Emmanuel Laurentin : Bonsoir. Pour s’atteler à la « Reconstruction d’un monde failli », comme le titre un livre récent, quels sont les outils dont nous disposons aujourd’hui ? Tout au long de cette semaine, à l’occasion des ces « XXIVèmes rencontres de Pétrarque », qui ont eu pour thème « Après la crise, quelle(s) révolution(s) ? », la perspective de révolution a été rapidement balayée, celle de la guerre de type nouveau écartée tandis que l’horizon national, hexagonal même, semblait nous boucher la vue. Comment penser à neuf la situation dans laquelle nous nous trouvons ? Quel concept utiliser pour ce qui se passe ? Faut-il recourir à d’autres visions du monde, à d’autres approches, que celles issues de la culture occidentale, pour nous aider à imaginer le monde à venir ? A-t-on tort de penser que cette crise financière, puis sociale, va faire disparaître les idées qui l’ont produite ? C’est ce que nous verrons ce soir, au frais, sous le grand tilleul de cette cour du Rectorat de Montpellier, en compagnie de Jean Birnbaum du journal Le Monde qui co-organise avec France Culture ces rencontres dans le cadre du Festival Radio-France Montpellier Languedoc Roussillon.
Avec nos invités, du premier cercle : Christiane Taubira, qui nous a accompagnés toute cette semaine, Olivier Mongin, directeur de la revue Esprit, qui nous a accompagnés presque toute cette semaine, l’historienne Michèle Rio-Sarcey et les philosophes François Jullien et Mathieu Potte-Bonneville, pour cette soirée d’aujourd’hui, dont le thème est, je vous le rappelle, « Vers une renaissance intellectuelle ? ».
Pour commencer, Christiane Taubira : Vous avez écouté tous ces propos depuis le début de cette semaine et je vous ai proposé d’intervenir en premier pour évoquer cet horizon qui nous attend. Un horizon à la fois temporel, quand cette crise se terminera-t-elle, si elle se termine un jour ? Ensuite, un horizon spatial, où aller chercher des réponses à cette crise ?
Christiane Taubira : Effectivement, je viens de loin, pas de Bourgogne mais de l’autre côté de l’Atlantique. Sans doute que naviguant entre des univers différents, je perçois les choses, les faits, les événements et surtout les mots qu’on y pose, d’une façon relativement différente. Sûrement que j’interviens au début aussi parce que je crois que je suis la branche canaille du bel éventail de penseurs, d’éminents penseurs qui vous sont offerts ce soir. J’atteste que leur pensée est vraiment éminente. Je me demande simplement de quoi nous voulons sortir et comment ? Et si nous croyons éventuellement qu’il existe quelque part soit des tables de la loi, des évangiles, qui nous fourniraient, à foison, quelques commandements, quelques règles qu’il suffirait d’appliquer pour revenir à une société mythique qui serait sans chômage, sans inflation, sans délinquance, sans criminalité, sans maladie de Creutzfeldt-Jakob, la vache folle, sans VIH - SIDA, sans accidents de montagne ni incendies de forêts, sans grippe aviaire ni porcine, une société complètement mythique, qui n’a jamais existé. Est-ce à cela que nous voulons revenir ? Quels outils ? Quelques mystères aussi, bien entendu. Est-ce que nous pouvons accepter de ne pas nous interroger sur l’utilité sociale par exemple du maintien des stock-options ? Ou alors du bavardage complètement inoffensif sur les retraites chapeau et les parachutes dorés ? Ne pas nous interroger sur la célérité avec laquelle l’État trouve les milliards nécessaires pour venir au secours de banques qui ne sont pas encore en difficulté, le même État s’avérant indigent lorsqu’il s’agit de trouver des fonds s’agissant de solidarité pour la santé ou pour les retraites, le même État se montrant complaisant envers les immigrés, les évadés fiscaux ? Puis la large impunité en faveur de la délinquance financière. C’est quand même cela les éléments les plus marquants, les vrais marqueurs de la crise à laquelle nous sommes confrontés. Là, je me contente de quelques traits grossiers qui témoignent simplement des risques économiques, sociaux et sanitaires, de nos modes de vie et du contact que nous avons avec le monde d’une part et d’autres part bien sûr de quelques excès qui formuler comme ça, paraissent, sans doute choquants mais qui en fait sont confortablement installés dans nos paysages sociaux et financiers. Même s’ils nus choquent, même si nous sommes offusqués, en général nous ne réagissons pas. Deux exemples de notre inaction, le premier c’est cette célérité dont je parlais, lorsqu’en 48h l’État trouve trois-cent-soixante milliards pour venir au secours des banques. Nous acceptons parce que nous considérons, sans doute, pour la plupart des citoyens, que c’est un mal nécessaire que d’assurer des primes confortables à des dirigeants si cela garantie la préservation de notre petite épargne. Le deuxième exemple s’est passé à l’échelle de l’Union européenne lorsque la présidence française arrive, avec son activisme, à mobiliser la Banque centrale européenne, qu’elle fustigeait un peu avant, et à mobiliser une espèce de gouvernement de la zone euro, pour justement procéder à un sauvetage coordonné des banques alors qu’elle n’a jamais réussi à le faire ni avant, ni envisagé de le faire après, lorsqu’il s’agissait de lutter, par exemple, contre les délocalisations, y compris à l’intérieur de l’Union européenne. Autrement dit, est-ce que nous avons, face à des situations comme ça, qui sont réelles et profondes, donc durables, des outils conceptuels, théoriques, doctrinaux, qui nous permettent de répondre et de nous guider vers un monde meilleur ? Pour ce qui me concerne, je ne crois pas que nous disposions de livre de recettes. Quelques soient les ouvrages qui ont été écrits sur des sujets majeurs, tel que le rôle de l’État, par exemple les travaux de : Weber, de Gramsci, de Clastre ( ?) ; des sujets aussi essentiels, pour nos interrogations actuelles que l’éthique et les pensées profondes de philosophes comme Kant, Spinoza, Fichte ; des sujets sur l’économie qui nous prennent à la gorge, toute la semaine on nous a conseillé de lire ou de relire : Marx, Ricardo, Smith, François Perrot, moi, j’ajouterais même Rosa Luxembourg et pas simplement parce que c’est un cerveau féminin ; sur la société, on pourrait relire Durkheim, Deleuze, Guattari ; sur la subversion, qui est quand même la première réaction à ces situations qui nous écrasent, on pourrait relire Foucault, moi je pense même à Antonin Arthaud, à Frantz Fanon, mais quelque soit la densité des analyses, quelque soient les prémonitions, les intuitions géniales, parce qu’il y en a, quelque soit la solidité des argumentaires, ce ne sont pas là des livres de recettes. Et même lorsqu’on va chercher ailleurs, qu’on lise des livres comme Samir Amin, Furtado, Panéro, Saxe, des gens comme ( ?), Hobbs et j’en passe, Isavala ( ?), Laloum etc., on ne trouve pas des recettes toutes faites, ce sont des ouvrages où la pensée à le rôle, en quelque sorte, de l’inventaire de Socrate, c’est-à-dire qu’elle éclaire celui qui la porte et qu’elle éclaire seulement le chemin parcouru.
Une fois que je vous ai dit cela, quel est mon état d’esprit ? Parce que si l’on n’a rien entre les mains, comprendre c’est essentiel, c’est plus que la moitié du chemin. Mon état d’esprit, je le résumerais peut-être par une phrase, qui a marqué Marguerite Yourcenar, dans la correspondance de Flaubert, et cette phrase, c’est : « Les Dieux n’étant plus et le Christ n’étant pas encore, il y a eu de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été. » et Marguerite Yourcenar dit qu’à partir de cette phrase, elle va passer une grande partie de sa vie à essayer de définir et de dépeindre cet homme seul mais d’ailleurs relié à tout. C’est ainsi qu’elle va passer plus de dix ans de sa vie à écrire « Les mémoires de l’Empereur Hadrien ». Et cet Empereur Hadrien, qui est conscient - qui a étendu l’Empire romain - de l’influence réciproque et de l’interaction entre les territoires conquis et le gouvernement de Rome, c’est-à-dire ce que Rome impose mais aussi ce qui revient de ces territoires, qu’il s’agisse des Landes bretonnes, des forêts germaniques ou, surtout, de la semence d’idées dont la Grèce a fécondée le monde, cet Empereur Hadrien va, d’une certaine manière formuler son rêve pour Rome. Et ce rêve est intéressant, en tout cas pour cette partie-là, lorsqu’il va dire : « Quand je visitais les villes antiques, saintes, mais révolues, sans valeur présente pour la race humaine, je me promettais d’éviter à ma Rome ce destin pétrifié d’une Thèbes, d’une Babylone ou d’une Tyr. Elle échapperait à son corps de pierre ; elle se composerait du mot d’État, du mot de citoyenneté, du mot de république, une plus sûre immortalité. » Voilà donc comment il formule son rêve. Autrement dit, si nous, sans avoir plus de rapport que cela - çà, c’était juste une évasion dans le temps – avec l’Empire d’Hadrien, il y a quand même deux éléments qui nous raccordent. Le premier, c’était e savoir que si nous renonçons d’une part à penser et d’autre part à sublimer notre présent par une projection sur l’avenir, donc une période qui nous dépasse nous, nous renonçons à notre humanité et même à notre raison d’être. La deuxième et que je crois qu’aujourd’hui, justement, l’homme est à la fois seul et relié à tout. Il est seul parce que la conquête de la liberté et des libertés a pour risque possible à la fois l’isolement et la solitude. Mais il est relié à tout parce que la mondialisation, notamment la vitesse de la circulation des informations, l’intrication entre les économies, la relation entre les gouvernants des différents États, à travers les Conventions internationales, les protocoles, et Traités, tout cela et tout ce que nous faisons le faisons en présence du monde, comme le dit Édouard Glissant, c’est-à-dire que tous nos actes sont à la fois contraints par les actions du reste du monde ou amplifiés par leurs multiplication. Une fois que nous avons bien compris cela, nous comprenons évidement les limites de la façon dont nous pouvons agir mais aussi l’exigence morale, l’urgence d’agir.
