Emmanuel Laurentin : Bonsoir. Hier, dans sa leçon inaugurale, Jean-Claude Milner a appelé à clarifier les règles qui encadraient jusqu’alors nos économies, car ces dernières années, selon lui, le capitalisme financier avait émis pour principe de multiplier les règles à son profit tout en laissant croire que « n’importe qui » pouvait justement réglementer. Ce qu’il a appelé capitalisme financier, d’autres auraient pu l’appeler libéralisme sauvage, un libéralisme économique né au cœur des années 70, on en a parlé déjà hier, ici même, et qui a progressivement gagné tous les pays du monde. Après la crise, née à l’automne dernier, celle-ci avec les premières solutions proposées, on a cru voir le retour des régulations, qu’elles soient nationales ou internationales, le retour de l’État, a-t-on dit même. Mais on s’est aperçu, assez rapidement, qu’après avoir évoqué des solutions relativement radicales, les sommets internationaux étaient progressivement revenus à des positions moins tranchées, moins révolutionnaires en ce domaine. Bref, le libéralisme, avec ses excès, est-il vraiment mort ? C’est la question que nous allons poser ce soir, à l’occasion de ces XXIVèmes rencontres de Pétrarque, organisées par France Culture et Le Monde, co-animées par Jean Birnbaum et moi-même, ici, dans le cadre du festival de Radio France – Montpellier Languedoc-Roussillon, au cœur de la cour du Rectorat, qui nous accueille à l’ombre de son grand tilleul. Nous le ferons en compagnie de l’économiste Jean-Marc Daniel, l’économiste Jacques Généreux, de Michel Guénaire et de l’historienne Laurence Fontaine. Avec un second cercle, assez nombreux, je vous rappelle les règles : ce second cercle intervient pendant une première heure, puis le second cercle, composé de ceux qui ont intervenu la veille ou qui interviendront le lendemain, peut réagir à ce qui a été dit. Il est composé aujourd’hui de Jean-Claude Milner, d’Olivier Mongin, d’Alain-Gérard Slama, de Christiane Taubira et de Roland Gori.
Pour commencer, tournons-nous peut-être tout de suite vers l’historienne Laurence Fontaine, puisqu’on a beaucoup évoqué, à propos de la crise de l’automne dernier, la question de la confiance, j’aimerais vous demandez si cette question de la confiance est une invention si contemporaine que cela, puisque tout votre travail, à travers le livre que vous avez publié justement à l’automne dernier, qui a eu un certain succès, s’intitule, « L’économie, morale, pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle », paru chez Gallimard. Vous revenez justement sur cette idée que la confiance était au cœur de ces sociétés qu’on pensait constituées autrement, du point de vue économique, que des sociétés extrêmement contemporaines et que justement cette confiance était au cœur de ces sociétés.
Laurence Fontaine : D’abord un mot pour rappeler que la confiance, c’est la capacité d’agir dans un monde d’incertitude ou de complexité alors que l’on a fort peu d’informations. La société de l’Ancien Régime, c’est avant tout une société aristocratique, c’est-à-dire une société à statuts dans laquelle se développe une économie de marché, ce qui fait que l’on a plusieurs systèmes de valeurs qui coexistent. C’est une des choses qui est très importante pour comprendre cette construction de la confiance. La confiance, bien évidemment, est fondée sur la réputation.
Là, je vais commencer par la confiance qui évoque la crise de confiance entre les entreprises qui ne veulent plus travailler ensemble. Si vous lisez les livres de marchands qui vous décrivent comment construire une réputation, ils vont vous dire d’abord qu’il faut travailler sur la rationalisation, le calcul, les raffinements, les livres de compte etc., etc. Entre parenthèses, si vous regardez les livres de compte des marchands du XVIe et ceux du XVIIIe siècle, ils n’ont guère appris grand-chose. En même temps ces livres de marchands vous disent : mais c’est bien vrai que tout ce raffinement de calcul n’est d’aucune utilité face aux crises du crédit qui frappent périodiquement la société de l’Ancien régime. Et comme la crise de subprimes, la société de l’Ancien Régime était régulièrement frappée par des crises des crédits qui commençaient par une maison de commerce qui tombait en faillite et cela se répandait absolument partout. Du coup, les conseils que donnent ces livres de marchand, ils sont très contradictoires par rapport à ces premiers aspects et ils disent que ce qu’il faut faire, c’est développer la compassion. Et ils expliquent, tous les livres de marchands, anglais ou français, vous disent que dans une crise de crédit, ce que vous devez faire, c’est développer la compassion vis-à-vis des autres banquiers, ils précisent même que c’est une gentillesse que vous vous faites à vous-même. Parce que dans un monde d’incertitudes, si vous ne réclamez pas aux autres l’argent qu’ils vous doivent, vous espérez qu’eux-mêmes feront la même chose avec vous et que progressivement la crise va pouvoir s’apaiser sans faire trop de dégâts. L’idée, c’est de ne mettre personne en faillite allongée. Mais il y a une autre construction, puisque l’on est dans une société aristocratique. On la comprend très bien si l’on regarde les dictionnaires. Dans le dictionnaire de Furtière, dictionnaire du XVIIe siècle, on vous dit : qu’est-ce que le crédit ? - Puisque le crédit, c’est aussi la confiance, c’est au cœur de tout cela- la première définition du crédit, c’est la vertu morale, la deuxième définition, c’est l’autorité, c’est le pouvoir et la troisième, ce sont les affaires entre marchands. Effectivement, l’autorité et la morale, c’est cela qui constitue une société aristocratique. Une société aristocratique qui monte jusqu’au roi, qui est l’essence même du crédit. C’est la raison pour laquelle quand les crises, en particulier la dette royale est devenue trop forte et que la société a commencé à se poser des questions sur la dette royale, le roi a demandé les états généraux, ce que se faisant il a fait entrer le débat public au sein de son économie aristocratique, et ce faisant, nous sommes arrivés à la Révolution française. Ce qui veut dire qu’il est très difficile de séparer économie de politique, même si, d’après ce que j’ai compris, l’idée est de rester plus sur le versant économique.
Maintenant, juste un dernier mot, pour dire que tout un chacun, dans la société de l’Ancien Régime, vivait dans des réseaux sociaux, ce qui fait que chaque personne qui avait besoin d’argent ou de que quoi cela soit, demandait, il y avait une obligation de prêter. La famille prêtait, les amis prêtaient, les élites prêtaient, les employeurs prêtaient, les nobles prêtaient et les gens vivaient dans une espèce de surendettement permanent qui ne se soldait qu’à la mort des débiteurs. Il y avait donc là une espèce de confiance mais c’était une confiance qu’on traduirait aussi dans le pouvoir.
Emmanuel Laurentin : Avec tout de même une particularité, cette confiance dans cette société faisait des personnes qui étaient endetté, - elles étaient très nombreuses, nous expliquez-vous dans votre travail - des gens qui devaient quelque chose aux autres, avec des liens interpersonnels extrêmement importants. Et la question que vous vous posez, question extrêmement intéressante puisqu’elle peut résonner jusqu’à aujourd’hui, c’est : Comment se fait-il que beaucoup de ces gens qui devaient énormément d’argent, qui étaient surendettés au point d’avoir beaucoup plus de dettes que ce qu’ils possédaient réellement, continuaient à vivre dans la société qui était la leur, en particulier la société villageoise, mais également dans les villes, parce que malgré ces dettes, ce qu’ils devaient aux autres, ils étaient tout de même encore intégrés dans cette société ?
Laurence Fontaine : D’ailleurs quelle que soit la ville où on le regarde, les vrais pauvres sont ceux qui n’ont pas de dettes. Rabelais disait, dans le Tiers livre, il fait dialoguer Pantagruel et Gargantua et l’un dit : « Mais, je vais te rembourser toutes tes dettes. Il lui dit : Mais, non surtout pas, surtout pas. Mon rêve, dans la vie, c’est d’avoir une compagne et un créancier. » Parce que là au moins, il est sûr qu’il ne sera jamais livré à lui-même et laissé seul. La dette construit du lien social.
Emmanuel Laurentin : Ça, c’est effectivement une question qui peut toucher l’économiste que vous êtes, Jean-Marc Daniel. Vous êtes économiste mais vous êtes aussi historien de l’économie. Vous êtes intervenu hier, pour évoquer le contemporain mais vous avez travaillé en tant qu’historien de l’économie sur des périodes plus anciennes, en particulier sur ces périodes de l’Ancien Régime, du XVIIe et XVIIIe siècle. Est-ce que vous pouvez repartir de ce qui vient d’être annoncé par Laurence Fontaine, pour pouvoir nous amener tranquillement jusqu’à aujourd’hui ?
Jean-Marc Daniel : J’ai travaillé effectivement sur des séries historiques et je suis en train de préparer d’ailleurs un travail sur l’histoire la dette publique en France, après avoir fait un livre sur la dette publique. Cette année nous avons atteint exactement le même niveau d’endettement, en termes de dette publique, qu’en 1788. Mais rassurez-vous, depuis que j’existe, que je donne des cours etc., je ne croise que gens qui vivent en 1788, il y a quelques originaux qui vivent en 1847 mais ce sont deux années qui durent très, très longtemps. Donc, je pense qu’à la question de ce colloque qui est : « Quelle(s) révolution(s) », la réponse est : aucune révolution.
