Emmanuel Laurentin : Bonsoir. Il y a quarante ans, les Italiens avaient inventé un terme, ils avaient appelé ça, le « Maggio rampante », le « mai rampant », une période qui dura toute l’année 1969 et qui vit se multiplier les occupations d’usines, les séquestrations de patrons, les grèves et les manifestations et qui se termina, on le sait aujourd’hui, par ce que l’on a appelé, les années de plomb. Il pourrait être tentant de voir, dans les menaces des Conti, des Michelin et des ouvriers de New Fabris à Châtellerault, l’amorce d’un mouvement social ou d’une insurrection du même type, dont les rédacteurs invisibles, d’un livre à succès, nous ont dit qu’elle allait venir, cette insurrection, car, alors qu’un dernier mouvement issu de 1968 se transformait en Parti politique plus classique, la Ligue communiste révolutionnaire était devenue le NPA, un groupe de jeunes, dit de Tarnac, faisaient la Une des journaux en se voyant qualifiés d’anarco-autonomes. Le plus connu d’entre eux, Julien Coupat, publiait au printemps, dans Le Monde, un texte qui justifiait la révolte à venir et préconisait la vengeance comme hygiène de la plèbe, tout en avançant l’idée que cette crise n’était qu’une grande arnaque. Ces mots : insurrection, vengeance sont-ils des paroles gelées ? L’écho d’un temps révolu ? Ou bien disent-ils quelque chose de la situation politique et sociale qui est la nôtre aujourd’hui ? Bref, sommes-nous à la veille d’une insurrection, d’une refondation ou d’une restauration ?
C’est ce que nous allons voir ce soir, dans cette cour Pierre Soulages, du Rectorat, à l’occasion des XXIVèmes Rencontres de Pétrarque, co-organisées par le journal Le monde et France Culture, dans le cadre du festival de Radio-France Montpellier Languedoc Roussillon. Jean Birnbaum et moi-même allons successivement donner la parole, sur ce thème à Alain-Gérard Slama, Alain Krivine, Jean-François Copé et Roland Gori. Comme d’habitude, un second cercle d’invités proposera ses réflexions sur ce thème. Il est composé ce soir de Laurence Fontaine et de Jean-François Bayart.
Pour commencer, proposons à la sagacité de celui qui connut ces Rencontres quand elles se tenaient dans le petit jardin de Pétrarque, je veux dire, Alain Gérard Slama, chroniqueur au Figaro et à France Culture, de jauger cette alternative, refondation ou insurrection. Ces mots sont-ils des paroles gelées, Alain-Gérard ?
Alain Gérard Slama : Cher Emmanuel, s’il suffisait d’avoir beaucoup vécu pour répondre à une question comme celle-là ! Il y aurait aussi, dans la salle, des réponses toutes prêtes. Je n’ai pas de réponse à cette question, pour la raison très simple, vous nous dites : refondation mais refondation de quoi ? Ou insurrection, mais est-ce qu’une révolution se programme ? Je ne le crois pas. Je crois que tout ce que l’on peut faire aujourd’hui, c’est analyser l’état d’une société et rendre compte d’une situation telle qu’elle se présente. C’est plutôt une approche d’historien, qui se réfère aux vécus des autres plutôt qu’aux siens propres, que j’essayerai d’apporter. Je me rappelle qu’avant le mois de mai, comme tous les mois de mai d’ailleurs, de la présente année, on nous a annoncé que la situation de la France était révolutionnaire. Vous vous rappelez, cela a été le cas d’un ancien Premier ministre, Monsieur de Villepin, cela a été aussi le cas d’un autre Premier ministre, Monsieur Raffarin, qui avec la même inquiétude avait dit : est-ce que nous n’assistons pas, à travers des séquestrations de patrons, à travers ces choses relativement nouvelles que représentent quand même le retour au ludisme, c’est-à-dire la menace de détruire l’outil de travail, toutes choses qui sont tout de même relativement sacrées, notamment dans le milieu syndical et plus particulièrement celui de la CGT qui était en l’occurrence en cause, est-ce que l’on ne risque pas d’avoir quelque chose qui mettra le feu aux poudres et qui provoquera d’ailleurs, a lancé Monsieur Raffarin, la fuite des éventuels repreneurs étrangers dans les entreprises concernées ? En fait, nous traversons des transes répétitives parce que nous revivons inlassablement l’histoire sur le modèle de la répétition. Je me rappelle que Paul Veyne, c’est un souvenir personnel, dans sa magnifique leçon inaugurale du Collège de France, avait dit : Oui, l’histoire ne se répète pas, mais il lui arrive de se répéter à l’occasion. Alors, est-ce que l’occasion se présente, là, cher Emmanuel ? Je ne crois pas parce que j’ai eu l’impression que dans cette affaire, nous avons eu d’abord, de la part des salariés en colère, une analyse juste d’une situation injuste, qui était celle qu’ils vivaient eux-mêmes. Je prends l’exemple du sac de la sous-préfecture de Compiègne, le 21 avril dernier, les salariés de Continental avaient accepté de revenir à la semaine de quarante heures. Ils avaient accepté de renoncer à leur prime en contrepartie du maintien du site et de la garantie de leur emploi, nom de Dieu, dans ce cas-là on se met en colère et on est capable d’aller très loin dans la protestation. Il y a eu aussi l’affaire Molex, ça a été le retrait inopiné de fonds de pension qui a condamné à la fermeture une entreprise qui était rentable, et là il y avait le sentiment, parce que maintenant tout le monde a fait un peu d’économie contrairement à ce que l’on nous raconte, notamment à cette tribune…
Emmanuel Laurentin : C’est Jean-Marc Daniel qui est visé à propos du débat d’hier…
Alain Gérard Slama : Les gens se disaient, ce n’est pas normal, ce n’est pas acceptable et du même coup cela a produit des processus dont il faut se poser la question suivante : est-ce que ce processus est immaîtrisable ? Est-ce que les conséquences vont faire en effet boule de neige, ou tache d’huile selon les métaphores que l’on préfère, selon le milieu auquel on appartient, si l’on est dans l’industrie automobile, on dira tache d’huile, et boule de neige j’imagine, si l’on est dans une station de sport d’hiver. En fait, si vous voulez, il y a eu une appréciation, par les salariés en colère, assez légitime d’une situation. Et à cette situation, ils y ont répondu en sachant qu’il y avait des médias, des négociations en perspective, car nous sommes aujourd’hui en présence de situations dans lesquelles aucune démocratie n’a envie de prendre le risque de la montée des extrêmes, donc, on fait monter les enchères. Ça a été, à mon sens, cette logique là : une colère, une indignation légitime mais visant aussi à se placer, dans les termes d’une négociation, en position de force. La seconde remarque que je ferai dans cette situation, je viens de l’évoquer, c’est la prudence du pouvoir, soucieux d’éviter effectivement l’horreur d’une bavure, en cas de répression, et de toute façon de doser la réponse en fonction de la pression qui est exercée sur lui. Cela remonte plus loin ce débat-là. Il remonte à mai 68 d’ailleurs très précisément quand la question s’était posée de rouvrir ou non la Sorbonne, qui était occupée. Il y a eu un débat illustre entre Pompidou et Raymond Aron. Raymond Aron disant : Tenez bon, le pouvoir doit se maintenir, s’affirmer comme tel sinon il capitule. Pompidou a écrit une très belle lettre à Aron pour lui dire : Non, si je n’avais pas ouvert la Sorbonne, lorsque je suis revenu de Kaboul - Mitterrand l’avait appelé à cette occasion le miraculé de Kaboul parce qu’il était revenu, n’est-ce pas, à temps en mai 68 pour apparaître comme celui qui allait résoudre le problème alors qu’il pouvait se dégager de cette responsabilité. Pompidou avait dit : si je n’avais pas ré-ouvert la Sorbonne, il se passait sans doute le pire. Il y aurait eu un accord, une collusion immédiate entre les étudiants, les lycéens, les usines Renault etc. donc, il s’agissait, de la part du pouvoir, de découvrir ou de réinventer cette classique politique de l’édredon, qu’il y ait effectivement une certaine élasticité. Puis, il y a eu un troisième facteur, qui me parait – vous voyez, je suis en train de m’orienter assez loin de la situation révolutionnaire, par tous les propos que je tiens – qui étaient les médias. J’étais frappé, comme je le suis aujourd’hui encore où nous venons d’avoir là aussi des protestations d’une grande virulence, d’une prudence extrême. Là, c’est le langage presque de l’artillerie qu’il faudrait employer, les médias ont évité de mettre le feu aux poudres. Vous voyez, je fais appel à tous les corps de métiers, y compris même l’artillerie, n’est-ce pas, c’est-à-dire l’École polytechnique à laquelle généralement on pense assez peu quand il s’agit de résoudre un problème. Donc, il y a eu ces trois facteurs, que je rappelle : c’est donc d’un côté une attitude plutôt, dans l’usage même de la violence, de la force, stratégique de la part des syndicats, une stratégie de prudence pompidolienne de la part du pouvoir et puis enfin, de la part des médias, - est-ce qu’on peut les soupçonner d’avoir été en l’occurrence peu libres de leurs choix, je ne le crois pas – ont été d’une prudence extrême. C’est-à-dire que nous sommes en présence en effet, et là plutôt que de supposer qu’il y aurait eu manipulation quelconque, je serais plutôt enclin à dire, que les médias ont reflété l’état d’esprit d’une opinion dans l’ensemble qui ne souhaite pas tant que cela que l’escalade court et poursuive son aire. Tout simplement d’ailleurs parce qu’il y a la loi de Tocqueville, vous savez. Les grèves du début de l’ère Giscard ont été plus lourdes, les occupations d’usine, que cela n’a été le cas à date récente. Tout simplement parce qu’on est en début de crise et que l’on n’analysait pas l’aggravation possible de la situation et du même coup on peut donner libre court, à ce moment-là. En revanche, les insurrections arrivent lorsqu’on est dans une période de crise mais que l’on a l’espoir d’une sortie prochaine, c’est l’analyse tocquevillienne de la Révolution française, en particulier. En revanche, là, dans la situation où nous sommes, je ne suis pas sûr qu’il y ait une visibilité quelconque.
Je ne veux pas être trop long, bien entendu, je ne veux pas non plus m’arrêter en un point où on me dirait que j’exclus l’éventualité du pire. Je ne sais pas qui disait, hier, prévoir le pire, finalement c’est commode parce qu’on s’en souvient tandis que si vous vous trompez dans les analyses qui excluent le pire et que le pire advienne, on ne vous saura aucun gré. Les brasiers, c’est vrai, se multiplient dans notre société, mais enfin, je pense que la situation dans laquelle nous sommes est telle qu’on puisse dire ceci. Je répète, une révolution n’est pas programmable mais elle se produit au fond quand les acteurs ont l’impression de n’avoir plus rien à perdre et que d’un autre côté, ils ont l’impression qu’ils ont quelque chose à gagner. Je prends la définition de François Furet, que j’aime bien, je parle de la définition, dans « Le Passé d’une illusion », où celui-ci dit que : La révolution est une rupture dans l’ordre ordinaire des jours en même temps que se produit une promesse de bonheur collectif dans et par l’histoire. Or, je ne vois pas cette annonce de bonheur collectif, dans et par l’histoire. Je suis même persuadé que la perspective d’un monde meilleur a été effacée par la prise de conscience simultanée d’un côté des limites de la science, nous avons ici sûrement des intervenants qui vont nous le démontrer par le geste et par la parole, les limites de la science économique, et puis d’un autre côté, la conscience nouvelle que quelque chose qui est sans doute la vraie révolution qui se poursuit pour nous, c’est-à-dire les contraintes que nous imposent la nature. C’est là sans doute que nous risquons de nous trouver face à des choix qui risquent d’être (manque un mot ?) et qui peuvent être en effet de nature dramatique ou révolutionnaire. Ça, ce n’est pas du tout à exclure. Si le CO2 se multiplie par 10 ici peut-être qu’il y aura soudain plus de place pour permettre aux personnels extérieurs d’entrer dans la salle, mais cela ne sera pas nécessairement, si vous voulez, une bonne nouvelle.