La crise dans laquelle nous nous trouvons est une crise qui était prévisible, dans ses manifestations. Lorsqu’on nous parle de la crise des subprimes, qui n’est pas une bulle immobilière, mais une bulle financière sur l’immobilier, cette crise a été précédée par la faillite d’Enron et on ne parle plus d’Enron alors qu’Enron concentre en fait toutes les dérives que l’on a connues, que l’on nous signale sur le capitalisme financier : il y a la déréglementation du marché de l’énergie en Californie, il y a la comptabilité truquée, il y a le négoce sur les stock-options, il y a le délit d’initié, il y a la spéculation, il y a le blanchiment d’argent. En clair il y a une poignée d’actionnaires qui vont prendre en otage les producteurs, les consommateurs et les contribuables. Donc, ça, on l’avait vu, on l’avait identifié, on le savait. On a fait semblant de l’oublier et on nous parle de la crise des subprimes quelques années après. On nous parle aussi de Madoff, comme paradigme de l’escroquerie financière, sauf que Madoff a fait exactement la même chose Charles Ponzi à Boston, en 1924-1925.
Autrement dit, nous sommes dans des situations qui sont parfaitement connues, parfaitement auscultées, parfaitement disséquées et malgré cela, il nous est opposé que nous sommes devant des dérives, des dysfonctionnements, des accidents. Il n’y a pas d’accidents, il a bien le fonctionnement normal d’un système économique qui est tenu en otage par quelques dirigeants du monde qui ont des intérêts matériels et financiers aux désordres actuels. Donc, ce que nous pouvons faire évidemment, c’est regarder et relire tout ce qui a été écrit de génial et puis surtout écouter les philosophes que nous avons autour de la table, ce soir, et le lire. Et nous avons aussi à interroger ce qui se passe ailleurs. Parmi ce qui se passe ailleurs dans le BRIC. Les BRIC, c’est le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine, c’est-à-dire les pays émergents, qui, d’une certaine façon, amortissent les effets actuels de la crise. Ce qui se passe en Asie particulièrement, mais il y a des spécialistes dont je vais très vite, je vais signaler simplement une tentative, en 1997, lors de la crise asiatique, par le Japon de faire créer un FMI asiatique qui a été refusé par le véto des États-Unis au sein du FMI. Puis évidement tout l’ailleurs, particulièrement mon continent, c’est-à-dire l’Amérique du Sud, où l’on voit, parce qu’au-delà de ce qui a été écrit et de ce qui nous est proposé, il y a surtout les expériences qui sont vécues. Parmi ces expériences, il y a de grandes expériences populaires. On voit, par exemple, en Bolivie, au Venezuela, ces dernières années, l’émergence de masses populaires qui étaient complètement exclues, contre lesquelles et en dehors desquelles les gouvernements fonctionnaient jusque-là. Puis on voit aussi l’émergence, - pas forcément en termes de grandes masses humaines, de grandes masses populaires, mais en termes de positionnements idéologiques – de forces de gauche, c’est-à-dire de refus de cette économie libérale, d’autant que le continent d’Amérique-du-sud a beaucoup subi les intrusions intempestives des États-Unis qui les considéraient comme leur arrière-cour, c’est la fameuse théorie de Monroe.
Nous sommes dans ne période qu’Ariane Mnouchkine définit comme un temps de grande colère parce que nous savons bien que ce qui nous arrive n’est pas accidentel et que ce qui nous arrive sert encore un certain nombre d’intérêts et que nous ne pouvons pas nous contenter d’accepter les désordres actuels du monde. Aujourd’hui, lorsque nous nous interrogeons sur les espaces dans lesquels nous pouvons agir, sachant qu’il y a des espaces géopolitiques plus pertinents que d’autres. Nous restons attachés à l’État-nation. Nous avons interrogé l’État sur la source de son autorité - les deux minutes sont sûrement passées- et sur les contreparties qu’il a par rapport cette autorité notamment ce fameux monopole de la violence, que nous explique les théoriciens de l’État, que l’État utilise mais qu’il était progressivement en train de privatiser non seulement en cédant une partie de la sécurité à des sociétés privées mais en inscrivant dans la loi des droits, pour ces sociétés privées, de contrôler les citoyens. Donc, nous avons interrogé l’État sur ses responsabilités, ses responsabilités en matière de services publics. Et quel est l’espace géopolitique le plus pertinent pour l’énergie, l’eau potable, transport etc. ? Ça reste l’Union européenne, en tout cas pour ce qui concerne la France. Et le multilatéralisme, c’est-à-dire l’espace international dans lequel les États essayent de gérer non pas l’ordre du monde, mais les désordres du monde ? Ces temples du désordre du monde, on voit bien qu’ils ont des dysfonctionnements importants. Je pense que dans le débat, nous pourrons approfondir cela. - Je finis vraiment, ce n’est pas la peine de te pencher Emmanuel – Donc, vraiment, le multilatéral a besoin d’être réformer, ce n’est pas la peine de rêver de le démolir parce qu’il sera remplacé par encore du multilatéral et nous allons tout recommencer, peut-être moins bien encore. Donc, nous avons effectivement à nous interroger sur ce qui frappe les pays - aux portes de l’Occident et de l’Europe – qui subissent la crise alimentaire, 35% de la spéculation est la cause de la pénurie alimentaire que nous avons connue l’année dernière, des pays étranglée par ce que l’on appelle la dette odieuse, c’est-à-dire non seulement une dette qui a déjà été remboursée mais surtout une dette qui a servie à maintenir des dictateurs, à nourrir la corruption, à payer des armes, des pays qui subissent les fonds vautours. Tous ces désordres nous concernent, au plus près de nous. Nous subissons des violences au quotidien, toutes ces violences au loin nous concernent également. Si nous ne voulons pas les combattre, évidement il nous faudra renoncer à l’esprit de rébellion. Or, cet esprit de rébellion est extrêmement salutaire parce qu’il y a encore beaucoup, beaucoup de choses à faire dans ce monde invalide. C’est une citation d’Aimé Césaire.
Emmanuel Laurentin : Merci, merci Christiane Taubira.
Jean Birnbaum : Juste une question d’organisation, il faut avertir les autres intervenants, qu’il ne suffit pas de tutoyer Emmanuel Laurentin pour parler un quart d’heure de plus que ce qui était prévu à l’origine. Même si c’est très important de pouvoir tutoyer Emmanuel Laurentin.
Je vais vous présenter maintenant, Olivier Mongin, à qui l’on va passer la parole. Vous l’avez déjà entendu s’exprimer plusieurs fois. On ne l’a jamais présenté, donc, je voudrais le faire maintenant en rappelant qu’Olivier Mongin est écrivain et éditeur, qu’il dirige une des grandes revues de la scène intellectuelle française qui s’appelle, Esprit. Vous avez remarqué tout au long des derniers jours que c’est quelqu’un qui aime beaucoup citer des auteurs. Il a vraiment, je pense que c’est une de ses grandes qualités, une grande générosité de lectures…
Olivier Mongin : J’en ai moins cité que Christiane, tout à l’heure.
Jean Birnbaum : Oui, mais Christiane Taubira c’était une sorte de bibliographie alors que vous, c’était au fur et à mesure de vos réflexions. En tout cas, vous aurez remarqué qu’effectivement, non pas d’un seul bloc, chaque fois qu’Olivier Mongin intervenait, il citait Amartya Sen, le lendemain il a cité Lévi-Strauss, Marcel Mauss. C’est quelqu’un qui a une vraie générosité de lecture et de citations, ce qui n’est pas toujours le cas dans le milieu intellectuel aujourd’hui. C’est quelqu’un qui aime aussi reconnaître ses dettes à l’égard de ses maîtres. Il cite souvent Ricœur, Michel de Certeau, Claude Lefort aussi puisqu’il a été formé à l’école antitotalitaire. Et c’est quelqu’un qui passe aussi par l’ailleurs - puisque l’on a insisté sur cette nécessité de passer par l’ailleurs pour comprendre les impensés ou les contradictions de notre propre imaginaire ou vison du monde - mais lui, c’est moins un ailleurs géographique, en tout cas au moins autant un ailleurs géographique qu’un ailleurs disciplinaire. C’est quelqu’un aime bien bousculer les frontières disciplinaires, ce qui apparaît comme des objets légitimes et ce qui apparaît comme illégitime, indigne d’intérêt. Olivier Mongin est, j’en terminerais par là, l’auteur de plusieurs essais sur ce qu’il appelle les passions démocratiques et pour étudier les passions démocratiques, il ne recule pas devant les perspectives de creuser des questions comme celles de la télévision, du cinéma ou comme celles des humoristes les plus médiatiques aujourd’hui dans notre société.
Olivier Mongin : Merci. Après cela, on n’ose plus parler. À propos de cinéma, je n’en parlerai pas, je ne vais pas citer grand-monde, je vais faire un effort. Allez voir un film qui s’appelle « Frozen River » qui se passe au Nord de l’Amérique, des États-Unis. C’est un film tout à fait impressionnant. Vous avez une femme à qui on ne va pas livrer la maison qu’elle payait en crédits de subprimes et qui pour quand même trouver de l’argent va faire quelque chose, qu’elle ne voulait certainement pas faire, passer des clandestins à travers un lac gelé. C’est assez impressionnant. On a dit que l’on ne parlait pas assez de femme, c’est l’histoire de deux femmes. C’est un film magnifique qui vous rend visibles toutes les questions dont on parle depuis le début.
Alors, très vite parce qu’on a peu de temps, je voudrais dire simplement des mots d’éditeurs, c’est-à-dire de quelqu’un qui s’occupe de faire une revue entre autres et de publier des livres, avec d’autres. Dans les revues, je parle de la mienne en tout cas, on aime bien le mot de Hannah Arendt, « qu’est-ce qui fait événement ? ». L’événement, ce n’est pas l’actualité. Je dois dire que ce qui s’est passé maintenant depuis deux ans, ce n’est pas uniquement l’automne 2008, cela fait événement. Ça nous touche, ça nous trouble, ça nous désoriente, cela fait bouger, d’ailleurs on va faire deux numéros, novembre – décembre, je ne fais pas de publicité, « La crise, un an après ». Cela fait bouger mais moi, je fais partie des gens qui trouve que cela ne fait pas tellement bouger. Je pensais que dans les milieux proches, cette crise-là – mettons le mot entre parenthèse, il est très ambigu – ce qui s’est passé aller nous faire cogiter un peu plus, nous faire penser – on a employé le mot penser – je n’ai pas l’impression mais est-ce possible ? On y reviendra tout à l’heure, peut-être que ce n’est pas possible. Je ferrais juste quelques remarques sur l’absence de prise que l’on a. On a l’impression d’une absence de prise très, très lourde. Christiane appelle à la rébellion, on voit là sa générosité, elle a raison, mais la rébellion, pour l’instant, on l’attend, on l’a déjà dit à plusieurs reprise. Moi, je ne voie pas bien les prises intellectuelles pour l’instant, pourquoi ? Il y aura d’autres intervenants sur ces questions.
