Introduction : Bonsoir, que veut dire pleurer pour une philosophe, pleurer pour de vrai ? Et ne pas pleurer pour de vrai, serait-ce pleurer pour rire ? L’affaire a-t-elle de quoi intéresser un philosophe ? « Les temps qui courent » vous invitent à une rencontre « lacrymophilosophique », bienvenue à vous, bienvenus dans « Les temps qui courent ».
La question des larmes vraies, des larmes de théâtre n’est pas tout à fait nouvelle pour le philosophe, elle remonte au moins à Aristote et à sa théorie de la tragédie. On pleure au théâtre mieux que dans la vie, et Aristote nous explique pourquoi.
Aujourd’hui les philosophes continuent à s’interroger sur nos différentes façons de pleurer et surtout sur les raisons et les stimuli si variés qui provoquent larmes et sanglots.
Maurizio Ferraris est le directeur du département de philosophie de l’Université de Turin. Il y dirige aussi le centre d’ontologie théorique et appliqué et il analyse quelques uns des paradoxes liés aux pleurs et aux larmes.
Il était récemment de passage à Genève, dans le cadre d’un colloque, intitulé « Littérature et variétés », Philippe Zibung l’attendait à la sortie.
Maurizio Ferraris : Les larmes ont un statut philosophique. Récemment il y a eu un grand livre d’un philosophe français, Jacques Derrida, qui a consacré un livre sur les larmes. Il y a environ quinze ans, il a fait un livre sur l’autoportrait qui s’appelait « Mémoire d’aveugle ». C’était un livre sur les larmes. Normalement les philosophes soulignent que l’œil est fait pour voir. C’est par exemple ce que dit Aristote : La vue c’est le maximum des sens de l’homme, cela permet de voir, de reconnaître les différences. Derrida disait : oui, il est vrai, mais quand même l’œil ça sert aussi pour pleurer, il a deux fonctions. Toujours Aristote, il a parlé de pleurer dans la Poétique puisqu’il se posait la question, que tout le monde se pose, comment cela se fait-il que le type de catastrophes, de tragédies, de choses pitoyables que l’on essaye soigneusement d’éviter dans la vie on va les chercher au théâtre ? La tragédie, c’était cela. Il donnait une réponse et d’autres philosophes ont donné d’autres réponses. La réponse d’Aristote, et c’est classique, disait que l’on va voir pour nous purifier, c’est-à-dire qu’on voyant ce qui se passe avec Œdipe, et cette famille un peu bouleversée, on peut supporter sa propre famille. C’était la réponse d’Aristote, c’était la catharsis, la purification.
Philippe Zibung : Sur les pleurs, la tragédie, pourquoi est-ce que l’on va rechercher au théâtre, par exemple, ce que l’on évite soigneusement dans la vie ? Est-ce que c’est parce que l’on a les émotions sans les problèmes qui accompagnent ces catastrophes ? C’est de l’émotion distillée que l’on vit au théâtre ?
Maurizio Ferraris : On peut faire un rapprochement avec ceux qui maintenant font des aventures sentimentales sur Second Life. Tous ces gens qui se rencontrent, se voient, se parlent, s’écrivent sans jamais se voir, sur Internet, c’est avoir des sentiments sans les problèmes de la vraie vie. Dans la tragédie, dans le sens d’Aristote, c’est la même chose. David Hume, le philosophe écossais, au XVIIIe siècle a raffiné la théorie d’Aristote. Il a dit que ce n’est pas seulement qu’on se purge, - catharsis, étymologiquement c’est vraiment se purger de ses propres angoisses en regardant les angoisses des autres- c’est aussi le fait que dans la tragédie tout est bien fait, bien ordonné, bien placé. Dans la vie tout est casuel, les tristesses sont désorganisées, les échelles ( ?) pitoyables sont sans grandeur, un peu comme par exemple les films de guerre. La guerre en tant que telle est très laide, on ne voit rien un peu comme l’expérience de Fabrice del Dongo à Waterloo ou de Pierre Buzogoff ( ?) à Bordino, c’est où la guerre ? Où est la bataille ? On ne voit rien, on ne comprend rien, on n’arrive à rien. Dans le film par contre, tout est bien rangé, tout est sophistiqué avec les temps exacts des spectacles, ce qui fait que parfois de jeunes gens sans expériences peuvent rêver de la guerre, qui est une chose affreuse, simplement parce que les films de guerre sont beaux du point de vue spectaculaires.