Par rapport à ces comparaisons historiques, la situation dans laquelle nous sommes et cette idée de confiance, je vais faire quatre remarques sur la crise actuelle : par rapport à 1788, 1847, par rapport à toutes ces périodes où effectivement les États étaient, en 1788, très endettés, en 1847, l’État était beaucoup moins endetté même si la France avait subi les conséquences de l’aventure napoléonienne, la dette publique en France s’est reconstituée du fait des indemnités que l’on a eu à payer en 1815. La grande différence – je l’ai dit hier, je le rappelle – c’est que la référence ultime monétaire, qu’était l’or, a disparu. La référence ultime maintenant, c’est le travail de demain. Autrefois, le système monétaire fonctionnait sur le fait que l’on échangeait du travail passé, parce que pour faire de l’or, il faut aller dans une mine et travailler. Maintenant, on échange des promesses de travail futur. Le crédit, c’est l’engagement pris par un certain nombre de gens, de fournir en échange de signes monétaires du travail à venir. Grosso modo, pour faire simple, à l’heure actuelle, les américains ont un niveau de vie qui est assuré par le fait qu’ils donnent des dollars aux Chinois. Ils n’ont pas besoin des Chinois pour se financer, on vous dit souvent dans la presse que les Chinois financent l’économie américaine, l’économie américaine se finance en dollars, les Chinois ont deux mille milliards de dollars et les américains en ont une infinité parce qu’ils les fabriquent. Ils appuient sur une machine à imprimer et ils en fabriquent autant qu’ils veulent. En échange de ces dollars qu’ils donnent aux Chinois, ils leur donnent une promesse de travailler dans le futur. Vous imaginez dans quelle situation est la Chine ! Compter sur le travail futur ! On a du mal à les faire travailler maintenant, imaginez ce que cela sera dans le futur ! Ça, c’est fondamental, à mon avis, c’est que la confiance, le système actuel, fonctionne sur des promesses dont on sait qu’elles ne seront pas tenues. Deuxième remarque, à partir de là, comment est-ce que l’on peut organiser cette confiance ? La crise actuelle, à mon avis, a effectivement été une crise, à un moment donné, de perte ultime de cette confiance. Ce qui s’est passé sur les marchés monétaires et sur le marché interbancaire, cet automne, n’avait été prévu par personne parce que c’est la perte générale de confiance entre institutions qui normalement sont des institutions installées. Grosso modo, le jour où l’on fait disparaître Lehman Brothers, alors que normalement Lehman Brothers aurait dû survivre, c’est que tout le monde est potentiellement menacé. Vous avez tous entendu parler de l’affaire de DEXIA. DEXIA, à l’origine, c’est le crédit d’aide aux collectivités locales, on n’imagine pas que ce rassemblement d’énarques brillants, plus ou moins francs-maçons, puisse être un rassemblement de traders prenant des risques absolument inconsidérés. Ça prête à Montpellier, à Lyon, ça ne prête pas à des gens qui sont partis faire des projets pharamineux, - je ne commente pas la gestion de Montpellier ou de Lyon - mais ça prête à des gens qui seront toujours là. Pourtant, DEXIA a été en situation de difficulté. Il manquait trois milliards d’euros à DEXIA sur un marché monétaire qui fait deux mille milliards d’euros, - tous les jours les banques, en euros, s’échangent deux mille milliards d’euros – DEXIA, il lui en manquait trois, on aurait pu les trouver, on ne les a pas trouvés parce qu’effectivement la confiance n’était pas là. Ce qui a été ébranlé, dans la crise, c’est l’image de marque des institutions, telles qu’elles avaient été construites et ensuite détruite par une autorité publique. C’est ma troisième remarque. Je pense qu’effectivement, ce qui génère de la confiance - le crédit, la confiance et tout cela – c’est la lisibilité de l’information sur un marché. Ce qui perturbe la confiance, c’est l’intervention, de façon arbitraire, d’une autorité. Je trouve, à titre personnel, très intéressant, que le responsable de la mort de Lehman Brothers soit l’ancien PDG de Goldman Sachs. Cela fait cent cinquante ans qu’ils se détestent. Il y a eu une réflexion très, très poussée au niveau du Trésor américain, tellement poussée que le lendemain de la faillite de Lehman Brothers personne ne savait ce qu’il fallait faire. Si vous avez suivi la situation, les seuls qui ont trouvé ce qu’il fallait faire, c’est le Trésor britannique. Tournez-vous, le plan Paulson, même les représentants de l’Idaho avaient compris que c’était n’importe quoi puisqu’ils ont voté contre. Vous imaginez ce que c’est qu’un représentant de l’Idaho quand même, ce n’est pas non plus le symbole de l’intelligence la plus affirmée qui soit. Même eux ont compris qu’on leur a raconté n’importe quoi. Le plan Paulson prouve que la faillite de Lehman Brothers n’était pas préparée. L’objectif n’était pas de réorganiser le système monétaire et bancaire américain, l’objectif était de constater à un moment donné que l’institution était allée trop loin, et une façon de détruire ce trop loin, c’était de détruire une institution, qu’à titre personnel Monsieur Paulson voulait détruire. Donc, ce qui perturbe ces mécanismes économiques, ce qui perturbe la circulation de l’information, ce qui perturbe la confiance, c’est l’intervention de l’arbitraire et cette intervention de l’arbitraire reste, demeure, hélas encore aujourd’hui, même dans les sociétés démocratiques, l’État. Ce qui fait que quand on dit que la crise est une crise du libéralisme, pour moi la crise, est une crise de la gestion arbitraire organisée par les États et notamment par l’État américain. Quatrième remarque…
Jean Birnbaum : Excusez-moi, je voudrais que vous restiez justement, je vous ai interrompu un peu brutalement, excusez-moi, parce que je pense qu’il faut électriser le débat tout d’un coup, dans le sens où on est parti sur cette question de la confiance, il faut pouvoir garder confiance et donc traiter ce sujet du libéralisme et cette question du libéralisme est-il mort ? Emmanuel Laurentin a commencé par vous présenter en disant que vous étiez un très bon spécialiste de l’histoire économique, ce qui est vrai, ce que l’on peut constater régulièrement dans les colonnes du Monde où vous tenez une brillante chronique économique. Vous êtes un très bon spécialiste de Vauban, de Ricardo dont vous avez commencé à nous parler hier, puis là, on vous écoutant évoquer ce rassemblement d’énarques plus ou moins franc-maçons, avez-vous dit, j’ai repensé à cette anecdote ou à ce fait que vous nous avez rapporté hier. Vous avez raillé, un peu moqué les soi-disant experts de Shanghai, qui prétendent juger de tout et de n’importe quoi, et surtout qui prétendent qu’une partie de la crise actuelle est due aux agissements d’une cohorte d’élèves issus d’une vieille école française d’artillerie, nous avez-vous dit, et vous avez mis un certain temps à nous dire que cette école s’appelait Polytechnique, d’après vous, elle n’est pas du tout responsable de tous les malheurs du monde aujourd’hui, notamment de la crise financière, par contre vous avez oublié de nous dire que vous-même êtes issu de l’École Polytechnique. Alors, je voudrais vous poser cette question, est-ce que cette omission, - c’est évidemment très caricatural, c’est juste pour mettre un peu de piment. On m’a dit que vous étiez très joueur, mes collègues du Monde Économie m’ont dit : tu vas voir, il va vous donner le tournis, il est très provocateur, etc. – le fait de ne pas nous dire que vous veniez vous-même de cette École, n’essayait de cacher ce fait massif que tous les malheurs du monde viennent en fait de vous, le méchant polytechnicien libéral ?
Emmanuel Laurentin : Et chroniqueur au Monde.
Jean-Marc Daniel : Non, non, ça, c’est [manque un mot]. Je vais rajouter une autre information, c’est qu’à la sortie de X, je suis entré dans le corps des administrateurs de l’INSEE donc j’ai fait l’ENSAE. Et quand vous regardez tous les responsables de marché dans les Banques du monde entier, ils ont tous fait non seulement l’X mais en général également l’ENSAE. Donc, je suis vraiment parmi les plus coupables. Et je vais vous faire un dernier aveu, je participe à un séminaire à l’INSEE, qui est de préparer la transformation progressive de l’ENSAE quasiment en une École exclusivement chargée de ruiner la planète. Le complot est prêt.
Emmanuel Laurentin : Merci, Jean-Marc Daniel, vous reviendrez tout à l’heure. Je ne suis pas sûr que Michel Guénaire, que je vais présenter maintenant, qui est docteur en droit public et diplômé de l’Institut Européen d’Écologie, Universitaire, puis avocat au barreau de et qui vient de publier un livre qui s’intitule, « Il faut terminer la révolution libérale », je résume très rapidement ce qu’il dit : Il faut maintenant faire attention à ce qui s’est passé très récemment, en particulier au développement du libéralisme économique insensé, dans ces dernières années, pour redonner un rôle en particulier aux instances de régulation et à l’État, je ne suis pas sûr qu’il soit exactement d’accord avec vous. Michel Guénaire, ce que vient de dire Jean-Marc Daniel sur l’État, ce perturbateur, ce n’est pas exactement votre avis, j’imagine ?
Michel Guénaire : Non, parce que je n’ai pas l’impression qu’il ait eu beaucoup d’État - d’État juste - présent ces dernières années puisque malgré tout, ce que nous subissons aujourd’hui, c’est une conduite d’opérateurs de marché sans contradiction, sans freins, sans limites et dans un monde qui se réfléchissait sur lui-même et qui ne vivait que dans une extrême confiance. Je ne suis pas d’accord avec lui, mais j’aime son ton. J’aimerais même le provoquer et plaisanter, cela serait presque dans ma nature si le moment que nous connaissons n’était pas un moment relativement grave.
Je lisais, en venant, dans le train, un certain nombre d’articles que j’avais amassés ou entassés ces derniers jours, pour me mettre à jour de l’information économique dans les grands pays occidentaux, tous les indicateurs sont extrêmement négatifs. Nous traversons une période qui est extrêmement grave. Et on n’entend la commenter, des gens qui vous disent qu’il faut plus de réglementation, plus d’État. Bref, on a le grand casino des analyses. Peut-être, en différence par rapport à tous ces commentaires, je vais vous dire mon intime conviction - d’abord d’homme d’affaires, puisque je suis avocat d’affaires, d’un cabinet international, je connais et vois de l’intérieur les agissements des uns et des autres – de la place de la morale dans la conduite des affaires. Tout à l’heure, la première conférencière parlait de la confiance, puis on vient d’entendre beaucoup parler de comportement et je voudrais juste sur le thème de la morale faire trois brèves observations. La première observation, puisqu’il nous est dit de répondre à la question « Le libéralisme est-il vraiment mort ? », est de m’interroger sur les conditions de la naissance du libéralisme. Trois révolutions historiques ont marqué la naissance du libéralisme. C’est bien sûr d’abord la Révolution d’Angleterre, de 1689, c’est ensuite la Révolution américaine, par la Déclaration d’indépendance de 1776, et c’est bien sûr enfin, la Révolution française ou la part libérale, dans la Révolution française, qui est la Déclaration des Droits de l’Homme, de 1789. Dans ces trois révolutions, à chaque fois, on a observé qu’un groupe social était moteur, central. Dans la révolution anglaise, il s’agissait des barons anglais, les yeomen’s, nourris de culture élisabéthaine et de religion puritaine, dont a parlé André Maurois dans sa très belle histoire d’Angleterre, auxquels se sont joints les marchands des villes industrielles. Aux États-Unis, c’était évidemment les pionniers, ceux que l’on appelait les Pilgrims Fathers. Et en France, bien sûr une partie de la noblesse qui voulait prendre sa revanche sur le gouvernement monarchique, et naturellement la bourgeoisie. Ce groupe social a été au cœur de la naissance du libéralisme. Il était différent, puisqu’il s’agit de trois pays, dans des moments historiques non simultanés, mais à chaque fois on voit le même phénomène se produire et se développer : un groupe social, qui a une réelle homogénéité sociologique, qui exerce des responsabilités voisines, qui poursuit donc des intérêts communs et qui ainsi a une vraie fondation morale. Pour moi, cela sera ma première observation, le libéralisme est une anthropologie. Ce n’est pas une idéologie, c’est l’avènement d’un groupe social, dans un moment historique, il y en a trois qui ont été fondateurs, et à chaque fois, ce groupe a été doublé, doté d’un code moral.
