Fabrique de sens
 
Accueil > Médiation scientifique > Tension entre liberté de recherche et responsabilité, Isabelle Stengers

Tension entre liberté de recherche et responsabilité, Isabelle Stengers

Contribution d’Isabelle Stengers, dans le cadre du cycle de colloques « Pour une recherche scientifique responsable », organisé par Sciences citoyennes, mise en ligne avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Deuxième colloque intitulé : « Responsabilité et pratiques des chercheurs »

Mardi 29 mai 2018 à l’EHESS, Paris

« Tension entre liberté de recherche et responsabilité », par Isabelle Stengers

Lors du colloque du mois d’avril, Sarah Aguiton nous a rappelé que, au début des années 2000, les pouvoirs publics annonçaient le grand projet d’institution d’une « démocratie technique ». Les choix scientifiques et techniques seraient ouverts aux préoccupations et demandes du public. Elle a décrit certaines des raisons de l’abandon de ce projet désormais considéré comme un échec. Elle a souligné que, du point de vue des pouvoirs publics, il s’agissait d’abord de désamorcer les mouvements de contestation et la méfiance publique envers certains développements scientifiques. Il fallait d’abord éviter que se répète un événement comme celui de la résistance aux OGM.

Je voudrais souligner un autre aspect de cet échec : le fait que pour beaucoup de chercheurs mobilisés autour de thèmes porteurs d’innovation, ce genre d’ouverture a été vu comme une demande encombrante, imposée par des idéologues qui ne connaissent rien à la science. Ainsi, les chercheurs en science sociales qui furent « embarqués », attachés à des groupes de recherche porteurs d’innovation afin de les sensibiliser aux questions touchant les conséquences de leur travail ont été le plus souvent accueillis avec indifférence – parce qu’il le fallait bien : « Faites comme chez vous, voilà votre bureau, mais ne nous faites pas perdre notre temps ». Pour beaucoup de chercheurs, l’idée d’une science responsable promue aujourd’hui par les pouvoirs publics, communique à nouveau avec une exigence de plus imposée par les politiques pour rassurer un public peureux ou pour éviter qu’il se mêle de ce qui ne le regarde pas.

Lorsque nous posons ici la question d’une recherche responsable, nous devons savoir que les chercheurs, alors même qu’ils se sentent trahis par les pouvoirs publics, qu’ils en appellent au public pour « sauver la recherche » de sa marchandisation, ne seront pas d’avantage aujourd’hui qu’hier nos alliés.

Pour caractériser la tension prévisible entre la liberté de recherche, à laquelle tiennent les chercheurs, et la responsabilité, qui leur semble hors propos, le Manifeste proposé par Sciences citoyennes a décrit la liberté obtenue par les communautés académiques comme un « pacte faustien ». Le mot est dur. Faust vend son âme pour avoir accès aux secrets de l’univers. Pouvons-nous dire que le type de liberté que la science a obtenue lui a fait vendre, et donc perdre, son âme ?

Quelque chose frappe lorsque l’on entend bien des chercheurs défendre le droit d’une science libre et désintéressée à ne pas avoir à rendre des comptes, à ne pas se poser des questions comme celle de la responsabilité de ce qu’elle rend possible. C’est la pauvreté stéréotypée de leurs arguments. Ainsi on entend : « c’est à la société de décider », mais il s’agit d’une pauvre abstraction. Avec quels moyens, cette décision de « la », soumise à quels rapports de force ? Cela n’intéresse pas. La possibilité que les choix de recherche puissent constituer une question politique suscite une défense tout aussi stéréotypée – l’affaire Lyssenko [1] est sans cesse mobilisée. Toute mise en cause de conséquences reconnues comme indésirables pourra se voir opposer un « celui qui a inventé la hache est-il responsable ? » Et toute mise en cause plus générale du type de développement techno-industriel auquel les sciences participent entraînera l’argument d’obscurantisme : « vous voulez nous ramener à l’âge des cavernes ». Et cela encore aujourd’hui, à l’époque où ce développement met en danger la terre.

