désarmement est un des moyens de prévenir la guerre, très clairement. Il faut savoir également que les principales victimes des conflits armés aujourd’hui sont tuées, 60% à 90%, par des rames légères, ni par des bombes, ni par des armes à sous-munitions, mais par des armes légères et qu’elles sont, elles-aussi, utilisées dans 40% des homicides. Donc, la diminution de la fabrication et de la vente de ces armes légères est une nécessité si l’on veut aller vers le désarment. Et la responsabilité des pays occidentaux dont la France, on oublie toujours que l’on est un des principaux producteurs d’armes aujourd’hui, est une responsabilité majeure, puisque même si ces morts du fait de ces armes ne sont pas sur nos territoires, elles sont quand même, pour une part, fabriquées dans un certain nombre de nos usines.
La deuxième réponse, c’est la coopération internationale, celle de la coopération renforcée. Tout le monde connaît à grands traits l’histoire de la Première Guerre Mondiale, dont on s’accorde à penser que personne n’en voulait vraiment mais qu’elle a eu lieu du fait d’une impossibilité absolue de mettre tout le monde, simultanément autour de la table.
J’ai oublié de vous donner un chiffre, une résolution de l’ONU que l’on aime bien. Comme chez les Verts, il y a des résolutions qu’on oublie, dont on se souvient de temps en temps, mais à l’ONU, en 1973, a été voté une résolution à la quasi unanimité, qui enjoignait l’ensemble des pays membres à diminuer de 10%, les crédits consacrés à l’acquisition d’armement, dès l’année suivante. Il y a eu des résolutions votées par l’ONU. Effectivement c’était un moyen pour répondre à la crise, faire des économies sur le budget, si tout le monde s’engageait à diminuer son budget d’acquisition d’armement, tout le monde serait sur des bases à peu près équivalentes. Cela peut sembler bête mais quand même il y a des moments où il faut se dire les choses très simplement.
Donc, si l’on veut améliorer cette capacité de coopération internationale, il est une évidence, c’est la nécessité de changer les institutions internationales. Aujourd’hui, il faut s’interroger vraiment sur la légitimité de l’OTAN, sur le fonctionnement de l’ONU et de ses institutions associées : l’OMC, le FMI et la Banque centrale telles qu’elles existent aujourd’hui, je ne reviendrais pas sur le rôle négatif qu’elles ont pu avoir sur la situation de crise financière dans laquelle on se trouve, mais leur rôle de régulateur et d’instrument de coopération internationale est quand même marqué par un certain nombre d’inefficacité ou d’une certaine inefficacité croissante. Nous sommes très attachés à la nécessité de cette coopération et à l’organisation de cette coopération entre les États, notamment au niveau européen. On voit bien qu’au niveau de l’Europe, l’outil qui est l’OSCE, c’est-à-dire l’organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, est très largement sous-utilisée. Son financement aujourd’hui, c’est cent-soixante-huit-millions d’euros et pour l’OTAN, un financement d’un milliard-huit-cent-millions d’euros, on voit bien qu’il y a quand même un déséquilibre de moyens qui est absolument considérable.
La troisième réponse, qui est pour moi, en tant qu’écologiste, la plus importante. Je n’ai pas voté tout à l’heure - je respecte les règles - c’était les gens du public qui devait voter donc je n’ai pas voté, mais j’aurais voté oui, à la question du Suzan, justement parce que je pense que la promotion de la démocratie et de la non violence sont un des éléments qui permettent d’envisager un monde, sinon sans conflits, mais sans guerres. C’est-à-dire avec des conflits gérés différemment. L’homme n’est pas naturellement violent. Il n’y a pas de déterminisme biologique à la guerre. Suzan l’a dit, elle en a parlé au travers des singes, mais il y a des éléments très importants qui le montrent. Si vous pouvez avoir l’impression qu’il étonnant pour une écologiste de s’être penchée autant sur cette question, c’est parce que nous avons été interrogés très sérieusement, à l’occasion du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, et que comme il est coutume de penser que les écologistes, les Verts en particulier, sont sinon déraisonnables du moins pas sérieux sur ces question, nous avons vraiment approfondi cette question. Le Général de brigade Marshall, - on a essayé de trouver des éléments tangibles pour montrer à quel point il y avait des éléments intéressants qui nous permettaient de travailler sur ces questions de la non-violence, d’ailleurs l’écoute la plus attentive que l’on a pu avoir à ce moment était par ceux qui avaient les uniformes les plus galonnés, qui sont venus parler avec nous, avec moi à la fin de cette audition, pour expliquer à quel point effectivement les questions que l’on posait leur semblaient extrêmement intéressantes – et Samuel Stauffer, après la Seconde Guerre Mondiale, ont été les premiers qui ont permis d’évaluer de façon systématique le comportement de soldats au combat. Leur conclusion, c’est que plus de 80% de soldats, au combat, n’utilisent pas du tout leur arme. C’est des conclusions qui rejoignent une étude qui avait été menée après la bataille de Gettysburg, bataille célèbre, La Bataille de la guerre civile des États-Unis, on a retrouvé vingt-sept-mille mousquets sur le champ de bataille, et sur ces vingt-sept-mille mousquets, qui ont tous été récupérés, 90% n’avaient pas été utilisés du tout. C’est des chiffres comme ça qui permettent de rendre compte sur les questions de guerre et de militaires : on est dans une idéologie extrêmement forte, au moins aussi puissante que celle qui nous a dominés sur les questions des bontés et du succès absolu du libéralisme mais sur laquelle il est très important de pouvoir prendre du recul puisque comme ça, on constate aussi qu’un million et demi d’Américains ont été démobilisés pendant la Seconde Guerre mondiale, pour des raisons psychologiques et qu’un tiers des pertes israéliennes pendant la Guerre du Kippour ont été causées par le stress du combattant et par des actes notamment de suicide au combat. Toute ces questions-là sont tabous, absolument. Et si on les met sur le devant de la scène, on peut effectivement se dire que l’audience que pourrait avoir une volonté de résolution non violente des conflits, la culture d’une non-violence active, revendiquée, réfléchie, cette théorie de la paix démocratique est possible et elle soit se préparer.
