Taos AÏT SI SLIMANE : Bonjour, Docteur BENDADA. Merci pour ta contribution à l’histoire de la Cité des sciences et de l’industrie.
Nedjma BENDADA : Merci à toi pour m’avoir sollicitée.
Taos AÏT SI SLIMANE : Ton témoignage, dans le cadre du projet « Mémoires et histoires d’Universcience », que je t’ai brièvement présenté, me semble important, pour diverses raisons. La première est que tu es une fidèle visiteuse de la Cité, bien que tu ne sois pas résidente en France. Native de Béchar, en Algérie, tu vis actuellement en Allemagne, et à chacun de tes voyages à Paris, en famille ou seule, tu ne manques jamais de visiter les institutions culturelles parisiennes, encore moins la Cité des sciences et de l’industrie. La deuxième raison est que j’ai, sur le site Fabrique de sens, ton témoignage, que j’avais intitulé Paroles d’une étoile du désert, une lettre que tu m’avais envoyée en 2010, une semaine après avoir passé ton baccalauréat en Algérie, alors que tu n’avais que 17 ans. Ta lettre répondait à ma demande pour recueillir ton témoignage sur l’école algérienne, ses programmes scolaires, tes relations avec tes camarades, tes enseignants, tes projets d’avenir intellectuels et professionnels. Je te propose, dans le cadre de cette interview, de revenir sur certains points en lien avec tes pratiques culturelles.
Nedjma BENDADA : Cette interview, que j’ai acceptée, comme une modeste contribution à l’histoire de la Cité, m’intimide et m’honore. J’espère que je serai à la hauteur de tes attentes, pas seulement parce que tu es ma tante, mais aussi pour l’importance du projet « Mémoires et histoires d’Universcience », pour lequel tu collectes les témoignages d’imminentes personnalités, et divers autres acteurs, qui ont présidé à la conception et à la réalisation de la Cité des sciences et de l’industrie ainsi que le Palais de la Découverte ; du coup, mon récit, qui finira, avec tous les autres, aux archives nationales, pour inspirer des auteurs, des intellectuels, des historiens, etc., ne peut que m’intimider.
Concernant ma lettre à laquelle tu fais référence, et que tu as rendue publique avec mon accord, elle m’a value de nombreux retours, à l’époque où tu l’avais mise en ligne. J’ai bien sûr encore en mémoire cet écrit de jeunesse, je ne le renie pas, mais j’ai changé d’avis sur certains points, par exemple, la phrase où je parlais de « rigueur stalinienne ». À cet âge, ma culture historique – l’histoire m’intéresse toujours autant - n’avait pas la profondeur nécessaire qui m’aurait permis de mesurer mes propos.
Taos AÏT SI SLIMANE : De nombreux champs culturels t’intéressaient à cette époque. Tu étais férue de poésie, tu voulais être artiste, poète, philosophe, anthropologue, médecin bien sûr
Nedjma BENDADA : Oui, tout ça en même temps. Quand tu es jeune, tu as l’impression que tu peux tout faire en même temps, tu es émerveillée par tout ce que la vie peut t’offrir. Mais, la vie concrète, le quotidien, nous confronte à des événements, qui nous mettent à distance des promesses, des possibles, voire même de nos intimes désirs … Du coup, petit à petit, j’ai arrêté d’écrire. Je n’ai en revanche jamais cesser de lire. D’autres activités, comme la musique, et dernièrement la sculpture ont remplacé l’écriture. Les livres, tous sujets confondus, sont restés là, la philosophie m’intéresse toujours autant, comme l’histoire, la recherche de toutes les formes culturelles, et bien sûr la médecine, qui restera là toute ma vie.
Taos AÏT SI SLIMANE : La médecine peut te donner les moyens d’embrasser également l’anthropologie, la philosophie, la psychanalyse, toutes les activités de l’esprit, de même que les arts. Ce que je dis là, vaut, selon moi, pour toutes les sphères d’activités. Je connais des gardiens de musées, des éboueurs, des personnels d’entretien, des caristes, etc., qui sont de grands lecteurs et producteurs de divers arts.