Je ne parle pas ici des personnes mais de ce que l’institution fait aux personnes – en l’occurrence, de la manière dont celles-ci sont tenues de ne pas protester lorsque l’un de leurs collègues produit, au nom de tous, ce genre de stéréotype inepte. J’aime caractériser les sciences qui fabriquent du savoir digne de ce nom comme mettant en œuvre une forme d’intelligence collective, qui fait que les personnes sont plus exigeantes et imaginatives du fait de leur appartenance à ce collectif qu’elles ne le seraient isolément. En revanche, lorsqu’il s’agit de défendre « la science », de dénier ses responsabilités, c’est le contraire qui est le cas. Les chercheurs et chercheuses laissent passer les pires inepties proférées en leur nom.

Ineptie ? On pourrait aussi dire « caquètement », car la figure d’une poule qui caquette sempiternellement la même ritournelle me semble s’imposer ici : la figure de la célèbre poule aux œufs d’or. Cette figure habite la science depuis les dernières décennies du XIXe siècle, époque où ce qu’on appelle la technoscience prenait toute sa puissance, avec la symbiose entre la recherche et les industries - pensons à la chimie – et où des scientifiques se sont inquiétés de la possibilité que la symbiose devienne capture. C’est-à-dire que leur recherche soit soumise aux intérêts du développement technico-industriel. Si elle l’était, ont-ils affirmé, elle s’embourberait dans des questions mal posées et ne ferait plus avancer la connaissance.

L’asservir, la mettre au service d’intérêts socio-économiques, ce serait tuer la poule aux œufs d’or. Seule la libre avancée d’une science désintéressée peut créer les moyens du développement et assurer le progrès de l’humanité a-t-on plaidé dès cette époque. Depuis près d’un siècle et demi, la même ritournelle est reprise, adressée à ceux pour qui les œufs de la recherche libre peuvent valoir de l’or : « dans votre intérêt, ne tuez pas la poule aux œufs d’or ». Elle est devenue aujourd’hui un gémissement – vous tuez la poule aux œufs d’or !, mais elle habite toujours l’imaginaire des scientifiques – que je voudrais dissocier radicalement de leur imagination. L’imagination est active, axée sur les possibles, et réservée à la recherche proprement dite, alors que l’imaginaire est passif, stéréotypé, fixé sur une image qui lui tient lieu de pensée.

C’est cet imaginaire que l’on peut associer à la perte d’âme, au déni aveugle des questions et des incertitudes qui nous animent, qui nous font hésiter, penser, imaginer, lutter. La poule s’est retranchée dans un rôle qui exige qu’elle dénie toute responsabilité. Elle s’est engagée à ne pas se mêler de la manière dont ses œufs seront transformés en or. Elle doit se consacrer toute entière à l’avancée de connaissances. Le reste ne la regarde pas. Pire c’est une tentation à laquelle elle doit résister car cela lui fait perdre son temps, trahir sa seule vraie mission. Elle a le devoir de « se désintéresser ».

Mais c’est le même imaginaire qui nourrit une relation de connivence avec ceux pour qui les œufs scientifiques peuvent valoir de l’or, car ce sont eux qui ont le pouvoir d’articuler l’avancée du savoir à laquelle elle-même se consacre et le progrès humain qui lui vaudra le respect et la gratitude publique. Toute possibilité de mise en communication d’une avancée scientifique avec un développement technico-industriel sera envisagée comme une opportunité positive, allant dans le sens du progrès. Quant aux experts qui participent à ce transfert, ils seront considérés avec bienveillance et compréhension. Même s’il est admis qu’ils ne font pas de la « vraie » science, ils se dévouent pour la science. Leur rôle, indépendamment de tout conflit d’intérêt, est d’abord d’examiner une innovation du point de vue de sa faisabilité, pas de sa désirabilité. Ils étudieront les objections comme des obstacles, et non avec la neutralité désintéressée à laquelle prétend la science.

En revanche, les scientifiques qui travaillent dans le privé n’auront droit à aucune solidarité. Aucune obligation commune qui, par exemple, impliquerait un devoir de lancer des alertes, n’est reconnue. Il est admis que ce sont des travailleurs comme les autres, vendant leur force de travail au service des employeurs.