Ma deuxième observation, c’est qu’il me semble aujourd’hui que l’une des grandes questions auxquelles nous devons répondre, c’est : comment on est passé de cette morale sociale d’un groupe social déterminé, marchands, barons, représentants, parlementaires, à la civilisation du monde actuel ? Comment le libéralisme, qui était d’abord inscrit dans une pratique de groupe social déterminé, a-t-il pu, comme ça, en deux siècles, convaincre, contaminer, conquérir le monde entier ? D’abord, le libéralisme a cessé d’être une morale pour devenir des standards, notamment le libéralisme politique. C’est le standard du gouvernement représentatif, c’est le standard de l’État de droit constitutionnel, c’est le standard des élections libres. Puis, il est devenu, sur sa partie économique, des leviers. Ces leviers de la libre concurrence, le levier de l’économie de marché, le levier de la financiarisation. Le libéralisme s’est amoralisé ou s’est démoralisé pour se techniciser, pour devenir une pratique, une technique vide de sens et ainsi pouvait être évidemment plus communément exporté et développé dans le monde entier. Ce qui signifie qu’il a été ensuite pratiqué, appliqué dans des pays sans aucune préparation vis-à-vis de lui. On a mis des États, des peuples et des pays entiers de la planète dans le devoir, en quelques années, de rejoindre une organisation politique et économique libérale alors qu’ils n’avaient aucune histoire, aucune préparation, aucune formation pour assumer une organisation politique et libérale.
Enfin, ma troisième et dernière observation. Si l’on veut aujourd’hui réfléchir à l’avenir du libéralisme, il faut repasser de son stade de technique à son stade de morale. Il faut revenir à une fondation morale, à un code moral associé au libéralisme, car aujourd’hui, il est une brute réalité, une technique, puis, comme on le dit, effectivement des standards que tous les pays du monde doivent rejoindre. Je crois infiniment que sur ce principe de la morale, ce n’est ni les États, ni les autres mais chacun d’entre-nous qui sommes concernés. Alors, j’ai déjà eu ce débat, avec d’autres intellectuels, à l’occasion de mon livre, beaucoup me répondaient que je devais être naïf ou candide ou totalement ésotérique, je rassure immédiatement, j’étais universitaire et j’ai démissionné de l’université pour devenir avocat. Comme libéral, avoir une profession libérale, c’est d’abord une première traduction d’honnêteté intellectuelle. Dans un deuxième temps, j’ai vu de l’intérieur que toutes les solutions que l’on préconise aujourd’hui : plus de régulation, plus de règles juridiques, n’apportent rien si les hommes ne sont pas meilleurs ou plus honnêtes par rapport aux règles que les États édicteraient. C’est pourquoi mon intime conviction est que dans la crise que nous traversons, on ne peut s’en tenir à la critique des banques, la critique de la maladresse des États parce que toutes les sociétés ont bénéficié de cette richesse qu’avait pu apporter un libéralisme en croissance. Quand il est en crise, à chacun aujourd’hui, de réformer sa propre relation avec les valeurs du libéralisme et les deux premières d’entres-elles : la liberté et la richesse.
Emmanuel Laurentin : Merci, Michel Guénaire.
Jean Birnbaum : Nous allons maintenant passer la parole à Jacques Généreux, que je vais présenter, en quelques mots. Jacques Généreux, qui est très familier des auditeurs de France Culture, qui est économiste, éditeur, qui a beaucoup de casquettes. Qui est d’abord un homme d’engagement, engagé très tôt en politique, je crois, à l’âge de quinze ans à peu près, après avoir lu non seulement la Bible, je crois, mais aussi Marx, Freud, des textes fondateurs, pour lui. Engagé à quinze ans, longtemps membre du Parti socialiste, il appartenait à son Conseil national, il n’y a encore pas si longtemps que cela, puis depuis quelques mois, il est devenu l’intellectuel organique ou emblématique en tout cas, du tout nouveau Parti de gauche, fondé par Jean-Luc Mélenchon. Au service de ses engagements, Jacques Généreux met ses qualités de pédagogue et de militant, aussi bien à Sciences-Po où il enseigne comme partout où il intervient publiquement et aussi bien sûr dans ses livres. Partout il martèle cette idée que l’horreur n’est jamais purement économique, que les vrais choix, les vraies responsabilités sont toujours politiques. Il se fait l’avocat, sans cesse, d’une démocratie solidaire, humaniste. Inspiré, il les cite souvent, par des penseurs socialistes du XIXe siècle, par exemple Pierre Leroux, un socialisme solidaire qui parviendrait à conjuguer, vous allez me détromper peut-être, renforcement des liens sociaux et aussi émancipation individuelle, bref, justice et liberté. Nous vous passons la parole.
Jacques Généreux : Ce que je voudrais dire, suite à ce que j’ai entendu, par rapport au sujet, dans ce propos liminaire, d’abord que la crise économique en elle-même, indépendamment évidemment des grandes souffrances qu’elle engendre pour tous ceux qui en payent réellement le coût, et qui en général ne sont pas les responsables, en dehors de ce coût social de la crise qui est effectivement quelque chose de très grave, pour le reste, c’est le cadet de mes soucis. La crise économique n’est pas, pour moi, ce qui est aujourd’hui le plus important. Cette crise économique et financière n’est qu’un avatar d’un phénomène beaucoup plus général, qui s’est engagé, il y a une trentaine d’années, et qui a commencé effectivement à foutre le monde à l’envers, qui est pour moi, une phase ultime, une phase de bifurcation justement du projet moderne, en fait de la modernité libérale. Je dis modernité libérale justement pour être dans le sujet, parce que pour moi, l’essence de la modernité, justement, que cela soit la modernité politique, économique, philosophique, l’essence de la modernité, d’un projet moderne est un projet de libération, d’émancipation de la personne humaine, de l’individu. Dans le projet moderne, quand Descartes dit : « Je pense donc, je suis », il y a quelqu’un en moi qui peut dire « Je », quand Machiavel dit, bien avant lui, on peut regarder le politique avec le regard presque du botaniste ou du scientifique qui va essayer de comprendre les choses telles qu’elles et non pas telles que Dieu, l’Église a décrété qu’elles seraient, la naissance de l’esprit scientifique d’observation, quand on a la prétention de maîtriser la nature, avec les premiers naturalistes, etc., c’est-à-dire l’homme se dresse pour pouvoir gagner son indépendance par rapport au Cosmos, l’univers etc., quand après la Révolution anglaise, mais déjà un peu avant à travers les premiers penseurs, en pleine guerre civile, avec Hobbes, il y a cette affirmation qu’il faut créer un État qui serait le contrat des individus rationnels qui vont penser la société. Bref, la modernité, le projet moderne, l’essence du projet moderne est un projet de libération de l’individu, dans toutes ses facettes. Le problème, - c’est pour cela je crois que nous sommes aujourd’hui au bout de ce projet, cela a pris trois siècles – c’est que ce projet, qui est pour moi l’essence du libéralisme, au sens vrai du terme pas au sens frelaté parce qu’entre parenthèses, ce qui a été tué, là, par la crise et par tous les excès, la gabegie immonde de l’évolution du capitalisme au cours de ces trente dernières années, la question est de savoir si maintenant le libéralisme est mort parce que l’on critique ça ? Ça, ce n’était pas le libéralisme, c’est un socialiste qui vous parle, ce n’était pas le libéralisme. Je n’ai jamais lu un philosophe libéral qui disait que la loi et l’intérêt général n’étaient pas supérieurs à l’intérêt privé. Cela n’existe nulle part dans la philosophie libérale, cela n’existe même pas chez les économistes libéraux, les fondateurs. Adam Smith qui est soi-disant le fondateur de l’économie libérale est quelqu’un qui place toujours la loi au-dessus des choix privés et des intérêts économiques privés et il prend même le soin de préciser que même quand la loi a tort, c’est-à-dire même quand la loi se trompe, quand la loi est mauvaise pour l’économie, il faut respecter la loi. Je ferme la parenthèse. Le libéralisme est donc, dans son origine, le projet moderne même d’émancipation de l’individu. Le problème de ce projet moderne est qu’il s’est inscrit - à cause de son histoire, la façon dont a pu apparaître cette pensée - dans un mouvement qui l’a amené dès le départ, à suivre une fausse piste, une erreur anthropologique. Michel Guénaire parlait d’anthropologie, moi, mes deux précédents livres ont été consacrés à la refondation anthropologique du discours politique. L’erreur anthropologique majeure de tous les grands modernes, pendant longtemps, a été de concevoir cette émancipation de l’être humain et de l’individu, comme une forme d’indépendance. C’est-à-dire qu’il faut que l’être humain, l’individu devienne indépendant. Indépendant de la nature, qu’il faudrait maîtriser, indépendant des éléments, indépendant des autres, indépendant d’autrui, indépendant des déterminismes sociaux et politiques. C’est-à-dire qu’est né le fantasme de l’individu autonome. De cet être humain auto-construit qui pourrait décider, par lui-même, sa loi, sa norme, indépendamment justement de toute influence sociale, politique, naturelle etc. Ça, bien sûr, c’est une fiction totale. N’importe qui, il n’y a pas besoin d’être docteur en anthropologie pour faire l’expérience, dans sa vie, que nous venons tous du ventre de notre mère, c’est-à-dire que nous venons tous d’autres êtres humains, d’une société, d’un milieu etc. Dire, aujourd’hui, que l’on peut se foutre pas mal de notre dépendance vis-à-vis de l’écosystème et de la nature, heureusement, on a compris que c’était une folie. Ce que je veux dire, c’est que le projet moderne a commis cette erreur anthropologique majeure d’oublier la société, d’oublier le lien social, d’oublier que l’être humain ne peut pas se libérer en étant indépendant, cela n’existe pas, nulle part. L’être humain est constitué par une histoire sociale, est constitué par des liens sociaux. Donc, la seule façon d’avoir un projet de libération de l’humanité, et de libération des êtres humains, c’est de construire des liens qui les libèrent. C’est-à-dire de remplacer des liens anciens, la dévotion à un Dieu que l’on ne connaît pas, à qui l’on n’a même pas le droit de parler, la dévotion à une nature face à laquelle on ne peut rien, on n’a aucun pouvoir, évidemment la soumission totale à un monarque, toutes forme de liens sociaux par rapport auxquels l’individu ne peut rien, donc, ça, ce sont des liens sociaux qui étouffent et qui aliènent. La libération, ce n’est pas détruire des liens, c’est construire de nouveaux liens sociaux mais qui soient des liens qui libèrent. Tous les gens qui sont ici, ont des enfants, des amis, qui aiment, etc., savent ce que c’est que c’est que des liens qui libèrent. Les liens qui libèrent, ce sont les liens et les relations qui lient les êtres humains mais d’une manière justement qui fait que en étant plus liés parce qu’ils sont toujours dépendants les uns des autres mais de cercles sociaux multiples et diversifiés, alors ils deviennent plus libres. Je me libère en tant que petit homme de l’étouffement de ma mère parce que j’ai un père. Je me libère de l’étouffement de mon père et de ma mère parce que j’ai des frères et des sœurs. Je me libère de l’étouffement possible de la cellule familiale parce que j’ai des copains à l’école. Je me libère de ce cercle parce que je rencontre d’autres adultes, parce que j’ai un voisinage, parce que je suis dans une commune, parce qu’ensuite je grandis et j’ai des collègues de travail. Je me libère du régionalisme parce que je me sens citoyen d’une nation. Je ne suis pas nationaliste parce que je me sens citoyen de l’Europe et je ne suis pas un européiste parce que je me sens citoyen du monde, bref, à la fin, je me sens membre de l’humanité, j’appartiens à trente-six-mille cercles sociaux et je suis tellement lié, à tellement de gens que cela fait que même si je suis caporal allemand, en Pologne et qu’un officier nazi me dit : il faut tuer les Juifs, je suis capable de dire non, je ne le ferai pas parce que je pense que tous ces gens auxquels je suis lié et qui font que je ne peux pas faire quelque chose d’immoral, justement. Il n’y a pas de morale sans l’ensemble de cette construction de liens sociaux, c’est-à-dire sans une société bien ordonnée, qui fait qu’un individu se sent ainsi…
Jean Birnbaum : Regardez un exemple de morale incarné, regardez Monsieur qui vient rendre son stylo à Michel Guénaire. Merci Monsieur. Si tout le monde était comme vous, on n’en serait pas là.