Nedjma BENDADA : Je pense que c’est le brassage de mes champs d’intérêt, qui déborde largement sur les arts, qui a motivé mon choix de l’orthopédie, comme spécialité. Il y a quelque part de l’anthropologie, de l’architecture humaine, l’anatomie, la compréhension de ce qui est physico-chimique et biomécanique dans le corps humain, tout ça en même temps. Mais, c’est également poétique. Le corps humain est très poétique.
Taos AÏT SI SLIMANE : Où vois-tu la poésie dans les entrailles humaines ?
Nedjma BENDADA : Il est difficile de se rendre compte, si l’on ne voit pas les choses telles qu’elles sont à l’intérieur, mais une fois que l’on met à nu les muscles, les tendons, le squelette, etc., l’harmonie de leurs liens, leur fonctionnement, leur esthétique, nous sautent aux yeux et saisissent notre esprit. C’est ça, pour moi, la poésie du corps humain.
Taos AÏT SI SLIMANE : J’avais titré ta lettre « Paroles d’une étoile du désert », pour faire un clin d’œil à ta région de naissance, Béchar, où tu as grandi et suivi ta scolarité. D’où t’est venue l’ouverture à la littérature, la philosophie, les arts, la curiosité au monde, aux Hommes et à leurs pratiques culturelles ?
Nedjma BENDADA : À l’école algérienne, c’était un peu compliqué, puisqu’elle n’était pas vraiment ouverte. Fort heureusement pour moi, j’ai grandi dans une famille, qui avait une grande appétence pour la culture, dont les livres, fenêtres ouvertes sur le monde, qui déverrouillent l’imaginaire et la créativité. Les livres faisaient partie de mon environnement. Dans notre bibliothèque, on trouvait des livres, des romans, des essais, de la BD, etc. Nos parents nous ont offerts un magnifique cadeau, les cours du CNED, un autre portail sur le monde. J’ai ainsi découvert des auteurs, des penseurs, des poètes, une manière d’analyser les textes, car lire un texte, ce n’est pas simplement le déchiffrer ; des peintres, pour analyser et décrypter les représentations du monde, etc. Tout cela a constitué, pour moi, mes sœurs et mon frère, un formidable bain dans lequel nous plongions avec joie, pour découvrir le monde au-delà de notre horizon immédiat. Nous avions ainsi toute latitude pour embrasser un maximum de possibles et d’aiguiser progressivement nos capacités de discernement, d’arbitrage, de choix. Les cours du CNED, m’ont également, indirectement, aidé pour apprécier les apports de l’école algérienne, notamment pour la poésie arabe, musulmane, antéislamique, etc., qui est très riche et intéressante. L’école algérienne ne nous permet pas de découvrir beaucoup d’auteurs, encore moins à lire derrière le texte, mais les méthodes et approches du CNED et la richesse des ouvrages qu’il y avait dans notre bibliothèque m’ont donnée les clefs d’accès à la raison et à la sensibilité des auteurs, de même que les contextes socioculturels et politiques de leur vie et de leurs productions. En résumé, les cours du CNED, ma famille, ce qu’elle m’offrait matériellement, par exemple la bibliothèque, et les échanges, sans tabous, que nous avions, la liberté d’expression, m’ont en quelque sorte façonnée.
Taos AÏT SI SLIMANE : As-tu connu des frictions entre ton monde intérieur et l’extérieur ? Par exemple, l’environnement scolaire algérien et celui du CNED, sachant que les deux t’étaient, au départ, imposés avant que tu n’apprennes à les apprécier, à tirer le meilleur de chacune d’elles ? T’était-il facile de switcher de l’une à l’autre ?