Je ferais deux à trois remarques juste sur les difficultés de perception, c’est-à-dire le brouillage qui est le nôtre qui fait qu’on a tellement de mal à comprendre ce qui se passe. Puis, je dirais ensuite que, quand même, il y a un certain nombre de ruptures qui extrêmement fortes qui sont là, qui étaient et qui remontent de manière précipitée et sur lesquelles on peut quand même travailler sérieusement. Pourquoi est-ce que les prises sont difficiles ? Parce que d’abord il y a un problème de langage, je ne reviens pas trop là-dessus parce qu’on l’a vu cette semaine, d’une certaine manière il y a un problème de langage. On a parlé le glossaire. On n’a pas le langage et très vite on parle économie. Cette semaine finalement on a surtout parlé économie, on n’est pas sortis de l’économie. On n’a pas un langage commun pour parler de la crise, le faut-il ? Je n’en sais rien. Il reste que ce que je perçois c’est qu’on a un langage pour parler de la crise qui est essentiellement un langage de spécialistes. Un langage de spécialistes qui est très peu interrogé, à mon avais. Un langage hyperspécialisé, et on l’a vu, ce n’est pas pour rien que le débat de la semaine a été le débat sur l’évaluation. C’est-à-dire que nous allons effectivement vers la spécialisation, vers l’hyperspécialisation. Et, nous savons que l’hyperspécialisation aujourd’hui, les critères et la norme, d’une certaine manière, sont ceux de la dite sciences économiques, des critères de compétitivité, d’efficacité. Donc, on a un vrai problème, qui est de voir qu’aujourd’hui la spécialisation outrancière est là pour nous aider à comprendre la crise et qu’en même temps, elle fonctionne avec les modèles de représentations intellectuelles qui sont à l’origine de la crise, essentiellement les normes économiques, financières etc., ce qui n’est pas sans poser des problèmes, je m’arrête là. L’autre difficulté, c’est que si l’on est dans un monde de l’hyperspécialisation à interroger en tant que tel, on voit très bien, et là je parle d’une revue, je parle comme éditeur, tout ce qui relevait, c’est le cas de beaucoup de gens dans cette salle, de ce que l’on a appelle pendant longtemps la culture générale, c’est-à-dire la capacité de mettre en rapport et d’agréger des réflexions venant de champ divers, est extrêmement difficile. Je pense que l’on a une très grande difficulté à continuer à continuer à parler en termes de généralités. Quand je dis culture générale, ne pensez pas essayisme ou je ne sais quoi, pensez intérêt général. La spécialisation casse le problème de la généralité de la réflexion. Donc, on est là, dans un contexte où l’Homo economicus se porte très bien. Et, citons quand même quelqu’un, l’anthropologue Louis Dumont, rappelait quand même que Suisses et Marx sont une même représentation idéologique du monde qui est celui celle de Homo economicus, ne l’oublions pas. Notre problème anthropologique est peut-être de sortir un petit peu de cette sur-représentation de l’économique dans la modernité.
Deuxième remarque, je voudrais dire qu’une très grosse difficulté, pour nous, c’est, je dirais, - c’est un terme que je n’ose pas emprunter à Michel Foucault – de dresser une cartographie qui n’a plus grand-chose à voir. Nous sommes devenus des cartographes, depuis Foucault, et la cartographie du monde, aujourd’hui, n’a pas grand-chose à voir avec celle qui est encore la nôtre. Je vais tout simplement dire deux, trois choses, que j’ai peut-être dites dans les courtes interventions des autres jours. Travailler sur la mondialisation, cela oblige à un renversement mental, à un basculement. Pourquoi ? La question du monde, ce n’est pas une question d’échelle supplémentaire et ça, c’est un des grands malentendus de la réflexion sur la mondialisation en France. On fait comme s’il y avait le local, ici, le forum de Montpellier, qu’on allait monter vers la région, vers le national, vers l’européen et puis, tout d’un coup, là-haut il y a le mondial. Non, pas du tout. Comprendre la mondialisation, c’est comprendre que l’on est immergé dans des flux multiples, des flux technologiques, d’images, d’information, de communication, de population… je continue et que ces flux, justement, ils nous environnement en permanence. C’est pour cela que l’on parle de navigateurs, d’internautes, de pirates, de tout ce que vous voulez. On est dans un monde liquide, c’est cela que cela veut dire et qu’il faut faire quelque chose là-dedans. Mais ce monde est déjà là, vous le savez, vos portables vous attendent, ils sont en train de crépiter, ainsi que vos méls. C’est-à-dire que vous êtes pris dans un courant continu, vous tous, comme tous les autres. Nous sommes dans monde de flux, c’est-à-dire que dans le plus petit local, le mondial est déjà là. Si l’on ne comprend pas cela, on ne peut pas avancer. On est immergé.
Deuxième question, je suis allé très vite, la mondialisation ne peut pas être interprétée qu’économiquement. Elle est multidimensionnelle. Je ne vais pas faire de l’Edgar Morin. On n’arrête pas de parler d’économie, reste que la crise elle se présente comme ça. On l’a déjà dit à plusieurs reprises, elle est politique, l’État s’est transformé. Elle est démographique. Elle est territoriale. Elle est culturelle. Et elle est religieuse, n’oublions pas cet aspect-là qui est quand même très important. Je cite un livre, je vous renvoie au livre de mon ami Olivier Roy, « La sainte ignorance », qui montre que la déterritorialisation du monde produit des types de pratiques. Au passage, je vous rappelle un thème que l’on n’a pas abordé, que la principale religion en 2050, cela ne sera pas l’Islam, cela sera à travers le Christianisme, les religions évangéliques, qui se portent très bien, pour tous ceux qui voyagent à travers le monde, Amérique latine etc. Il faut réfléchir un petit peu à ces choses-là.
Donc, la mondialisation est multidimensionnelle. Ensuite, la mondialisation, ce sont des tendances lourdes qui travaillent partout. Il n’y a pas la France et la mondialisation. Il y a des tendances lourdes qui travaillent la France comme tous les autres pays, simplement, nous avons des réponses singulières. Je ne peux pas aller beaucoup plus loin, mais sur le thème qui m’est cher, de l’urbanisme, on voit très bien que l’on a ce que l’on appelle un urbanisme d’environnement sécurisé, sur le modèle de condominium, qui travaille à peu près partout à l’échelle mondiale.
Emmanuel Laurentin : Il faut expliquer ce qu’est un condominium, tout le monde ne le sait pas. Ce n’est pas simplement une sorte de grande structure, c’est un endroit où sont séparés, dans une même ville, par exemple, des riches et des pauvres. Il faut expliquer cela.
Olivier Mongin : C’est sur le modèle d’un espace commercial, qui est un espace fermé. Ceux qui connaissent un petit peu l’Amérique latine, vous trouvez cela dans les périphéries des grandes villes. Donc, renversement, mouvement de bascule. C’est un renversement mental extrêmement profond que l’on n’arrive pas nécessairement à faire. Penser le monde aujourd’hui, ce n’est pas penser le monde qui serait là, là-dessus, très haut, c’est penser des trucs dans lesquels nous sommes, nous aussi, immergés. Immergés mais peut-être pas de la même manière que les autres, à tous moments. Une fois de plus, à Montpellier, on n’est pas Kinshasa.
Maintenant, les trois ruptures, je serai rapide, elles vont être reprises. Il y a une rupture qui n’a pas été évoqué, la génération Internet n’est pas tellement dans la salle, c’est la rupture numérique. Je fais partie des gens qui pensent que la rupture technologique, qui remonte à travers la crise financière, est énorme. Il n’y a pas de crise financière telle qu’on la connue s’il n’y avait pas effectivement le numérique, vous le savez aussi bien que moi, et tous les outils et techniques de manipulations de tous ordres. C’est-à-dire qu’il faut se poser la question du rapport virtuel-réel, un peu sérieusement, et cela, on ne le fait pas. Ça, c’est des questions qui sont derrière nous, devant nous, qu’il faut faire remonter. Je m’inspire simplement, je cite, d’un philosophe que j’aime beaucoup, mort aujourd’hui, Jean-Toussaint Desanti, grand historien des mathématiques, il avait écrit des choses très remarquables, quelque part avant sa mort, sur le numérique, il n’était pas du tout anti nouvelles technologies, de toute façon on n’a pas le choix, elles sont là et on travaille avec, il disait que c’est plus important que la révolution industrielle. Il disait quel est le problème du virtuel ? Le virtuel illimite le champ des possibles. Il vous fait croire que tout est possible. Ça, c’est la vraie question. Donc, il y a une illimitation du champ du possible, comme vous avez eu une illimitation des produits financiers, tout cela va de pair. Comme vous le savez on est dans un monde où l’illimitation est très, très forte, elle est tirée par le virtuel. Ce n’est pas seulement une croyance, ce sont des possibilités. Alors, après, mais ça, on y reviendra, cela touche un petit peu le rapport à l’utopie parce que si tous les possibles sont possibles, je n’ai pas nécessairement besoin d’utopie. Et ça, c’est un débat que l’on va ouvrir peut-être tout à l’heure. Et surtout, le problème du virtuel ce n’est pas qu’il annule le réel, on est toujours corporellement sur le siège devant l’ordinateur, c’est que le virtuel dévalorise le réel proche. Puisqu’objectivement, si tous les réels sont possibles, mon petit réel est nul, il est pauvre, il n’est pas intéressant. Ce n’est pas le cas, ici, à Montpellier, mais bon… c’est une vraie question, ce possible, ce côté illimitation des possibles, dévalorisation du réel.