Michel Guénaire : Ce n’est pas tant de la morale, mais de l’éducation et d’abord et avant tout de la gentillesse. Merci, Monsieur.
Jacques Généreux : Ce préambule philosophique étant précisé. J’en arrive justement au moment où nous en sommes, l’état actuel de la crise du libéralisme. Je termine là-dessus…
Emmanuel Laurentin : Laurence Fontaine veut vous répondre avant votre seconde partie.
Jacques Généreux : Pas de problème.
Laurence Fontaine : Oui, faisons un intermède avant que vous développiez parce qu’en vous écoutant, j’ai une approche qui est à la fois plus pragmatique et plus historique. Je trouve amusant ce libéralisme qui est comme un personnage, qui agit, qui est comme un ensemble d’idées abstraites, moi, je me dis, quand on travaille dans le temps long, comme je l’ai fait, on a cette économie de marché qui est l’essence du libéralisme parce que le libéralisme ne naît pas hors de l’économie de marché. L’économie de marché date depuis très longtemps et je vois cette économie de marché avec ses valeurs, car elle a aussi des valeurs, qui grossit petit-à-petit au sein d’une économie aristocratique. Je me rends compte qu’elle apporte des valeurs positives, cette économie de marché. Elle apporte d’abord l’égalité de statut. Un aristocrate ne va pas au marché parce que c’est contraire à son statut. Donc, c’est porteur de démocratie. Je me rends compte aussi, que les femmes, le seul instant de liberté qu’elles arrivent à obtenir c’est quand elles arrivent à être des femmes marchandes et qu’elles arrivent, du fait qu’elles sont reconnues femmes marchandes par les maris parce qu’on est dans des sociétés patriarcales, et c’est comme cela dans le monde en développement, on voit qu’elles ont le droit de posséder, de défendre ce qu’elles possèdent, le droit d’aller en justice, le droit de témoigner, tout un ensemble de libertés qui leurs sont finalement données par le marché. Je vois aussi que pour être un marchand, il faut lire, compter et que c’est quelque chose qui développe aussi ce que l’on appelle des capacités nécessaires pour y entrer. Donc, je vois tout un ensemble d’aspects très positifs, dans ce marché. Je vois aussi qu’il y a des aspects très négatifs mais la première des choses, c’est qu’il faut réinscrire le libéralisme dans une économie de marché et en faire un personnage pluriel qui apporte. Ensuite, ce que je vois aussi, c’est que ce n’est pas le tout d’aller dans le marché, il faut aussi effectivement des droits, développer l’égalité. Donc, il y a énormément d’autres choses qui vont avec et qui, là aussi, sont politiques. Et puis enfin, le marché s’inscrit, quand vous parlez de cette modernité, moi, je dirais plus simplement démocratie. Il y a un besoin de démocratie dans le marché. Et le marché a commencé à être un ferment de démocratie. Il faut qu’il continue à l’être. Pour cela, il faut réinsérer des règles démocratiques. Une dernière chose que je voudrais dire, c’est que quand vous regardez l’histoire des marchés, vous voyez que l’histoire des marchés, c’est l’histoire de leurs régulations. On oblige toute personne, et ça c’est aussi une chose que je dirais autrement que vous, c’est très beau d’aller vers la grandeur jusqu’à l’humanité, mais moi, je dirais que l’on est tous des êtres faits de cupidité et de générosité. Il faut le savoir dans l’économie, comme dans le reste. Il faut donc que la société essaye de faire sortir en nous cette part de générosité et de brider cette part de cupidité et cela ne se fait que par des règles de justice. Il y a des comportements, une liberté à suivre qui ne doit pas dépasser quand elle atteint celle des autres et ça, cela s’organise. Voilà, en ce sens la régulation, c’est plus que de la régulation, c’est de l’organisation des conduites.
Jacques Généreux : Je ne voudrais pas réagir sur l’économie de marché, parce que cela m’entraînerait loin. Je voudrais terminer mon propos. Juste par parenthèse, très rapide : fort heureusement, il n’y a pas d’économie de marché. Voilà ! On emploi ce terme de l’économie de marché, fort heureusement cela n’existe pas au sens strict du terme.
Emmanuel Laurentin : Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Jacques Généreux : Il faut le savoir parce que l’on passe notre temps à être pollué par des termes, par des termes dont certains, dont c’est le métier de manipuler l’opinion, les emploient à dessein pour nous manipuler. Nous ne sommes pas dans des économies de marché fort heureusement et c’est impossible…
Emmanuel Laurentin : Expliquez-nous ?
Jacques Généreux : J’explique. Une économie de marché, comprenons nous bien, ce n’est pas une économie dans laquelle il y a des marchés. Il faut savoir que l’immense majorité des transactions et opérations économiques ne se font pas dans le cadre d’échanges négociés entre des individus mais se font dans le cadre d’organisations, c’est-à-dire à l’intérieur d’entreprises, d’administrations ou entre des organisations et non pas sous forme de négociations ou de contrats entre des individus. Puis, jusqu’à une époque très récente, il faut savoir que la plupart des prix importants que cela soit les taux d’intérêt, les loyers, le prix du pain etc., ont été largement déterminés par la société, par des règles etc., c’est seulement depuis une trentaine d’années que l’on a essayé de se rapprocher de l’économie de marché. C’est-à-dire que l’on a essayé de se rapprocher d’une situation où en effet, de plus en plus de prix seraient librement décidés par des marchés ou à l’intérieur des entreprises on a même décidé qu’il fallait que les gens contractent entre eux, etc. Je ferme la parenthèse.
Pourquoi je dis qu’aujourd’hui nous sommes dans une crise de la modernité libérale ? Parce que l’on est allé au bout de l’exploration de ce projet moderne de la libération, qui était conçu comme la construction d’une bonne société par la libération des individus, par la libération de l’initiative et de l’autonomie individuelle. La réalité c’est qu’on ne construit pas une bonne société en libérant les individus, c’est exactement le contraire. On libère les individus, on fait grandir des individus en construisant une bonne société qui les lie et les associe dans des règles d’une manière qui ne les étouffe pas, qui ne les aliène pas. Le problème de notre projet moderne, c’est que comme il venait d’une histoire tellement aliénante, qu’il fallait une philosophie, je dirais presque, ultra-libérale, ultra-individualiste plus exactement pour pouvoir accomplir son projet, sortir de toutes les aliénations. Il a fallu trois siècles pour que des gens dans des campagnes pensent aujourd’hui qu’ils ont le droit de penser par eux-mêmes. Vous comprenez, ce n’était pas facile. Donc, le projet de la modernité libérale a forcément été un projet d’une certaine forme d’individualisme extrême, il fallait un arrachement. Cet arrachement a été effectué parce qu’il était nécessaire. Le problème, c’est qu’une fois qu’il est accompli, il est temps de corriger l’erreur anthropologique initiale parce que sinon, cela vous donne quoi ? Quand aujourd’hui les jeunes, ceux que nous éduquons, nous, aujourd’hui, croient qu’ils sont des individus autonomes, ils sont perdus. Les jeunes aujourd’hui, qui grandissent dans un univers où on leur dit qu’il n’y a plus de normes supérieures à toi, plus de vérités absolues, cela vous donne quoi ? Cela donne des jeunes angoissés, qui deviennent violents parce qu’ils ne s’opposent plus à aucune règle, aucune norme, qu’il n’y a plus aucune autorité légitime. Nous savons bien que nous sommes dans une crise, aujourd’hui, de l’autorité légitime et de la norme parce que l’on est allé au bout de cette logique, il n’y a pas de vérité absolue, tout se discute etc. Donc, Voilà un exemple. Autre exemple, l’exemple économique. On est allé au bout de l’expérimentation de la libération des marchés, de l’initiative individuelle etc. Et l’hyper-libéralisme, à l’arrivée, tue la liberté. L’hyper-marché tue les marchés, l’hyper-libéralisme tue la liberté. Bref, nous sommes dans une grande régression, un grand retour en arrière, parce qu’on est allé au bout des excès de cette modernité libérale.