Nous avons encore des choses à perdre d’un côté et de l’autre nous n’avons pas le sentiment d’avoir quelque chose à gagner, nous sommes dans cette situation où chacun a une propension dans notre société à défendre des intérêts qui oublient parfois la perspective de l’intérêt général, pour s’occuper d’abord du proche, de l’immédiat. Dans des conditions comme celles-là, chacun dirait, je suis presque tenter de dire, de voir midi à sa porte. Nous avons ce que j’appelle une société de l’indifférence. C’est-à-dire une société dans laquelle, précisément, l’incertitude devient extrêmement grande entre les choix et finalement suivre quelqu’un qui nous appellerait à l’insurrection, le blanquisme, c’est terminé. Je crois que cela serait un peu hasardeux. Je citerais à l’appui, ici, un rapport récent, « La France à travers ses valeurs », qui a été publié chez Armand Colin, cette année, de Pierre Bréchon et Jean-François Tchernia, dont un quotidien du soir d’ailleurs a fait sa Une, qui confirme un processus d’individualisation, une logique de bricolage dont on ne voit pas comment pourrait sortir une révolution.
Cela dit, je conclus sur ce point, si vous voulez bien, parce que cela peut prêter vraiment matière à débat, je pense que plus une société a le sentiment de cette incertitude, de ce brouillage de ses repères, plus elle peut éprouver le besoin en effet d’être réinstallée dans ses repères, plus elle a besoin de les retrouver. Pour nous Français, c’est les repères républicains, disons de façon très grossière. Or, ceux-ci sont passablement malmenés aujourd’hui. Ça, je le dis, je le maintiens, je l’ai écrit, que cela soit la laïcité, le principe d’égalité de tous devant la loi, également à travers les discriminations positives et tous ces thèmes qui sont introduits et qui bouleversent considérablement notre vision des choses. Ce que l’on pourrait appeler une refondation, dans ce cas-là, cela serait au fond la possibilité pour chacun de se référer de nouveau aux repères institutionnels, culturels et juridiques qui dessinent les contours de notre modèle politique. Et là, quand ces repères se brouillent, ce qui est notre cas, qu’est-ce qui se passe ? Il se passe que les défenses d’une société s’abaissent, c’est la vieille loi d’Olson, chère notamment au grand sociologue Raymond Boudon, devant la volonté des minorités les plus déterminées, celles qui parlent le plus fortement, celles qui ont les positions les plus… que je respecte totalement, je ne m’y réfère pas du tout pour les diaboliser, mais je dis qu’effectivement, là, nous ne sommes plus devant un système démocratique qui fonctionne bien, la voix majoritaire s’incline devant les pression d’un certain nombre de minorités agissantes et actives. En sorte que je reformulerai votre thème, je reformulerai autrement. Vous m’avez donné comme sujet « Refondation ou insurrection ? », moi, ce que je crains un peu, c’est que nous ayons d’un côté la tentation d’une crispation sur le modèle qui serait de caractère réactionnaire et d’un autre côté, quelque chose qui serait plutôt la loi des minorités au gré de problèmes qui se posent, en sorte que nous devrions en permanence naviguer, et c’est peut-être ce qu’essaye de faire notre gouvernement, entre d’un côté l’écueil de l’anarchie et de l’autre, l’écueil de la réaction. Nous allons avoir, je pense, j’imagine plutôt, ce débat, mais qui se reconnaîtra à cette table, réactionnaire ? Et qui s’identifiera comme anarchiste ? Bien entendu, ma position est commode, j’ai été placé au centre de cette table, bien entendu, je continuerai à m’y maintenir.
Emmanuel Laurentin : Merci, Alain Gérard Slama.
Jean Birnbaum : On vous a beaucoup présenté Alain-Gérard Slama, qui était déjà là hier et avant-hier, donc on est allé un peu vite aujourd’hui, je voudrais prendre quelques secondes quand même pour vous présenter maintenant Alain Krivine. Alain Krivine que l’on peut présenter comme quelqu’un qui est un militant de toujours, quelqu’un pour qui l’insurrection n’est pas synonyme du pire, comme semblait le penser à l’instant Alain-Gérard Slama. Pour vous décrire un peu sa trajectoire, j’ai envie de vous livrer une petite anecdote à la fois marginale mais à mes yeux tout à fait emblématique, qui remonte à il y a quelques années de cela, il y a quand même assez longtemps. Vous savez qu’Alain Krivine est entré en politique très jeune, dès l’âge de quatorze ans, il a été élu, à cet âge-là, meilleur vendeur de l’Avant-garde, qui était le journal des Jeunesses communistes et il a ensuite rompu avec le Parti communiste français pour rejoindre la toute petite cohorte des trotskystes de la Vème Internationale. Un jour justement, l’étudiant Krivine est arrivé dans le petit appartement qui servait de local à ce groupe trotskyste et il s’est retrouvé nez-à-nez avec un vieux dirigeant, un vieux compagnon trotskyste, qui s’appelait Pierre Franck, et à peine l’avait-on présenté à Pierre Franck que ce vieux dirigeant révolutionnaire lui a tendu un balai en lui disant : écoute, il reste deux pièces à balayer, donne-nous un coup de main. Cette anecdote est peut-être marginale, mais elle est surtout emblématique à mes yeux, pourquoi ? Parce qu’Alain Krivine a à l’époque saisi ce balai et depuis il n’a jamais cessé de tenter de faire le ménage à gauche. D’un côté, il a toujours utilisé un peu la méthode Karcher, contre les réformistes, ceux qui pensent justement que l’on peut refonder ou réformer le capitalisme, le système existant de l’intérieur et de l’autre il a toujours bichonné, soigné les marges, les zones radicales de la gauche, très attentif à tous les mouvements sociaux, les Sans-papiers, les mouvements féministes etc., qui pouvaient peut-être potentiellement, à ses yeux, remettre un jour en cause l’ordre établi. Alain Krivine a été une grande figure de mai 68. il a été jeune candidat, exactement au moment du « Mai rampant » italien, en 1969, à l’élection présidentielle. Il a été le cofondateur de la Ligue communiste révolutionnaire, il est aujourd’hui, récemment, le cofondateur du Nouveau parti anticapitaliste d’Olivier Besancenot. Donc, il est de ceux qui n’en finissent plus d’attendre cette fameuse insurrection qui est, toujours à venir. Il a appris pour cela, parce que cette insurrection vous le savez quand même a tendance à tarder à ses yeux, à s’armer d’une lente impatience, pour reprendre une formule de son ami, le philosophe Daniel Bensaïd. Alain Krivine, vous avez la parole.
Alain Krivine : Il est clair que je n’interviens pas comme un journaliste, ni un politologue, ni un sociologue, mais comme un militant. Moi, je crois que le fait que l’on fasse ce débat ici, avec ce thème, l’insurrection, cela prouve que l’on est dans une période exceptionnelle, absolument exceptionnelle. Vous êtes tous venus nombreux. Je pense qu’il y a cinq ans, on aurait fait ce débat, on nous aurait pris pour des cinglés. Il y a donc quelque chose qui est en train de changer dans ce pays. C’est pour cela que je ne vous ferai pas de comparaison avec l’Italie de 69. Je crois qu’à la différence de ce qui a été dit, l’histoire ne ressert jamais les plats. Je pense qu’il faut être très prudent, y compris - je terminerai là-dessus - en termes de pronostic parce que souvent on se trompe. Le seul souvenir que je ferai ici de 68, parce que je n’aime pas les anciens combattants, surtout quand ils ne combattent plus aujourd’hui, donc je vous ferai grâce des souvenirs, mais quelques semaines avant 68, l’éditorialiste du Monde, titrait : « La France s’ennuie ». Il s’était planté, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais ce qu’il y a d’exceptionnel, par exemple, il y a deux ans, lorsqu’un jeune, comme Olivier Besancenot, disait je suis anticapitaliste ou que moi je disais la même chose, on avait une foule de gens qui se marraient, qui rigolaient et qui disaient : Oh, Olivier, c’est la jeunesse, ça lui passera ! Et moi, c’était la vieillesse, cela ne lui passera plus mais il radote. Être anticapitaliste il y a deux ans, c’était être zombi, parce qu’on nous a expliqué qu’il n’y avait pas d’autres système. Capitaliste cela marche très bien, il y a des hauts, des bas, on peut l’améliorer, etc. Chacun y allait de sa sauce, ça allait de l’extrême droite jusqu’à la sociale démocratie, pour nous dire que l’économie de marché, il n’y avait rien de mieux. Puis, là, depuis très peu de temps, il y a une crise et les pros capitalistes, 100% brevetés SDGD, on ne les trouve plus, même Sarkozy, et c’est peu dire ! Même la patronne du Médef ! Mais quand on les entend, parfois, on tombe des nues ! On se dit : c’est Besancenot, c’est Sarkozy, j’exagère. Je veux dire que plus personne n’ose dire : gardons le système tel qu’il est. Après, on a le droit à tout, mais cela c’est vieux, moi, on m’a accusé d’être un vieux ringard mais quand on parle du capitalisme, pour une bonne partie des politiciens, on entend des vieilles choses que j’ai entendues, il y a près de quatre-vingt ans, à savoir : bien sûr, il faut le démocratiser, le réguler, l’humaniser, le réformer… il y en a plein qui ont essayé. On va en dire deux mots. Et ceux qui ont vraiment essayé toute leur vie, aujourd’hui c’est le PS, ils sont dans la mouise. Donc, je le répète, il faut partir de là si l’on veut analyser une situation et faire des pronostics, que je ne ferai pas, il y a une situation exceptionnelle aujourd’hui en France. Une crise totale mais qui n’est pas nouvelle. Parce que je disais que plus personne n’est pour le capitalisme mais il y a plein de gens qui relisent Marx, même au Medef ! Les ouvrages de Marx se vendent aujourd’hui, s’il y a des libraires dans la salle, trouvez une édition française, cela se vend. Pourquoi ? On commence à découvrir, nous on l’a toujours pensé, que cette crise exceptionnelle, économique, que l’on vit aujourd’hui, n’est pas fondamentalement liée à des erreurs de gestion. Bon, il y a des patrons incompétents, il y en a partout des crétins chez eux, des intelligents, des capables, mais je prends une citation du Medef : « C’est une crise systémique » ! Oui, ça je suis d’accord. C’est le seul point où je serai d’accord avec eux. Mais ça va très loin de dire ça ! Cela veut dire que c’est le système lui-même qui provoque cette crise. Alors, là-dessus lisez Marx. Il y a eu la crise de 29, il a bien expliqué comment le système capitaliste est porteur tous les dix ou vingt ans, avec plus ou moins d’intensité, d’une crise. Celle que l’on voit aujourd’hui, effectivement, elle est exceptionnelle. Mais les critères on les comprend. Si ce n’est pas un problème de gestion, d’incompétence etc., il faut aller au fond du problème. Ceux qui vont au fond parlent de la crise du crédit, qui est partie des États-Unis, puis finalement tout le monde est d’accord pour dire que c’est une crise financière, qui ensuite a eu pour conséquence de développer une crise économique, puis la crise économique a développé une crise sociale, la crise sociale a développé en même temps une crise écologique et l’ensemble peut déboucher, je le souhaite, moi, bien sûr, je ne suis pas neutre là-dedans, sur une crise politique. On est confronté à ça. On n’a pas le temps, ici, mais moi je crois que si l’on veut avoir une discussion sérieuse, il faut voir ce qu’il y a de pourri dans ce système. La critique fondamentale - je ne suis pas le premier, Marx et d’autres – qu’on peut lui porter, c’est que l’on a un système social qui veut réglementer la vie quotidienne, le fonctionnement de la société, avec des critères qui ne sont pas des critères sociaux. Si l’on dit que l’on veut réglementer la société, les critères doivent être les besoins de la société, élaborés par la société, démocratiquement contrôlés, etc. Les critères de cette société n’ont rien à voir avec ce que des milliards de gens ont dans la tête, veulent et souhaitent. Les critères du capitalisme, vous le savez comme moi, c’est le profit dans le cadre de la concurrence et cela donne par exemple, je le cite toujours, une aberration, le bulletin de santé du capitalisme, tous les matins, sur la chaine française. Tous les matins, je ne fais pas de démagogie, ce n’est pas de savoir combien il y a d’infirmières, de profs en plus, combien de musées, d’écoles, de maternité ouvrent, on nous dit comment va notre CAC40, l’indice Dow Jones, le Nikkei, etc. dont tout le monde se tape. Mais, c’est capital, ils ont raison, c’est décisif, parce que ces critères qui n’intéressent pas des milliards de gens mais quelques dizaines de milliers ou quelques centaines de milliers ils sont clefs dans le fonctionnement de la société actuelle. Effectivement, on a eu une crise, classique mais terrible à savoir que quand c’est le profit - le profit, on fait du fric pour faire du fric - faire du fric, il y a un moment, comme on dit pudiquement, où l’économie virtuelle ne correspond plus à l’économie réelle et paf ! on entre en récession parce qu’il faut rétablir ce truc.