J’ai encore combien de minutes ?
Emmanuel Laurentin : Trois, comme Suzan Georges.
Cécile Duflot : D’accord. Je vais parler d’une quatrième réponse, mais peut-être que je reviendrai sur certains points tout à l’heure. C’est les réponses économiques et sociales. Évidemment, si l’on considère, comme on l’a tous fait que dans une situation de tension où l’alternative, pour les êtres humains, c’est périr ou piller, la solution que prennent très majoritairement les êtres humains, c’est piller. Quand on est dans cette situation-là, il se pose évidemment la question de réfléchir à la répartition des ressources. C’est la phrase des écologistes traditionnels mais pour vivre, comme on vit, nous tous là, ensemble, en ce moment il faudrait trois planètes. Trois planètes, ce n’est pas possible, pour l’instant on ne les a pas trouvées, puis on ne saurait pas y aller. On n’en a qu’une seule. Ce n’est pas la pénurie, réellement, qui cause la guerre, mais les inégalités et la prédation. C’est d’ailleurs souvent les États les plus riches, type le Royaume-Uni au XIXe siècle ou les États-Unis au XXe siècle, qui ont été souvent les plus guerriers. C’est souvent l’abondance de ressources mais l’abondance de ressources mal partagées qui créée la guerre. Aujourd’hui, la question qui se pose c’est de savoir si l’on est en guerre ou pas, je l’ai dit : le nombre de morts a augmenté, les guerres sont interétatiques, c’est un point que je n’ai pas évoqué, mais elles vont souvent de pair avec l’affaiblissement de la démocratie, l’affaiblissement des États et l’impossibilité d’une régulation démocratique. La guerre, c’est une des violences les plus visibles de nos sociétés, mais ce n’est pas la seule. Il y a eu, depuis 1988, selon Fortress-Europe, quatorze-mille-six-cent-soixante-dix-neuf personnes qui sont mortes justement parce qu’elles sont tombées du pont, aux frontières de l’Europe. Plutôt que de faire une guerre contre les pauvres, ce que souvent on est en train de faire, c’est une guerre contre la pauvreté et les inégalités qu’il faudrait mettre en place.
Je pourrais aller plus loin sur ces questions-là, mais je voudrais simplement vous donner une petite formule pour résumer ce que je viens de vous dire. Vous connaissez cette phrase en latin, cette citation des pages roses du Larousse, « Si vis pacem, para bellum », « Si tu veux la paix, prépare la guerre », il faut la renverser, notre proposition ma proposition d’écologiste, c’est : « si nolis bellum para pacem » ( ?), « Si tu ne veux la paix la guerre, prépare la paix » et cela veut dire très simplement que pour préparer la paix il faut résoudre les questions qui provoquent la guerre. Si l’on résout les questions qui provoquent la guerre, on remet en cause un mode de développement qui est plutôt récent, qui s’est basé plutôt sur la prédation des ressources et sur l’aggravation des inégalités, nourris de compétition, de violence qui n’étaient pas guerrières mais qui étaient inter-humaines, assez fortes. Si l’on résout ces questions-là, peut-être que l’on préparera la paix et que l’on résoudra dans le même temps la crise économique, financière et globale, que nous connaissons.
Emmanuel Laurentin : Merci, Cécile Duflot.
Jean Birnbaum : Je voulais poser une question à Jean-François Bayart parce que j’étais assez étonné par une sorte d’incise qu’il a faite tout à la fin de son intervention. Il a fait comme une petite incise tout à fait marginale, alors qu’à mon avis cela aurait pu être tout à fait central, et c’est central dans la question qui nous occupe aujourd’hui. Il a dit : il faut faire attention, ce fantasme d’une guerre possible pourrait bien nous faire oublier un danger qui est beaucoup plus immédiat, le fait que nous sommes projetés, toutes et tous, dans un État policier qui s’attaque à nos libertés publiques. Or, j’ai l’impression que le fait de dire cela pouvait l’engager dans la voie d’un raisonnement qui peut-être aurait ruiner ce qu’il avait dit auparavant, c’est-à-dire qu’en gros, d’après lui, il n’y avait pas vraiment de nouvelles formes de guerres, que toutes les théories aujourd’hui sur les nouvelles formes de guerre etc., n’étaient pas tout à fait pertinentes. Justement, je pense qu’en partant de cette réflexion sur l’État policier, il aurait pu dire l’inverse. Parce qu’aujourd’hui, en tout cas, moi, j’ai lu récemment des livres que je trouvais tout à fait passionnants qui montraient qu’il y avait une sorte de chiasme, de chassé-croisé, c’est-à-dire d’un côté le fait que l’on utilise de plus en plus, à l’étranger, des méthodes qui relèvent du maintien de l’ordre policier, avec des interventions ponctuelles, des guerres préventives etc., et inversement, à l’intérieur des démocraties occidentales, notamment, on utilise, - par exemple pour les émeutes de banlieues ou autres, il suffit d’aller se balader dans une gare, etc., - des méthodes militaires et des moyens militaires pour maintenir l’ordre policier.
Emmanuel Laurentin : Un de ces livres est celui de Mathieu Rigouste, qui s’intitule « L’ennemi intérieur ».
Jean Birnbaum : Et l’autre, est d’Ariel Colonomos, le « Le pari de la guerre », justement sur les guerres préventives. Donc, des logiques policières qui commencent à prévaloir dans les interventions à l’extérieur, des logiques militaires de plus en plus prégnantes, ici, à l’intérieur des frontières, cela veut dire quelque chose d’important, c’est que quand même on a affaire à quelque chose qui est différent par rapport à ce qu’a pu être la guerre pendant la guerre froide, et à un monde, - en tout cas c’est ce que disent beaucoup de théoriciens, c’est là-dessus que je voulais revenir – où les mots de souveraineté, de territoire, les distinctions entre combattants et civils, entre paix et guerre sont de plus en plus difficiles à faire concrètement. Dans ce monde-là, est-ce que la crise exceptionnelle que nous vivons, aujourd’hui, ne peut pas entraîner une réflexion exceptionnelle sur la guerre que nous pourrions vivre demain ?