Cela m’amène à mon deuxième point, très rapide aussi, qui est – on va retrouver cette thématique – illimitation et réduction effectivement du réel, vous le retrouvez aujourd’hui, de manière très, très clair, - et ça, pour moi c’est la rupture majeure, à titre personnel, la crise m’a fait comprendre, j’ai pris beaucoup de retard par rapport aux gens qui étaient là, hier, Madame Duflot etc. c’est-à-dire aux écologiques - que nous vivons, je l’ai déjà cité, Virilio, la fin de la géographie. Ce n’est pas la fin de l’histoire, nous vivons dans un monde fini. Fini, définitivement fini, une terre unique, on peut aller se projeter sur la lune, comme on nous le raconte l’occasion du quarantième anniversaire, ça, c’est peut-être des utopies que l’on se fait, nous vivons définitivement dans une terre unique. Donc, nous voyons très bien que nous sommes dans une situation où d’un côté il y a de la profusion, de l’illimitation et de l’autre côté, il y a de la rareté. On retrouve la question de la rareté : le problème des matières premières, le problème des pénuries, tout ce que Madame Georges a raconté, hier. Donc, on est dans ce monde fini, qui est un monde où nous devons gérer le rapport de l’illimité aux limites. Donc, nous retrouvons le problème des limites dans un monde où l’illimité restera toujours très fort. Vous n’allez pas faire disparaître le virtuel. Donc, nous devons gérer le rapport, effectivement, entre une tendance à l’illimitation et la nécessité de répondre à la rareté, vous voyez bien à quoi je renvoie, matières premières, éléments etc. Alors, cela m’amène à un thème que je ne fais qu’évoquer, qui est un thème qui m’est cher, qui est très développer par plein d’urbanistes en Italie, en Amérique latine, et qui n’est pas uniquement de parler, toute la journée, de régulation par le haut. Il le faut, moi, je suis très favorable au G20, le problème est de réaliser ces choses-là. C’est toute la thématique que l’on appelle la mondialisation par le bas. C’est-à-dire de penser la réinscription dans des espace-temps, disons des métropoles, dans des espaces-temps des flux qui sont extrêmement rapides. Cela veut dire retrouver un rapport à l’espace et au temps dans - je garde le mot métropole qui a ses ambigüités – des endroits où nous pouvons prendre nos responsabilités sociales, écologiques, etc. parce que dans un espace-temps plus limité vous devenez plus facilement acteur démocratique qu’au niveau du G20 et de gouvernement mondial en gestation éternelle.
Donc, j’appelle simplement à réfléchir, et là, vous avez de très bons auteurs, je pourrai y revenir dans la discussion, sur ces questions-là, aujourd’hui en France, comme Pierre Veltz, etc. Vous avez cette thématique, de la mondialisation par le bas, qui vous permet de réinscrire la question des limites dans un espace-temps, donc qui permet de repenser l’action démocratique. J’ai dit que la fin de la géographie, telle que je viens de l’évoquer, pour moi, c’est fondamental - cela ne veut pas dire que tout cela on a les moyens de le penser. Une autre question qui est fondamental, on y reviendra dans le débat, et François va tout de suite la reprendre, je pense, c’est la question du décentrement historique de l’Europe et de l’Occident. Cela veut dire que nous avons continué à vivre, encore dans les années 90, de manière hégélienne, que le monde allait s’assumer à travers l’occident, l’Europe etc. Christiane a parlé des BRIC, on va parler de la Chine, nous sommes dans un monde qui désormais ne se décline pas uniquement par rapport au monde occidental, par rapport à l’Europe. Et ça, c’est pour moi, la question historique, centrale. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, nous européens, - quand je dis européens, ce n’est pas l’institution, vous le comprenez bien, c’est l’esprit européen – l’esprit européen ce n’est plus maître du monde, c’est, d’une certaine manière, qu’il n’est lus la centralité du monde, le monde le nouveau monde américain ne l’est pas non plus. Donc, cela nous pose toutes les questions, je dirais, dans un monde fini de la multiplicité des cultures sur laquelle va rebondir François. Vous voyez bien que là, le problème est de savoir avec qui penser, qui travailler ?
Et d’un mot, pour finir, il faut savoir qu’il y a des écoles de pensée en Afrique du sud, en Afrique il y a des tas de gens extrêmement intéressants avec lesquels on travaille. Ce n’est pas nécessairement dans l’Hexagone que la réflexion la plus nerveuse est faite parce que vous avez des gens qui prennent les conséquences de la mondialisation, dans tous ses effets, depuis bien plus longtemps.
Je termine, pour faire plaisir, pas uniquement, me faire plaisir, j’allais dire à Christiane, par une phrase d’un grand monsieur qu’est Édouard Glissant, j’aime saluer le monde ultra-marin, j’avais fait ma maîtrise de lettre sur Aimé Césaire : La matière du monde, dit Édouard Glissant, s’éprouve échevelée, - je vous ai parlé du monde très échevelé – la pensée force à en surprendre la simple vue. Essayons simplement d’avoir une simple vue. Je pense que ce n’est pas pour rien que c’est le monde ultra-marin - c’est un vieux terme qui renvoi d’Outre-mer, comme vous le savez – qui, en France, nous réapprend à regarder notre propre monde. Merci.
Emmanuel Laurentin : Merci, Olivier Mongin.
Jean Birnbaum : Justement, cette nécessité, ou cette urgence, de décentrer notre point de vue et de le regarder comme du dehors, François Jullien en sait quelque chose. François Jullien, vers qui nous nous tournons maintenant. Lui qui n’en fini pas, livre après livre, depuis maintenant plus de trente ans, je crois, de bousculer la philosophie occidentale en la mettant à l’épreuve de son ailleurs radicale, à savoir la sagesse chinoise. Ainsi, dans son dernier essai, que je vous invite à aller regarder, acheter, lire, qui doit être, je suis sûr, là-bas sur la table de la librairie, qui me paraissait très limpide, très stimulant, très enthousiasmant, qui s’appelle, « Les transformations silencieuses ». François Jullien montre comment ce détour par la Chine permet de penser justement autrement la notion même de crise. En effet, dit-il, là où la raison – là c’est moi qui ajoute de Platon à Sarkozy – ne jure que par la rupture, les lettrés Chinois considèrent, eux, que les vraies transformations sont toujours des évolutions discrètes, graduelles et souterraines. S’inspirer de la pensée chinoise, dit donc François Jullien, c’est comprendre autrement les crises passées ou présentes, une plus comme une ligne de fracture entre l’avant d’un côté et l’après de l’autre, mais plutôt comme un passage entre deux étapes d’un même chemin. François Jullien, vous avez la parole.
François Jullien : Merci. Vous savez que le rôle des philosophes c’est d’essayer d’inquiéter la pensée. Et je voudrais d’abord inquiéter la pensée de la crise, de cette notion de crise. Ce mot que l’on a tous à la bouche, qui s’est répandu, qui était le mot de l’année, en quelque sorte, et dont je pense que ce n’est pas un mot neutre. Effectivement, c’est un mot qui nous vient des Grecs, qui ne peut pas se démarquer totalement de son marquage premier, qui est d’abord celui du théâtre ou dans le domaine médical. La crise au fond, c’est une représentation selon laquelle, on entre puis on sort. Donc, il y a une montée d’intensité, puis il y a un dénouement, avec une mise en récit qui n’est pas forcément l’histoire. Je ne veux pas dire que les gens n’ont pas souffert cette année, qu’il n’y a pas eu de désarroi, de l’émotion, mais est-ce que le terme de crise est le terme le plus pertinent pour dire cela ? En tout cas, est-il suffisant ? Est-il suffisant puisque je crois qu’effectivement quelque chose de théâtral s’inscrit en lui, de mise en scène, et encore une fois plus précisément si l’on dit entrer dans la crise cela veut dire que l’on pense déjà en sortir. La sortie est déjà présupposée, n’est-ce pas. Donc, on reconduit la vieille image du tunnel, entrée du tunnel, sortie du tunnel etc. Il me semble qu’il y a quelque chose de mythologique dans cette représentation.
Effectivement, ayant circulé dans d’autres pensées, plus précisément celle de la Chine, je suis amené à me demander s’il n’y a pas d’autres façons de configurer ce que nous vivons. Vous avez aimablement avancé cette notion de « Les transformations silencieuses », oui effectivement l’attention d’autres cultures, d’autres pensées, celle de la Chine, nous amène à réfléchir ce temps long, ce que les historiens récents appelaient ainsi, cette durée lente et plus encore celles des transformations qui parce qu’elles sont globales, parce qu’elles sont continuent, ininterrompues ne se voient pas, plutôt ne s’entendent pas, qui passent sous silence parce qu’elles sont globales. C’est comme vieillir. Vieillir, on ne se voit pas vieillir parce que c’est tout en nous qui vieillit et comme c’est tout et que c’est dans la durée, on ne se voit pas vieillir, on ne discerne pas, cela ne se remarque pas, donc on ne le remarque pas, bref. Il y a là quelque chose qui me paraît de l’ordre des processus de la vie et il me semble que cette notion de « Les transformations silencieuses » effectivement peut être féconde parce qu’elle me fait reconsidérer autrement ce que nous appelons, d’un mot là encore assez mythologique, l’événement [manque deux mots]. Je pense que l’événement, c’est plutôt l’affleurement sonore de transformations silencieuses. Ces toujours des transformations qui sont globales, continues, qui soudain affleurent et cela nous revient en plein visage, si vous voulez, de façon sonore, brutale. Voyez, il y a une chose sur laquelle nous avons difficilement prise dans la pensé européenne et qui nous revient à plein visage effectivement, le réchauffement climatique. C’est à l’évidence une transformation silencieuse. On ne voit pas la terre se réchauffer parce c’est global, cela met en relation plein de facteur différents, indéfiniment, parce que c’est continu, simplement soudain on en voit brutalement le résultat. On voit que les glaciers fondent, etc. c’est de l’ordre du résultat. C’est vrai que la pensée chinoise a beaucoup plus représenté les choses beaucoup moins sur un plan théâtral, il n’y a pas de théâtre dans la tradition chinoise ancienne, mais sur le mode de la maturation. Il y a des maturations qui soudain affleurent et font événement mais l’événement n’est au fond que le résultat saillant, sonore – événement sonore, comme disait Braudel – de transformations silencieuses.