La situation, pour la caractériser, très vite, en trois points. On a cette crise économique, elle est exceptionnelle donc je ne la compare avec rien du tout. Les racines on les connaît, elle est exceptionnelle. Le deuxième point, elle a des conséquences exceptionnelles aussi. Moi, en 29, malgré les apparences, je n’étais pas né mais je crois que ses conséquences sociales, en termes de détresse, pour des milliards de gens, c’est du jamais vu et l’on ne voit que le début, le début du début. On ne voit que la queue du mammouth, le haut de l’iceberg. Alors, je sais qu’au gouvernement ils sont vachement heureux, toutes les semaines il y a un ou une qui dit : on voit la fin, bon… On a le temps de les voir, ils disent tellement de conneries démenties six mois après ou trois mois après, on commence à être habitué. Mais les conséquences sociales, je ne vais pas faire pleurer ici, je crois qu’au niveau des conséquences on sera tous d’accord ici, mais il faut comprendre pourquoi il y a de l’exaspération. Quand aujourd’hui des millions de gens ont comme obsession, je vous fais un secret, ce n’est pas de savoir qui va diriger le PS, ce n’est pas à cela que les gens pensent le jour et la nuit, c’est si on a un boulot est-ce que l’on va le garder ? Si l’on n’a pas est-ce que l’on va en avoir un ? Est-ce que les mômes vont pouvoir aller à l’école ? Est-ce que l’on va pouvoir payer, à la fin de mois, les quittances, le loyer ? Ça a l’air tout bête, on dit c’est Zola, non, c’est maintenant. Ce n’était pas vrai, il y a dix ans, c’est maintenant et c’est à cela qu’il faut répondre. Les millions de gens sont obsédés par cela, le reste ils s’en foutent. On l’a vu, on peut le regretter, moi le premier, pour les élections européennes, ils ont dit : on s’en fout, mais répondez à cette question et là, il n’y a pas de réponse. Donc, le premier aspect, c’est cette crise et ses effets désastreux pour des milliards de personnes, des millions pour ce qui nous concernent.
Le deuxième aspect, pour comprendre ce qui peut venir par la suite, c’est que par rapport à cela, toutes les politiques, de tous les gouvernements, parce que tous qu’ils soient de gauche ou de droite acceptent les lois du marché et du capitalisme, on va comprendre la crise du PS, les réponses sont à peu près identiques. La force de Sarkozy, ce n’est pas que c’est un type suprêmement intelligent, c’est d’avoir compris qu’en face il n’y a rien. Il a compris la faiblesse du PS, la passivité du PC, les syndicats qui sont prêts à se faire becqueter, etc. pour des places gentilles, il a compris cela. Il peut se permettre après avoir flatté les lepénistes, en prenant un peu de Le Pen, de prendre Jaurès et de faire lire Guy Môquet dans les écoles, ce qu’aucun ministre communiste n’a jamais osé faire. Il s’en tape, il a raison. Il joue avec du beurre, il n’y a rien en face. Du coup, il applique une politique, une des plus réactionnaire que l’on a jamais eue avec un langage de gauche, mais quelle gauche ? Je ne vais pas faire la liste, tout va dans le même sens, on promet aux sidérurgistes lorrains, regardez le résultat, regardez les paradis fiscaux, toutes les mesures qui sont prises. On privatise tout ce qui ramène du fric, on nationalise tout ce qui est aujourd’hui déficitaire, le bouclier fiscal, j’en passe et des meilleurs. Tout dans le même sens. En ce sens Sarkozy, mille regrets, il n’y a pas que les bons facteurs, c’est le facteur du Medef. Quand il parle, c’est Madame Parisot, avec plus de force mais je veux dire que c’est à cela qu’on est confronté.
Troisième exemple, il n’y a pas d’alternative politique. C’est pour cela que l’exemple de l’Italie n’est pas bon, c’était un autre contexte. Il n’y a aucune alternative politique à l’heure actuelle et pour une raison, cela me permet une toute petite parenthèse, et j’ai bientôt terminé. Parce que tout le monde parle du PS, on nous casse les pieds avec le PS, ce qui par ailleurs est assez dramatique parce que c’est le PS et non pas le NPA qui est majoritaire à gauche, donc il faut s’occuper du PS, quel est le problème du PS et de la sociale démocratie ? C’est lié à ce que je viens de raconter. Dans le cadre de la mondialisation capitaliste et maintenant de sa crise, le patronat ne donne plus une miette de concession pour faire une politique, je ne dirais pas sociale, mais pour faire de petites réformes. Or, la sociale démocratie a pu vivre et se développer en Allemagne, en Belgique, en Suède, au Danemark sur la base de petites réformes quand même, qui ne tenaient pas longtemps mais quand même des réformes parce qu’on leur donnait quand même à becqueter quelque chose. Aujourd’hui, dans le cadre de la concurrence exacerbée, de la mondialisation et de la crise, le patronat ne lâche plus une miette aux sociaux-démocrates. Or, des sociaux-démocrates réformistes qui ne peuvent pas faire de réformes, ils sont foutus. Ou ils s’adaptent complètement au capitalisme et ils deviennent libéraux, ce que l’on appelle le social-libéralisme ou ils meurent. Et cela tous les partis socialistes européens l’ont compris sauf le PS français, pour des raisons de rapport de forces, parce qu’il y a encore l’extrême gauche, il y a nous, il y a encore le PC qui n’est pas mort, il y a encore des syndicats qui n’ont jamais été cassés comme en Angleterre, même s’ils sont faibles, ils peuvent faire descendre des gens dans la rue. Parce qu’il y a un rapport de force, le PS français a été le dernier à se social-libéraliser. Aujourd’hui, il y va. Moi, je sais qu’au niveau européen, quand j’étais au Parlement européen les socialistes disaient : les socialistes français sont cinglés, il faut abandonner le marxisme et toutes ces conneries. Aujourd’hui, à l’avant-garde il y a Vals, etc. mais le fond de l’affaire c’est que l’on a une social-démocratie qui ne peut plus faire de réformes et qui, soit elle disparaît soit elle devient sociale –libérale. Du coup cela explique les débats du PS. Je vais être méchant, sur le fond ils sont d’accord avec les réformes de Sarkozy. Comme ils ne peuvent pas s’engueuler frontalement avec Sarkozy, ils s’engueulent entre eux et l’on a cette caricature épouvantable d’un parti qui n’a pas de ligne. On dit qu’il n’a pas de ligne, si, il en a une. C’est en partie Sarkozy qui la mène et c’est cela leur problème. Du coup cela donne tout ce que l’on voit, minable, affligeant, épouvantable. Je dis épouvantable parce que c’est la gauche et que nous on ne peut pas les remplacer comme ça, malheureusement, on n’a pas leur force.
Troisième point, les directions syndicales. Pour terminer, on a cet aspect. Une crise sans précédent, une agression contre le monde du travail sans précédent, en Europe en tout cas, pour ne prendre que l’Europe, une vraie guerre sociale, des directions politiques de gauche qui ont complètement failli, il n’y a plus d’alternative crédible. Et la gauche de gauche, comme on dit, n’est pas encore en état d’apparaître comme une alternative crédible sur le plan politique. Moi, je vois le NPA, sans nous vanter on a une cote énorme, on a un porte parole qui est un des mecs les plus populaires en France, Besancenot, mais on nous dit : les élections, n’y allez pas, ce n’est pas votre truc. On a soixante dix élus, le PC en a huit-mille, le PS doit avoir cinquante mille. On nous dit : ne bouffez pas de ça, n’y allez pas. Nous, on votera PS en se pinçant le nez mais n’allez pas là-dedans, ce n’est pas votre truc… Donc, il y a un problème d’alternative politique crédible. On ne veut pas qu’une réaction de lutte, il faut avoir une réaction politique, ça, c’est le vrai problème. Et la crise vient trop vite, avant que cette alternative existe pour remplacer le PC et le PS. C’est cela le problème.