Jean-François Bayart : On essaye toujours de faire des réflexions exceptionnelles, c’est pour cela que nous sommes payés par le contribuable. Cela étant, il est classique que les armées qui guerroient dans les territoires qu’elles cherchent à contrôler prétendent ne faire que des opérations de police. C’était le discours de l’armée française en Algérie, c’était le discours des armées coloniales en Afrique sub-saharienne et aujourd’hui, c’est par exemple le discours de la France en Somalie. On a même appris, au début, il y a quinze jours ou dix jours, que les deux Français qui avaient été capturés par des combattants somaliens étaient des journalistes puis, on apprend maintenant que ce sont des conseillers, qui luttent contre la piraterie. Concrètement, ce qui se passe en Afghanistan, aujourd’hui, ce qui se passait en Algérie, dans les années 1950, que l’on qualifiait d’opération de police étaient bel et bien des actes de guerre. Et je crois qu’aujourd’hui en Afghanistan, nous ne sommes pas dans une opération de police où l’on cherche à apprendre au Talibans à traverser dans les clous, nous sommes bel et bien dans des opérations de guerre, avec d’ailleurs tout le déploiement de la guerre psychologique, et là où on prétend faire de l’aide au développement, on fait en réalité de la guerre psychologique tout à fait comparable au plan de Constantine,...
Emmanuel Laurentin : Il faut peut-être rappeler, à ce propos, Jean-François Bayart, que la dernière formule qui plaît beaucoup en Afghanistan, puisque j’en reviens, là c’est : « Il faut conquérir les cœurs et les esprits », qui est une formule qui pour tous les historiens de la Guerre d’Algérie rappelle quelque chose, la guerre du Vietnam, d’Indochine et la Guerre d’Algérie. Je vous laisse continuer.
Jean-François Bayart : Il y a effectivement une certaine résilience des discours, des pratiques et des technologies. Par ailleurs, on nous dit – là, ce n’est pas forcément le propos des discussions de ce soir –aujourd’hui, bien entendu, ces moyens que l’on déploie, ces militaires que l’on déploie en Europe, par exemple dans nos gares ou dans nos banlieues, etc., on essaye d’éluder la part de violence, y compris d’ailleurs la part de violence physique parce qu’il est vrai que les forces de maintien de l’ordre en France ont fait de grands progrès, qu’il y a un très grand souci, y compris du pouvoir politique actuel, de faire de la répression sans qu’il n’y ait mort d’hommes mais on a quand même introduit, par exemple dans le maintien de l’ordre en France, les flash-ball, dont on sait aujourd’hui qu’il peut être une arme létale. Mon véritable propos sur les libertés publiques dépasse cette simple discussion de guerre ou pas guerre, guerre nouvelle ou pas guerre nouvelle. Il faut quand même que nous nous rendions compte que nous sommes dans un État de plus en plus policier. Vous me permettrez une petite anecdote personnelle, nul n’étant parfait, j’avais des parents de droite, dont on pouvait imaginer qu’ils étaient sensibles à l’ordre, et sans doute d’une certaine manière l’étaient-ils, mais lorsque Charles Pasqua a introduit le passeport infalsifiable dans les années 1980, ils étaient scandalisés, absolument scandalisés. Leur réaction a été de dire : Mais nous, si, pendant la guerre, on avait eu des papiers infalsifiables, on était foutus. Pour eux, le droit d’avoir de faux-papiers était un droit politique fondamental. Vous voyez la dérive dans laquelle nous nous trouvons. Et c’est là, je crois le problème. Aujourd’hui, au nom de la lutte contre l’immigration clandestine, au nom de la lutte contre le terrorisme, nous acceptons des pratiques qui sont de plus en plus liberticides. Nous acceptons, par exemple, que l’État s’ingère dans notre droit au mariage, dans notre vie privée, et vous connaissez naturellement tous les autres aspects du problème. Donc, voilà ce que je voulais dire. Il est possible que la crise actuelle enclenche des dynamiques sociales, par exemple l’exaltation de la thématique de l’autochtonie, qui peut être articulée à ce que mes collègues évoquaient tout à l’heure, dans un contexte des raréfactions des ressources, tout cela est possible, il faut certainement essayer de prévenir ces évolutions en essayant de tirer partie des leçons du passé. Mais cette perspective de la guerre ne doit pas nous empêcher de mener un combat encore plus immédiat, qui est le combat de défense et de reconquête de libertés publiques fondamentales, qui ne sont pas simplement des libertés politiques, mais qui aujourd’hui sont des libertés qui concernent très directement notre vie privée, notre capacité à voyager, notre capacité à recevoir des étrangers, de nous marier avec des étrangers, etc.
Emmanuel Laurentin : Merci, Jean-François Bayart. Suzan Georges, vous pensez qu’agiter comme ça des guerres à venir, c’est oublier les combats d’aujourd’hui et donc ne pas se battre sur des questions de liberté fondamentales, comme vient de le dire Jean-François Bayart ?
Suzan Georges : Peut-être que le focus, le point où ces choses se croisent, c’est un sujet tabou, c’est le budget militaire français. Je ne vois pas pourquoi la France aurait aujourd’hui le troisième budget militaire du monde. Je ne vois pas pourquoi cela serait plus de 11%, sans mettre les pensions. Je ne vois pas pourquoi, cette année on double la production d’armement, la masse salariale diminue un peu, mais on va doubler, ce sont des informations tout à fait officielles. En 2008, la production d’armement était de 9.4 milliards, cette année cela sera 20.3 milliards et nous ferons des exportations augmentées de 5% d’armement à 7%…
Emmanuel Laurentin : On peut dire que dans un contexte de crise, cela permet aux ouvriers qui travaillent dans les usines en question de ne pas être au chômage, peut-être…
Suzan Georges : Si l’on investissait dans des choses productives, parce que l’armement, il ne faut pas se leurrer, ce n’est jamais productif, c’est de la pure consommation, cela ne crée aucune richesse. Bien sûr, que je ne veux pas mettre ces gens au chômage, mais je signale tout de même qu’en Grande-Bretagne, il y a 30 ans, quand « ( ?) Aerospace », une grande compagnie militaire allait fermer des usines, les ouvriers les ont occupées et pendant un an, avec les techniciens, les ingénieurs et tout le personnel, ils ont imaginé ce qu’ils pouvaient faire, qui serait socialement utile, avec les machines, le personnel, sans dépenser plus. Ils ont inventé, c’était il y a 30 ans, des choses étonnantes dans le domaine écologique, du transport, de la technologie médicale, parce qu’ils connaissaient les radars parfaitement, aider les aveugles à voir, entre guillemets, aider les sourds à entendre etc., etc. On ne fait pas appel à la créativité de notre force de travail.