Alors, si je me retourne vers ce qu’était le sujet de la journée, à savoir, je crois, la vie intellectuelle en France, je me demanderais s’il n’y a pas effectivement sous le staccato des événements, sous l’événementiel que les médias mettent en scène, théâtralement, là encore, s’il n’y a pas des transformations silencieuses qu’il faudrait faire apparaître et, disons, regarder de plus près. Il me semble que la scène intellectuelle française s’est profondément modifiée, et silencieusement, durant ces vingt dernières années et que la figure de l’intellectuelle, celle qui va, disons, de Sartre à Foucault, à Bourdieu, s’est elle-même silencieusement transformée. Parce que les médias ont pris toute l’importance qu’on leur connaît, parce qu’une figure de plus en plus visible, ou voyante même, est celle de philosophe d’opinion, celui qui donne son opinion sur tout, celui qui est interrogé tout le temps sur les plateaux et qui répond à tout, sans réfléchir et donc très facilement parce qu’évidemment il n’a pas à penser. Cela va très vite. Je ne donne pas de nom. Philosophe d’opinion, avec son costume, mais ce qui est plus grave ce n’est pas cela. C’est que ses positions outrancières paraissent de la radicalité théorique. Or, ce n’est pas cela. C’est de la gesticulation théâtrale mais cela paraît de la radicalité théorique, de la pensée profonde. Ce qui évidemment rejette dans l’ombre et progressivement ce que j’appellerais le philosophe d’élaboration, de travail. Nous sommes des travailleurs de l’ombre, parce qu’effectivement, le projecteur, progressivement, silencieusement s’est reporté vers cette scène théâtrale de la pensée mais qui n’est plus de la pensée.
Autre transformation silencieuse dont je m’étonne que l’on ne la remarque pas plus, qu’on ne la combatte pas plus, il suffit d’aller en librairie, je ne sais pas si vous avez regardé dans les librairies comment le rayon philosophie se rétrécit d’année en année, silencieusement, chaque fois que la libraire se réaménage c’est pour réduire cette espace-là, alors que ce qui se développe tout autour – en quoi la philosophie se retrouve comme ça réduite à sa portion congrue, moins que congrue – c’est ce que l’on appelle zen, le développement personnel, spiritualité, cette sorte de choses qui croient comme ça de plus en plus silencieusement et qui progressivement resserre, étreint et finalement étouffe la philosophie. Vous voyez, je plaide pour la philosophie, la vraie, prise dans cet enserrement graduel, silencieux qui l’étouffe.
Alors, est-ce à dire qu’il n’y a pas de pensée vigoureuse aujourd’hui ? Non. Mais c’est pour vous dire simplement que je ne suis pas sûr qu’il y ait, disons, une poussée de philosophie ou de pensée plus largement à cause de la crise. Je ne suis pas sûr, si vous voulez, que la pensée effective soit en réactivité directe avec ce que l’on appelle, je mets des guillemets, parce que je crois que c’est une notion, je vous l’ai dit, plus mythologique que véritablement pertinente, la « crise ». Je crois qu’il a des travaux aujourd’hui qui sont engagés, importants, de fond, modestes dans leur présentation mais têtus dans leur labour, dans leur sillon, et qui se situent au fond dans un second temps par rapport à ce qu’était la grande poussée théorique française des années 60-80. On a donc la génération précédente, celle de nos grands aînés, qui a bousculé nos cadres de pensée et qui a tressé une sorte de ( ?) des sciences humaines, de, disons, la façon d’avoir prise sur le monde. Souvent la philosophie ne cherche qu’une chose, c’est de trouver des prises sur les questions. C’est un problème de prises. Je crois que cette génération précédente a été marquante parce que ses prises étaient fortes mais aussi systématiques, voire totalitaires et aujourd’hui, nous travaillons en fait dans des interstices de cette prise, de cette main là. Il me semble que ce qui est fécond, dans la pensée aujourd’hui, c’est ce qui se travaille entre la philosophie et le non philosophique : l’art, la science, le politique, l’anthropologie, la psychanalyse… bref, c’est dans ce rapport de la philosophie, non pas dans sa propre histoire, dans son vis-à-vis avec d’autres disciplines, extérieures à elle, que se noue, que germe ce qu’il y a de plus fécond aujourd’hui dans les travaux contemporains. Alors, est-ce à dire que cette pensée serait décrochée du contemporain parce que non réactive à l’épiphénomalité du moment ? Je ne le pense pas mais il me semble que ce qui a changé progressivement, - là je rejoins un peu ce que vient de dire Olivier Mongin – c’est la configuration du négatif. Je crois que la génération précédente avait devant elle un négatif qui était extérieur, désignable et donc dénnonçable d’emblée. Et avec ce que l’on appelle la mondialisation, toute l’évolution contemporaine, le négatif est beaucoup plus enchevêtré, beaucoup plus emmêlé. Donc, la première vocation de l’intellectuel aujourd’hui, me semble-t-il, c’est justement de dépister, de repérer le négatif et de le féconder. Non pas de verser dans une sorte de consensus mou, du tout positif, mais de déceler les ressources d négatif et de les rendre intelligente. Voilà, pour moi, c’est cela la vocation de l’intellectuel à venir, ce n’est pas celui qui d’emblée dénonce, disant : c’est l’autre camp, l’autre classe, l’autre qui est mauvais. Je crois qu’il y a un travail beaucoup plus en amont qui est de discerner justement ce qui se fissure, de percevoir ces fissures, de voir comment elles pourraient donner du rendement, comment les rendre fécondes.
Vous voyez, par là, je voudrais introduire ce vers quoi faisait signe, gentiment, Olivier Mongin. Finalement, il me semble que la pensée à venir doit être une pensée beaucoup plus de la pensée à l’écart. Ouvrir des écarts de pensée. Alors effectivement, un écart majeur c’est l’écart de la pensée européenne avec les autres. C’est-à-dire qu’effectivement jusqu’à la génération précédente, eh bien, on confondait l’histoire de la pensée avec l’histoire de la philosophie européenne. Ce qu’était l’Europe. On avait une histoire de la philosophie, fort bien faite, qui nous présentait ce développement de la pensée comme étant le devenir nécessaire de l’esprit humain, la pensée de Lumières, n’est-ce pas. Un devenir nécessaire et quelque part l’idée que des Grecs à nous une transmission a été faite qui faisait que l’Europe portait cette pensée de la raison, cette pensée, disons, apte à éclairer le monde. Et je crois qu’il y a là un problème de génération. Ma génération sait maintenant qu’il y a d’autres pensées qui sont à prendre en compte et que notre tache est d’organiser le vis-à-vis. On dit dialogue, le dialogue, il faut bien entendre. Le vis-à-vis entre cette pensée européenne et d’autres pensées qui affleurent à notre horizon. Si l’on dit dialogue des cultures, dialogue des pensées, moi je veux bien entendre mais si l’on donne un sens fort aux deux composantes du terme à savoir à la fois le dia de l’écart et le logos de l’intelligible. Pour dire simplement qu’on abordant les autres pensée, on doit penser que toutes sont intelligibles, c’est-à-dire qu’au fond la notion de raison est sans doute marquée par son histoire européenne, celle de vérité encore plus, mais il y a une notion qui fait, je crois, pont entre toutes les cultures, toutes les pensées, c’est celle de cohérence. Il y a toujours de la cohérence, il y a toujours de l’intelligible. Toujours de l’intelligible mais cet intelligible - je dis cela parce que je suis absolument contre tout ce qui serait de fermer les cultures dans leur histoire propre comme des bulles, ce que l’on appelle le culturalisme. Certains qui m’ont mal lu croient que j’ai fait cela. Non, pas du tout. L’inverse, à savoir, au contraire, circuler entre les intelligibilités diverses pour les faire communiquer, pour mettre en valeur, promouvoir l’intelligence. L’intelligence n’est pas une faculté finie. L’intelligence dans son caractère gérondif, en chemin. Il y a je crois à remettre notre raison en chantier en circulant entre ces intelligibilités diverses, donc entre ces langues diverses parce que c’est d’abord dans la langue que l’on pense, de façon à organiser progressivement, patiemment le vis-à-vis des pensées. Vous savez on s’inquiète beaucoup, Oliver Mongin disait du tarissement des ressources naturelles, on dit que l’on va manquer de pétrole, on va manquer de ceci ou de cela, mais est-ce que l’on s’occupe du tarissement des ressources intellectuelles ? Or, elles se tarissent tout autant. Vous savez, l’envers de l’universel, c’est l’uniforme. L’universelle, c’est une exigence de la raison qui renvoi au nécessaire, grande construction de la philosophie européenne. Son envers, pervers, je dirais que c’est l’uniforme, la standardisation. Or, quand l’uniforme se répand partout, qu’il recouvre tout, on est tenté de le prendre pour de l’universel. Alors que l’uniforme, sa raison d’être, j’allais dire commerciale, disons économique, c’est le standard, c’est le stéréotype, la commodité, eh bien on risque de prendre la commodité de l’uniforme pour l’exigence de l’universel. Cela simplement parce qu’il y a diffusion partout des mêmes modes de penser. La dernière fois que je suis allé à Pékin, j’ai vu les mêmes piles d’Harry Potter, en Chine que chez nous. Donc, cela signifie que l’imaginaire des gens va marcher sur les mêmes figures, les mêmes représentations, les mêmes imaginations, bref. - c’est tout de même inquiétant – qui tendrait à faire passer l’exigence universelle sous couvert de l’uniforme, bref une confusion qui serait dommageable.
Alors, je dirais donc, rouvrir la pensée, faire travailler l’écart. Je pense que la philosophie, par principe c’est s’écarter. Je veux dire simplement que penser, en soi même, c’est toujours s’écarter. Je distinguerai donc écart de différence. Ce qui m’intéresse ce n’est pas la façon dont Aristote est différent de Platon, ce qui m’intéresse c’est la façon dont Aristote s’écarte de Platon, c’est-à-dire ouvre de l’écart. La notion de l’écart est différente de la notion de rangement, vous ranger en fonction du même et de l’autre. Il faut donc avoir une situation de surplomb et vous raccommodez en remettant comme ça, selon des cadres donnés, du même et de l’autre. L’écart, c’est une pensée exploratoire, heuristique. Ouvrir de l’écart, faire un écart, bref, c’est ouvrir un autre possible, ouvrir un autre accès à l’impensé. Je crois qu’effectivement l’intérêt de la mise en rapport des différentes pensées de part le monde, c’est d’introduire une nouvelle réflexivité qui permette d’avoir une prise sur notre impensé. Or, on a toujours plus d’impensé que de prise obliques. Or, la difficulté aujourd’hui, plaidant pour la philosophie de l’écart, plaidant pour une philosophie du disensus, ce qui est difficile, c’est que nous avons affaire constamment à leurs simulacres puisque vous savez que le non-conforme, le non-correct, eh bien, c’est le grand conformisme du jour. Je vous remercie.