Nedjma BENDADA : Au début, à l’école primaire, c’était très compliqué. Il y avait, je me souviens encore, l’histoire entre l’Algérie et la France, parfois instrumentalisée de part et d’autres de la Méditerranée. Il reste des stigmates et certaines personnes font des remarques, sans vraiment comprendre et mesurer leur portée. Un petit exemple. La journée j’allais à l’école algérienne et le soir je faisais mes devoirs du CNED, en utilisant la même ardoise pour écrire, je ne pensais pas forcément à effacer ce que j’avais écrit dessus. Je me rappelle qu’un jour, j’étais en troisième année du primaire, l’équivalent du CE2 il me semble en France, la maîtresse nous avait demandé d’écrire notre réponse sur l’ardoise. Quand j’ai levé la mienne, il y avait au recto du français, or, on n’étudiait qu’en arabe jusqu’à la 5ème année du primaire, et une fille, assise derrière moi, avait dit : « Maîtresse, Nedjma a écrit en français sur son ardoise ». Comme j’avais levé mon ardoise, ceux qui étaient derrière voyaient ce qu’il y avait d’écrit au dos, ce que la maîtresse ne voyait pas. Je me souviens d’avoir reçu deux coups sur ma main, pour le simple fait d’avoir écrit en français sur mon ardoise. Il y avait aussi beaucoup de moqueries, mais au bout d’un moment, on se dit que cela tient au fait qu’ils ne comprenaient pas les enjeux, les sources et la portée de leurs propos.
Taos AÏT SI SLIMANE : Ce qui t’a amené à des stratégies de camouflage selon les territoires où tu te mouvais ?
Nedjma BENDADA : Exactement ! À partir de ce « micro » événement, j’ai soigneusement distingué les deux univers, j’arborais une personnalité selon l’endroit où j’étais. À l’école, où j’avais beaucoup d’amis, je n’étais absolument pas isolée, mais ils ne me connaissaient pas sous toutes mes facettes, certaines, je les gardais soigneusement pour la maison, où je pouvais m’exprimer plus librement. J’ai dressé une frontière symbolique entre la maison et l’école.
Taos AÏT SI SLIMANE : Vous êtes, toute la fratrie, plurilingues, vous avez une parfaite maîtrise de l’arabe algérien, de l’arabe littéraire, du français et de l’anglais, et te voilà en Allemagne, où tu as fait de fulgurants progrès en allemand.
Nedjma BENDADA : J’aime beaucoup les langues, et j’ai des facilités pour leur apprentissage. Je ne pense pas que l’on puisse complètement maîtriser une langue, mais après une meilleure maîtrise de l’allemand, j’explorerai de nouveaux territoires linguistiques. Je suis aujourd’hui frustrée d’écouter et d’aimer la musique et les chansons kabyles sans les comprendre, puisque malheureusement, je ne parle pas ma langue maternelle, les langues berbères, auxquelles je vais me consacrer, dès que j’aurais stabilisé ma situation en Allemagne. J’aimerais également apprendre d’autres langues, ne serait-ce que pour lire les auteurs dans leur langue maternelle, et ceux du monde entier m’intéressent
Taos AÏT SI SLIMANE : Au sein de ta famille, vous avez toujours été très intéressés par Nietzsche, Goethe, Rilke, et bien d’autres auteurs allemands, cet intérêt a-t-il été déterminant dans ton choix de l’Allemagne, comme nouvelle patrie ?
Nedjma BENDADA : L’Allemagne est un pays fascinant, riche culturellement, il a beaucoup de poésies, des musiques, et de nombreux philosophes, et ça c’est très intéressant. La philosophie allemande est riche de la diversité de ses courants philosophiques, ça m’intéresse de les découvrir, de les approfondir. J’aimerais voir la différence qu’il y a, par exemple, entre Nietzsche Schopenhauer et Goethe, en les lisant en allemand, on peut peut-être mieux saisir l’essence de leur pensée, les traductions affaiblissent souvent les finesses et subtilités du verbe à sa source. Pour revenir au choix du pays, indépendamment du fait qu’il soit culturellement très intéressant, j’aime aussi leur façon de vivre, d’aller vers l’avant, de ne pas essayer d’enjoliver les choses. J’ai l’impression qu’il y a aussi ça dans leur philosophie, « c’est comme ça et pas autrement ! ». Ça, cela a beaucoup joué.
Taos AÏT SI SLIMANE : Tu les trouves plus pragmatiques que les latins ?
Nedjma BENDADA : Oui.
Taos AÏT SI SLIMANE : Vu ton grand intérêt pour la philosophie et la littérature, qu’est ce qui a fait que tu as basculé vers la médecine, comme principale activité professionnelle ?