Je voulais parler de ce budget français, j’aime beaucoup le défilé du 14 juillet, ce n’est pas la question mais je me demande qui est l’ennemi ? Excusez-moi de poser une question aussi bête. Je vais vous donner la réponse du Conseil économique de la défense, qui est un organisme assez peu connu : « Les menaces sont évolutives et diffuses, intérieures et extérieures et appellent des réponses nouvelles et variées, sans rendre caduc pour autant les besoins traditionnels de la défense et l’interopérabilité avec les États-Unis. », et plus poétique, encore mieux : « Il n’y a plus de menace à nos frontières mais non plus de frontières à nos menaces. » Voilà, cela coûte 36 milliards.
Jean Birnbaum : Pourquoi vous couvrez de sarcasmes la bureaucratie ?
Cécile Duflot : Je trouve ça bien, que cela vous fasse sourire et que l’on puisse le dire, ici, dans ce climat détendu, mais je peux vous dire que dans les enceintes, j’aimerais entendre Christiane Taubira, c’est dit avec une componction absolue, le discours que l’on porte aujourd’hui pourrait sembler une offense majeure à ce qui fait la sécurité de notre pays. C’est vrai qu’on n’arrive pas à remettre en cause la question de l’industrie de l’armement. Moi, je vais aller encore plus loin dans la provocation, cela tombe bien avec vous, ici, c’est encore possible, mais le lien entre l’industrie de l’armement et les propriétaires de tous les grands médias, autre que le service public, sont quand même extrêmement gênants, justement pour l’impossibilité qu’il y a de remettre en cause cette nécessité, avec des guillemets. Quand c’est Dassault ou Lagardère qui possèdent une grande partie des médias français, ce débat-là ne peut pas avoir lieu. C’est des décisions qui devraient être des décisions citoyennes, c’est là que la politique devrait avoir tout son sens et elle n’en a pas. Souvent, on est accusé d’angélisme quand on tient un discours de ce type, mais quand on fabrique des armes, réfléchissons autrement : on produit des armes, il faut les vendre, il faut donc trouver des clients, mais à part les stocker, mais stocker des armes, c’est inutile, il faut s’en servir. Donc, cela revient à ce que je disais tout à l’heure sur la question du désarmement. La fabrique de la guerre, c’est aussi la fabrique des armes. C’est toute la logique de la consommation. On est passé d’une logique où la production - logique du productivisme – on produisait des biens pour répondre à des besoins à une société où il faut soit fabriquer des besoins soit stimuler des besoins qui n’existent pas pour trouver des débouchés à une production qui produit pour produire. On est dans la même logique pour l’armement. Du coup la réponse à la crise, on la voit bien, si l’on entre par ce biais là. On est à peu près dans la même situation. C’est vrai que c’est nécessaire, sur ces questions-là d’être à la fois iconoclaste, peut-être naïf, de la faire avec la petite voix de Suzan et son accent et donc de se rendre compte que ce que l’on a écrit, c’est quand même franchement de la blague. Sauf que ça, c’est écrit par des gens extrêmement sérieux, pour qui nous, on passerait pour des pingouins en goguettes et on serait littéralement massacrés en disant : on se rend pas compte des dangers auxquels on expose les populations françaises, si l’on ne répare pas pour la trente-six-millième fois l’hélice de notre super, méga, formidable, comment ça s’appelle ça un truc qui porte les avions mais qui ne marche jamais ! C’est exactement cette logique là qu’il faut remettre en cause de manière naïve mais ferme mais en s’appuyant sur un certain nombre de données très précises pour dire que les solutions ne sont pas forcément là où l’on a le sentiment de les trouver habituellement. Et que l’on a le droit, ici aussi, de remettre en cause la musique qui marche au pas.
Emmanuel Laurentin : Je ne sais, puisque nous allons passer la parole au second cercle, si Jean-Marc Daniel, économiste que nous avons entendu depuis le début, va y aller au canon, sur ce qu’il vient d’entendre, mais allez-y, Jean-Marc Daniel, c’est à vous.