Alors, pronostic, moi, je n’en fais aucun. Je pense qu’il y a une situation explosive, que les gens - ce n’est pas nous – et les formes de lutte deviennent explosives parce que les gens ne tiennent plus et souvent cela paye parce que cela oblige les patrons à négocier. Maintenant, je ne sais pas qui va l’emporter. Théoriquement, il y a un tel ras-le-bol que cela pourrait exploser à la rentrée mais en même temps il y a une course de vitesse parce que sur le plan social on n’a rien obtenu, parce qu’il n’y a pas de « Tous ensemble », parce que chacun se bat dans sa boîte, parce que les stratégies des directions syndicales ne vont pas vers le tous ensemble du tout, et aussi il y a un risque de découragement des gens qui disent : la lutte cela ne sert plus à rien, maintenant c’est chacun pour soi, et de retrouver un Le Pen sous un autre nom, comme il y en a dans d’autres pays d’Europe, qui du coup éponge l’esprit de défaite sociale. Donc, moi, je ne parie pas, je souhaite simplement - c’est ma dernière phrase – je ne le cache pas, que l’on aille vraiment vers une explosion sociale parce qu’il faut foutre en l’air ce régime mais un 68 qui réussisse, c’est-à-dire qu’on change de société avec une autre répartition des richesses, une autre démocratie pour faire en sorte que ce qui est parti par la fenêtre au moment de la lutte ne revienne pas par la porte quand la lutte cesse. Merci.
Jean Birnbaum : En passant d’Alain Krivine à Jean-François Copé, on pourrait croire que nous faisons le grand écart, de fait il y a quelques différences entre eux mais je préférai insister sur les points communs, c’est une peu la magie des Rencontres de Pétrarque que de nous les révéler. Je voudrais en souligner trois de ces points communs. J’ai dit tout à l’heure qu’Alain Krivine est né très jeune à la conscience politique. C’est aussi le cas de Jean-François Copé, qui raconte souvent qu’il a été fasciné par la campagne de Giscard d’Estaing, dès l’âge de dix ans. Jean-François Copé qui a été élu député à vingt neuf ans, qui est maire de Meaux à trente et un an, qui a été ministre à l’âge de trente-huit ans. J’ai souligné aussi les positions rebelles et insurgées d’Alain Krivine, mais à sa manière, au moins dans son propre camp, on peut en dire autant de Jean-François Copé, lui qui passe, aujourd’hui, pour la bête noire de Nicolas Sarkozy et qui mène paraît-il la fronde contre le Président, en tant que chef de fil des députés UMP à l’Assemblée. J’ai enfin insisté sur une qualité propre d’Alain Krivine, la patience, une lente impatience, donc la patience. On peut en dire autant, voir plus de Jean-François Copé. Les journaux qui publient des portraits de lui, - j’ai remarqué d’ailleurs souvent assez par rapport à des hommes politiques qui ne sont pas assez différents en termes de profil, souvent plus critiques ou agressifs, c’est intéressant – insistent souvent et nous présentent un homme pressé, à l’ambition bouillonnante et décomplexée. Je vous rappelle qu’Alain Krivine fut candidat à l’élection présidentielle en 1969 alors qu’il était encore jeune bidasse, il faisait son service militaire. Jean-François Copé a annoncé, lui, qu’il briguerait l’Élysée en 2017. Vous aurez cinquante-trois ans à ce moment-là, est-ce que l’on ne peut pas aussi vous présenter, Jean-François Copé, comme une sorte d’insurgé qui prend son temps ?
Jean-François Copé : Si vous voulez, cela s’ajoutera à la liste des qualificatifs… J’ai écouté avec beaucoup d’intérêt les propos d’Alain-Gérard Slama, en philosophe brillant, d’Alain Krivine en militant modéré, nuancé. Je me suis dit, en vous écoutant l’un et l’autre, qu’on pouvait peut-être partager des réflexions un peu plus personnelles que ce que l’on avait l’habitude de faire de manière peut-être plus convenue à la télévision ou dans tel ou tel débat et peut-être vous livrer un témoignage de praticien. Parce que quand on fait le métier que j’ai choisi, qui est celui de s’engager pour son pays, avec ses convictions, qui sont par définition discutables, contestables, c’est la loi du genre - et c’est merveilleux de pouvoir le faire dans notre pays - on a envie de partager ses interrogations, ses doutes en période normale, à fortiori en période de crise. Là, de ce que j’ai entendu à l’instant, les moments de crise, ce sont des moments de vérité pour les hommes politiques. Quand on choisit de faire ça, de consacrer l’essentiel de sa vie, de son temps, de ses réflexions, de ses combats, de ses engagements, des décisions que l’on va prendre. C’est sans doute ce qui fait la différence, c’est pour cela que je vous parlais tout à l’heure de praticien. C’est intéressant d’avoir cet échange-là avec vous et avec nos concitoyens et de leur dire : tiens, mettez-vous en situation : Si tout d’un coup, là, cela vous tombe dessus. Vous êtes chef de votre pays et vous apprenez en même temps les faillites mondiales, les difficultés de partout. On vous les avait prédites, annoncées, pas qu’Alain Krivine, des tas de gens de tous les bords, et puis ça vous tombe dessus, comment on fait ? Comment on assume ? Comment on porte ? C’est quoi les grandes décisions ? Je dois dire d’ailleurs, c’est quelque chose de très frappant, c’est qu’on s’essuie traditionnellement les pieds sur les hommes politiques. On les trouve en temps normal déjà assez inutiles, mais alors en période de crise, ça c’est toujours très intéressant, que cela soit des crises diplomatiques, politiques, sociales, financières, on voit tous les regards se tourner vers le décideur politique, quel que soit d’ailleurs son bord, que l’on ait ou pas voté pour lui. On le regarde et on va essayer de voir ce qu’il va décider. Il va faire quoi ? C’est quoi les grandes décisions du moment ? Et vu maintenant du point de vu du décideur politique, il faut que vous sachiez, tous autant qu’on est, même si on le dit pas, même si on ne le raconte pas, même si l’on ne fait pas trop, on ne peut pas s’empêcher d’être un peu hanté par la mémoire de nos aînés, par ceux qui ont eu à affronter des crises comparables, il n’y en a pas eu tant que ça. Là où je rejoins volontiers parce qui a été dit par Alain-Gérard Slama et par Alain Krivine, c’est qu’il y a une crise du système. Systémique, voila ! Pour la première fois, là, ce n’est pas la bulle Internet d’il y a huit ans ou la bulle immobilière d’il y a quinze ans. C’est l’ensemble du système, dans l’ensemble de la planète qui est secoué de la même manière. D’ailleurs, quand vous vous baladez dans le monde, que vous rencontrez un Américain, un Indonésien ou un habitant de telle ou telle capitale européenne, il vous parle avec la même connaissance, le même niveau d’information de la crise des subprimes, des drames que cela peut constituer sur sa propre épargne, de sa même indignation, c’est une crise qui a été partagée par l’ensemble des pays de la planète. Ce n’est pas si fréquent que cela. L’homme politique, le décideur politique, est confronté à cette échéance, tous les regards se tournent vers lui et il va lui falloir décider. En gros, c’est cela qui s’est passé depuis maintenant un an, dix-huit mois que nous sommes confrontés à cette crise avec évidemment l’épisode brutale de la faillite de Lehman Brothers, en septembre dernier, mais chacun a compris que la crise est antérieure à ce moment.
Moi, effectivement si j’ai un point qui me permet de me retrouver avec ce que je viens d’entendre, c’est que ce n’est certainement pas une réponse technique qu’il faut apporter à une crise qui serait supposée technique, non, ce n’est pas une crise technique. Il ne faut pas simplement penser qu’en purgeant quelques banques, quelques actifs, quelques créances particulièrement menacés, on va revenir à la normale. C’est une crise sur laquelle les gens, de toute la planète, quel que soit l’endroit où ils se trouvent, n’accepteront pas que l’on revienne, pour reprendre la formule anglo-saxonne, au « Bisness as usual », comme si : « Voilà, cela a été un peu dur mais on recommence comme avant », évidemment. Je vais dire d’ailleurs sur ce point que cela concerne aussi bien les décideurs de gauche que de droite. Moi, je fais partie des gens qui pensent qu’en réalité les problèmes sont tellement nouveaux qu’il n’y a pas tellement de grands penseurs du siècle précédent qui puissent nous aider à trouver la solution, que l’on soit de droite ou de gauche. Qu’ensuite dans nos familles politiques on ait besoin de faire nos aggiornamentos réguliers, je me permets de dire que c’est généralement beaucoup plus difficile quand on est dans l’opposition que quand on est dans la majorité. Nous, il y a dix ans, on était dans le même état à droite que l’est la gauche aujourd’hui, il faut arrêter de se mentir, simplement. Quand vous êtes en responsabilité, par définition, vous êtes en action et vous n’avez pas la même disponibilité pour régler des problèmes d’organisation interne, des problèmes programmatiques, vous êtes dans l’action. Mais il ne faut pas se mentir, quel est notre problème aujourd’hui ? Alain Krivine disait tout à l’heure : formidable, on se met à relire Marx dans la librairie. Il faut arrêter de se mentir. On a toujours lu Marx, on a toujours lu Keynes, on a toujours lu Friedmann, le seul problème, c’est qu’aucun de ces trois grands hommes ne nous aide à trouver des solutions pour le XXIe siècle. Je suis désolé de devoir le dire mais la donne d’aujourd’hui est totalement nouvelle de ce point de vue. Si on peut faire une analogie avec la crise de 29, c’est sur un point, c’est que les décideurs politiques de l’époque, les démocrates, ont échoué à trouver la solution pour la crise de 29, et pour cause puisque malheureusement cela a débouché, on le sait, dix ans après sur une guerre mondiale. Et dans notre subconscient, aujourd’hui, la question fondamentale, c’est comment est-ce que l’on arrive à apporter une réponse qui ne se traduise pas par un échec mais bien par une sortie vers une opportunité, malgré les souffrances et les angoisses du moment. Donc, le dilemme est d’abord là. Et je veux dire sur ce point là, quitte à peut-être choquer - il faut aussi que je vous dise ma part de réflexion personnelle, à ce stade - c’est que moi le mot de révolution, le mot d’insurrection, crise sociale, ils m’embêtent un peu mais pas pour les raisons que l’on pourrait imaginer. Personne ne peut souhaiter la violence, évidemment, il faut même la condamner, mais simplement parce qu’il m’arrive quelquefois, - là, j’entendais Alain Krivine tout à l’heure, c’est vrai que cela ne me faisait pas tellement changer d’avis - j’ai parfois l’impression que quand on emploie ces mots, quand on les annonce, c’est pour se dispenser d’une réflexion de fond sur le monde qui vient. Après tout, on dit : une bonne révolution, on changera de système et on fera autre chose. Moi, je propose que l’on fasse un autre exercice. On met de côté le mot révolution et l’on voit comment on peut s’en sortir, comment on peut trouver de vraies réponses, avec des décisions difficiles, des réformes lourdes que personne n’a voulu faire avant et qui sont peut-être une des explications des blocages et des crises que l’on connaît aujourd’hui. Est-ce que l’on est capable au XXIe siècle d’être ensemble, à une échelle mondiale, puisqu’on est dans une économie totalement ouverte, imaginer d’autres réponses que la sempiternelle réponse de la révolution qui doit arriver ? Qui d’ailleurs arrive assez rarement et qui se traduit en revanche par beaucoup de violence, puis à un moment ou un autre par des retours à des conservatismes encore pires qu’avant. Je pense que cette question n’est pas médiocre. Ce n’est pas la révolution ou rien. Ce n’est pas la victoire des révolutionnaires ou des conservateurs qui veulent que rien ne change. Ce qui me frappe, c’est que dans le discours de ceux qui aujourd’hui engagent à des luttes sociales, on entend plus souvent que ces luttes sociales sont motivées par rester dans la situation actuelle que de vraiment changer. Et c’est cela qui est quelque part le grand changement avec ce que l’on avait pu entendre dans des discours d’il y a cent ou deux-cent ans.