Jean Birnbaum : C’est intéressant quand même, Jacques Généreux, parce que vous nous avez dit, voilà, je ferme la parenthèse, je ferme l’intermède, or, cette parenthèse était centrale parce que je ne sais pas où vous en êtes vous toutes et vous tous, Mesdames, Messieurs, mais alors là, moi, cette parenthèse m’a plongé dans un abîme de perplexité. On a eu d’un côté Jacques Généreux qui nous a dit : « L’économie de marché, ça n’existe pas », je ne sais pas si vous l’avez entendu, mais à ce moment-là, Laurence Fontaine a soufflé : « Non, c’est le libéralisme qui n’existe pas ». On est venu ici, dans cette cour du Rectorat, aujourd’hui, pour répondre justement à cette question, très grave, dont parlait Michel Guénaire qui disait : « On traverse une crise très, très grave, une crise très profonde », on avait envie de savoir ce qu’était le libéralisme, s’il était plus ou moins vivant ou plus ou moins mort, on a envie de savoir ce qu’est l’économie de marché, on a envie d’éclaircie sur tout cela et finalement, on arrive quand même à quelque chose d’assez compliqué, difficile à saisir. On est, j’ai l’impression, plutôt plus perdus. Jean-Marc Daniel, il faudrait… et toutes et tous….
Emmanuel Laurentin : Expliquez-nous ? Michel Guénaire veut intervenir justement, pour pouvoir nous éclairer peut-être et puis Jean-Marc Daniel.
Jean Birnbaum : Et chaque fois en tentant de nous éclairer sur la question du jour, « Le libéralisme est-il vraiment mort ? »
Michel Guénaire : Après ce flot de paradoxes, ce grand discours baroque, de Jacques Généreux, tempéré par l’intervention de l’historienne, je voudrais apporter quelques remarques d’un libéral qui a l’habitude, avec ses clients, par pédagogie ou par souci de simplification de choses complexes, de dire des choses, peut-être pas trop exagérées, pas trop compliquées. Petit un, le libéralisme compte dans son histoire beaucoup de bienfaits : les droits des individus, la transparence de l’information, la création des richesses, ça a été plutôt apporté par cette pratique de la politique que par une autre. Petit deux, le libéralisme n’a jamais, vous l’avez dit Jacques Généreux, en effet, puis tout de suite vous avez apocalyptiquement chargé l’héritage du libéralisme de tous les maux de la terre. C’était trop. Parce que quand on lit certains historiens ou certains libéraux des siècles des temps passés, on voit très bien qu’ils ont confiance dans une économie qui se détermine par des acteurs de marché mais qui ne se défilent nullement d’un rôle de l’État. Il y a dans Adam Smith, des passages entiers sur le rôle de l’État qui préfigurent tout le discours moderne sur la régulation nécessairement engendrée par un rôle des États, etc. etc. Troisième et dernier point, vous dites que l’économie de marché n’existe pas, ça, c’est exagéré. Parce qu’en vérité, ce n’est pas parce que – ça, on le voit dans les affaires, les entreprises s’organisent, ont des conseils, s’organisent dans des partenariats avec d’autres entreprises - ce n’est pas parce qu’il y a une stratégie des acteurs que le critère final de l’action économique n’est pas le marché. Car, il faut que vous sachiez, quand une entreprise se structure, appelle un pouvoir politique, quand elle s’organise politiquement, tactiquement, stratégiquement, c’est vrai que l’on ne voit plus que de la décision et non pas de la spontanéité de marché mais au final, c’est le marché qui dit la vérité de ce qu’elle a fait, qui la sanctionne réellement, c’est vraiment la sanction de toute action économique encore et malgré tout aujourd’hui.
Jean-Marc Daniel : Je vais essayer de revenir à des considérations un peu plus pratiques, par rapport à tout ce qui a été dit. Sur la crise économique, je vais quand même faire un commentaire, parce que, comme l’a dit, Jacques Généreux, il y a des gens qui la subissent la crise économique, donc on ne peut pas l’évacuer comme ça. Moi, ce qui m’inquiète, c’est que les prévisionnistes se posent la question de savoir si la crise sera en L, U, V ou W ? C’est-à-dire est-ce que la croissance va être en L : On plonge et on reste en bas ? En U : On plonge, on reste en bas puis on finira bien par s’en sortir ? En V : On plonge, on remonte grâce à la brillante politique économique ? En W : On plonge, on remonte puis on s’aperçoit que la brillante politique économique n’était pas si brillante de cela, on replonge et on remonte. Moi, j’avais lancé l’idée, il y a six mois, que l’on serait en racine carrée, ça, c’est mon côté polytechnicien, vous comprenez tout de suite avec mon symbole mathématique, et j’ai été content de constater qu’aux journées des économistes, à Aix-en-Provence, la racine carrée a triomphé. Cela veut quoi la racine carrée ? Cela veut dire que l’on plonge, on ne remonte pas très haut et on est durablement dans une situation critique. Et cela pourquoi ? Parce que la productivité, notamment dans les pays développés n’augmente plus. On ne s’en sortira que par l’innovation, l’intelligence, la capacité à améliorer en permanence nos processus de production. Ça, c’est concret. C’est là qu’il faut faire l’effort. L’effort va être porté sur notre capacité à innover. Sur l’économie de marché, est-ce que l’économie de marché, le libéralisme existe et tout ça ? Le thème, il est mort le libéralisme, si j’ai bien compris.
Emmanuel Laurentin : Ou pas.
Jean-Marc Daniel : A mon avis, il est plus vivant que jamais parce qu’il est dans la nature homme. L’homme naît libre. Après, est-ce que l’organisation, la théorie économique a développée un modèle de l’économie de marché qui est souvent assez critiqué et l’on dit, en général, aux économistes : Ce que vous racontez n’est pas conforme à la vérité. On dit que les transactions se font beaucoup dans les entreprises… avant cette séance, je conversais avec mes voisins et je disais : En Chine, la plupart des entreprises sont des propriétés de sociétés japonaises et coréennes ce qui fait que le prix qui est pratiqué par l’entreprise chinoise n’a aucun sens. Il n’a aucun sens parce que vous avez un organisme de planification et puis n’a aucun sens parce que l’entreprise japonaise a intérêt à faire des bénéfices ailleurs qu’en Chine. Donc, elle fait ses bénéfices dans des lieux où elle veut faire ses bénéfices. Donc, concrètement, effectivement, les prix se structurent et se déstructurent pas forcément suivant le modèle parfait de l’économie, décrits dans les livres. Là aussi, c’est mon côté polytechnicien, je n’ai jamais rencontré des gaz parfaits. L’équation d’état des gaz parfaits, j’ai fait des problèmes etc. puis à la fin de mes études on m’a dit : Vous savez, les gaz parfaits, cela n’existe pas. Pourtant, les automobiles fonctionnent, les trains fonctionnent, grâce à la thermodynamique qui est fondée sur la théorie des gaz parfaits. Donc, faire une théorie scientifique, c’est partir d’un monde qui n’existe pas pour comprendre le monde qui existe. C’est à cela que sert la théorie de l’économie de marché.
Dernière réflexion, sur la morale et le libéralisme. Je suis d’accord pour qu’il y ait de la morale dans le libéralisme, on a parlé des révolutions, il y a une révolution où l’on a été dans la même situation que maintenant, les États se sont mis à faire des assignats, un État en particulier, il avait mis à sa tête un individu particulièrement moral, puisqu’on l’appelait l’Incorruptible. Ce cocktail morale plus assignat qui débouche sur un incorruptible, à titre personnel, cet incorruptible, je n’aimerais pas tellement le voir revenir. Donc, quand on a un discours moral, je me permets d’avoir une certaine répulsion sur un discours trop moral. Les gens sont libres, ils ont des intérêts, ils assument leurs intérêts et la force de la philosophie libérale, c’est de considérer que quand ils assument leurs intérêts, on arrive à une forme d’équilibre.
Mon dernier mot, sera : Si vous avez un livre à lire, c’est les « Les caves du Vatican ». Amédée Fleurissoire disparaît brutalement et Gide fait une différence entre l’intérêt et le plaisir. Eh bien pour un vrai libéral, selon moi, il n’y a pas de différence. L’intérêt c’est de se faire plaisir. Et c’est parce que l’on se fait plaisir que l’on arrive à l’équilibre de marché. Quand on commence à être moral, je ne dis pas que dès que l’on rencontre quelqu’un dans le train il faut le balancer par la fenêtre, mais je dis que la force du constat historique, comme de la théorie économique, comme de ce qui s’est passé dans la vie au quotidien, c’est que quand chacun assume son intérêt, on arrive à une forme d’équilibre, qui est un équilibre de liberté.
Emmanuel Laurentin : Avant que Jacques Généreux et Michel Guénaire reprennent une dernière fois la parole, Laurence Fontaine. Je ne sais si sur la morale ou sur ce qui vous oppose aussi brutalement, parce que Jean Birnbaum a bien noté vos tressaillements, à mes côtés, lorsque Jacques Généreux parlait, on peut se demander qu’est-ce qu’il y a au tréfonds de tout cela, qui vous a choqué tant dans l’intervention de Jacques Généreux ? À moins que vous ne vouliez rebondir sur la morale.
Laurence Fontaine : Non, c’était pour revenir sur ce fait que… remettons le marché à sa place, en quelque sorte, et le libéralisme à sa place. Accordons-lui ce qu’il sait faire et ce qu’il peut faire et faisons attention à ce qu’il ne sait pas faire et ce qu’il ne peut pas faire. Là, je voulais revenir à Adam Smith. Adam Smith a très bien vu toute la force démocratique, libératoire qu’il y avait dans le marché, contre cette économie aristocratique mais en même temps il se méfiait tout particulièrement des marchés financiers. Il disait qu’il fallait se méfier des marchés financiers en particulier des spéculateurs parce qu’il avait très bien compris ce que la crise nous a à tous montré, c’est que les marchés financiers sont à la base de l’ensemble des autres marchés. Quand les marchés financiers s’écroulent, c’est le travail qui s’en va. Adam Smith disait aussi que le libéralisme, la liberté, oui mais, il reprenait d’ailleurs et il le cite dans « Richesse des nations », il disait aussi, comme dans la Déclaration des droits de l’homme, la liberté oui, mais elle s’arrête là où elle gêne autrui. Donc, je voulais remettre cela à plus de mesure d’une certaine manière. Donnons plus de mesure à ce libéralisme, n’en faisons pas autant un dieu ni un diable.