Jean-Marc Daniel : Je vais y aller au canon, mais je suis rassuré puisque de toute façon la violence, ce n’est pas naturel, je ne risque rien. On va vivre dans un monde apaisé, tout le monde m’aime. Je le sens, donc je vais pouvoir dire tout ce que j’ai envie de dire. Par rapport à tout ce qui a été dit, la première remarque que je ferai, c’est à partir du livre de Karl Polanyi. Ce que raconte Polanyi, c’est effectivement le déclin de l’Empire britannique, et il dit : le libéralisme a conduit à la guerre. Or, ce qu’il décrit, c’est le protectionnisme, qui a conduit à la guerre. Ce qui a conduit à la guerre, ce n’est pas le libre échange que pratiquait la Grande-Bretagne au XIXe siècle, et Jean-François Bayart l’a dit, la Guerre de 14 est née en partie de la mise en place de la politique protectionniste à partir des années 1880. Si l’Allemagne s’est effondrée dans les années 1930, ce n’est pas à cause du libre-échange. C’est parce qu’aux États-Unis on a voté les tarifs douaniers et ces tarifs douaniers ont privé l’Allemagne de ses débouchés. L’Allemagne est un pays à qui on a imposé par le traité de Versailles, de dégager des excédents extérieurs pour payer les réparations. Et pour dégager des excédents extérieurs, il faut que vous vendiez vers l’économie qui est la plus puissante de l’époque. Donc, il faut que vous vendiez vers les États-Unis. À l’époque qu’est-ce que l’on fait ? On met des droits de douane pour empêcher les Allemands de vendre aux États-Unis. Donc, le taux de chômage explose. Donc, la Guerre de 1939, ce n’est pas une crise du libéralisme, c’est une mise en place de la politique protectionniste. Le danger auquel nous sommes confrontés, c’est effectivement la montée en puissance, de nouveau, du protectionnisme. Simplement, et ça, cela sera ma deuxième remarque, par rapport à tous les exemples historiques, encore une fois que l’on nous met en avant, j’insiste, et je l’ai fait dès lundi dernier, sur le fait que depuis 1971, nous sommes dans une donne monétaire qui a complètement modifié les références historiques économiques que l’on peut avoir. Nous n’avons plus d’étalon monétaire de référence et nous n’avons plus de capacité à définir le prix d’un bien sur le marché international du simple fait que le cour des monnaies change en permanence. Donc, la relation économique d’affrontement se fait au travers d’une guerre monétaire. Et qu’est-ce qui se passe à l’heure actuelle, à mon avis ? Il se passe que le pays de référence n’a plus la maîtrise parfaite de cette guerre monétaire. La Grande-Bretagne du XIXe siècle avait imposé des règles monétaires, qui s’appliquaient à elle également, avec les conséquences qui étaient des périodes de déflation, y compris en Grande-Bretagne et ces règles monétaires lui permettaient de contrôler le système. Les États-Unis, à l’heure actuelle, ne sont pas dans la capacité d’imposer la règle monétaire à laquelle ils croient. J’insiste là-dessus. Cette règle monétaire, c’est de croire que la création de monnaie débouche sur l’absorption du chômage du Tiers-monde alors que l’Europe ne croit pas cela. La conséquence de ça, c’est que derrière des affrontements qui sont des affrontements physiques qui génèrent des morts, nous sommes dans une phase où nous entrons dans des affrontements de type monétaire et dont je pense la conséquence la plus immédiate pour nous, dans notre vie quotidienne, c’est que bientôt un euro vaudra deux dollars. Un euro égal à deux dollars, cela veut dire que nous paierons moins cher notre pétrole mais cela veut dire qu’il faut que notre industrie européenne soit extrêmement productive. Cela veut dire concrètement qu’il va y avoir des politiques économiques qui vont devoir se mettre en place pour préparer l’affrontement monétaire avec les États-Unis. Et c’est vers cela que nous allons et il faut que nos dirigeants s’adaptent à cela. Une des conséquences de ça, c’est qu’au sein même des États-Unis, cela va provoquer des problèmes. Parce que la société américaine est une société, - c’est aussi la différence qu’elle a par rapport à la société britannique du XIXe siècle – qui vit du travail des autres, c’est-à-dire des importations. Et si elle vit des importations, cela veut dire que selon les endroits d’où viennent les importations, la catégorie sociale n’est pas concernée de la même façon par le taux de change. Je vais être très concret et très précis. Lorsque vous êtes un dirigeant américain, vous buvez de l’eau d’Évian, vous buvez du Chablis, vous achetez des chaussures italiennes et vous roulez en BMW. Vous vivez en euros. Lorsque vous habitez au fin-fond du Minnesota, vous allez chez Wal-Mart, 80% du chiffre de Wal-Mart est réalisé sur des produits qui sont achetés en Chine. Vous vivez en Yuan. Donc, la société américaine est une société dans laquelle l’affrontement monétaire va se traduire par un affrontement social interne. Donc, un des grands enjeux des années à venir, c’est – on a parlé de guerre civile, de guerre – c’est aussi la façon dont les intérêts, même au sein de certaines nations sont modifiés par la structure monétaire.
La troisième réflexion que je ferai, c’est que je pense, par rapport aux conflits qui ont été décrits, moi, ce qui m’a frappé dans ce qu’a raconté Jean-François Bayart, c’est la permanence de certains conflits : la haine traditionnelle entre les Chinois et les Japonais, puis le fait que la Corée du Nord c’est quand même un héritage de la Guerre froide. La Corée du Nord est séparée effectivement parce qu’il y a eu la Guerre froide. Or, c’était quoi, pour moi, la guerre froide ? C’était une puissance dominante, les États-Unis, et un sous-traitant de la violence qu’était l’Union soviétique, grosso modo qui les empêchait l’émergence de la violence au travers de la contestation radicale ? C’était Moscou. Qui est-ce qui contrôlait les communistes et qui empêchait de se révolter ? C’était Moscou. Qui est-ce qui faisait que systématiquement en France on faisait passer la droite, dans les années 50, parce que le Général de Gaulle emmerdait les Américains ? C’était Moscou. Qui est-ce qui mettait en prison, en Irak, les dirigeants communistes ? C’était Moscou. Qui est-ce qui détruisait le Parti communiste égyptien ou le Parti communiste soudanais ? C’était Moscou. Donc, la règle du jeu de la guerre froide, c’est un enjeu de puissance dominante et un gendarme masqué qui jouait un jeu à la fois de Tartufe de grande puissance, le jeu de contenir la révolte. On était communiste, on était contre le système, on détestait le système puis au bout d’un moment on était mis en prison par des gens qui étaient payés directement par Moscou. Ce jeu-là, c’est Pékin qui devrait le jouer. Dans le choix de Nixon dans les années 71-72, c’était de constater que Moscou était en bas. Moscou était mort en 71-72. Qu’est-ce qui a sauvé l’Union-soviétique ? C’est le choc pétrolier. Et ce choc pétrolier qui a redonné, pendant un certain temps une certaine résistance, une certaine raison d’être à l’Union-soviétique a disparu, l’Union-soviétique est morte lorsqu’il y a eu le contre-choc pétrolier. Le substitut c’est la Chine. Simplement, la Chine veut bien être le contremaître, elle veut bien fournir à Wal-Mart mais elle ne veut plus mettre en prison les gens qui hurlent, trépignent, les impatients, les indignés. Donc, à la surface de la planète, le mécanisme policier est géré directement par l’Occident. À mon avis, il n’a pas changé. Les gestionnaires du mécanisme policier sont les mêmes, on met toujours des gens en prison, on a toujours mis des gens en prison, pour leurs idées, simplement, ceux qui le faisaient avant étaient stipendiés par d’autres.