Il me semble que là, nous, on a des rendez-vous avec l’histoire qui sont des rendez-vous lourds, sur la durée et qui du coup peut-être remettent le politique au centre du débat. Alors, cette formule-là est connue, courante, galvaudée, « remettre le politique au cœur du débat », sauf que c’est vrai que dans l’analyse qui a été faite, y compris par des mouvements très contestataires du système actuel, il y avait du vrai. C’est même moi qui vous le dis. Il y avait du vrai. Je le pense aujourd’hui. Je pense qu’effectivement il y a des choses que les hommes politiques n’ont pas voulu voir parce que cela ne marchait pas mal. Après tout le système créait de la croissance, de l’emploi, de la valeur ajoutée, et un responsable politique, son premier boulot est de s’assurer que dans un pays, dont il a la charge, il y a de la croissance, de l’emploi, de la valeur ajoutée et ce de manière organisée. Quand ceux qui avaient vocation à créer de la valeur ajoutée et de l’emploi ont dit aux politiques laissez-nous bosser, les hommes politiques, pour un certain nombre d’entre eux, se sont dit : le système marche, ils nous demandent de les laisser bosser, on va les laisser bosser. Petit à petit, un certain nombre d’hommes politiques ont sur un certain nombre de points accepté de reculer dans ce domaine-là. Je pense que la vraie question en réalité n’était pas qu’ils reculent mais qu’ils demeurent vigilants. Un système ne doit pas être organisé une fois pour toujours. On doit être en permanence en train de réorganiser nos systèmes d’organisation, de régulation parce que les temps changent, les progrès scientifiques sont très rapides et que les hommes politiques ont en décalage permanent avec l’évolution de la société, c’est normal quand on connaît la vie d’un homme politique, sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour qu’il fasse l’effort de trouver un moment pour parler un peu plus avec ses enfants, d’ouvrir un peu plus la télé pour autre chose que de regarder LCI, pour simplement passer un peu plus de temps, être en prise directe, on voit bien la difficulté et le décalage, qui est un sujet qui hante tout homme ou femme politique, qui est dans sa vie et dans son métier.
Je voudrais dire que par rapport à ça, j’ai, moi, un certain nombre d’interrogations que je voudrais vous livrer. La première, pourquoi est-ce qu’il y a en France, quand on regarde par rapport à d’autres pays, y compris européens, des tensions plus exacerbées qu’ailleurs ? alors qu’après tout quand on regarde de près on a un modèle social qui est un peu plus protecteur qu’ailleurs, si l’on croit le niveau de revenu de transfert, qui est rapporté au nombre d’habitants, qui est de l’ordre de 30 à 32% par habitant et par revenu, c’est-à-dire très supérieur à la moyenne européenne. On s’en tire un peu moins mal pourtant on a quand même ce réflexe d’aller chercher les boucs-émissaires, quelle est l’année du 4 août que l’on va faire cette année, d’aller en permanence se poser des questions, qui sont pourtant des questions essentielles sur la faiblesse du syndicalisme français, est-ce que l’on ne peut pas s’imaginer demain d’avoir des responsables syndicaux qui ne soient pas simplement dans la revendication de gestion mais dans un syndicalisme de projet, pour aider les hommes politiques à avoir un autre discours que ce discours du donnant-donnant, qui est en réalité un discours qui cristallise et bloque le débat social depuis tant d’années ? Puis, peut-être une question essentielle sur notre mental, sur notre réflexion identitaire, qu’est-ce qui fait que dans notre pays on a autant de mal à se rassembler quand les moments sont difficiles et que l’on a d’abord tout de suite la tentation d’aller chercher celui par qui la faute est arrivée ? Ceci m’amène à vous dire, par rapport à ça, la chose suivante : je vous le disais tout à l’heure dans mon propos, j’ai la conviction absolue que si les hommes politiques, du monde entier acceptent que l’on revienne, après la phase la plus aigüe de la crise, à un « biseness as usual », comme si finalement on avait réussi à absorber ça, nous commettrions une erreur historique majeure. En disant cela, je ne suis pas en train de dire qu’il faut changer la totalité du système, je suis juste en train de dire que nous allons avoir des débats à trancher. Le premier de ces débats est sur la question des valeurs, parce que cette crise en réalité, parce qu’elle a touché le système, est une crise qui touche à nos valeurs. Je vois bien maintenant le décalage qui existe entre ce que pense l’opinion publique, dans son rapport aux valeurs, et la désillusion qu’elle a eue, par rapport aux valeurs qu’on a voulu évoquer en permanence et qui ne sont pas forcément aujourd’hui celles qu’elles peuvent attendre, ces opinions publiques.
Puis, ce débat qu’il faut que l’on ait. Comment est-ce qu’on articule le bon équilibre entre liberté et régulation ? Énorme sujet ! Moi, je ne me contenterais pas d’un discours qui consiste à dire : aller, on retourne à la régulation parce que vraiment quelle horreur ce qui s’est passé ! Non, il y a plein de régulations, sauf qu’on l’a tellement mal positionnée qu’en réalité des choses énormes n’ont pas été vues, la manière dont on fonctionne dans une salle de marché de grande banque, par exemple, qui est totalement déconnectée de la manière dont peut vivre un dirigeant de la même banque, et à l’inverse ne pas bouger sur ces sujets essentiels de régulation.
Enfin, le dernier point pour conclure, je pense que par rapport à cette question de la responsabilité des politiques, nous allons avoir, nous, un préalable et une exigence. Le préalable, c’est d’inventer une nouvelle gouvernance. Et cette gouvernance, elle ne peut être qu’au niveau mondial. On a un enjeu fantastique qui ne peut relever que des hommes politiques. Moi, je dis que toute ces questions d’obamania, c’est très à la mode, c’est bien, mais moi, je propose que l’on juge le produit une fois qu’on l’aura vu vivant. Est-ce que oui ou non, les États-Unis vont accepter de partager avec nous une réflexion sur la régulation et sur la gouvernance mondiale ? Le deuxième point d’exigence, c’est que je pense que maintenant, toutes les conditions sont réunies pour imaginer un nouveau modèle de croissance et que de ce point de vue, paradoxalement, la France en particulier, l’Europe en général, est en pointe en ayant parlé de développement durable. La combinaison d’une économie pérenne, d’un modèle social protecteur - ce qui d’ailleurs exige de faire des réformes, pour en éviter les abus -et d’une approche environnementale, est peut-être les fondamentaux de ce que l’on peut construire comme modèle de croissance demain, dans une obligation qui est la nôtre, et cela sera mon dernier point, qui est de parler aux gens.
Notre grand problème aujourd’hui, c’est que nous avons besoin d’un discours de court terme, ça, on l’a, mais aussi de long terme. Quand on se réfère à Keynes pour dire, à long terme on est tous morts, je pense que l’on fait une grande erreur. Les gens aujourd’hui sont demandeurs de savoir comment les responsables politiques voient l’avenir à vingt ans et quel chemin ils proposent.
Emmanuel Laurentin : Merci, Jean-François Copé. Dernier intervenant de ce premier cercle, Roland Gori. Vous êtes psychanalyste, professeur de psychopathologie clinique à l’Université d’Aix-Marseille et vous êtes un des initiateurs de ce que l’on appelle, « L’Appel des Appels », qui en janvier dernier a réuni des chercheurs, des psychiatres, des professionnels de la santé, des juges, des acteurs de la vie culturelle, pour, je cite « Résister à la civilisation actuelle de la norme et de la peur » et faire des propositions à la hauteur justement des défis de cette crise dont on parle pendant ces Rencontres de Pétrarque. Vous protestez, entre autres, contre la norme de « l’homo economicus », on vous a entendu dans les précédentes tables-ronde, en second cercle, cette norme qui s’impose, selon vous à toutes les activités humaines aujourd’hui. Jean-François Copé a appelé à penser à neuf, à renouveler les valeurs, est-ce que c’est exactement le même type de pensée que vous avez sur les manières de sortir de cette crise ?
Roland Gori : Je crois que je vais être un petit peu à côté de ce qui a déjà été dit, mais sans doute m’avez-vous aussi invité pour cela. Finalement, « L’Appel des Appels », c’est, pour reprendre Camus : « Je me révolte, donc nous sommes ». C’est une posture d’indignation morale, qui dénonce une civilisation de la servitude volontaire, qui ne date pas de deux ans, il faut le dire. C’est une vieille histoire où l’on a eu tendance, de plus en plus, à demander aux professions, – Le Nouvel Économiste nous a appelés : « La révolte des hussards » - c’est-à-dire finalement toutes ces professions qui participent à prendre soin de l’humain, à la construction de l’espace public et qui se trouvaient, pourrait-on dire, en souffrance parce qu’on veut les normalise selon le modèle entrepreneurial, que nous sommes d’ailleurs maintenant aujourd’hui à peu près tous à dénoncer, d’une façon ou d’une autre. Ce qui est surprenant, c’est ce que j’ai un petit peu entendu hier. Je m’étonne et je dirais tout simplement, peut être alors à Monsieur Copé plus particulièrement, pour qu’une parole soit consistante, il faut qu’elle montre ce qu’elle dit. Alors, pour montrer ce qu’elle dit, cela veut dire que si vous dites, par exemple, que le traitement de la crise, et je suis bien d’accord avec vous, ne doit pas passer par la technique, alors je crois qu’effectivement, il ne faut pas enclencher des réformes où l’humain se prend au ras du comportement, c’est-à-dire au ras de la technique et ou, très concrètement, par exemple pour la psychiatrie ou pour la psychologie ou pour les professions de santé, la seule chose que l’on puisse évaluer est du côté justement du secteur technique, où l’individu est transformé en segment de population, un exemplaire de l’espèce. Je crois que c’est un point important. C’est la raison pour laquelle je dirais que nous, on a considéré au niveau de « L’Appel des Appels », que nous avions peut-être quelque chose à dire, du cœur de nos métiers, sur le politique. La manière dont on peut concevoir l’éducation, la justice, le soin, l’information eh bien, ce n’est pas seulement un problème technique, ce n’est pas seulement un problème professionnel, c’est quelque chose qui révèle une certaine conception de l’humain, une certaine façon de s’y prendre avec l’humain. Donc, si vous voulez, nous ne faisons pas de la politique, nous disons que nous en sommes à un point où nous pouvons essayer de révéler quelque chose du politique de nos métiers, ce qui n’est pas du tout la même chose, c’est quelque chose qui a trait à la Cité.
Nous sommes nés, pour aller vite, en dehors des syndicats, quel que soit par ailleurs l’implication des uns et des autres. Nous sommes nés un peu en dehors des formations politiques, quel que soit, encore une fois, l’implication des uns et des autres. Nous sommes nés finalement, comme une nouvelle forme d’opposition sociale et culturelle, qui accompagne un peu Internet, il faut bien le dire. C’est un peu Internet qui a rassemblé finalement les dizaines de milliers de signatures de « L’Appel des Appels ».