Perdre son âme, c’est donc refuser de penser et d’imaginer, c’est tenir à distance les questions posées par le monde. Les poules se donnent le droit de considérer ce monde, qu’elles contribuent à transformer, du seul point de vue du progrès que cette contribution devrait rendre possible. C’est aussi refuser de penser les questions gênantes. Ainsi les scientifiques qui œuvrent dans un domaine où l’art de la preuve demande effectivement de l’imagination et de la passion, veulent ignorer qu’ailleurs la preuve est définie comme exigible, et n’a donc rien à voir avec une quête neutre et désintéressée.

Chacun sait que les approches « fondées sur les faits » privilégient le quantifiable, le reproductible, l’objectivable. Mais ce qu’on oublie trop facilement est que ce privilège légitime le plus souvent les prétentions des industries, qui fonctionnent sur le même mode. Et que ces approches font taire ceux qui voient détruits leurs mondes, leurs métiers, leurs attachements. Les chercheurs en savent quelque chose depuis que la machine à évaluer et prouver s’est retournée contre eux.

Aujourd’hui ces chercheurs se sentent trahis. Et de fait tout se passe comme si leur ancien allié avait découvert qu’il n’avait plus besoin des œufs de la recherche. Les promesses d’innovations les plus mirobolantes suffisent à nourrir la machine économique, à attirer les investisseurs et à séduire les pouvoirs publics. Tout ce qui brille peut désormais valoir de l’or. Mais ceux et celles qui sentent trahis préfèrent trop souvent dénoncer une société qui ne les comprendrait pas, ou alors s’adapter à la demande de manière cynique et pleine de ressentiment, abdiquer toute responsabilité y compris quant à cette avancée des savoirs qu’ils avaient défendue comme leur mission exclusive. « Si c’est de la merde que vous voulez, vous en aurez ».

Dans ce contexte, la question de la responsabilité risque bien d’être assimilée par les chercheurs à une contrainte de plus imposée par des politiques qui ne comprennent rien à la science, et à laquelle il faut se plier avec résignation, mais a minima et en ricanant entre collègues.

Si nous voulons que les chercheurs s’intéressent véritablement aux conséquences, une attention aiguisée doit être portée à tout ce qui traduit l’emprise de l’imaginaire qui leur enjoint de ne pas poser ce genre de question. Et notamment à des termes comme « avancée de la connaissance », « recherche libre et désintéressée », objectivité, qui fonctionnent comme des mots d’ordre demandant un consensus immédiat, comme un réflexe, et qui bloquent la pensée.

Cela ne signifie pas qu’il faut les dénoncer. Si j’insiste sur l’imaginaire pauvre et stéréotypé auquel se heurtent celles et ceux qui demandent des sciences plus inclusives – qui plaident notamment pour ce que Florence Piron a appelé une « justice cognitive », c’est pour souligner que l’imaginaire ne se dénonce pas. Les dénonciations rebondissent sur la carapace qu’il constitue. Vaincre cet imaginaire, c’est plutôt s’attacher à repeupler l’imagination des chercheurs, une imagination dévastée par leur mode de formation et d’évaluation. Affaiblir un mot d’ordre, c’est le faire bégayer, lui faire perdre son évidence – c’est faire penser ce qu’il définit comme allant de soi.

C’est par exemple demander aux chercheurs qu’ils se rendent capables de discuter avec précision et lucidité de ce qui, dans leur champ et pas en général, s’entend par savoir désintéressé ou par avancée, ou de ce que l’objectivité dont ils se prévalent leur demande d’ignorer. Car rien ne va de soi lorsqu’il est question, par exemple, d’intérêt. Lorsqu’un écotoxicologue examine les effets éventuellement redoutables du cocktail de molécules qui nous contamine tous, est-il intéressé ou désintéressé ? La figure de l’avancée n’est pas plus évidente. Lorsqu’une agronome passe des années sur le terrain à tenter de comprendre si et comment ses recherches peuvent rencontrer l’intérêt des agriculteurs, participe-t-elle à l’avancée de la connaissance ? De même pour les sciences qui sont attachées à un terrain et apprennent à reconnaître les interdépendances multiples entre ceux qui peuplent ce terrain. Quant à l’objectivité, qu’y a-t-il de commun entre celle que revendique une science pour laquelle elle est une réussite rare et exigeante et celle à laquelle prétendent les sciences qui procèdent par extraction unilatérale de leur objet, de telle sorte que leur définition puisse prétendre valoir quelles que soient les circonstances ?