Philippe Zibung : Finalement, la vie vous assène les émotions de façon moins efficace que la fiction ?
Maurizio Ferraris : Oui. D’une certaine façon oui, puisque la vie est casuelle sans les temps exacts.
Philippe Zibung : Bien sûr les émotions ne sont pas compatibles.
Maurizio Ferraris : Justement, imaginons que pendant que quelqu’un fasse une scène pitoyable et qu’il y a le klaxon d’une auto dans la rue, dans le film ou dans la tragédie, cela n’arrive pas, ou bien il y a le portable qui sonne, ou arrive une pub dans l’E-mail, là, c’est quelque chose que l’on n’aimerait pas et qui se passe dans la vie tandis que dans la représentation tout est luxe et volupté, comme le disait Baudelaire.
Philippe Zibung : Donc, les émotions sont libres de tous parasites dans la fiction, d’où l’intérêt de l’âme humaine pour ce type d’émotions. Votre communication dans le cadre de ce colloque de Genève, « Littérature et vérité », portait le titre : « Pleurer, pleurer vraiment ». Donc, ce n’était pas seulement les larmes qui étaient au centre de votre exploration mais également le statut, comment dire, de la vérité de ces larmes et ces pleurs. Alors, où est cette vérité ? Y-en-a–t-il plusieurs ?
Maurizio Ferraris : Les philosophes, qui trouvent toujours des problèmes, se sont cassé la tête sur ce que l’on appelle le paradoxe de la littérature de la tragédie. Imaginons la finale d’Anna Karénine. Anna Karénine se jette sous le train et tout le monde pleure. Se pose le problème : comme nous savons qu’Anna Karénine n’existe pas, qu’il s’agit d’un roman, et plus tard qu’il s’agit d’un film, est-ce que nous pleurons vraiment ? Il s’agit d’un « véritable pleurer » ou c’est une « fiction de pleurer » ? Il y a eu plusieurs réponses. Ma réponse sur ce point c’est qu’il s’agit d’un « véritable pleurer » puisque qui nierait que lorsqu’on a peur devant Saïko ( ?) par exemple, on a vraiment peur ? Ou lorsqu’on pleure de la littérature on pleure vraiment ? De plus, il faudrait s’interroger sur le statut de ce « pleurer vraiment ». Dans l’intervention à laquelle vous avez fait allusion, dans le cadre de ce séminaire universitaire de Genève, j’ai fait une série d’exemples sur le « pleurer vraiment » pour démontrer que le partage entre le « pleurer vraiment » et le « pleurer faussement », pour ainsi dire, n’est pas si net et ne correspond pas exactement à la distinction entre la vérité et la fiction, ou la vie et l’art. Par exemple, imaginons que Monsieur X pleure pour sa femme…
Philippe Zibung : Après l’avoir perdue ?
Maurizio Ferraris : Il a perdu sa femme. Il pleure pour sa femme, il pleure vraiment, personne ne nierait que là il s’agit de « vraiment pleurer ». Mais imaginons que la proposition c’est : X pleure pour sa première femme, déjà on imagine qu’il est hypocrite qu’en effet il a divorcé et maintenant s’il pleure pour sa première femme, c’est peut-être quelque chose qui est fait pour le bénéfice des spectateurs en fait il ne pleure pas vraiment, etc. etc. Autre cas : X, pleure pour Diana Spencer –cela s’est passé en effet…
Philippe Zibung : Lady Di.