Jean Birnbaum : Cela accroît encore plus la perplexité. Hier, Jean-Marc Daniel a répondu à Jean-Claude Milner en disant : Le marché financier c’est une absurdité, cela ne veut rien dire, il n’y a de capitalisme que financier. Là, vous dites qu’Adam Smith se méfiait particulièrement du capitalisme financier. Alors, voilà, il n’y a pas de libéralisme, il n’y a pas d’économie de marché et même le capitalisme financier, Mesdames, Messieurs, n’existe pas. Voilà, plein de bonnes nouvelles, aujourd’hui.
Jacques Généreux : On va essayer d’être plus simple puisqu’apparemment dès que l’on devient plus englobant cela perturbe mon voisin. Pour faire simple, ce que les trente dernières années ont montré c’est que si en effet, - là je suis d’accord avec mon camarade Daniel - il y a une théorie de l’économie de marché, évidemment, il ne peut y avoir que cela. Il y a une théorie de l’économie de marché, qui théorise un monde dans lequel l’économie fonctionne sur le principe de contrats et d’échanges rationnels conclus entre les agents qui cherchent leurs intérêts pour se faire plaisir et on voit comment il pourrait y avoir une espèce de coordination de choix individuels par des procédures de transactions et d’échanges. Voila, ça, c’est l’économie de marché en théorie. Bien évidemment, cela ne peut exister qu’en théorie parce qu’on ne peut pas concevoir une société dans laquelle la totalité des relations, des décisions et des opérations passeraient par cette procédure. C’est tout ce que je voulais dire. En termes très simples, ne prenons pas des fictions pour la réalité parce que c’est cela le piège. Le problème, c’est cela la folie, c’est cela que je dis, l’hyper-modernité, c’est le moment où vous avez les Docteurs Folamour et surtout des néo-conservateurs totalement disjonctés qui arrivent avec l’idée : On va la mettre en place cette économie de marché, ce modèle pur de la relation. On va la mettre en place partout, la démocratie, dans le monde, il suffit d’envoyer des chars d’assaut, de virer des dictateurs qui ne sont pas démocrates et on va la mettre en place la démocratie. Eh bien, c’est cela le début du totalitarisme, voilà. C’est quand vous avez un modèle théorique abstrait - cela a été ça dans le communisme et dans le stalinisme - qui devient le but réel que l’on veut atteindre. C’est cela le grand danger.
Emmanuel Laurentin : On donnera peut-être la parole, tout à l’heure, à Roland Gori, dans le second cercle. Michel Guénaire, pour terminer ce premier cercle. Laurence Fontaine qui voulait réagir également. Je ne sais si Jean-Marc Daniel veut rajouter quelque chose. Très brièvement, avant de donner la parole au second cercle.
Michel Guénaire : Vous nous avez invités à répondre à une question, « Le libéralisme est-il vraiment mort ? »…
Emmanuel Laurentin : On n’a pas répondu, je vous rassure, on l’a tous compris.
Michel Guénaire : Justement, on va essayer. Sauf à la faire avec le soutien des hommes du second cercle.
Emmanuel Laurentin : Et les femmes.
Michel Guénaire : « Le libéralisme est-il vraiment mort ? » Sans abuser d’un jeu de mots, je dirais pour ma part qu’il n’est pas mort mais qu’il est mort-vivant. Il est aujourd’hui vide, privé de sens, une simple technique et furieusement utilisé soit dans la polémique, soit par des acteurs qui n’ont pas changé pour soi-disant créer de la richesse. Alors, j’adhère bien au trait d’humour des uns et des autres mais si l’on essaye d’être concrets, le vrai sujet aujourd’hui, c’est, après avoir mesuré l’ampleur de la crise, c’est voir si depuis le commencement de cette crise il y a des signes de changement des États, des hommes de marché et des acteurs. Ce qui est très, très grave aujourd’hui, indépendamment des mauvais signes de la conjoncture, c’est qu’on a une absence réelle de traitement en profondeur des problèmes à l’origine de la crise. J’ai même l’impression que l’on continue dans une sorte d’intoxication, on a des phénomènes que l’on essaye de cacher, on a une euphorisation médiatique, orchestrée par des médias financiers internationaux, assez perverse, parce qu’il y a tel ou tel rebondissement de bourse, c’est la reprise etc., etc., C’est cela qui compte profondément et réellement. Je pense que nous ne sommes pas en désaccord là-dessus, simplement, on ne peut pas se contenter d’affirmer que des choses existent ou n’existent pas, il faut vouloir que les choses existent. Et il faut vouloir notamment que la rupture existe. Le libéralisme, pour ma part, - quand j’ai adhéré, très jeune au lycée, alors que tous mes collègues de lycée étaient plutôt poussés par des idéaux de l’Orient chinois – était une vraie école, avec Tocqueville, Benjamin Constant et tous ces auteurs que j’ai infiniment aimés quand je les lisais et que je relis toujours avec beaucoup de plaisir et d’intérêt à la fois, - pour reprendre le jeu de deux mots de tout à l’heure – ce libéralisme-là était associé à beaucoup de prudence, à une certaine sagesse mais aussi beaucoup de bonheur, beaucoup de joie de vivre et ce n’est pas vraiment aider la lecture de la crise que de le fustiger à travers des formules toutes faites. Il faut garder son bonheur mais par souci de respect de la crise être constructif et pas seulement polémique.
Laurence Fontaine : La rencontre entre l’économie de marché et l’économie aristocratique a produit uniquement de la corruption, c’est aussi une des raisons pour lesquelles on a eu cette Révolution française, c’est que le niveau de corruption était devenu absolument intolérable parce que l’économie de marché pour pouvoir se développer devait acheter aux aristocrates le droit de vendre, le droit de s’installer en ville, le droit d’aller dans un port etc., etc. Et si vous lisez Stiglitz, qui a écrit un livre très intéressant sur la globalisation et ses mécontents, il dit : Quand l’Occident veut imposer la démocratie, la démocratie c’est un très bon régime, mais quand il veut l’imposer, la seule chose qu’il fait, c’est d’imposer la corruption. Parce que ce que l’on oublie de dire, c’est que l’autre a aussi, comme dans les sociétés aristocratiques, un autre système politique, d’autres valeurs et que si l’on pense dans un monde globalisé, il faut toujours penser quel est le monde de l’autre. On ne peut pas se contenter juste de regarder notre libéralisme sans regarder, un, les valeurs qu’il porte et, deux, les autres que les autres sociétés portent et comment se fait cette rencontre. Je crois qu’il faut travailler avec précision, sérieux sur ces questions qui me semblent extrêmement importantes au monde d’aujourd’hui, plus importantes que de belles formules.
Jean Birnbaum : Je vais me tourner vers Jean-Claude Milner puisque Michel Guénaire a fait allusion à l’Orient rouge et au maoïsme d’une certaine jeunesse et que Jean-Claude Milner est passé par la gauche prolétarienne maoïste et qu’il a gardé aujourd’hui son superbe col mao rouge, qu’il avait déjà hier. Je vais me tourner vers Jean-Claude Milner et lui demander ce qu’il pense un peu de tout ça, notamment de qu’a dit Jacques Généreux. Parce qu’hier, si vous vous souvenez bien, Jean-Claude Milner a fait une équation entre d’un côté le capitalisme financier, c’est-à-dire celui où « n’importe qui » peut décider de « n’importe quoi » et surtout l’idée que l’on peut s’enrichir en faisant « n’importe quoi », « n’importe qui » peut s’enrichir en faisant de « n’importe quoi », une équation entre ce capitalisme financier d’un côté et les néo-démocrates. Tout à l’heure, Jacques Généreux disait : Ce sont les néo-conservateurs disjonctés qui veulent imposer ce modèle abstrait, hystérique, délirant à l’humanité toute entière. Hier, Jean-Claude Milner disait : Ce n’étaient pas les néo-conservateurs disjonctés, c’est les néo-démocrates naïfs qui croient qu’ils sont du côté de l’émancipation alors qu’en fait ils ne sont que l’ombre portée d’une certaine vision financière du monde, ce qu’il a appelé « l’idéologie du n’importe qui ». Alors, du maoïsme au capitalisme financier à « l’idéologie du n’importe qui », que penser de tout cela, Jean-Claude Milner ? Les néo-démocrates ? Ou les néo-conservateurs ?
Jean-Claude Milner : Je répondrai sur les deux points. Je pense - je l’ai proposée comme hypothèse hier - que précisément, l’entrée de pays comme la Chine dans le dispositif de production industrielle de type capitaliste, par ce moyen-là de devenir un acteur de ce que l’on peut appeler le théâtre du capitalisme mondial, cela a été un des éléments du déplacement qui a rendu le capitalisme financier si important, puisque, véritablement, des flots, des flux d’argent d’une dimension incomparable, avec ce qui existait précédemment, commençait à apparaître sur la surface du globe - l’argent il faut bien en faire quelque chose sans cela ce n’est rien - et comme je le disais, on peut construire beaucoup de barrages, les surprofits de la Chine étaient tels que de barrages en barrages il en restait toujours, des surprofits. Et qu’est-ce que l’on peut faire d’autre ? On le place. Et le placer, c’est le placer dans des produits financiers. Donc, je suis tout à fait d’accord avec ceux qui disent que la Chine actuelle est toujours maoïste et que le capitalisme chinois n’est qu’une des formes du maoïsme. Je dirais que le maoïsme du petit livre rouge disait : Il faut savoir se servir du fusil pour ne plus avoir à se servir du fusil. Eh bien, je dirais que le capitalisme chinois aujourd’hui est un maoïsme qui considère qu’il faut savoir se servir du capitalisme pour ne plus avoir à se servir du capitalisme. Pour dire les choses autrement, il faut savoir se servir du capitalisme sans pour autant devoir emprunter la voie d’un libéralisme politique. Ceci, si j’ose dire, est un maoïsme absolument orthodoxe. Puisque Jean Birnbaum s’est inquiété hier, s’en est un peu inquiété aujourd’hui, je suis très sensible à cette sollicitude et à la facilité avec laquelle il confond le rouge cardinalice avec le rouge du maoïsme…
Jean Birnbaum : C’est ce qu’ils disaient sur les barricades : Mais, non, ce n’est pas un rouge maoïste, c’est un rouge cardinalice. Toujours, face aux policiers, ils disaient ça, c’est une vieille esquive ! On l’a reconnue.
Jean-Claude Milner : Mais comme je le disais hier, les Cardinaux, eux, prétendent que le rouge qu’ils portent est le rouge d’une révolution. Donc, disant ce que je viens de dire, j’ai prouvé à tout le monde, qui pouvait en douter, que je ne suis pas un Cardinal.