La dernière remarque que je ferai, c’est que je crois fondamentalement, effectivement, que les démocraties ne se font pas la guerre. C’est un principe de base du libéralisme, le libéralisme politique et le libéralisme économique. Si vous lisez ou relisez Benjamin Constant, il y a un chapitre qui s’appelle « Du commerce et de la paix », où il explique que fondamentalement le libre échange, et je reviens à ce que je disais au début, garantit la paix parce que le libre échange c’est l’intérêt, la cupidité et quand on est cupide, on a intérêt à avoir des gens pour acheter. Donc, les gens qui vont vous acheter, on ne va pas leur faire la guerre parce que si vous les tuez, ils n’achètent plus. Donc, la cupidité, c’est un des moyens assez simples, assez basiques et assez cyniques de garantir la paix.
Emmanuel Laurentin : Merci, Jean-Marc Daniel. Qui veut réagir soit aux propos de Jean-Marc Daniel, soit aux propos du premier cercle, dans le second cercle ? Roland Gori ? Je rappelle pour nos auditeurs, qui n’étaient pas là hier, que vous êtes psychanalyste et que vous avez un des initiateurs de « L’Appel des Appels », qui en janvier 2009 avait coordonné les forces de ceux qui voulaient se protéger, en particulier tous les métiers de santé mais également d’éducation, de l’évaluation et de la façon dont aujourd’hui on mettait en place les grilles d’évaluation de tous ces métiers. Je vous donne la parole.
Roland Gori : Je voudrais d’abord remercier Jean-François Bayart d’avoir articulé la question de la guerre avec la question de la sécurité intérieure et de l’installation de dispositifs très sécuritaires, j’y reviendrai. Le premier point : on peut constater, cela a été rappelé par Jean Birnbaum tout à l’heure, qu’on a tendance aujourd’hui à minorer l’utilisation même du terme de guerre. On va parler effectivement d’intervention, ou d’opérations de police, comme l’a dit Jean-François aussi. Je crois que c’est un point extrêmement important, pourquoi ? De mon point de vue, en tant que naïf, ce soir, c’est important parce que finalement la guerre concerne moins, je dirais, les militaires, que les populations civiles. Les populations civiles deviennent des victimes des différentes interventions : opérations de police, voir guerres pour employer le terme. Les populations civiles également, dans les questions terroristes, deviennent des objets et des outils de la gouvernance mondiale. Par conséquent, on n’est plus du tout dans un paysage, une configuration où il s’agit de protéger l’intégrité d’un territoire ou l’étendre, avec toute la dimension impérialiste territoriale, il s’agit d’avantage d’intervenir sur la fluidité de la population. C’est-à-dire que la guerre ne concerne plus, à proprement parler, me semble-t-il, la gestion géographique des territoires mais davantage un mode de gestion des populations. Donc, on intervient sur des populations aussi bien pour les terroriser que pour les reconfigurer. Alors, bien sûr, les territoires peuvent constituer des prétextes, des enveloppes formelles, à un moment donné de ces affrontements, de ces gestions mais, encore une fois, cela me paraît secondaire. Je crois qu’il y a mutation, produite, après la Première Guerre mondiale. Ce sont les populations civiles qui ont été à la fois les objets et les instruments des guerres. Je crois que c’est un point important, parce qu’effectivement - de mon point de vue en tout cas – cela fait une solidarité avec la manière dont on va gérer les conflits et gérer les émotions collectives des populations dans un pays. Effectivement, là, je suis tout à fait d’accord avec Jean-François, on voit très bien qu’aujourd’hui on s’installe doucement dans un État sécuritaire. D’ailleurs le mouvement psychiatrique, « La nuit sécuritaire », je sais qu’Hervé Hervé Bokabza est là, ce soir, a insisté là-dessus, on s’installe progressivement dans des dispositifs sécuritaires extrêmement importants. Je vais prendre quelques exemples très rapides : vous connaissez « La guerre des boutons », vous connaissez tous, bien sûr, ce roman de nos adolescences très vertes, et vous connaissez peut-être le nouveau livre de Bertrand Rothé, qui s’appelle « Lebrac, trois mois de prison », on voit comment un adolescent, en reprenant le scénario de la « La guerre des boutons », pourrait aujourd’hui dans les différents dispositifs, les différents canaux procéduriers aboutir à trois mois de prison. Un autre point aussi par rapport à cet état sécuritaire qui s’installe, - c’est un état sécuritaire mou mais c’est aussi une guerre civile en France pour reprendre un petit peu l’expression marxiste à propos de la Commune, de manière bien sûr beaucoup plus light, beaucoup plus douce – six millions de Français fichés, c’est quand même pas rien. Emmanuel Laurentin a gentiment évoqué « L’Appel des Appels », il y a aussi les magistrats. Ce qui a fait réagir les magistrats, c’est qu’il y a aujourd’hui sept-cent-mille garde-à-vue par an en France. Il y a là quelque chose qui est en train de se produire, comme par exemple la Commission Varinard, que vous connaissez, la tentative d’abaisser la majorité pénale à douze ans, négociée à treize ans par Rachida Dati. Il y a là quelque chose d’extrêmement important parce qu’en quelque sorte, l’adolescent n’est plus conçu comme un être en développement, il est qualifié par ses actes, en dehors de tout contexte, de toute histoire qui aurait pu déterminer et produire ses déviances.
Emmanuel Laurentin : Mais cela, Roland Gori, c’était vrai avant la crise et la crise n’a pas changé grand-chose. Qu’est-ce que la crise change à cette approche sécuritaire que vous décrivez ? Cela va nous conduire à plus de sécurité ou c’est simplement une sorte de continuité du politique qui date d’avant ?