Maurizio Ferraris : Lors des funérailles de Lady Di, les gens pleuraient. Lady Di était en effet une personne réelle, qui était réellement morte, mais le « pleurer pour Lady Di » était-il vraiment différent du « pleurer pour Anna Karénine » ? Je crois que non parce que c’était comme une mythologie médiatique, pas simplement comme une véritable personne. C’était en effet une véritable personne mais la façon dont elle était perçue par le public, par ces gens qui ne l’avaient jamais conne et qui pleuraient, apportaient les fleurs etc.,…
Philippe Zibung : Au quotidien de ceux qui pleuraient, elle était un personnage fictionnel au même titre qu’Anna Karénine.
Maurizio Ferraris : Justement, vous ne pouvez pas nier qu’ils pleuraient vraiment.
Philippe Zibung : Il y a d’autres façons de pleurer encore, le phénomène pleurer ou le symptôme des larmes, vous le trouvez en épluchant les oignons, vous pouvez pleurer de bonheur, avoir le vin triste, etc. Est-ce que ce sont là des modalités des larmes ou des modalités des pleurs qui intéressent un philosophe ?
Maurizio Ferraris : J’avais essayé de faire une espèce de classement de qu’est-ce que cela veut dire « pleurer vraiment ». Par exemple, pleurer avec les oignons, cela serait « pleurer phénoménologiquement », c’est-à-dire que l’on a l’apparence de pleurer, on pleure en effet mais on ne dirait pas qu’on pleure vraiment si par « pleurer vraiment » on entend que les larmes sont la représentation d’une tristesse de l’âme de celui qui pleure. En effet, celui qui pleure est en train de se faire un repas, très bon avec ces oignons, donc, il n’est pas tout à fait triste. Il va se faire un rizotto pourquoi devra-t-il « pleurer vraiment ». Il pleure phénoménologiquement et il est déjà différent par exemple lorsque quelqu’un pleure après avoir bu du vin.
Philippe Zibung : Qui a le vin triste, comme on dit.
Maurizio Ferraris : Le vin triste. Il est en effet triste. On peut imaginer que sa tristesse est augmentée d’une façon pathologique par l’intoxication alcoolique dans laquelle il se trouve…
Philippe Zibung : Mais quand même on n’est plus à la surface, on est dans son âme comme un ( ?)
Maurizio Ferraris : Autre cas, par exemple : pleurer en rêve. On a un rêve très triste, parfois il arrive de pleurer un rêve. Qui nierait que lorsqu’on pleure un rêve, on pleure vraiment et pour des sentiments véritables ? Mais tout ce qui est présent dans le rêve n’est pas présent dans le monde. Pleurer pour un souvenir très triste, là aussi c’est quelque chose qui n’existe plus mais on pleure. Pleurer pour une faute, par exemple on me rapporte une nouvelle très triste, on me dit, par exemple, que mon conjoint est mort et je pleure, puis on me dit : non, c’était une fausse nouvelle, il n’est pas mort. J’avais pleuré vraiment mais en même temps quelqu’un pourrait dire : non, tu ne pleurais pas vraiment, vraiment puisque c’était une illusion, c’était une fausse information. De plus, il y a…
Philippe Zibung : Maurizio Ferraris, j’ai de la peine à comprendre la distinction entre « le pleurer vraiment » pour un deuil qui est avéré et un deuil qui est une fausse nouvelle ou une mauvaise farce. L’émotion instantanée est exactement de même nature. En quoi, pour un philosophe, les deux statuts, les deux modes de pleurs se distinguent-ils ?