Nous avons réagi à des réformes qui nous paraissaient désastreuses, qui ne datent pas d’il y a deux ans, il faut le dire très franchement. Les choses ont viré au milieu des années 80. Par exemple l’évaluation, je vous en dirai quelques mots tout à l’heure, c’est ma bête noire. C’est quelque chose d’épouvantable parce que l’évaluation ça a complètement changé de sens. On a vidé de sa substance éthique et anthropologique le terme même d’évaluation. L’évaluation, ce n’est plus tellement de donner de la valeur à quelque chose, c’est-à-dire en débattre entre pairs, en discuter. L’évaluation est devenue la mesure d’un écart par rapport à un standard, par rapport à une norme. Je crois qu’aujourd’hui, davantage que la révolution, davantage que l’insurrection, ce qui importe, c’est de pouvoir finalement se réapproprier l’espace civil, l’espace public. Je crois que la présence, très nombreuse, des individus qui ont participé aux journées que nous avons eues au 104, à Montreuil, mille personnes à la Friche de Bel de Mai, à Montpellier, 350 personnes, etc. il y a cette espèce d’urgence à témoigner de quelque chose et notamment d’une expérience, expérience à la fois de souffrance sociale, de souffrance psychologique, souffrance culturelle, face à des dispositifs de normalisation qui demandent aux professionnels d’accompagner, d’amener à consentir librement à une soumission sociale. Finalement, nous sommes dans une civilisation de consentement, on requière des individus et des populations qu’ils consentent à, par conséquent on demande à des professionnels d’amener les individus et les populations à consentir.
Peut-être trois idées, on pourra y venir après, je suppose dans le débat. La première idée, c’est que pour moi, c’est moins la question d’une révolution, d’une insurrection, voir même d’une désobéissance civile que la question de ce que j’appelle « l’inservitude volontaire », par opposition à la Boétie, qui parlait de servitude volontaire. C’est-à-dire que justement nous devons finalement, au moment où il y a cette crise, Alain Krivine, l’a dit tout à l’heure, qui n’est pas seulement une crise financière, une crise économique, une crise politique, c’est aussi une crise des valeurs, de civilisation, de culture, et finalement des gens qui acceptaient jusqu’à maintenant que l’on transforme leur métier qu’on instrumentalise leur profession qu’on pervertisse leur métier, aujourd’hui ils disent : non, ce n’est pas possible. On nous demande d’incorporer des valeurs qui ont fait la preuve de leur toxicité sur le marché même qui les a générées. Il y a quelque chose qui ne va pas, on ne peut pas accepter de souffrir pour quelque chose qui ne marche pas. C’est quand même quelque chose qui est terrible. Et là, je m’adresse au politique : Comment se fait-il que l’on poursuive des réformes du côté de l’hôpital, avec un hôpital entreprise, un soin transformé en prestation de service rendu, avec des patients transformés en client ? Comment se fait-il aussi qu’on transforme les universités avec une politique de benchmarking au niveau justement de l’évaluation ?
Emmanuel Laurentin : Est-ce que vous pouvez expliquer pour ceux qui ne savent pas ce que c’est le benchmarking ?
Roland Gori : Si vous voulez, on va dire, très vite, c’est la philosophie RanXerox, c’est-à-dire que l’on prend – je crois que Monsieur Copé connaît très bien cette question…
Emmanuel Laurentin : Ce n’est pas pour lui, mais pour les gens qui sont dans la salle.
Roland Gori : Si vous voulez, c’est essayer de se caler dans une espèce de concurrence féroce en essayant de prendre exemple sur quelqu’un au niveau de la compétition. C’est-à-dire que l’on n’a plus une finalité, on n’a plus une planification, on est sans arrêt dans la concurrence. Alors, par rapport à la question d’hier, du crédit et de la confiance, comment vous-vous que je fasse confiance à l’autre alors même que les dispositifs à le penser me le présente comme un concurrent qui veut me battre ? Je crois que la question du crédit, la question de la confiance est aussi là-dessus. Il faut le dire. J’ai lu le livre d’Alain-Gérard Slama sur « La société d’indifférence », que j’ai beaucoup aimé d’ailleurs, je crois que ce qui est très important par exemple, cette société de l’indifférence, il ne faut pas oublier que Georges Simmel, lorsqu’il nous parle de l’homme moderne, qu’est-ce qu’il nous dit ? Il nous dit qu’à proximité de l’indifférence, il y a la haine. Effectivement, l’angoisse, l’inquiétude que nous pouvons avoir aujourd’hui, c’est que nous ne sommes plus dans une civilisation du conflit, de l’amour, du tragique, nous sommes dans une civilisation de la haine où l’homme est effectivement réduit à ce qu’il y a de plus technique, ce qu’il y a de plus cognitivo-instrumental. Effectivement, nos professions, professions du service public, de l’espace public, de l’humain refusent de se faire les instruments d’un pouvoir qui transforme l’homme en instrument. C’est cela notre révolte, c’est cela notre position d’indignation morale. Je le dis en m’appuyant sur Camus : « Se révolter, c’est refuser l’humiliation sans la demander pour l’autre », et ça, c’est un point important, « sans la demander pour l’autre ». Nous refusons l’humiliation mais nous ne la demandons pour personne. Encore une fois, c’est un point extrêmement important, ce que nous combattons, c’est une société de normalisation, la procédure de normalisation, d’instrumentalisation.
Je dis et redis, c’est ma deuxième idée, aujourd’hui, la philosophie de l’évaluation est une catastrophe. C’est la cible de la plupart des professions que représente « L’Appel des Appels », c’est de considérer que c’est une imposture, une mascarade, qui au nom d’une légitimité pseudo-scientifique, pseudo-technique et pseudo-comptable, nous impose, en quelque sorte, d’avoir le nez sur le guidon et de ne pas réfléchir à ce que nous faisons. Or, si un soignant doit aujourd’hui choisir entre cocher des cases, stupides il faut bien le dire, qui n’ont rien de scientifique je vous le garantis, ou soigner, il doit choisir de soigner. Si un chercheur doit aujourd’hui choisir de publier dans des revues, parfois dans des disciplines sans aucun intérêt ou faire de la recherche, il doit faire de la recherche. Nous avons, je pense à retrouver quelque chose qui est le temps de la réflexion. L’évaluation est devenue aujourd’hui une matrice de gouvernement qui conduit les individus à une servitude volontaire, au nom, soi-disant d’une logique comptable, d’un réalisme, d’un pragmatisme, alors que nous l’avons vu, avec la crise, que cette philosophie utilitaire, réaliste, était une monstruosité qui ne reposait pas sur grand-chose. C’est quelque chose sans référence, qui renvoie d’un signe à un autre signe, un autre signe sans référence, c’est-à-dire sans réalité. Je crois que c’est ce point qui pour moi est extrêmement important et dans la mascarade de l’évaluation, il y a cela. Il y a cette espèce de croyance magique dans ce que Max Weber appelait le romantisme des chiffres. On a l’impression qu’avec des indicateurs techniques, quantitatifs, on est à même d’évaluer. Eh bien, on n’évalue pas, on dévalue. Et c’est le problème majeur aussi bien au niveau de la justice, au niveau, encore une fois, de l’université, de la recherche, au niveau du soin, la tarification de l’activité est une imposture, une mascarade, qui ne conduit qu’à une seule chose, c’est finalement à soumettre socialement les individus.
Ma troisième et dernière idée. Ce n’est pas le problème de renverser un gouvernement pour en mettre un autre qui va lui ressembler comme un jumeau. Pour nous, le problème c’est avoir du temps pour réfléchir ensemble sur ce que nous faisons. Pour nous, c’est aussi retrouver, peut-être les fondamentaux qui sont à la base de notre démocratie. Qu’est-ce que c’est que la démocratie ? La démocratie, c’est une redistribution de la parole qui fait que l’autre est mon égal, même s’il n’est pas mon semblable. La démocratie, c’est ce qui fait que j’essaye de vous convaincre avec ma logique, ma rhétorique, avec mes arguments et non pas vous contraindre. Lorsque nous sommes dans des dispositifs de contraintes, pour le Grecs, vous vous souvenez, ceux qui ont quand même fondé notre conception de la démocratie, contraindre sans convaincre c’est la barbarie. Je dis donc qu’aujourd’hui, si au niveau de la politique nous ne sommes pas à même effectivement de retrouver un espace de parole, un espace d’échange, nous sommes alors dans quelque chose qui est pré-politique, nous sommes dans quelque chose qui est de l’ordre d’une nouvelle forme de « barbarie light ». Bien, c’est là que je reviens sur cette question de l’évaluation, l’évaluation c’est ce que Deleuze appelait « les petits fascismes de la vie ordinaire », on a l’impression que l’on va pouvoir se servir soi-même au profit de l’autre. On accepte de contraindre l’autre, parce qu’on a l’impression que cela va nous rapporter. C’est ce que La Béotie appelait les tyrannos. Moi, je pense que nous sommes dans une démocratie qui doit se refonder en refusant justement la servitude.
Jean Birnbaum : Peut-être que vous pourriez peut-être préciser un tout petit peu, Roland Gori, puisque vous formulez des choses très fortes et très belles, sur l’instrumentalisation de l’homme par la technique etc., mais comme le thème d’aujourd’hui est un thème très politique on aurait voulu que vous preniez un tout petit peu parti. Vous avez vu que Jean-François Copé a dit : Je suis tout à fait d’accord avec ce qu’a dit Alain-Gérard et ce qu’a dit Alain Krivine, on a vu que dans sa bouche…
Roland Gori : Un prénom en commun.
Jean Birnbaum : On a vu qu’il y avait, là, une ligne de front entre un prénom et un nom. Si vous deviez, vous, vaguement prendre position entre Alain-Gérard et Alain Krivine, vous diriez quoi, du point de vue de votre problème, de votre souci de cette angoisse instrumentale etc. ?
Roland Gori : Je ne vais pas prendre parti pour l’un ou pour l’autre, par contre, je vais écouter ce qu’ils disent. Ce que j’apprécie, par exemple, dans ce dit Alain-Gérard Slama, c’est son attachement aux valeurs républicaines. Ce que j’ai en commun avec Alain-Gérard Slama, c’est la dénonciation de la transparence. La transparence, c’est une mascarade. Moi, j’ai écrit un article qui s’appelle « la tache aveugle de la transparence ». J’ai bien le droit de me nourrir de l’autre pour justement produire ma pensée. Nous sommes dans une démocratie, une civilisation qui tend à se dévaluer dès lors qu’elle ignore que j’ai besoin de l’autre pour être moi-même. Et là, c’est le psy qui vous parle. Ensuite qu’est-ce qui se passe si je désavoue l’autre ? Je suis face à une pathologie du nihilisme et je vais du coup trouver des troubles de conduite chez les enfants, des troubles oppositionnels de provocation, je vais trouver des tas de troubles. Je vais chercher du côté du cerveau ou du côté des gènes, sans me rendre compte que c’est un greffon de la civilisation même qui l’a produit. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de génétique, pas de neurocognitif, cela a été aussi une des révoltes des psys, dans cette affaire de « L’Appel des Appels ». Nous ne disons pas qu’il n’y a pas qu’il n’y a pas d’éléments génétiques ou d’éléments neurocognitifs, ce n’est pas cela, ce n’est pas le problème. Nous disons que si nous ne tenons pas compte, dans la production des symptômes des enfants, des tous jeunes enfants, les moins de trois ans parfois, n’est-ce pas, de la part du social, nous leur faisons porter la charge qui provient des tares mêmes de notre civilisation.