Nedjma BENDADA : C’est une très bonne question. Pour moi, la littérature, la poésie, les arts, la culture en général, sont des plus. Je ne me voyais pas faire des études dans ces champs, d’en faire ma principale activité professionnelle. Les sciences m’ont toujours attirée, d’autant que je baignais dans ce milieu au sein de ma famille. Je faisais des études scientifiques, qui ne sont pas, selon moi, dénuées d’esthétique et de sensibilité littéraire, voire artistique, et qui me permettaient d’avancer dans la vie, de manière pratico-pratique. Mes autres centres d’intérêt eux, m’étaient utiles pour poser et reposer mon esprit, en me délectant de belles choses, la peinture, la sculpture, la littérature, etc., qui sont d’indispensables nourriture pour mon esprit.
Taos AÏT SI SLIMANE : On retrouve là les facettes de ta personnalité, qui te permettent de percevoir de la poésie dans le corps humain …
Nedjma BENDADA : Oui, mais dans l’approche scientifique, il faut rester rationnel, tu ne peux pas vraiment laisser libre cours à ton imagination, comme tu peux le faire pour la création et / ou la contemplation artistique. Il faut se raccrocher aux branches de la raison et ne pas laisser la bride large à ton imagination, face à un réel tangible, quand bien même tu y vois aussi de l’art et de la poésie.
Taos AÏT SI SLIMANE : Tu as fait toutes tes études de médecine en Algérie ?
Nedjma BENDADA : Oui. J’ai fait tout mon cursus universitaire en Algérie, à la faculté de médecine d’Alger. C’était très intéressant, mais parfois très éprouvant. J’ai beaucoup appris en étant à Alger, puisque j’étais loin de ma famille, loin de mon désert. Il y avait fort heureusement la mer. Au désert, quand tu veux t’éloigner, tu peux regarder vers « l’infini », l’horizon étant dégagé. À Alger, que ses bâtiments étouffent, la mer était ma seule échappatoire.
Taos AÏT SI SLIMANE : Selon toi, qu’est-ce qui fait la différence entre l’infini apparent du désert et celui de la mer ?
Nedjma BENDADA : Mon avis est sûrement biaisé, il y a probablement un peu de chauvinisme. Pour moi, le désert ne s’offre pas qu’au regard, pour qui est capable de saisir, humer son atmosphère. Tu regardes l’horizon, et tu entends d’imperceptibles sons spécifiques, le bruit du vent, des grains de sable qui se lèvent, les pierres qui roulent ... Tu as l’impression que c’est silencieux, ça ne l’est jamais. Quand tu es dans le désert, tu es face à une incommensurable beauté. Je peux être lyrique en parlant du désert, mais j’ai conscience que tout ce que je peux dire de mon havre de paix tient à mon grand attachement à mon berceau symbolique. Je ne suis pas sans ignorer les analogies que l’on pourrait faire avec la mer, avec ses sons et parfums, sa nature, qui peut être hostile, mais qui demeure fascinante, attirante. Au désert, j’aime embrasser du regard tout ce qui m’entoure, ramasser de petites pierres, des brins d’herbe, des restes d’animaux, etc., qui fertilisent mon imaginaire, et sont d’une certaine manière, chacun, des sortes d’incipit aux petites histoires, qui surgissent de mon esprit. En plongeant dans le désert, pour m’éloigner de la ville, des bâtiments, de certains humains toxiques, je ne pense qu’au sens des choses, de la vie, de ce qui nous environne. Rien ne bouche mon horizon, si ce n’est les limites de mes pensées, de mes connaissances, mais je garde une ouverture d’esprit pour tout cueillir et accueillir. Quand on est au milieu de la société humaine, on a l’impression que ses contingences priment, mais dès qu’on prend du recul, que l’on s’extrait du brouhaha des humains, on se sent tout petit, à hauteur de notre humble réalité, les choses s’ajustent, et ça me fait du bien.
Taos AÏT SI SLIMANE : Parmi tes centres d’intérêt, il y a le désert, ses bruissements. Tu questionnes et essayes de penser sa nature apparente et profonde. Mais, la mer, les montagnes et les forêts, notamment celles de Kabylie, où tu pratiques, entre autres, l’escalade, t’intéressent tout autant, chauvinisme mis de côté, non ?