Maurizio Ferraris : Du point de vue psychologique, vous avez parfaitement raison, il s’agit de la même chose. Du point de vue, disons, épistémologique, ce n’est pas la même chose puisque dans le premier cas on pleure pour quelque chose qui existe vraiment et dans le deuxième cas, la fausse nouvelle, on pleure pour quelque chose qui n’existe pas vraiment. C’est un peu comme, disons par exemple, la déception de quelqu’un qui lutte durant toute sa vie pour le bonheur de l’humanité et qui découvre que ce n’était pas le cas, il ne créait pas le bonheur pour l’humanité. Il y a une certaine déception. Donc, c’est un peu l’inverse de celui qui pleure pour une mauvaise nouvelle et qi découvre qu’elle s’avère être fausse. Mais du point de vue psychologique, vous avez raison, les deux pleurer sont exactement les mêmes.
Philippe Zibung : Donc, le paramètre vérité ou fiction n’est pas vraiment pertinent pour distinguer valablement les différents statuts, les différentes façons de pleurer, on va dire. Alors, il y a la conscience, l’inconscience qui est peut-être un autre critère, il y a aussi la présence du stimulus, de la raison de pleurer plutôt et de son absence. Comment vous distinguez ces différents éléments ? Prenons le cas, par exemple, de la dépression. La dépression, c’est une émotion qui n’a pas d’objet. Est-ce qu’elle est moins vraie pour autant ? Est-ce qu’elle a un autre statut parce que simplement on n’arrive pas à définir l’objet, de cette émotion négative ?
Maurizio Ferraris : En effet, vous mettez l’indice sur un objet important. Apparemment, il n’y a aucune différence entre le pleurer pour une chose vraie et le pleurer pour une fausse nouvelle mais si l’on compare à la dépression, la différence entre tristesse et dépression il y a une question de présence ou d’absence d’objets. On dit que quelqu’un est déprimé parce que justement dans le monde extérieur il n’y a rien qui justifie son état d’âme tandis que si quelqu’un est triste c’est parce qu’il y a un état des choses, quelques objets, dans le monde extérieur qui le rend triste. C’est la même chose pour le bonheur. En effet, par exemple, il y a une différence dans le langage commun - comme il y a une différence entre malheur, tristesse d’un côté et dépression de l’autre – entre bonheur et euphorie par exemple. Par exemple, les médicaments disent : « attention, parmi les effets collatéraux, peut provoquer de l’euphorie ». Imaginons que l’on écrive : « peut provoquer le bonheur », cela serait évidemment un usage bizarre du langage. Pourquoi ? Parce que le bonheur est quelque chose qui dépend d’un objet ou d’un état des choses dans le monde extérieur tandis que l’euphorie est simplement un état chimique qui est produit par les enzymes dans notre cerveau. Lorsque Stendhal disait que la beauté est une promesse de bonheur, il voulait dire qu’il y a quelque chose là, dans le monde extérieur qui nous dit quelque chose et nous promet du bonheur. Et si quelqu’un prenait - imaginons qu’existe une pilule du bonheur – une pilule du bonheur, cette pilule serait celle de l’euphorie puisqu’elle produit quelque chose chimiquement dans notre état d’âme, dans notre intériorité qui nous semble le bonheur.
Philippe Zibung : Donc, en somme, phénoménologiquement l’euphorie et le bonheur c’est la même chose qui les distingue, c’est la présence ou l’absence d’objet mais d’un point de vue phénomène c’est la même chose ?
Maurizio Ferraris : Oui, oui, en effet c’est la même chose. C’est bien ce que l’on essaye de produire par exemple, les gens qui font du jogging, ils essayent de produire des endorphines qui se déchargent dans leur cerveau, ils sont contents mais là il n’y a pas une véritable différence du point de vue phénoménologique, de psychologie intérieur, de ceux qui mangent du chocolat, qui apparemment fait la même production d’endorphines. Les plus paresseux mangent du chocolat, les moins paresseux font du jogging mais dans les deux cas, c’est la tentative de produire un état dans notre psychologie personnelle, privée…
Philippe Zibung : En se dispensant de créer l’objet, c’est-à-dire les conditions d’un bonheur.