Emmanuel Laurentin : Merci, Roland Gori. Je crois que Jean-François Copé voulait réagir. Brièvement, s’il vous plaît les gens du premier cercle, puis ensuite on donnera la parole aux gens du second cercle pour qu’ils nous interpellent.
Jean-François Copé : Très brièvement. D’abord pour dire à Monsieur Gori que j’ai écouté tout cela avec beaucoup d’attention. Je me disais qu’il y a avait des points sur lesquels je pouvais parfaitement me retrouver en accord et je me demandais pourquoi vous aviez besoin d’utiliser des termes aussi violents pour dire les choses. Parce que… [protestations du public] sans doute est-ce une manière de prendre la mesure aussi de ce que nous pensons les uns et les autres. Ce n’est pas intéressant mais quand même, moi, je veux bien que l’on évoque des sujets aussi graves que ceux de l’évaluation mais je crois que cela vaut la peine alors d’aller jusqu’au bout. L’évaluation, ce n’est pas une lubie d’une poignet de politiques qui se sont dit : Tiens, sur quoi on va embêter les autres ? On va évaluer. Je me permets de rappeler que si on a lancé le débat qui consiste à dire : pouvons-nous mesurer si une politique publique est efficace ou pas ? C’est parce que les citoyens l’ont demandé. Je me permets de vous le dire ! [vives protestations du public] C’est assez éclairant d’ailleurs de voir votre réaction. C’est bien parce que cela montre aussi que sur ces sujets on peut parfois, les uns et les autres, tomber sous les coups de quelques contradictions. Les mêmes qui sont choqués que l’on puisse évaluer l’efficacité d’une politique publique peuvent être aussi ceux qui s’inquiètent de voir si arrivé à un certain moment on n’a pas accumulé les déficits qui un jour feront que l’on ne pourra plus payer pour les politiques publiques. Pardon de dire ça, je suis désolé parce que probablement, dans le contexte de cette après-midi, c’est moins confortable à dire mais en même temps je ne suis pas venu jusque-là pour enfiler des perles. Il faut que je vous dise aussi mon point de vue. La réalité, c’est que si l’on fait ça, c’est parce qu’à la fin de l’année, il faut aussi que le responsable public assume les responsabilités par rapport aux deniers publics, le produit de la contribution des citoyens. Si on évalue des politiques publiques, c’est parce qu’on a besoin de savoir si l’on continue ou si on change. Pardon, autant je veux bien entendre [interruption du public inaudible] là encore je n’ai pas de problème avec ça, je veux juste vous dire qu’il y a des rendez-vous électoraux. Ce n’est pas un problème, quand ils veulent changer, ils changent. Régulièrement ils ont la possibilité de le faire. Ce n’est pas un problème, c’est juste la démocratie. C’est sans doute terrible, mais c’est juste comme cela que ça marche. Si je vous dis ça, c’est pour une raison simple. Cette question de l’évaluation, elle renvoie à des questions absolument existentielles. Moi, je pense qu’on peut en parler simplement en s’écoutant et en se respectant. Je vais vous donner juste un exemple concret. Monsieur Gori, vous êtes en plein dans la question de la psy, vous l’avez évoquée à plusieurs reprises. Moi, je voudrais vous faire une proposition très concrète. Il y a un truc qui manque dans notre pays, que l’on ne fait pas du tout. On ne se parle pas et on ne s’écoute pas. Je ne parle pas d’aujourd’hui, je parle dans l’absolu. Moi, je rêverais que dans notre pays des dirigeants politiques nationaux et locaux quelle que soit, je m’empresse de le dire, leur sensibilité politique, organisent dans le pays de gigantesques groupes de paroles simplement pour qu’ensemble on essaye de voir ce que l’on veut pour son pays. [réactions diverses dans la salle]…
Emmanuel Laurentin : S’il vous plaît, on laisse terminer les intervenants.
Jean-François Copé : A travers vos réactions, il y a quand même quelque chose qui m’a beaucoup frappé, je vous voie très réactifs sur les mots que j’emploie et aucun de ces mots, pardon, n’est agressif alors que quand, tout à l’heure, on a parlé de « petit fasciste de la vie ordinaire », il n’y en a pas un qui a bougé. À méditer !
Emmanuel Laurentin : Roland Gori voulait vous répondre puis Alain Gérard Slama et Alain Krivine. Roland Gori, brièvement, puis la parole au second cercle.
Roland Gori : Très brièvement. Monsieur Copé, je ne voudrais pas que mes propos soient pris comme des propos violents. Puisqu’on a parlé de libéralisme, on me permettra de citer Alexis de Tocqueville, j’ai essayé de parler sans préjugés, je n’ai jamais dit que je parlerais sans passion. On ne peut pas confondre violence et passion. Je suis passionné, je l’avoue, c’est comme ça, c’est mon style. Je n’ai pas un style technique, ni cognitivo-instrumental.
Alain-Gérard Slama : C’est épatant ce débat parce que quand la notion d’évaluation est apparue, dans notre vie publique, on savait qu’en France il n’y a pas de culture d’évaluation. Mais cela s’est vu aussi dans la manière dont la notion a été introduite chez nous. Car jusqu’à présent, le rôle de l’expert, le rôle de la Cour des comptes, c’était la fonction du contrôle. C’est-à-dire ce que Monsieur Gori a dit, la conformité à la règle : le fonctionnaire a pour boulot, sa mission, c’est ça, il vérifie ce qu’est la conformité à la règle. Quand on a introduit la notion d’évaluation, on le voit bien dans la passion du débat qui vient de se développer, on introduisait autre chose car l’évaluation n’est plus seulement une conformité à la règle ou une évaluation purement quantitative, c’est aussi une évaluation qualitative. C’est-à-dire qu’il va indiquer des procédures souhaitables et d’autres qui ne le seraient pas, on entre à ce moment-là dans le champ de choix politiques. Et me semble-t-il, je rejoindrais, moi ce qu’a dit Gori, sur ce point précis, l’erreur a consisté à confier à des experts ou à des membres de la Cour des comptes, honorables et que je respecte infiniment, qui en étaient d’ailleurs bien embarrassés eux-mêmes, la mission d’évaluer. Autrement dit d’introduire du politique dans l’appréciation qui était la leur. Si vous voulez, à partir du moment où l’on introduit cette mission-là, il me semble qu’elle doit incomber davantage à des politiques, qui en prennent la responsabilité, -ce que vous avez tenté de faire, je vous en rends justice tout à fait – et à ce moment-là, c’est le peuple qui tranche. Mais aujourd’hui le problème d’évaluation n’est pas là. Ce n’est pas une option assumée par les politiques, c’est une option prise par les experts, avalisée par des politiques faute finalement d’avoir d’autres choix souvent ou d’autres idées. Je ne veux pas les accabler, il ne s’agit pas du tout de tomber dans de la démagogie, mais la notion d’évaluation, vraiment, on a démontré ainsi à quelle point elle n’était pas dans la culture politique française. Parce qu’ailleurs, dans le monde anglo-saxon, en particulier anglo-américain, l’évaluation c’est une toute autre notion, c’est du politique d’abord.
Une autre chose que je voudrais dire, sur les chiffres. Quand Alain Krivine disait : tous les jours on a les chiffres du CAC40, moi, qui essaye désespérément de maigrir, et ce n’est pas à Montpellier qu’on peut le faire, quand vous faites une cure d’amaigrissement, avez-vos remarqué que votre médecin vous conseille de ne surtout pas vous peser tous jours. Or, nous vivons la première crise en temps réel de l’histoire où on nous pèse tous les jours. On nous donne tous les jours, la courbe, l’évolution, le mouvement… Comment voulez-vous vous y reconnaître, n’est-ce pas, à ce moment-là ? Si la balance est un peu meilleure, on se dit : bon, ça y est, je peux recommencer à manger. D’un autre côté, si la balance augmente, on se dit : ce n’est pas la peine, j’arrête mon régime, cela ne sert à rien.
Emmanuel Laurentin : Merci Alain-Gérard Slama. On a parlé de thermomètre, hier, on parle de balance aujourd’hui. Alain Krivine.
Alain Krivine : Moi je veux juste dire deux choses : la première, c’est que l’existence de « L’Appel des Appels » cela fait partie de ce que j’appelais l’ouverture d’une nouvelle période parce qu’effectivement ce sont ni des appels syndicaux ni politiques mais des appels de professions révoltées, qui appellent à la résistance, quelques soient les formes. Alors, nous, dans notre jargon, c’est un problème de langage, - bien sûr on est tout à fait partie prenante de ces appels, comme d’autres forces - par rapport à tout ce que l’on a dit sur la crise, c’est ce que l’on appelle, nous, la marchandisation. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, dans cette sorte de crise tout est marchandise du berceau au cimetière, tout est marchandise maintenant, jusqu’au tableau du Louvre ! que l’on va pouvoir vendre, ce qui est quand même une nouveauté. Effectivement, je ne reprends pas ce qui a été dit là, mais quand on regarde dans le détail la réforme de la santé, la réforme des universités, l’autonomie des universités, toutes les réformes professionnelles en cours et ce qui se passe sur le plan de la culture, c’est marchandisation, marchandisation, marchandisation. La deuxième chose par rapport à Copé, moi je suis pour respecter tout le monde mais il y a un moment ou trop, c’est trop, quand vous dites que vous êtes pour le débat, la discussion, je ne connais personne dans une réunion qui va dire : je suis contre le débat et contre la discussion, mais prenons ces réformes, la réforme de la santé n’a été discutée avec personne. La réforme de la justice de Rachida Dati, elle n’a été discutée avec personne et elle s’est faite contre l’avis de toute la profession, aussi bien les organisations syndicales de gauche comme de droite, au niveau de la magistrature. Prenez aussi la réforme de l’école, elle s’est faite également contre leur avis. C’est pour cela qu’à un moment où l’on ne va plus croire et où l’on dit : c’est du baratin et en politique il ne faut pas juger les gens sur ce qu’ils disent mais sur ce qu’ils font.
Emmanuel Laurentin : Merci Alain Krivine. Jean Birnbaum.
Jean Birnbaum : On va passer la parole au deuxième cercle en commençant par Olivier Mongin, que l’on vous présentera plus longuement lors de la dernière séance, mais disons quand même, d’un mot, que vous êtes écrivain, éditeur, que vous dirigez la revue Esprit et que vous avez publié plusieurs ouvrages sur ce que vous appelez les passions démocratiques en vous intéressant parfois à des sujets qui paraissent comme marginaux mais qui sont très importants à vos yeux, comme l’image, la télévision, le cinéma et même le rire et la place des humoristes.
Emmanuel Laurentin : Et l’urbanisme, plus récemment. Olivier Mongin.