Je reviens à la question que Jean Birnbaum posait, je crois qu’effectivement, ce qui s’est passé ces dernières années, autour du capitalisme financier, a parmi ses causes l’entrée d’acteurs de types nouveaux dans le champ capitaliste et donc l’extension du capitalisme à l’échelle monétaire. Et parmi ces acteurs, l’entrée de la Chine dont la ressource fondamentale est le travail humain, extraordinairement peu payé et par voie de conséquence, c’est générateur de surprofits sans commune mesure avec ce que l’on connu dans des périodes capitalistes immédiatement précédentes. Ça, c’est un premier point.
Le deuxième point, concerne ce que je ressens de la discussion à laquelle je viens de participer, plus exactement d’assister. J’ai été linguiste et je suis absolument frappé par le fait que toute la discussion a tourné autour de définitions tantôt nominales tantôt réelles. À partir d’une définition nominale, on peut effectivement dire : je définis l’objet X de telle façon que je peux conclure que l’objet X n’existe pas. Évidemment, cela dépend d’une définition qui est elle-même une définition nominale. On peut avoir aussi des définitions réelles, je ne me préoccupe de savoir si telle définition nominale est meilleure que ma définition réelle, ma définition réelle, c’est, par exemple, l’existence d’un certain type de processus que je crois convenable d’appeler de l’ordre du marché, à partir de ce moment-là, ma définition réelle me conduit à dire que le mot économie de marché, ou le mot capitalisme financier sont des mots commodes pour désigner des réalités. Deuxième sentiment que j’ai à l’égard de ce que j’ai entendu, pour ma part, j’aurais tendance, définition réelle ou nominale, vous verrez, à penser que le libéralisme lorsqu’il a été revendiqué, en quelque sorte inventé, je pense effectivement à Adam Smith, consistait à lier de façon indissoluble la question des libertés individuelles, parmi lesquelles la liberté de commercer, mais ce n’était qu’une des libertés, et l’autre question, qu’Adam Smith appelait la richesse, que je retrouve en fait, par exemple, dans les propos de Jean-Marc Daniel, la question de la productivité, autrement dit, je dirais très grossièrement qu’Adam Smith se posait une question très simple, quand il regardait la France et l’Angleterre : Comment se fait-il que dans un pays comme la France où il y a énormément de paysans, il y a beaucoup de famines ? Et comment se fait-il dans un pays comme l’Angleterre où il y a peu de paysans il n’y a pratiquement pas de famine ? Réponse, le commerce, autrement dit, la question des libertés individuelles et la question de la productivité. C’est-à-dire faire en sorte que le plus grand nombre possible mange suffisamment à sa faim, soit parce qu’il est suffisamment payé, je ne vais entrer dans le détail, ces deux questions sont absolument liées l’une à l’autre dans le libéralisme. Ce qui m’a frappé dans la plupart des interventions, c’est qu’aucune de ces interventions, qu’elle se soit réclamée du libéralisme ou pas, aucune ne maintient, comme chez Adam Smith, au même niveau, l’une et l’autre des deux. D’un côté vous aviez ceux, je pense à Jean-Marc Daniel, qui disent : la question fondamentale concerne la productivité. De l’autre, vous aviez par exemple la position de Jacques Généreux qui dit : la question de la productivité reste bien entendue importante, mais la question fondamentale, c’est celle de la liberté. Dans chacun des cas, la réponse à la question de la productivité, que je pressentais chez Jean-Marc Daniel, n’était plus tout à fait celle qu’Adam Smith aurait donnée. De la même manière, la réponse que Jacques Généreux donnerait à la question des libertés est radicalement différente puisqu’il est amené à disjoindre la notion de liberté et la notion de l’individu. Et tout cela me paraît extrêmement intéressant, j’en tirerai, moi, la conséquence que si l’on entend par libéralisme ce qu’Adam Smith entendait par libéralisme, aucun de ceux qui sont intervenus, soit pour soit contre, n’est resté dans l’espace d’Adam Smith.
Emmanuel Laurentin :Merci Jean-Claude Milner. Qui veut réagir ? Roland Gori, puis Christiane Taubira, Olivier Mongin et Alain-Gérard Slama.
Roland Gori : Je ne sais pas si le libéralisme est mort mais il est certainement bien malade à partir du moment où faisant l’éloge du libéralisme, on se réclame de la morale, de la civilisation ou du politique. Je veux dire par là qu’un des principes philosophiques du libéralisme au moins dans sa dimension économique, c’est que le concept d’intérêt transcende tous les autres principes. Vous avez par exemple évoqué la question d’Adam Smith, il va se poser la question de l’abolition de l’esclavage, il va être pour, non pas pour des raisons philosophiques par rapport à la dignité humaine mais pour des raisons économiques parce que c’est beaucoup plus utile. Je veux dire par là, -je réagis juste sur ce point – que je suis tout à fait d’accord pour considérer que le libéralisme est une anthropologie. Mais quel concept de l’homme donne cette anthropologie ? C’est un homme qui est guidé par son intérêt et que l’on peut guider en terme de gouvernement parce qu’il est prévisible en terme d’intérêts. Pour reprendre – on n’a pas le temps d’en parler - « La Fable des abeilles » de Mandeville, les vices privés font les vertus publiques. C’est-à-dire que justement on ne va plus poser la question, pourrait-on dire, au nom de quoi on le fait, un principe de l’autorité qui est distinct de la question du pouvoir, mais en quelque sorte on ne va parier que le marché va produire une morale, et vous l’avez dit d’ailleurs tout à l’heure, la vérité est un effet du marché. Alors, comment se fait-il qu’aujourd’hui, nous puissions attendre quelque chose pour refonder le capitalisme ou le libéralisme sur la morale puisque théoriquement il pouvait nous déposséder, nous alléger de toutes ces question-là ? Juste peut-être un dernier point là-dessus, je crois qu’effectivement, par rapport à ce qu’a dit Jean-Claude Milner également, moi, je suis aussi un peu gêné par la définition du libéralisme puisque si nous parlons des trente dernières années, il s’agit du capitalisme financier il s’agit aussi d’une conception de l’humain où finalement non seulement le marché économique est dirigé par les principes libéraux mais tout secteur de l’existence, tel qu’il soit, doit à ce moment-là bénéficier d’une grille d’intelligibilité économique, qu’il s’agisse de criminalité, d’éducation, de choix matrimoniaux, de justice, d’immigration, tout va pouvoir être prédit à partir d’une matrice d’intelligibilité qui est justement l’homme économique, c’est-à-dire l’homme calculateur guidé par son intérêt.
Christiane Taubira : J’ai presque envie de demander à Emmanuel et à Jean et ne pas me donner la parole parce que je me sens complexée, j’ai entendu des choses tellement savantes ce soir que je me suis demandé, à un moment, ce que je faisais dans cette galère, vraiment. Je constate que ces Rencontres de Pétrarque, d’ici une semaine, vont se transformer en cimetière sémantique, puisqu’hier on a appris que le capitalisme financier n’existe pas, ce soir c’est l’économie de marché. On va en enterrer comme cela tous les soirs et on va repartir complètement nus, je veux dire désarmés, bien entendu, en termes de concepts, vendredi soir. Sur le libéralisme, je suis infiniment moins savante que les brillants intervenants que nous avons entendus. Là, il n’y a absolument aucune ironie dans ce que je dis mais justement une très grande perplexité parce que nous avons entendu des choses absolument brillantes et totalement contradictoires. Ce qui nous entraîne sans doute à beaucoup d’humilité par rapport aux difficultés auxquelles nous sommes confrontés et que nous voulons empoigner pour essayer de les résoudre. Le libéralisme, pour ce que j’ai compris, le libéralisme politique, qui est composé de valeurs et qui s’est traduit d’ailleurs par des droits, des lois qui ont inscrit des droits. Et pour rester en France simplement, toutes les lois sur les libertés individuelles, les libertés publiques, les libertés d’association, sur les libertés syndicales, droits de grève, de manifestations, sur la liberté religieuse qui va évoluer en liberté de culte et en liberté de conscience, qui va aboutir aux lois sur la laïcité, ces libertés-là sont inscrites dans les textes et elles ont été inscrites dans nos pratiques. La question est de savoir si aujourd’hui ces libertés sont praticables ? Elles sont encore là virtuellement, encore qu’un certain nombre de textes les restreignent, mais elles sont là théoriquement. Mais, est-ce que l’organisation de la société nous permet effectivement de les pratiquer ? Je suis sûre que sur un certain nombre de libertés, vous pouvez répondre, très vite, non. Puis, il y a le libéralisme économique qui est basé sur une doctrine, qui a établi toute une série de règles, de postulats, d’hypothèses qui ont conduit à des fondements pour l’organisation économique. Là, je crois qu’effectivement la morale, Monsieur Milner nous disait que les condamnations morales sont inutiles, oui, elles sont inutiles parce qu’inefficaces, inopérantes. Moi aussi je me méfie de la morale et hier, par exemple, j’ai dit qu’il serait bien que l’on réinvestisse le champ de l’éthique. La différence que je fais entre la morale et l’éthique c’est que dans la morale, il y a la question du bien et du mal, donc, il y a la question du jugement alors que dans l’éthique je mets davantage le droit, c’est-à-dire des valeurs, une conception que l’on a de l’homme, une conception que l’on a de la vie en société, les besoins de l’homme, la façon dont la société s’engage à organiser la satisfaction de ses besoins, qui ne sont pas seulement des besoins matériels d’ailleurs, ce sont même souvent les moins importants d’ailleurs, en tout cas ceux que l’on peut réduire le moins douloureusement. Donc, cela doit se traduire par du droit si nous voulons vivre en société, ce n’est pas une question de bien et de mal, de morale, même si j’entends bien, l’usage qui est fait ce soir autour de la morale n’est pas cet usage du bien et du mal. Pour ma part, je récuse assez volontiers ce concept de morale et dans mon engagement politique, j’évite de m’en servir parce que la morale est adossée généralement à une doctrine religieuse, qu’elle est adossée, je répète, à une conception de bien et de mal qui a été construite à partir surtout de croyances religieuses.
Emmanuel Laurentin : Merci, Christiane Taubira. Olivier Mongin, puis Alain-Gérard Slama. Olivier Mongin qui a pris beaucoup de notes déjà.