Maurizio Ferraris : Justement, quelle est la différence entre voir une comédie, faire du jogging et manger du chocolat ? C’est que ce n’est pas le jogging en tant que tel qui produit le bonheur, c’est la décharge d’endorphines, qui suit le jogging, qui produit le bonheur. C’est la même chose pour le chocolat. Tandis que pour voir une personne qui est aimable, faire un dîner avec quelqu’un qui est très amusant, plein de blagues, par exemple, ou regarder un spectacle amusant à la télé ou voir une comédie, là, c’est toujours un objet extérieur qui provoque notre état d’âme. Tandis que dans le cas du jogging, du chocolat, des pilules, ou du vin puisqu’il n’y a pas seulement que du vin triste, c’est quelque chose de chimique dans notre cerveau.
Philippe Zibung : Votre discours, Maurizio Ferraris, a un je ne sais quoi de paradoxal. Vous dites que les choses sont très différentes pour en fait en venir au fait qu’elles sont exactement identiques. Identiques dans leurs phénomènes, puisque vous parlez de bonheur et d’euphorie qui sont finalement le même phénomène, y compris d’aller voir une comédie, de boire le vin - dans l’hypothèse positive où l’on a le vin plutôt joyeux que triste – et finalement il y a des stimuli extérieurs qui eux sont totalement différents et qui semblent dire : attention, on ne parle pas de la même chose parce que l’objet de référence est totalement différent.
Maurizio Ferraris : Selon moi, la véritable différence ce n’est pas : « objet vrai » - « objet de fiction » mais « objet extérieur » - « objet intérieur », là est le grand partage. Par exemple, imaginons, pour continuer avec le vin, le vin joyeux. Le vin joyeux produit de l’euphorie si quelqu’un boit une bouteille de vin et par hasard il a le vin joyeux. Il produit du bonheur si, imaginons que c’est quelqu’un qui collectionne des bouteilles et il trouve une bouteille très rare de Château Lafite de 1925. Il la regarde, il la contemple, il la met dans sa collection, là, c’est du bonheur. Objet extérieur dans ce deuxième cas, effet chimique dans le premier cas. Là, c’est le grand partage et non pas le fait que, par exemple, Ophélie ne meure pas vraiment dans la tragédie, donc notre tristesse serait fausse. En plus, il faut réfléchir aussi sur cette circonstance. Imaginons, dans la tragédie, que les choses qui étaient dans la tragédie étaient vraies, c’est-à-dire que ce qui se passe dans la fiction étai ce qui se passe dans l’histoire, quelque chose de vraie. Est-ce qu’on pourrait pleurer mieux ? Je disais Ophélie. Je suis au théâtre, je regarde Hamlet et au moment où Ophélie se noie, si Ophélie se noie vraiment, je ne pleurerais pas, j’essaierais de sauver Ophélie…
Philippe Zibung : Donc, l’avantage de la tragédie, c’est qu’elle ne me demande rien ? Elle me demande de m’installer dans mon statut de spectateur, de me concentrer sur mes émotions, elle ne m’interpelle pas. Ophélie ne s’attend pas vraiment à ce que je me précipite à son secours ?
Maurizio Ferraris : Justement, la Poétique d’Aristote traitait de la tragédie et de la comédie. Le problème c’est que la partie sur la tragédie s’est conservée et celle sur la tragédie s’est perdue. Donc, les philosophes ont beaucoup parlé du « pleurer vraiment », assez parlé du « pleurer vraiment » et peu du « rire vraiment », peut être parce que la partie sur la comédie s’est perdue. Mais, sur le « rire vraiment », selon moi, c’est un exemple encore plus évident du fait que ce partage entre vérité et fiction, dans ce type de sentiments, n’a pas lieu d’être, puisqu’imaginons : est-ce que l’on ne rit pas vraiment lorsqu’on nous raconte une blague ? Est-ce que l’on peut imaginer quelqu’un à qui on raconte une blague qui dit : d’accord, dites-moi, si cette blague se réfère à une vérité historique ? Dans ce cas, je vais rire ou bien c’est simplement fictionnel et dans ce cas je n’ai aucune intention de rire. Clairement, c’est un cas paradoxal, qui ne se poserait pas. On rit et au fond les meilleurs rires de notre vie sont ceux produits par des blagues.