Nedjma BENDADA : Oui. Tu as raison, mis à part certains humains et leurs agissements, tout ce qu’il y a dans la nature m’intéresse.
Taos AÏT SI SLIMANE : En montagne le regard est rarement porté vers un horizon horizontal, que ressens-tu par exemple en pratiquant l’escalade ?
Nedjma BENDADA : J’ai l’impression de rechercher la même chose, plus je monte, plus je m’éloigne de l’humain, disons que je prends du recul vis-à-vis de ce qu’il priorise, pour faire court. Quand je suis en montagne, que je fasse de l’escalade ou pas, quand je regarde d’en haut les humains et leurs activités, tout me semble presque dérisoire. Plus, je monte, plus je grimpe, plus j’ai une sensation de vide, que je ressens vraiment dans ma poitrine, et même dans ma tête, mais c’est un vide qui fait du bien. Je me déleste des bruits et fureurs du monde, celui des humains. J’ai besoin de ce genre de pauses, périodiquement, les « combats » du quotidien social et professionnel m’oppressent, mes escapades dans le désert, en mer, en montagne, représentent pour moi une sorte de cure de désintoxication régénératrice. Mais cette sensation de bien-être, de mieux-être, ne dure malheureusement pas longtemps, dès que je descends dans l’arène sociale, c’est reparti pour un tour …
Taos AÏT SI SLIMANE : Quels sont tes combats ? S’agit-il de combats en tant qu’être ou en tant que femme ?
Nedjma BENDADA : C’est un tout. C’est un combat en tant qu’être humain dans la société d’aujourd’hui. Ça devait être tout aussi difficile auparavant. Il y a mon combat d’être humain, auquel s’ajoute celui d’être une femme, ce n’est pas spécifique à la société au sein de laquelle j’ai grandi. La situation des femmes en Algérie n’est absolument pas confortable, mais cela dysfonctionne ailleurs aussi, avec diverses contraintes qui s’expriment différemment. Quand j’observe et écoute ce qui se passe ailleurs, je me dis que notre humanité a un sacré problème dans ses rapports aux femmes.
Taos AÏT SI SLIMANE : Il y a le combat social, mais aussi le combat contre les éléments, quand on est dans la nature, on peut être confronté à des situations périlleuses, la nature n’est pas toujours une douce caresse, son contact peut être rude, l’as-tu perçue quelquefois sous cet angle ?
Nedjma BENDADA : Quand j’habitais à Alger, il y a eu plusieurs épisodes de tremblement de terre, le Nord de l’Algérie, où se situe Alger, la capitale algérienne, étant sismiquement active. Étrangement, j’aime bien observer les catastrophes naturelles, et, c’est sans doute cruel ce que je vais dire, mais pour moi, ces genres d’événements sont poétiques. Comment tout a été créé, et comment, j’imagine, tout se finira en catastrophes naturelles, je trouve que c’est très beau, quand bien même on en pâtirait. Les « déchaînements » des éléments naturels sont impressionnants, et très beau à observer. On parle de protection de la nature, de l’environnement, de la biodiversité, etc., mais au jour le jour, on poursuit sa dégradation, sa destruction, en faisant, consciemment ou pas, fi des forces de la nature, qui lui permettent de reprendre ses droits face aux humains. Une belle revanche, selon moi. Il y a une forme d’esthétique dans ce cours des choses, que je trouve très poétique, la nature qui reprend ses droits
Taos AÏT SI SLIMANE : « La nature reprend ses droits … La nature se venge … », ce sont des propos anthropomorphiques, qui n’ont rien de scientifique, non ?
Nedjma BENDADA : Je suis d’accord. Image pour image, j’aime bien celle de la terre sans êtres humains. J’aime les images, les photos des plantes qui repoussent sur des friches industrielles, des habitats humains désertés, abandonnés. Quand je suis en colère contre les agissements des humains, j’aime à penser qu’il y a là une petite revanche de la nature.