Emmanuel Laurentin : Merci, François Jullien. Je vais vous présenter maintenant, le prochain intervenant, Mathieu Potte-Bonneville. Il est philosophe, spécialiste de l’œuvre de l’un de ceux qui ont bousculé notre cadre de pensée, disait à l’instant, François Jullien, à savoir Michel Foucault. Vous êtes membre du comité de rédaction de la revue Vacarme, membre du collectif, « Cette France-là » qui travaille sur les politiques d’immigration en France aujourd’hui, directeur de programme au Collège international de philosophie et coauteur, avec entre autres Philippe Artières, d’un livre qui s’intitule « D’après Foucault ». La parole est à vous.
Mathieu Potte-Bonneville : Merci. J’espère que mon intervention ne va pas vous sembler trop austère. Quand j’ai vu les termes de cette invitation, « Après la crise quelle(s) révolution(s) » et les termes de cette journée, « Vers une renaissance intellectuelle ? », révolution, crise, intellectuelle, ça m’a rappelé quelque chose. Je suis allé dans ma bibliothèque, j’en ai sorti une livre qui est maintenant un classique, qui est un peu austère, lui, puisque c’est un livre de philosophie des sciences que l’on doit à un monsieur qui s’appelle Thomas Kuhn. Un livre qui s’appelle « La structure des révolutions scientifiques ». Pour aller vite, Kuhn, c’est quelqu’un qui a introduit dans la philosophie de la pensée de la science deux idées importantes : l’une, que la science repose sur de grands socles historiques de présupposés, de méthodes, d’évidences, de postulats ; et deux, que ces socles historiques se succèdent, se renouvèlent, par crises. Voilà ce que Kuhn a montré pour la chimie, la physique, l’astronomie, etc. Et je me suis dit, la culture néolibérale n’est pas une science mais elle emprunte un certain nombre de ses éléments à la science, à la science économique, à la microéconomie. Est-ce que finalement on peut lire ce qui se passe aujourd’hui à la lumière de ce que raconte cet historien des sciences ? Je veux dire que nous sommes face à un socle d’évidences, dans la mise en ordre du réel, dans la conception du monde ; ce socle a été ébranlé et nous nous demandons, toutes et tous, s’il va tenir. Il va tenir mais comment il va tenir longtemps ? Est-ce que cela aurait du sens de jeter là-dessus le regard d’un historien des sciences, d’un historien de la pensée ? J’ai commencé ma lecture et j’ai trouvé au fil du texte quatre indications, qui me semblent drôlement intéressantes, pour comprendre la situation actuelle, pour essayer de la voir autrement. Première indication, l’évidence. Kuhn dit une chose très simple : un paradigme, – ces socles de la pensée, il les appelle des paradigmes – un socle de la science est toujours collectif. Il est collectif et il est mis en cause collectivement. Autrement dit, les très grands noms que nous connaissons, les Einstein, les Newton etc., ce sont les membres d’une foule qui au moment où ils travaillent avec eux. Autrement dit, la pensée est une activité peuplée. La pensée est une activité à plusieurs. Cela me semble très important parce que je crois qu’il ne faut pas confondre renaissance intellectuelle et renaissance des intellectuels. Je crois qu’il n’y a pas à regretter - il y a à le constater, François Jullien le faisait à l’instant – la disparition d’intellectuels majuscules, de l’auteur avec un grand A. J’ai beaucoup travaillé sur Foucault mais je ne suis pas sûr il faille regretter le type d’interventions, le type d’engagements, le type de personnage qu’incarnait quelqu’un comme Foucault. Au fond, ceux qui aujourd’hui tachent de le mimer, on n’en est pas très contents non plus, on n’a pas très envie de les entendre très souvent. Pourquoi ? Parce que je crois beaucoup, moi, aujourd’hui, que la pensée, les renouvèlements de la pensée critique sont des renouvèlements collectifs. Ce sont des renouvèlements qui passent par des collectifs, par des revues, par des associations, par des groupes avec des philosophes, des non philosophes, des penseurs, des militants etc. Et que c’est cela qui fait avancer, qui a des chances de faire avancer la réflexion. Le virtuel y aide d’ailleurs. Je travaille régulièrement avec des gens que je n’ai jamais vus. J’aie bien ça. J’aime bien ça parce que cela fabrique du collectif un peu, comme dirait l’autre, déterritorialisé. Importance du collectif, importance - je le mentionne seulement au passage – de l’organisation des collectifs. Pour que quelque chose se passe aujourd’hui dans la pensée, encore faut-il que les politiques de recherche ne fassent pas passer la pensée et la recherche sous une toise tel qu’il ne puisse rien s’y produire de nouveau. Ça, je crois que le président de « L’Appel des appels » en a abondamment parlé cette semaine. Ça, c’est la première chose. Deuxième indication que j’ai trouvée dans ce vieux livre, Kuhn dit une chose un peu surprenante, il dit qu’une crise scientifique, cela peut durer très longtemps et qu’une science qui ne satisfait personne, qui est démentie par l’expérience, peut rester très longtemps. Elle peu rester très longtemps tant que l’on s’est pas dit qu’il est plus important de la corriger que de la garder parce que la garder cela permet quand même de continuer à réfléchir, à penser, à mener son activité quotidienne, à aller dans son laboratoire de recherche le matin etc. Nous sommes des animaux d’habitude. Il ne faut pas croire, je crois, à cet égard, et là je rejoindrai tout à fait François Jullien, dans ce qu’il disait tout à l’heure, que parler de crise, c’est immédiatement parler de sortie de crise. Il y a même un leurre, à mon sens, aujourd’hui à parler de sortie de crise. Une amie qui travaille à l’OCDE, me disait l’autre jour son accablement parce qu’à l’OCDE, sur l’agenda de travail, il y a la post-crise. On sent bien qu’il y a là une aspiration, quelque chose qui est inscrit sur l’agenda, sur le récit, sur la manière dont les choses aujourd’hui se racontent, « penser la post-crise ». Il est évidemment indispensable de travailler à réduire les situations critiques dans lesquelles se trouvent les salariés aujourd’hui mais il est tout à fait indispensable à mon sens d’approfondir la dimension critique - intéressant critique, additif qui correspond au mot crise – de la situation actuelle. En un certain sens, de s’y installer, de ne pas rêver qu’elle s’interrompe trop vite, dans la pensée, cela s’entend. Troisième chose que Kuhn m’a apprise, dans ce texte, j’ai trouvé cela un peu surprenant, c’est qu’une science, une pensée, un système de pensée, ne se détruit jamais, n’est jamais abandonné parce qu’il ne marche pas, parce qu’il est démenti par une expérience. Il est abandonné parce qu’on le rafistole. Prenons l’exemple de l’astronomie, lorsque l’on mettait la terre au centre, cela ne marchait pas bien, un certain nombre de planètes on ne pouvait pas le voir comme ça, alors on rafistolait le modèle. Autour du cercle, on mettait d’autres cercles sur lesquels les planètes tournaient, on appelait cela des épicycles, puis des troisièmes cercles, quatrièmes cercles et la carte du ciel se mettait à ressembler à un sapin de noël, ce qui ne satisfaisait pour le coup personnes jusqu’à ce que Copernic dise, à peu près, dans la préface de son traité : La tradition astronomique nous a légués un monstre. Autrement dit, ce qi fait s’effondre sur soi-même un système de pensée, ce n’est pas le démenti du réel, ce ne sont pas les salariés que l’on met dehors où les milliards qui disparaissent, ce sont bien d’avantage les rafistolages et les incohérences que l’on est obligés d’introduire pour cela continue à marcher. Vous voyez à quo je pense, l’intervention massive de l’État dans le système économique, a contrario, à contrecourant de tous les présupposés de ce même système économique. L’intervention de contrôle sans garantie de l’État, je reste ému d’avoir entendu Christine Lagarde dire qu’elle attendait des garanties éthiques des banques à qui il s’agissait de donner de l’argent, je reste ému devant ce surgissement d’éthique. On sent bien là que quelque chose ne fonctionne plus, que quelque chose se met à grincer sur son axe. Au fond, en faisant intervenir l’État à ce point dans ce système, on porte à s’interroger sur ce système et même à s’interroger aujourd’hui sur ce qu’il faut entendre par l’État. Donc, si je pouvais développer sur ce point, je dirais volontiers qu’aujourd’hui, nous avons non seulement à repenser l’économie mais nous avons à repenser l’État. Nous avons à repenser le politique. Le changement de paradigme auquel il nous faut travailler c’est non seulement un changement de paradigme économique mais aussi un changement de paradigme politique, parce que de quoi l’on parle aujourd’hui quand on parle de « retour de l’État » ? C’est le « retour de l’État », de quel État parle-ton ? Est-ce que l’on parle de cet État qui a, dans on propre fonctionnement, introduit toutes les pièces du système néolibéral ? Est-ce que l’on parle de cet État, dont le philosophe Michel Feher, écrivait l’autre fois, dans un article remarquable, que c’était aujourd’hui le dernier refuge de la culture du résultat. La culture du résultat qui a failli sur les marchés continue de tourner dans l’État. Aujourd’hui, l’État se félicite d’avoir atteint son quota de reconduite à la frontière. L’État est une sorte de réserve naturelle de la pensée néolibérale. Cela ne peut être de cet État là dont nous parlons, sur lequel nous comptons pour relancer la machine. De la même manière, est-ce que nous parlons de cet État qui a troqué, qui a transmué sa fonction de protection sociale, cette protection contre les risques de l’existence, contre une fonction de protection policière ? Est-ce bien de cet État-là dont nous souhaitons le retour ? Il ne me semble pas. Le néolibéralisme ce n’est pas du tout l’absence de l’État, c’est la reconversion de l’État d’une fonction de protection sociale en une fonction de sécurisation d’offre de sécurité en termes policiers. De ce point de vue-là, il me semble, sans doute est-ce que l’on est toujours conduit à reconduire ses obsessions, que des questions comme la question des libertés publiques, comme la question de la gestion l’immigration aujourd’hui, ce ne sont pas des questions latérales par rapport à la crise en cours. Ce sont des pierres de touche de notre capacité à penser autrement l’intervention de la puissance publique, à changer de paradigme non seulement au plan économique mais tout autant au plan politique. Je termine, quatrième et dernier enseignement que j’ai tiré de Thomas Kuhn. Kuhn, dit une chose toute bête, il dit qu’on