Philippe Zibung : Donc, on n’a vraiment aucune exigence de vérité, de véracité lorsque l’on rit. On ne donne pas plus volontiers son rire à une histoire si elle est vraie que si elle est fictionnelle ou est une blague.
Maurizio Ferraris : Oui. On a besoin d’objet. On n’a pas besoin d’objet vrai.
Philippe Zibung : Mais qu’est-ce que c’est un objet intérieur émotionnellement efficace, si je peux me permettre cette formulation un peu complexe ? Il est intéressant l’exemple de ( ?) que vous avez observé, on été partie des larmes, au début de notre entretien, et que par bonheur maintenant à jeter un coup d’œil sur le rire et les conditions du rire. Alors, qu’est-ce qui fait qu’une blague est drôle ? C’est l’éternelle question et peut-être que l’on n’arrivera pas à formuler une réponse aujourd’hui mais quelle est l’exigence, l’attente de quelqu’un qui serait disposé à rire ?
Maurizio Ferraris : Là, vraiment, il y a une bibliographie infinie et parmi tous ces ouvrages je place l’essai de Sigmund Freud sur le vice, en plus c’est amusant puisqu’il rapporte pas mal de vices…
Philippe Zibung : Cela fait office d’anthologie en même temps.
Maurizio Ferraris : Exactement. Il dit une chose très vraie, il dit qu’on ne pleure et on ne rit jamais tout seul. C’est-à-dire est le « pleurer » et le « rire » est quelque chose qui a trait à notre condition de socialité. Qu’est-ce qui nous fait rire ? Qu’est-ce qui nous fait pleurer ? C’est toujours quelque chose qui raccroche à l’humanité. En effet, il est difficile de rire de choses naturelles, c’est un peu étrange, ce sont toujours des choses qui ont trait aux codes sociaux qui gèrent notre existence. Selon moi, les blagues ont un intérêt philosophiques immense parce qu’elles sont la chose la plus semblable aux mythes qui existent, puisque les mythes ont cette caractéristique de ne pas avoir d’auteurs. Si quelqu’un venait nous dire : j’ai inventé un mythe, cela ne serait pas un mythe, ça serait un conte. Même chose pour…
Philippe Zibung : Cela serait même une assertion, une posture ridicule, « j’ai inventé un mythe ». C’est cela qui ferait rire en fait.
Maurizio Ferraris : Voilà. En effet, Platon a inventé des mythes mais il n’a pas dit : voilà le mythe que j’ai inventé ce soir. Et c’est la même chose pour les blagues. Est-ce qu’il y a quelqu’un qui arrive et dit : « hier soir, à 10h30, j’ai inventé cette blague, écoute » ? Cela ne fera pas rire. On dit toujours : tu connais la blague du Belge qui rencontre un Portugais… etc.
Philippe Zibung : Il ne faut pas que cela soit un objet de création, il faut que cela soit un objet du monde ?
Maurizio Ferraris : L’objet du monde auquel on se réfère, que l’on se transmet, exactement comme le mythe.
Philippe Zibung : Il y a un exemple qui m’intéresse, on parlait du spectacle, vous disiez tout à l’heure, que le stimulus d’émotions mis en spectacle est plus efficace que les autres, pour les raisons que vous avez clairement décrites. En comparant deux spectacles, vous avez évoqué Ophélie d’Hamlet. Elle se noie, cela nous fait pleurer, dans la réalité cela ne nous ferait pas pleurer. Un autre spectacle, les Chrétiens jetés aux lions. On n’attend pas de moi que je vienne secourir le Chrétien, si je suis citoyen romain, que j’aille le secourir des griffes du lion. Donc, je suis dans une situation analogue. Par contre, si je me mettais dans le public de Circus Maximus à pleurer au milieu des spectateurs, je me sentirais un petit peu incongru, on n’attend pas de moi que je pleure pourtant c’est une tragédie, c’est une mort, une mort tragique. Qu’est-ce qui s’est passé là ?