Olivier Mongin : Oui, oui. J’essaye de cerner toutes les définitions qui ont été données. Donc, c’est difficile. Ce que je voudrais dire d’abord, comme mon ami Dupuy, on n’est peut-être pas entrés dans cette crise que l’on essaye déjà d’en sortir. Donc, prenons un peu le temps. Je crois que l’on n’est pas entré, c’est un basculement historique extrêmement lourd, multidimensionnel, on aura le temps d’y revenir. Je rassure ceux qui croient que le libéralisme politique a perdu un peu de sons sens, Monsieur Michel Guénaire, c’est beaucoup ce qu’il a dit. Pour moi, les valeurs libérales politiques d’émancipation ont toujours du sens. Il n’y a pas besoin d’être savant, libéraliste politique pour le comprendre. Si vous suivez ce qui se passe aujourd’hui à Téhéran, il y a des gens qui se battent uniquement pour, ce que j’appelle, des valeurs libérales politiques. Cela se joue, c’est le réel, ce n’est pas des questions de théorie. Ensuite, il y a eu ce que l’on appelle la Charte 08 en Chine, moi je suis un néo-démocrate mou, oui, la Charte 08 qui a été reprise de la Charte 77, vieux souvenir des crimes du XXe siècle, le totalitarisme n’est pas mort, cela a été dit, la Charte 08, c’est un moment important de l’an dernier. Donc, les valeurs politiques libérales, elles ont toujours du sens. Première série de remarques.
Le libéralisme économique, le problème qu’il nous pose, c’est son évolution. Je reprends ce qu’a dit Roland Gori. Au départ, les biens marchands effectivement il y a des marchés, le problème c’est que tout est progressivement devenu marchand. Or, toute la question qui se pose, comme dit Michael Walzer, qui dirige la revue Dissent, aux États-Unis, qui a fait un très beau livre qui s’appelle « Sphère de justice », c’est que tous les biens ne peuvent pas relever du domaine marchand. Il y a des biens qui sont les biens de santé, qui sont un certain nombre de biens collectifs, ce que disait Roland Gori à l’instant. Donc, revenons à la question, et je crois que c’est qu’a fait Laurence Fontaine, de savoir ce qui relève du marchand et ce qui ne relève pas du marchand. Aujourd’hui, tout potentiellement relève du marchand. Ça, c’est quand même une ligne de combat qui est une ligne de combat politique. Ensuite, quelle est la question derrière le libéralisme, pour moi, - je décrypte à ma manière, je ne sais pas quelle est la déclinaison – le problème qui se pose, comme dans les années 30, ce n’est pas le libéralisme économique en tant que tel, c’est l’utopie que génère le libéralisme économique, c’est-à-dire l’idée d’une autorégulation des rapports marchands. L’idée effectivement d’une autorégulation, l’idée d’une transparence totale. Cela veut dire que l’on peut se passer de tout le reste : du politique, etc. Ça, c’est le débat que l’on peut avoir avec l’ami polytechnicien, c’est la question de l’autorégulation parce qu’effectivement on découvre quand même depuis quelques temps, on a relu les cours de Michel Foucault, qu’il y a longtemps que les politiques et l’État ont très bien compris, que le marché était une utopie impossible. C’est pour cela qu’il y a ce que l’on appelle le néolibéralisme. Qu’est-ce que cela veut dire le néolibéralisme ? C’est ce que l’on a sous les yeux chez nous. Il ne faut pas dire que l’État avait disparu et que tout d’un coup il revient. Cela veut dire que l’État avait compris qu’il fallait organiser la concurrence. Alors, cela peut ne pas plaire à de vrais libéraux, parce que là on retrouve effectivement une autorité mais aujourd’hui, c’est quoi l’État français, l’État Sarkozien ? C’est un Janus bi front - on en parlera peut-être demain avec Jean-François Copé - d’un côté, c’est un État qui dérégule, c’est ce que l’on appelle le RGPP, et là, il est très libéral, de l’autre côté, c’est un État - Roland Gori l’a dit - qui sécurise, et là, c’est un état qui redevient État. Donc, il ne faut pas dire que tout d’un coup on redécouvre l’État après avoir effectivement donné dans le tout marché. Pas du tout ! Il y a aujourd’hui, peu démocratique, une réarticlation de l’État et du marché qu’il faut un peu saisir. Je pense, avec l’école de la régulation, qui est à mon avis la meilleure école en France, si l’on veut comprendre chose. D’un mot, moi, je ne crois pas qu’il y ait de science économique, il faudrait peut-être le dire. L’économie, ce n’est pas de la physique, il n’y a pas de constante naturelle de l’économie, qu’on me le démontre. Il y a une fiction de raconter, dont on a parlé, il n’y a pas de théorie économique, comme il y a des théories en physique. Et là, il faut être un eu sérieux, il y a une déficience de la science économique et il serait temps que les économistes essayent de (manque un mot). Aujourd’hui le manque de confiance est total, c’est pour cela que la crise est devant nous.
Emmanuel Laurentin : La crise est devant nous. Alain-Gérard Slama, que je présenterai comme éditorialiste au Figaro.
Alain-Gérard Slama : Merci, merci encore de me reconnaître…
Emmanuel Laurentin : De vous rendre grâce.
Alain-Gérard Slama : Voilà…
Emmanuel Laurentin : Ce n’est pas la première fois d’ailleurs.
Alain-Gérard Slama : Non. On m’a dit d’être court. Vous savez, il y a un truc très, très commode, on dit : Je serai court, je me contenterai de deux, trois remarques et deux réflexions. Je ne voudrais dire qu’une seule chose. Qu’est-ce que j’ai retenu de l’ensemble de ce débat ? C’est que d’abord le libéralisme en effet on se le donne. D’un point de vue nominaliste, il est à l’idée libérale ce que le nationalisme est à l’idée nationale ou au sentiment national. Je veux dire par là que ce libéralisme, en fait, on se le donne en le radicalisant - avec un risque qui a été indiqué par Jean-Marc Daniel, hier – et qui est effectivement contre cette idée du libéralisme qui serait la loi absolue du marché étendue à tout, une conception de l’État, qui n’est plus un état régulateur mais un État qui devient l’antidote à l’idée de marché. Or, ce qui est le fond même de l’idée libérale, ce n’est ni le marché, ni l’État, c’est la séparation des ordres. C’est la séparation de la société civile et de l’État. C’est la séparation de l’espace public et de la sphère privée. C’est la séparation de Dieu et de César. C’est tout ce processus qui n’est pas venu par hasard, - comme nous l’a dit Madame Fontaine, très justement, et comme l’avait dit aussi peut-être Max Weber, accessoirement - qui a émergé de groupe sociaux qui étaient porteur d’un ethos de confiance, soit parce qu’ils étaient marginalisés à l’intérieur de la société, soit parce qu’ils estimaient, comme la bourgeoise ou les aristocrates libéraux, ne pas avoir un statut correspondant à leur rôle réel dans la société, etc. Et cette libération, si vous voulez, du statut de l’individu, par rapport au holisme ancien est à l’opposé de ce que disait Benoît XVI, d’ailleurs, sa sainteté, que je respecte infiniment, chez le Capucins. Il a dit : le projet, cela a été la recherche de Dieu. Non, cela a été justement l’émergence de cette idée libérale et de cette liberté par rapport à un ordre qui était totalement informé, par la création et la loi divine. Je pense, là, quand on parle de la découverte de l’autonomie de l’individu, cela veut dire aussi qu’il n’y a pas d’autonomie sans responsabilité, - n’est-ce pas ? Cela va de soi – et non plus de séparation des ordres sans équilibres entre les ordres ; car ce n’est pas l’économie d’un côté et le politique de l’autre, séparés, on a la Chine, on a le capitalisme et un régime totalitaire ; c’est chacun évitant que l’autre ne se donne pour la règle générale qui informe la société toute entière. Ce qui est le problème auquel nous sommes confrontés aujourd’hui, ça a été en effet un problème culturel, me semble-t-il. D’un côté, du côté anglo-américain, une conception du libéralisme qui fait dominer en effet l’intérêt particulier comme critère de régulation - bien que quand même aux États-Unis, un des premiers grands textes pris, la loi Sherman, le Sherman Act, cela a été justement lutter contre les concentrations excessives, il ne faut pas exagérer – puis un modèle européen, et surtout français d’ailleurs, qui se méfie un peu de l’individu. L’individu, fait un petit peur, Lucien Job l’a très bien montré dans un livre, « L’individu effacé », montrant au fond que notre libéralisme, à nous, est un libéralisme de notables, libéralisme d’universitaires, de l’éducation, c’est très important, bon. Je pense que le problème est que la prévalence du modèle anglo-américain, pendant une brève période, a donné le sentiment que le libéralisme n’était que la tyrannie de l’économie et le fait que le politique devait se penser à l’aune du marché. Eh bien, non. Ma réponse à votre question, « Est-ce qu’il est mort ? » Le libéralisme, en gros, c’est presque un antitotalitarisme et c’est une bataille toujours à recommencer. Or, cette bataille, aujourd’hui, je ne suis pas sûr que nous la livrions comme il convient. Nous avons tendance à dire, les uns : primat de l’économie, les autres à dire : primat absolu du politique et de l’État, les troisième à dire : primat du religieux etc., etc. Et nous voyons bien que ces différentes dérives, à l’intérieur de notre société, naissent en effet d’une difficulté particulière, dans un monde très complexe, d’équilibrer finalement ces différents pôles - que je décrivais - de respecter le principe de la séparation des ordres. Alors, on peut recommencer le débat maintenant, je conclurais d’ailleurs, c’est dans l’oreille cassée, je crois de Tintin, « (manque un mot ?), tout est à recommencer ». Je vois, d’ici, le public un petit peu consterné, non, rassurez-vous, je m’arrête là, j’avais encore une dizaine de réflexion à vous communiquer, mais je m’en tiendrais là.
Emmanuel Laurentin : Vous les gardez pour demain, Alain-Gérard. Merci. Je rappelle que cette table-ronde s’intitulait « Le libéralisme est-il vraiment mort ? », on n’a pas répondu à cette question, bien évidemment, avec Jean-Marc Daniel, Laurence Fontaine, Jacques Généreux et Michel Guénaire, et un second cercle qui était composé de Roland Gori, Christiane Taubira, Olivier Mongin, Jean-Claude Milner et Alain Gérard Slama. Alain Gérard Slama que l’on retrouvera, demain, en premier cercle avec le thème, « Refondation ou insurrection ? », Jean-François Copé, Roland Gori et Alain Krivine seront ses compagnons de débat. C’était les XXIVèmes rencontres de Pétrarque, organisées par France Culture et le Monde, co-animées par Jean Birnbaum et Emmanuel Laurentin. Avec à la technique, aujourd’hui, Christophe Loucachevsky, Sébastien Huelle ( ?), Isabelle Limousin, Gilles Gallinaro, Pascal Morel, dans une réalisation de Nathalie Salles.
A demain.