n’a jamais vu un scientifique renoncer à la science contre rien, se lever le matin et se dire, mon expérience n’a pas marché, j’abandonne. Certains disent je préférerais être acteur de cinéma - un physicien des années vingt qui le disait – parce que ça ne marche pas mon système, il n’en reste pas moins que l’on ne change pas de paradigme tant que l’on n’a pas un autre. Autrement dit et je crois que c’est important par rapport à toute une culture critique, qui s’est, depuis pas mal d’années maintenant quand même, construite autour de la thématique de la résistance. Mouvement d’un certain nombre, dans un certain secteur, disons, de la pensée et de la critique sociale, nous sommes habitués à penser en termes de résistance. Seulement la résistance, de même que la résistance du réel ne suffit pas à démentir la science, la résistance du social ne suffit pas à objecter à un système. Ce qu’il faut, ce sont des paradigmes alternatifs, ce sont des lectures alternatives de l’ordre social en cours et des problèmes qui sont devant nous. Ces lectures alternatives à mon sens elles commencent à exister, peut-être que l’on pourra en dire quelque chose tout à l’heure. Mais pour aller vite, nous sommes aujourd’hui face à trois crises : une crise de la propriété. Il y a quelques années, en 2007 je crois, Nicolas Sarkozy souhaitait développer massivement le prêt hypothécaire pour construire une société de propriétaires. C’est exactement ce qui s’est passé aux Etats-Unis. Autrement dit, nous sommes face à ne crise qui née pourquoi ? Parce que l’on a exacerbé l’idée de propriété tout en retirant aux gens les moyens d’être effectivement propriétaires en troquant les salaires contre les crédits. Nous sommes dans une société, nous sommes dans un système où la propriété est d’autant plus obsessionnelle qu’elle ne correspond plus effectivement au système économique au système technique en cours. La question de la propriété intellectuelle et de la loi ADOPI est ici assez proche mais la question de la propriété intellectuelle des moyens numériques est centrale. De ce point de vue, il me semble qu’il faut cesser de penser en termes de propriétés mais en termes d’usages. Il faut dire non, la question n’est pas d’être propriétaire mais de revendiquer l’usage. Deuxième point, nous sommes face à une crise écologique et de ce point de vue le concept ne va plus, ce n’est plus le concept de propriété qui a failli, c’est le concept de consommation. Le concept de consommation parce que la consommation détruit ce qu’elle consomme. Consommer, c’est consumer. C’est consumer ce que l’on consomme, c’est le brûler. De ce point de vue-là, on voit surgir dans la pensée tout un tas additif : durable, responsable, soutenable, qui désignent quoi ? Ils désignent une certaine manière de faire usage des ressources. J’ai tendance à penser que ce qu’il faut arriver à faire, c’est à passer là aussi, dans le champ de l’écologie, d’une pensée de la consommation à une pensée de l’usage. Enfin, un dernier point, c’est une crise de la gouvernance mondiale, crise de la gouvernance économique en particulier. Si vous lisez le dernier essai de Frédéric Lordon, qu’Emmanuel Laurentin citait tout à l’heure, Lordon propose de socialiser le crédit. C’est-à-dire de mettre en place des systèmes de crédit où l’octroi de crédit est géré par ceux qu’il appelle les parties prenantes. C’est ce que l’on appelle e anglais les steaks-holders, c’est-à-dire les gens qui sont parties prenantes des décisions, autrement dit quoi ? Les usagers. Il faut que le système de crédit, dit Lordon, soit confié à ceux qui en sont les usagers. Alors, je ne veux pas produire la synthèse trop vite mais j’ai l’impression que dans le champ de l’économie, comme dans le champ de l’écologie, comme dans le champ de la gouvernance mondiale, la gouvernance économique, il est peut être temps de faire, pour reprendre une belle formule de Nicolas Bouvier, dans ce très, très beau « Journal de voyage », il est peut-être temps de faire usage du monde, de nous faire usager du monde plutôt que propriétaire, plutôt que consommateur et plutôt que citoyen passif. Je vous remercie.
Emmanuel Laurentin : Merci, Mathieu Potte-Bonneville. Jean Birnbaum.
Jean Birnbaum : Nous allons maintenant passer la parole à Michèle Rio-Sarcey, que nous remercions pour sa patience, qui elle aussi mobilise un ailleurs. On a parlé d’ailleurs géographique, d’ailleurs disciplinaire, Michèle Rio-Sarcey serait plutôt d’ailleurs historien ou historique puisqu’elle explore les révoltes du XIXe siècle pour essayer de penser, aujourd’hui, les conditions d’une émancipation à venir. Elle aime mobiliser les textes de quelqu’un qu’on a beaucoup cité aujourd’hui, et d’ailleurs tout au long de la semaine, Michel Foucault. Elle aime aussi avoir pour compagnon de route un autre penseur qui s’appelle Walter Benjamin. Elle a signé plusieurs livres, que je vous recommande, notamment sur le printemps des peuples de 1848, sur l’histoire du féminisme, ou encore sur ce qu’elle a nommé, on est en plein dans notre sujet, le travail de l’utopie, avec, je le répète, un effort maintenu, opiniâtre, pour puiser dans les révoltes ou dans les espérances abandonnées, celles d’hier, l’inventivité d’une rébellion pour demain. Michèle Rio-Sarcey, je vous donne la parole.
Michèle Rio-Sarcey : Merci. Alors, ce n’est pas tout à fait l’enseignement que j’utilise en ce qui concerne les révoltes mais davantage je tends de récupérer ce que Benjamin appelle « les déchets du passé ». Mais je tenterai d’être relativement succincte parce que vous avez déjà été extrêmement patients et que l’on vous a fait pas mal de propositions, ouvrir des écarts, bien sûr ne pas renoncer à penser, essayer d’investir le négatif, vous voilà munis de moyens incontestables pour essayer de réfléchir la situation telle qu’elle se présente à vous, à la fois singulière, particulière, comme on le sait, parfaitement mondiale. Mais, par rapport à mes collègues, je prendrai un tout petit chemin de travers parce qu’il me semble que nous avons aussi notre part de responsabilité. J’ai voulu traiter, moi, la renaissance intellectuelle. Y-a-t-il une renaissance intellectuelle ? Je pense qu’effectivement il y a une renaissance intellectuelle mais elle n’est certainement pas là où on pense qu’elle est. J’espère que quelques éclats de la réflexion pourront éclairer quelque peu nos lanternes actuelles, mais je crois que nous devrions être un petit peu plus critiques à notre égard. Premièrement la question de la crise, que l’on a développée sur tous ses aspects, je dirais tout simplement qu’il y a véritablement une dénégation de la réalité. Seulement, ces débats, ceux ici, à Montpellier, ailleurs, tous les articles qui ont été écrits, ont peut être cette vertu, c’est de nous avoir éclairé sur les dysfonctionnements d’un système qui est bien antérieure aux effets spectaculaires, gravissimes de la crise financière. Ce système spectaculaire, antérieur, Benjamin l’a appelé la catastrophe. Catastrophe, liée à une évolution linéaire qui va de soi, je ne sais s’il s’agirait, comme François Jullien l’a dit, de translation silencieuse, en tout cas, peu silencieuse pour ceux qui l’ont vécue, au sens le plus fort du terme. La philosophie du progrès a laissé sur les bas côtés du chemin toute une série de déchets du passé qui se sont accumulés et qui, à l’heure actuelle, reviennent un petit peu à la mémoire d’une histoire qui a trop longtemps valorisée les pensées dominantes ou les pensées vainqueurs. Alors, peut être que cette vertu actuelle, essayons non pas de l’investir mais de réfléchir sur ce qu’elle nous apporte. Il me semble que les intellectuels, classiques, les intellectuels qui ont pignon sur rue, ou qui ont la voix des médias, ont largement une part de responsabilité. Nombreux sont ceux qui nous ont conduits, c’est-à-dire que l’on devait suivre la loi du marché, la loi de l’économie puisque la mondialisation nous obligeait à accepter les réformes telles qu’elles se présentaient. Et accepter les réformes telles qu’elles se présentaient cela signifiait tout simplement aller dans le sens de l’histoire. Une histoire dont on a déclaré la fin, avec Fukuyama, on a aussi déclaré la fin des utopies, si bien que tout ce qui n’allait pas dans le sens unique de cette histoire on considérait que c’était les effets collatéraux, comme je l’ai écrit, comme ce qui se passe à l’heure actuelle en Chine, après tout la misère ouvrière en Chine, c’est un effet collatéral de la révolution industrielle que l’on a bien vécu, nous, au XIXe siècle. Donc, les intellectuels, nous, avons véritablement des responsabilités parce que l’on a fait croire qu’il y avait un sens unique de l’évolution et du même coup nous avons oublié que cette évolution nous menait quelquefois à des chemins véritablement catastrophiques. Et ces chemins catastrophiques, ceux qui vivent au quotidien les licenciements, et pas simplement en France, savent parfaitement ce que l’événement signifie. Alors, je ne dirais pas avec François Jullien que l’événement c’est quelque chose de silencieux, une translation silencieuse, non. Je dirais plutôt avec Deleuze que l’événement est un devenir et que ce devenir critique est en train de renaître à l’heure actuelle. Alors, il est vrai, vous avez raison, Olivier Mongin, de citer Louis Dumont, que longtemps on a pensé que l’économique allait l’emporter sur le social et le politique. L’économique avait sa loi, il était absolument indispensable de suivre sa loi. Nous n’avions pas le choix, un petit peu comme la technologie à l’heure actuelle et le virtuel de ceux qui nous présentent aujourd’hui sur nos ordinateurs. Eh bien si, je pense que nous avons le choix. Nous avons le choix à condition bien entendu de ne pas faire ce que nous avons fait, ce qui a été fait en 1995, faire croire que l’évolution était immédiate et irréversible, et faire le choix de soutenir par exemple ceux qui n’étaient pas conviés à la table des négociations pour tout simplement débattre de leur devenir. L’événement, disait Deleuze, est en devenir. Et Louis Dumont qui a dit, effectivement, qu’il n’y avait qu’une loi, celle de l’économique, vous avez raison de rappeler la juste pensée de Louis Dumont dans ce domaine, mais Louis Dumont a dit aussi, entre le conflit et la hiérarchie, il préférait la hiérarchie. Alors, bien sûr, je vais choisir, moi, l’autre aspect, précisément, qui est le fondement de la démocratie, je préfère le conflit. Mais le conflit qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire tout simplement que nous ne devons pas abandonner, ce