Maurizio Ferraris : Il s’est passé quelque chose de vraiment paradoxal parce que je suis un Romain, je vais au Circus Maximus pour voir des Chrétiens mangés par les lions. Je ne pleure pas, je suis très content, cela m’excite. Ils n’allaient pas là pour pleurer mais pour s’exciter cruellement à la vue de la mort véritable d’un homme. Imaginons maintenant que quelqu’un va au cinéma et voit un film sur les Chrétiens mangés par les lions, peut-être qu’il va pleurer parce qu’il y a tout une histoire larmoyante des loutchous ( ?) qui étaient fiancés, qui espéraient la vie éternelle et pour ne pas mentir son espoir dans la vie éternelle se trouve dans le Circus Maximus dévoré par le lion etc. Donc, c’est une attitude différente. On peut pleurer si la construction est bonne. Selon moi, et selon bien d’autres évidemment, c’est toujours la construction qui décide si l’on pleure ou on ne pleure pas et c’est la construction qui décide si l’on rit ou on ne rit pas, l’exemple des blagues est évident. Qu’est-ce qui fait l’effet comique ? L’effet comique, c’est la bonne construction. Exactement comme l’effet tragique.
Philippe Zibung : Mais aussi le contrat passé avec le spectacle. Dans le cas de Circus Maximus et des Chrétiens dévorés, je passe un contrat qui dit : je ne suis pas venu voir quelque chose qui me fera pleurer. Je ne m’intéresse pas à tout ce qui éventuellement pourra me faire pleurer.
Maurizio Ferraris : Oui. Sans aller chercher Circus Maximus, imaginons un match de football, il y a quelqu’un qui se jette parterre - parfois il exagère - pleure, attrape sa jambe, hurle etc. les gens ne pleurent pas, pas du tout pace que le contrat est qu’on est en train de voir une lutte entre deux équipes et pas les souffrances humaines des gens qui sont impliqués dans cette lutte. Il peut arriver par contre, après quinze ans, à la fin de la carrière d’un joueur, qui était un grand joueur, on voit les moments de gloire et de souffrances, on revoit le même joueur qui s’attrape la jambe et pleure et là on pleure, on se dit : oh le pauvre, regarde…
Philippe Zibung : Maurizio Ferraris, en conclusion quand même puisque l’on est dans le monde, dans l’actualité, est-ce que l’Euro vous a donné l’occasion de rire ou de pleurer vraiment ?
Maurizio Ferraris : Je ne ris et je ne pleure pas vraiment pour le football parce que je suis un affectif par rapport au football. C’est une limite surtout pour un Italien j’imagine.
Philippe Zibung : J’imagine ! Cela ne doit pas être facile à vivre tous les jours.
Maurizio Ferraris : Oui, mais cela donne des avantages. Par exemple, on peut parcourir la ville pendant que tout le monde regarde la télé etc. On a des avantages immenses.
Conclusion : Nous en savons donc désormais davantage sur les caprices de nos larmes grâce à Maurizio Ferraris, directeur du département de philosophie de l’Université de Turin et directeur du centre d’ontologie théorique et appliquée. Maurizio Ferraris qui s’exprimait tout récemment à Genève dans le cadre d’un colloque intitulé : « Littérature et vérité », organisé par le département de philosophie de l’Université de Genève.
Sur notre site internet, vous trouverez quelques liens sur le thème du jour et sur notre invité.
Cette émission vous était proposée par Philippe Zibung, avec la collaboration d’Yves Roulat ( ?), Isabelle Watson et Anik Schuin. À demain.