Roland Gori : Bien sûr, je vais faire très vite, mais vous avez compris que mes références étaient du côté de Michel Foucault, ce n’est pas un scoop ce que je dis là, ce soir, je l’ai déjà un petit peu annoncé hier soir, c’est-à-dire qu’à contrario de Jean-Marc Daniel, je pense que le libéralisme a pu produire le protectionnisme quand bien même le libéralisme s’est constitué comme un anti-protectionnisme aux origines. Je ne vais pas disjoindre pour ma part les choses. Par rapport à la question de la crise, je crois que l’on va gérer de manière encore plus serrée dans le grain le plus tenu de leur existence les individus. Donc, effectivement, si c’est votre question, je crois que la crise va accroitre, amplifier les dispositifs sécuritaires du fait même d’ailleurs que la liberté s’avère corrélative, depuis la fin du XVIIIe siècle, de la mise en place de dispositifs de sécurité.
Emmanuel Laurentin : Olivier Mongin, puis Christiane Taubira. Olivier Mongin, je vous représente, vous êtes écrivain, éditeur et vous dirigez la revue Esprit. Je pense que ce qui vous a, ici même, interpellé, c’est toute la question territoriale puisque vous vous intéressez beaucoup, depuis quelques années, à ces questions de territoires et de gestion territoriale des espaces.
Olivier Mongin : Merci. Il faut faire attention avec le mot guerre. Jean-François l’a dit, Aron le disait, il faut arrêter de dire la guerre économique, la guerre ce n’est pas n’importe quoi, tout n’est pas guerre. Il faut faire attention, je suis tout à fait d’accord. Il reste que si l’on veut une culture de la non violence, il faut quand même essayer de bien observer la métamorphose des violences qui sont en cours et qui sont de divers types. Il y a les permanences dont on a parlé mais moi je pense qu’il y a des métamorphoses assez profondes. Il y a un bouquin très intéressant d’un historien de la Guerre de 14, qui vient de sortir, qui montre par exemple que toutes les sciences sociales de l’entre deux-guerres, en France, n’ont jamais pris en compte l’expérience des tranchés. Marcel Mauss, qui était dans les tranchées, notre plus grand savant, avec Lévi-Strauss, du XXe siècle, n’a jamais pensé la violence des tranchées. C’est une question qui ressort aujourd’hui de partout. Donc, vous voyez il faut quand même bien traquer la violence là où elle est. Moi, je ferai juste deux remarques : sur la sécurité et sur les territoires. Sur la sécurité, oui avec ce qu’a dit Roland Gori, simplement, comme dit un anthropologue, qui travaille sur la mondialisation depuis des années, il montre que c’est un monde de flux, c’est-à-dire un monde liquide et pas uniquement la liquidité financière. Un monde dans lequel on est immergé avec des flux multiples. Il montre très bien que plus on est dans un monde liquide, plus on risque de couler, si on ne sait pas nager, et donc, plus on a peur. Donc, un monde liquide, qui n’est pas uniquement la liquidité financière, qui est un monde de flux est un monde où le capital peur est extrêmement fort. Moi, je suis d’accord avec tout ce qui a été dit, par Jean-François et Roland Gori, sur l’État sécuritaire, mais il ne faut quand même pas oublier que l’individu peut avoir aussi une demande de sécurité. Je ne parle pas de démagogie, là, il y a une très forte demande, de l’individu, de sécurité, tout n’est pas de la faute de l’État en permanence. La servitude volontaire, ça existe. Et aujourd’hui, la servitude volontaire est extrêmement importante. Deuxième remarque sur les territoires. Je suis d’accord avec tout ce qui a été dit sur l’écologie, la terre unique, on l’a déjà dit, hier, on est dans un processus de déterritorialisation en grande partie. La grande rupture anthropologique - on a parlé de croissance de la population - c’est la révolution urbaine. Début du XXe siècle, à peine 8% de la population est urbanisée, aujourd’hui 55%, 70% dans quinze ans. Vous vous rendez compte de ce que veut dire ce déplacement ? ! Aujourd’hui, la croissance urbaine n’est plus liée à l’exode rural, c’est une croissance endogène. On a une urbanisation extrêmement délirante, très rapide, qui n’est pas prise en compte aujourd’hui et qui produit une violence tout à fait particulière à l’échelle mondiale. Aujourd’hui, la première ville européenne serait Paris, le grand Paris, douze millions d’habitants qui n’existe toujours pas puisque l’on essaye de l’imaginer. Paris, c’est deux millions d’habitants dans cent-huit kilomètres carrés pour l’instant, il n’y a pas dans les vingt-cinq premières villes aujourd’hui de ville du monde développé sauf trois villes américaines et Tokyo. Donc, on a un processus d’urbanisation extrêmement rapide qui est difficile à saisir. Deux remarques : on est dans un monde mobile et urbanisé, oui mais c’est un monde qui se sépare, les territoires sont de plus en plus séparés. Revenons aux émeutes qui ont été évoquées par Jean-François hier et aujourd’hui, qu’est-ce que c’est que les problèmes qui se posent à nous sur les territoires ? Soit il y a des gens qui sont en excès de mobilité, c’est les gens de la mondialisation active, c’est des hyper-mobiles, il y a des gens à contraintes mobiles, c’est ce que l’on appelle les péri-urbains, soit vous avez, dans ce que l’on appelle les ghettos-banlieues, les immobilisés, c’est-à-dire des gens qui ne peuvent pas bouger. Et là, on a un problème fondamental, on est dans un monde hyper-mobile où des gens sont immobilisés. Aujourd’hui, tous les processus urbains sont des processus soit d’illimitation soit de séparation : ghetto de riches ou ghetto de pauvres. Vous voyez bien que là on a un problème qui touche, vous me direz que c’est même le problème moral… quelles sont les limites aujourd’hui ? Où est-ce qu’on les voit ? On est dans un monde qui sépare ,et là aussi les séparations ne sont pas nécessairement très visibles même si l’on voit de plus en plus de murs s’instituer, pour faire frontière, là où d’ailleurs il n’y a plus de frontières nationales. On pourrait continuer sur ces thèmes mais je voulais simplement rappeler que la question urbaine est tout à fait fondamentale, elle est devant nous. Et ça, les écologistes ont eu le mérite de sortir ces questions, il y a des violences très, très fortes, on en parlera peut-être demain, qui sont là. On parle maintenant d’urbanisme sans frontières, etc., c’est des choses extrêmement récentes, mais je pense que cette question urbaine est tout à fait décisive. Et là, il y a des valeurs urbaines que nous avons dans notre tradition européenne que l’on ferait mieux de valoriser un petit plus, et ce n’est pas le cas.