Ce sont des questions qui peuvent déranger les chercheurs, mais qui peuvent intéresser le public lorsqu’il sort de son rôle de consommateur, bénéficiaire confiant dans le progrès rendu possible par les sciences, c’est-à-dire lorsqu’il sort du rôle que lui assigne la figure de la poule aux œufs d’or. Cela a été notamment le cas avec l’affaire des OGMs – lorsque le degré d’ignorance des biologistes les plus prestigieux quant à la différence entre un OGM étudié dans les conditions abstraites du laboratoire et un OGM dans les champs est devenue une affaire publique. La contestation a gagné en efficacité lorsqu’il est devenu apparent que les OGMs dans les champs impliquaient des questions que les chercheurs faisant autorité ne posaient pas, qu’ils considéraient comme ne les regardant pas car elles ne faisaient pas avancer la connaissance.

Une recherche responsable me semble donc demander une formation qui active cette imagination là où elle asséchée par les mots d’ordre. Et cela ne peut se faire par des cours généraux d’éthique ou d’épistémologie – les étudiants, on le sait, savent qu’ils doivent apprendre et restituer, puis sont autorisés à oublier. Nous avons besoin que les étudiants et chercheurs soient activement sensibilisés à la pauvreté et à la partialité des arguments de ceux qui ont défendu ou défendent une innovation comme solution enfin rationnelle à un problème d’intérêt commun. Nous devons pouvoir exiger d’eux qu’ils apprennent à percevoir et caractériser sans indulgence les manières dont un argument peut devenir pseudo-scientifique lorsqu’il définit les contestations comme des obstacles au progrès. Nous devons exiger des épreuves évaluatives portant sur leur lucidité à propos de l’environnement social économique qui sera concerné par leur recherche. Il ne doit pas s’agir d’une forme de « supplément d’âme culturel » mais de l’instauration d’une culture normative qui prolonge celle qui prévaut entre chercheurs. Cette culture demanderait que les experts réclament les contre-experts susceptibles de témoigner de ce qu’eux-mêmes ignorent, et qu’une communauté scientifique dénonce publiquement les simplifications abusives et les arguments d’autorité avec lesquels certains de leurs membres défendent une innovation.

Une telle culture ne s’obtiendra pas sans lutte, mais elle ne se fera pas « contre » les sciences, mais contre une institution pour laquelle ces sciences doivent être protégées d’un public défini tout à la fois comme bénéficiaire, comme devant être tenu à distance et comme devant être rassuré. Une telle culture demande une institution scientifique qui favorise et active les dispositif où les chercheurs seraient tenus de rencontrer, écouter, négocier avec ceux que leurs propositions concernent, comme ils savent le faire avec ceux dont ils dépendent, collègues et commanditaires. Elle demande une institution pour laquelle les leçons que ces chercheurs tirent de telles rencontres importent autant que les autres collaborations qu’ils engagent. Une institution qui définirait la fiabilité des propositions, l’esprit critique et l’indépendance des chercheurs comme des valeurs qui doivent être prolongées partout où les chercheurs s’expriment en tant que tels.

notes bas page

[1Sur ce site on peut retrouver la transcription de l’émission de La Fabrique de l’histoire d’Emmanuel Laurentin : « Science et politique, l’Affaire Lyssenko », du mardi 18 novembre 2008

Un message, un commentaire ?

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Ce formulaire accepte les raccourcis SPIP [->url] {{gras}} {italique} <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.



Haut de pageMentions légalesContactRédactionSPIP