Olivier Mongin : Merci. Je ne reviens pas sur la crise elle-même, j’aurai l’occasion d’en parler vendredi. Je voudrais quand même rappeler, cela a été dit par tous les politiques, ici, il y a une situation exceptionnelle. Il ne suffit pas de le dire, il s’agit de dire en quoi elle est exceptionnelle et ne pas être dans la répétition. Elle est exceptionnelle d’abord, ce n’est pas assez dit, il y a une rupture historique, c’est-à-dire que pour la première fois nous prenons conscience – c’est au-delà des débats sur l’économie – que nous vivons dans un monde fini, -on en parlera peut-être demain plus avec l’écologie – c’est ce que Virilio appelle la fin de la géographie. Nous vivons dans un monde unique et fini. On a parlé de la fin de l’histoire, c’était du baratin, c’est la fin de la géographie. On est dans un monde dont on n’est pas assuré de la survie. C’est quand même la première question. Et nous sommes interdépendants les uns des autres, définitivement. C’est cela qui est nouveau et nous n’avons pas appris à vivre, anthropologiquement, avec les autres mondes que ceux de l’Europe et les États-Unis. En France, on voit dans tous ces débats, on ne parle que de l’hexagone et des États-Unis. Juste quelques remarques. S’il n’y pas d’explosion, il y a quand même retrait, désespérance, certains disent guerre civile, colère et surtout peur. Pourquoi on a du mal aussi à avoir des débats ? Le monde de la mondialisation est un monde que l’on craint, qui fait peur parce qu’effectivement nous n’avons aucune lisibilité de l’avenir proche, c’est les incertitudes et les risques. Cependant, dans un monde peu lisible et qui fait peur, c’est un monde, je l’ai dit hier, où la question de la sécurité prend le dessus, - ce n’est pas propre à la société française, c’est général, mais faisons attention, cela n’a pas été évoqué là, cette question de la montée, je ne dis même pas le mot sécuritaire parce que tout cela il faudrait le préciser, qu’est-ce que c’est ? C’est qu’à la fois on demande aux entrepreneurs - c’est le discours permanent - en leur disant : je vous protège contre tous les risques, le risque des autres, c’est-à-dire ce qui menacent. Deuxième remarque, j’ai parlé de l’esquive de la conflictualité qui affaiblit la démocratie, l’autre problème, que je ne fais qu’évoquer parce que le problème des territoires m’intéresse beaucoup, il y a un livre qui vient de sortir, d’un géographe, qui est très intéressant, pourquoi on n’a pas d’acteurs politiques sur le terrain ? Où sont les acteurs, que peut rechercher Alain Krivine à juste titre, pour faire révolution ou pas révolution ? Ce livre s’appelle « De la lutte des classes à la lutte des places ». Aujourd’hui on vit la crise de la condition salariale, on vit la crise de l’entreprise qui est en voie de dissociation et donc, on vit la crise d’une certaine régulation des conflits par les problèmes justement qui étaient justement les problèmes liés à l’entreprise. Aujourd’hui, on voit très bien que les problèmes, je m’arrêterais là, sont liés à l’inscription dans les territoires et tout le monde, je ne vais pas parler des banlieues etc., ne vit pas de la même manière en fonction de la place où il est, surtout dans un monde qui exige beaucoup de mobilité. Donc, la lutte des places, cela veut dire que chacun a besoin de se faire sa place, mais où ? Et Comment ? Dernière remarque, j’étais heureux d’entendre Roland Gori, parce que la question de « L’Appel des Appels » est très importante, et derrière il y a la question de la place, je dirais, de la folie, de la maladie mentale et de la psychiatrie, et je voudrais - quand on a fêté 68, c’était très impressionnant, quarante ans après - dire : tiens, il y avait une question dont on parlait beaucoup en 68, c’était la folie. Aujourd’hui, on n’en parle jamais. Moi, je pense que la folie est diluée, elle est diffuse dans un monde qui a un peu pété les plombs. Et ça, c’est une vraie question. Je lisais, un peu par hasard, Paul Claudel qui était ambassadeur à New York, entre 1928-33, on vient de sortir ses notes diplomatiques, à propos de la crise des années trente - je ne dis pas que c’est la même - Claudel n’arrête pas de dire : Ce monde est devenu fou. Qu’est-ce qu’il voulait dire ? Qu’est-ce que c’est qu’un fou, quelque part ? C’est quelqu’un qui ne peut plus réfléchir, c’est-à-dire avoir du sens vis-à-vis de lui-même. Donc, appel à la réflexion pour lutter contre notre propre folie qui est en train de nous bouffer.
Emmanuel Laurentin : Merci, Olivier Mongin. Laurence Fontaine, je rappelle que vous êtes historienne, que vous êtes intervenu dans la table-ronde d’hier sur le libéralisme et que vous êtes spécialiste des sociétés de l’Ancien Régime mais aussi du don, de l’économie du don, du crédit, dans ces sociétés de l’Ancien Régime et de la pauvreté également.
Laurence Fontaine : Je vais commencer par rappeler que le travail, ce n’est pas seulement un moyen de gagner sa vie et les enquêtes sur les valeurs, qu’Alain-Gérard a mentionnées, le disent très bien. C’est aussi une valeur qui est très forte auprès des Français et cela veut dire que le chômage, ce n’est pas seulement une perte de revenu, mais c’est aussi une atteinte à l’estime de soi. Une fois que l’on a dit cela, je voudrais revenir sur ces enquêtes qui ont été utilisées, par-delà le bricolage, il y a un fil que je lis, à travers ces enquêtes, une constante, qui est une demande toujours plus grande de démocratie. Et la démocratie est tant que chacun soit acteur de sa vie, non seulement dans la sphère publique, avec son bulletin de vote, mais dans toutes les institutions sociales qui encadrent la vie, y compris dans les institutions productives. Or, parallèlement à cette enquête, on voit bien, depuis cinquante ans, quantités de mouvements qui le disent aussi : Mai 68, c’est d’abord une prise de parole démocratique contre la famille patriarcale, le mouvement des femmes, qui est aussi dans la même ligne, les revendications lycéennes qui sont aussi une demande de prise en compte de la parole étudiante, et même l’accès au dossier médical qui est aussi dans cette ligne de démocratisation, le dernier bastion qui est touché, c’est l’entreprise et l’enquête montre que les salariés souhaitent être informés, participer aux décisions, ils disent aussi qu’ils souhaitent plus d’initiatives dans leur travail, et je crois qu’il faut entendre ces demandes et réfléchir à de nouvelles définitions de l’entreprise et au rôle de tous les acteurs qui participent à sa vie. Mais cette enquête, sur les valeurs, révèle aussi une autre France, celle de celles et ceux qui se sentent dominés et qui se disent marginalisés et dont les revenus sont trop bas pour leur permettre de participer à la vie de la cité, car la pauvreté n’est pas seulement affaire de survie, elle est aussi l’incapacité à vivre dans son milieu social. Or, par-delà la crise, il y a un phénomène inquiétant, qui est que, depuis une dizaine d’années, ce que l’on constate c’est l’inégalité croissante entre les revenus et la multiplication des tous petits revenus. Or, ceux qui se sentent exclus et dominés dans le travail, expriment le plus d’inquiétudes antidémocratiques, et, dans la sphère du travail, le plus de demandes portant sur les seuls biens matériels, eux, ils ne demandent pas à participer à la vie de l’entreprise, ils veulent de l’argent. Il me semble important de prendre conscience de ces clivages lourds et de réfléchir à comment redonner à ceux qui se sentent exclus le désir d’entrer à nouveau dans la vie démocratique, de leur redonner capacité à être acteurs de la vie. Je ne négligerai pas, pour répondre à la question d’aujourd’hui et terminer, le lien que révèlent ces enquêtes entre la revendication uniquement salariale et la perte d’intérêt pour les valeurs démocratiques.
Emmanuel Laurentin : Merci, Laurence Fontaine parce que c’est effectivement une lecture assez rare de ces questions d’intérêt de certaines personnes qui sont exclues du marché du travail pour la question même démocratique. Jean-François Bayart.
Jean-François Bayart : Insurrection, je reviens à la question qui nous a été posée…
Emmanuel Laurentin : Oui, on a beaucoup dévié depuis…
Jean-François Bayart : Insurrection, parce qu’il y a toute une série de phénomènes de radicalisation, simplement l’insurrection, honnêtement, je ne sais pas du tout quelle forme elle prendra. Je ne crois pas véritablement à la grande révolution, au grand soir. Je ne juge naturellement pas souhaitable le recours à la violence, je crois en effet que seuls des syndicats et des partis puissants peuvent empêcher un recours à la violence que provoquerait le désespoir social. Mais il peut y avoir une multitude de formes de dissidence : les unes généreuses, décidées, je pense, par exemple, au remarquable réseau École sans frontière où l’on voit des gens tout à fait respectables, comme on dit, honorables qui violent délibérément la loi parce qu’ils considèrent que la loi est devenue inique et qu’il est de leur devoir moral, religieux, philosophique de la violer. Il peut y avoir d’autres formes mais de toute façon, il me semble évident que nous allons vers des formes d’insurrection, si l’on prend le terme évidemment dans son sens large, un petit peu philosophique, métaphorique ou allégorique. Quelques observations qui sont pêchées au fil de notre discussion : on évoquait par exemple toute cette population errante au cœur de nos villes, notre société est incapable de loger, souvent d’ailleurs, ces jeunes. Notre globalisation repose sur une contradiction fondamentale entra la globalisation du commerce, la globalisation du capital, et la fragmentation du marché international de la force du travail par des lois anti-migratoires. S’imaginer qu’une bonne part de l’humanité va regarder la vitrine de la globalisation sans pouvoir entrer dans le magasin, et sans casser au bout d’un moment la vitrine, c’est naturellement se payer de mots. Le débat, dans sa violence symbolique, sur l’évaluation est très révélateur parce qu’aujourd’hui nous avons des réformes, moi je n’ai rien contre les réformes, mais il est quand même troublant que toutes ses réformes suscitent le rejet et la colère des gens du métier. C’est vrai de la magistrature, c’est vrai de l’université, c’est vrai de l’hôpital, c’est vrai de l’école, il y a quelque chose qui ne va pas. Donc, je crois que cette accumulation de colère, de désespoir, cette espèce de fracture morale qu’il y a au cœur même, par exemple, de nos services publics et de la plupart de nos métiers est porteur de certaines formes d’insurrection et après tout, peut-être faut-il s’en féliciter. Moi, je fais partie des gens qui se sont félicités des émois banlieusards, d’il y a quelques années, qui étaient une forme de revendication de dignité, je ne vois pas pourquoi on refuserait à nos banlieues ce qu’on accepte de nos paysans et de nos pécheurs qui négocient en brûlant des préfectures et je préfère une certaine forme d’insurrection à l’avilissement de la démocratie que représente par exemple le berlusconisme en Italie.
Emmanuel Laurentin : Merci, Jean-François Bayart. C’était les « XXIVèmes rencontres de Pétrarque », celle d’aujourd’hui était intitulée, « Refondation ou insurrection ? » avec Jean-François Copé, Roland Gori, Alain Krivine, Alain-Gérard Slama. En second cercle on a pu entendre, Jean-François Bayart, Olivier Mongin, Laurence Fontaine. Demain, nous traiterons de la guerre, « Demain la guerre ? » avec entre autre Jean-François Bayart. Dans cette cour du Rectorat il y avait comme techniciens, Isabelle Limousin, Gilles Gallinaro, Alexandre James ( ?), Christophe Loucachevsky, Pascal Morel, dans une réalisation de Nathalie Salles.
À demain.