Emmanuel Laurentin : Merci, Olivier Mongin. Dernière intervenante de ce second cercle, Christiane Taubira. Je vous représente. Vous êtes députée de Guyane depuis 1993 et vous avez donné votre nom à la loi française qui reconnaissait la traite négrière et l’esclavage comme crime contre l’humanité. Vous avez récemment publié « Égalité pour les exclus, la politique face à l’histoire et à la mémoire coloniale ».
Christiane Taubira : Depuis le début de cette semaine, nous parlons sur des thèmes et des concepts et nous essayons de les classer, de les déterminer etc., ce n’est pas pour faire les intéressants, c’est parce que nous nous désarmons si nous ne savons pas nommer les choses et si nous ne savons pas les déconstruire - On le dit moins depuis que Derrida est parti - mais si nous ne comprenons pas à quoi nous avons affaire, nous ne pouvons pas réagir de façon efficace et pertinente. Est-ce que par exemple, le développement de la pauvreté va provoquer le développement de la guerre ? Non, c’est la misère qui va provoquer le développement de guerres. Il y a une nuance qui est faite de façon très intelligente par Madjid Rahnema, notamment, entre la misère et la pauvreté, dans un très beau livre qui s’appelle « Lorsque la misère chasse la pauvreté ». Il y a une culture de la pauvreté, il y a une organisation sociale de la pauvreté. Il y a même une organisation de l’autorité au sein de sociétés pauvres. La misère, c’est tout à fait autre chose. Mais d’où vient la misère ? Comment des sociétés pauvres sont passées de l’état de pauvreté à l’état de misère ? Ça, cela nous appelle à nous interroger sur l’état du monde. L’état du monde ce n’est pas du ex nihilo, il est organisé, il a été organisé. On s’interroge sur le budget militaire, le budget militaire international, il y a des voix à la fois tonitruantes et crédibles qui ont déjà démontré qu’un tiers de ce budget international suffirait à couvrir les besoins du monde entier en matière d’éducation de tous les enfants de cinq à quinze ans, en matière de lutte contre la faim pour les trois milliards de personnes qui souffrent de la faim ou qui sont malnutris, en matière de santé pour toute une série de maladies de pauvreté, de maladies d’environnement. Un tiers de ce budget, comment cela se fait qu’on n’y arrive pas ? Et ces voix-là sont portées, elles sont portées au sein de l’ONU. Mais qui décide justement, au niveau des États et au niveau des institutions multilatérales, du niveau du budget militaire ? Donc, il faut regarder comment le monde est organisé. Le monde est organisé selon une grande violence. Et s’il y a justement de plus en plus d’États policiers, un tournant a été pris en 2001 après les attentats aux États-Unis, et la France a aussi introduit dans sa législation – c’est une France dirigée par la gauche d’ailleurs- toute une série de restrictions des libertés qui frappent très largement le citoyen ordinaire et qui ne sont pas des outils efficaces contre le terrorisme qui était visé par toutes ces mesures inscrites dans la loi. Donc, il y a eu ce tournant parce qu’il y a eu une démission intellectuelle, parce qu’il y a le refus de penser les choses dans leur complexité, qu’il y a le refus de les nommer telles qu’elles sont. On ne peut pas continuer à fonctionner comme cela parce que l’on met effectivement le monde en guerre contre le monde. Lorsqu’on parle de l’immigration, qu’on parle de l’immigration clandestine et que l’on se méfie du voisin, que l’on se méfie de l’autre, de celui qui nous ressemble ou ne nous ressemble pas, etc., on oublie une chose c’est que l’immigration, c’est un mode tout à fait naturel de peuplement de la planète, que lorsque justement les économies du monde étaient essentiellement organisées sur une base à la fois de cueillette, de chasse et de légère transformation, en général les sociétés étaient semi-nomades. Évidemment il n’y avait pas la pression démographique que l’on a aujourd’hui mais la pression démographique est très mal répartie. Et on oublie une chose, c’est que l’immigration a lieu surtout entre les pays du Sud eux-mêmes, du Sud au Sud. Donc, on est en train de projeter toute une série de fantasmes, de chiffons rouges, de choses qui effraient les gens et qui leur font accepter peut-être, sinon plus facilement, moins difficilement leur situation de dénuement, de dépouillement et surtout la violence quotidienne que l’État leur inflige parce qu’il y a, dans ce pays et dans d’autres, une violence quotidienne d’État, contre les citoyens.
Emmanuel Laurentin : Merci, Christiane Taubira. Merci à toutes, merci à tous. Merci à Cécile Duflot, Suzan Georges et à Jean-François Bayart et au second cercle composé de Christiane Taubira et d’Olivier Mongin que vous retrouverez, demain, pour le débat sur la renaissance intellectuelle, de Roland Gori et de Jean-Marc Daniel. Je rappelle que ce débat se tiendra ici-même à 17h 30, demain, dans la cour du Rectorat, que nous remercions de nous accueillir avec en plus d’Olivier Mongin Christiane Taubira, François Jullien, Mathieu Potte-Bonneville, et Michèle Rio-Sarcey, pour ces XXIVèmes rencontres de Pétrarque. Le thème était aujourd’hui, « Demain la guerre ? » avec Jean Birnbaum à la co-animation de ce débat et à la technique, Isabelle Limousin, Gilles Gallinaro, Christophe Loucachevsky, Alexandre James ( ?), Pascal Morel, à la réalisation, Nathalie Salles. Bonne soirée.