que disait Christiane Taubira tout à l’heure, notre faculté de penser. Et notre faculté de penser, bien entendu, ce n’est pas simplement penser dans la coure de Montpellier, remarquable, sous un ciel bleu, cela demande une exigence de liberté qui est particulièrement, véritablement, plus qu’exigeante, demande une responsabilité qui jusqu’à présent a été quelque peu oublié. Nous vivons, depuis des décennies, depuis le triomphe de la philosophie du progrès au XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, dans un système de délégation de pouvoir. Délégation de pouvoir aux experts, délégation de pouvoir aux représentants politiques, délégation de pouvoir tant et si bien que la seule volonté que nous puissions avoir aujourd’hui c’est de demander une protection. La protection est en quelque sorte le substitut de l’exercice du pouvoir. Et exercer son pouvoir, cela signifie tout simplement exercer son entendement, comme dirait Kant, sans la conduite d’un autre. Avant de venir, je n’ai pas lu Kuhn mais j’ai lu les articles de Foucault, ses commentaires sur les Lumières de Kant, le livre de Kant à qui on posait la question : Qu’est-ce que les Lumières ? Tant, justement, que qu’est-ce que les Lumières, c’est justement essayer de se servir de son propre entendement sans la conduite d’un autre, cesser de faire appel aux experts, cesser de faire – Olivier Mongin le disait tout à l’hure - appel aux spécialistes, cesser de faire semblant d’utiliser un langage totalement incompréhensible, voire intelligible, se réapproprier un savoir. Mais, qu’est-ce que cela veut dire se réapproprier un savoir ? Si nous voulons véritablement assister à la renaissance de l’intellectuel, et bien je crois qu’effectivement nous ne sommes plus au temps de Sartre. Sartre que j’ai beaucoup admiré, parce que je crois qu’il fait partie de ceux qui m’ont appris les chemins de la liberté, à partir de là, il expliquait que personne n’était responsable que soi-même de sa propre liberté. J’ai lu Sartre avant Kant. Il se trouve que j’ai cru comprendre ce que voulais dire Kant sur se servir de sons entendement sans la conduite d’un autre. Nous ne sommes plus à l’époque de l’intellectuel universel qui pense à la place des autres mais je crois que nous ne sommes plus non plus à l’époque de Foucault, qui valorisait l’intellectuel spécifique, dans des domines particuliers, pragmatiques, d’un certain point de vue, ou l’on était beaucoup plus efficaces dans le milieu dans lequel nous étions, mais nous sommes, je crois, à l’époque, et s’il y a eu un progrès, me semble-t-il, extrêmement bénéfique c’est le progrès de l’instruction. Nous sommes à l’époque de l’intellectuel critique. L’intellectuel critique qui déborde très largement bien entendu le cadre ordinaire des intellectuels classiques et des universitaires. Mais, cet intellectuel critique doit précisément s’emparer de la pensée, s’emparer de son entendement. Il ne peut rien faire seul. Et l’entendement se prépare aussi par la connaissance, donc l’apprentissage du savoir. Mais l’apprentissage du savoir, vous êtes bien placés, nous sommes bien placés, pour constater que ce savoir a été quelque peu malmené ces dernières semaines, ces derniers mois et on a tenté de lutter pour réfléchir et dire à nos gouvernants que décidemment le savoir ne pouvait pas être une marchandise. C’est une exigence à la fois individuelle et collective dont les universités sont responsables, sont comptables et j’espère bien que nos gouvernants cesseront de faire croire que le savoir doit se monnayer immédiatement, mais que c’est un savoir gratuit, qui doit appartenir à tous, et peut-être enfin, nous sommes en 2010, seront nous capables d’accomplir la promesse des Lumières, être en capacité de penser soi-même et cesser de déléguer cette capacité de penser à d’autres. C’est une exigence de liberté, mais la liberté est un chemin particulièrement difficile, toujours en devenir, comme l’événement, et pas toujours silencieux.
Emmanuel Laurentin : Merci, Michèle Rio-Sarcey. On va redonner la parole à nos autres intervenants. François Jullien ?
François Jullien : Juste deux mots, peut-être. Le premier, c’est parce que, je crois, qu’il y a peut-être un mélange des genres. Moi, personnellement, je souhaiterais que l’on distingue un peu ce qui est le bon sentiment, et les pathos que cela suscite, et puis ce qui est de ‘analyse. Oui, l’effet de pathos parce que, c’est cela que j’ai voulu dénoncer dans ce terme de crise, c’est qu’il y a un montage – montage médiatique aussi- entrée, sortie, quelque chose toujours de l’ordre eschatologique, du salut, c’est-à-dire que l’« on va sortir de la crise, qu’est-ce qui va se passer après ? Qu’est-ce qui va arriver enfin comme issue ? » Je crois que vous ne m’avez pas compris sur la question des transformations silencieuses. Je n’ai pas parlé d’événements silencieux. Non, les événements sont sonores. C’est les transformations qui sont silencieuses. Ce que je proposais, c’est que… c’est difficile en très peu de temps de dire des choses qui sont un peu complexes surtout quand on est entre plusieurs champs, pensée européenne, pensée chinoise, tresser cela, si l’on ne veut pas véhiculer des images toutes faites, des images d’Épinal. Il faut y aller un peu avec patiemment, modestement. Je crois que ce que je voulais simplement c’est que la dimension que nous laissons de côté, c’est la dimension de processus, de processivité, c’est-à-dire e ce qui est en cours. Et dans cette dimension d’indiscernable de ce qui est si progressif, et j’ai dit si global aussi, qui ne s’aperçoit pas et qui soudainement affleure brutalement, de façon sonore, comme événement. Je remettais en question simplement, là encore quelque chose e mythologique, qui est l’événement qui surgirait comme ça de lui-même et dont on cherche seulement a postériori les causes. Pour mettre un peu de poils à gratter dans nos affaires, je citerais simplement la phrase de Foucault, puisque vous citiez Foucault, qui dit dans la seconde page des « Les mots et les choses » : « Les utopies rassurent, les hétérotopies inquiètent ». Les utopies rassurent, c’est-à-dire que faire des autres mondes c’est facile. Les hétérotopies inquiètent parce que l’hétérotopies c’est travailler les écarts justement, c’est justement sortir de son lieu, non pas arriver à un autre mais, disons, produire des écarts, c’est-à-dire remettre de l’inventif, de l’exploratoire, or de la norme, bref, retrouver une figure inventif du décentrement, des embranchements possibles de la pensée. Donc, Première répons en tout cas.
Emmanuel Laurentin : Mathieu Potte-Bonneville ?
Mathieu Potte-Bonneville : C que disais, à l’instant, François Jullien me faisait penser que, je disais tout à l’heure qu’il faut essayer de s’installer dans la crise, ce qui peut sembler une parole bien légère par rapport à celles de ceux qui en soufrent, effectivement, je pense que là où François Jullien a raison c’est que la situation actuelle, appelons cela comme ça, déconcerte très profondément les schémas de temps sur lesquels et à partir desquels nous avons l’habitude de penser. C’est-à-dire qu’au fond, le temps est hors de ses gons, comme dit Hamlet, c’est-à-dire que non seulement le rapport à l’avenir est compliqué, le rapport à l’avenir proche est compliqué, le rapport de la crise à la résolution est très compliqué, si l’on pense au réchauffement climatique on est dans un schéma de devenir auquel nous ne sommes pas du tout habitués, il ne s’agit pas de penser un progrès possible, de penser un problème vis-à-vis duquel il y aurait une résolution prochaine possible, il s’agit de penser sur des dimensions de temps et sur des durées qui ne sont pas celles de l’imagination ordinaire, Spinoza dit : Au bout d’un certain temps tout se ressemble, le futur proche et le futur lointain tout cela se confond dans notre imagination - ce qui est assez logique. Et je crois que l’inadéquation de la notion de crise tient à cela. C’est-à-dire que les schémas de récits que nous avons l’habitude d’appliquer à l’action humaine et à ce qui nous arrive ne fonctionne plus ni dans le champ économique ni dans le champ écologique et de ce point de vue là, il faut arriver à réinventer des formes de temps, des formes de récit.
Emmanuel Laurentin : Olivier Mongin ? Rappelons que dans le dernier livre, « Les transformations silencieuses », François Jullien, vous évoquez justement cette question du temps.
Olivier Mongin : Justement j’étais intéressé par ce qu’a dit Mathieu Potte-Bonneville sur le problème de la propriété. Récemment, je travaillais avec Lipietz sur les problèmes de la forêt.
Emmanuel Laurentin : Alain Lipietz, rappelons qui est...
Olivier Mongin : C’est la question la plus centrale aujourd’hui dans un certain nombre de pays andins. Ça, c’est extrêmement important parce que l’on retrouve des débats qui étaient, alors là je me tourne vers l’historienne, au Moyen-âge. La forêt appartient à qui ? Le débat a lieu essentiellement en Bolivie. Elle appartient à qui ? À une tribu indienne ? À l’État ? C’est un bien de l’humanité ? C’est un bien collectif ? Oui, c’est un bien commun effectivement. Et vous voyez que ce débat qui traverse la littérature médiévale sur les biens communaux, il y a des livres extrêmement intéressants au Brésil là-dessus, ce sont des questions qui sont tout à fait centrales. Tournons nous chez nous, notre forêt qui appartient aux eaux et forêts, à l’État, c’est des forêts qui la plupart du temps sont impénétrables, fermées qui essayent de faire un peu d’économie mais qui n’entrent pas dans le cadre, la plupart du temps, d’une réflexion écologique qui serait extrêmement intéressante. Donc, une question comme celle de la forêt est une question qui bouleverse complètement notre manière de prendre les interrogations et interroge sur effectivement la propriété au sens très fort du terme.
Emmanuel Laurentin : Merci à toutes, merci à tous. Olivier Mongin, Christiane Taubira, François Jullien, Mathieu Potte-Bonneville et Michèle Rio-Sarcey pour ces « XIVème rencontres de Pétrarque », évidemment à Jean Birnbaum, à la co-animation de ces débats. Merci au Rectorat aussi qui ici, à Montpellier, qui nous ont accueillis pour la première fois dans cette magnifique cour du Rectorat, peut-être y serons nous l’année prochaine également. Merci à toute l’équipe : Jean Birnbaum, Camille Debras ( ?), qui a préparé toutes ces rencontres. Merci à l’équipe technique : Gilles Gallinaro, Isabelle Limousin, Christophe Loucachevsky, Alexandre James ( ?), Pascal Morel et à la réalisatrice, Nathalie Salles.