Taos AÏT SI SLIMANE : On arrive progressivement vers la Cité des sciences et de l’industrie. Sachant que tu aimes que ton regard porte au loin, au-delà de l’espace occupé par les humains, de leurs préoccupations, combats, etc., as-tu envisagé une escapade en tant que spationaute ? Si oui, t’es-tu portée candidate ?
Nedjma BENDADA : J’ai envoyé ma candidature quand j’étais en Algérie. J’ai déjà essayé une fois, quand ils ont ouvert un appel, j’ai rempli le formulaire, mais je n’ai pas eu de réponse. Je me doutais bien que je n’aurais pas de réponse, mais j’étais contente d’avoir postulé, bien que je regrette de ne pas avoir pu réaliser mon désir d’être sélectionnée.
Taos AÏT SI SLIMANE : À l’occasion d’un de tes passages à la Cité des sciences, tu as eu l’occasion de prendre une photo avec l’astronaute Claudie HAIGNERÉ, qui a été présidente de la Cité de 2009 à 2015.

Nedjma BENDADA : Oui, une photo que je garde précieusement, que je montre à mes connaissances. Dans l’absolu, c’est quelque chose que j’aimerais faire, aller dans l’espace, pas à la manière de Jeffrey BEZOS, je ne sais pas si tu as suivi son vol.
Taos AÏT SI SLIMANE : Oui, je connais l’onéreuse et polluante expédition de l’industrie du tourisme spatial, menée par un milliardaire, en quête de sensations fortes, qui a réalisé son rêve d’aller dans l’espace, mardi 20 juillet 2021, à bord du premier vol habité de son entreprise Blue Origin. La capsule du propulseur New Shepard, transportant quatre personnes : Jeff Bezos et de son frère Mark, la pionnière de l’aviation Wally Funk, âgé de 82 ans, et le premier client payant de Blue Origin, un Néerlandais de 18 ans, Oliver Daemen. Ces deux derniers touristes de l’espace sont devenus, respectivement, « l’astronaute » la plus âgée et le plus jeune de l’histoire. Selon moi, on ne peut pas vraiment parler d’astronaute, ces voyageurs ont passé quelques minutes à 107 kilomètres de la Terre, au-delà de la ligne de Karman (100 kilomètres), reconnue par la Fédération aéronautique internationale entre l’atmosphère terrestre et le reste de l’Univers. La mission s’est déroulée cinquante-deux ans, jour pour jour, après les premiers pas de Neil Armstrong et Buzz Aldrin sur la Lune, mais des années après Youri Gagarine, pionnier de la conquête spatiale en 1961.
Nedjma BENDADA : C’est ça. Moi, ce qui m’intéresse vraiment, au-delà de voir notre planète de l’espace, c’est de vivre et de préparer les expériences qui sont menées par les astronautes et les scientifiques, qui nous permettent de mieux comprendre notre monde. Ça, c’est mon rêve. J’ai suivi, avec beaucoup d’attention, la mission Crew-2, ultra-médiatisée, avec le deuxième séjour dans l’espace de Thomas PESQUET, qui devait réaliser une douzaine d’expériences françaises développées par le CNES (Centre National des Études Spatiales) et le CADMOS (Centre d’Aide au Développement des Activités en Micropesanteur et des Opérations Spatiales), pour préparer le retour sur la Lune. Les partages quotidiens de ce qui se passe, et se fait dans la station spatiale internationale m’ont fascinée. Là, c’était autre chose, comparé à la satisfaction des caprices de milliardaires. Dans les missions menées par les scientifiques et les astronautes, il n’y a pas que des gens qui flottent dans une capsule en orbite, mais une très grande organisation et énormément de travail à réaliser, et le fait de se pousser un peu plus loin ses limites d’être humain, me semble très intéressant.
Taos AÏT SI SLIMANE : As-tu pensé à prendre le risque de te perdre dans le désert, pour mesurer tes limites ?
Nedjma BENDADA : Ah, non !
Taos AÏT SI SLIMANE : Peut-être les glaciers et / ou les océans ?
Nedjma BENDADA : Ça, aussi, cela doit être éprouvant, mais très intéressant aussi.
Taos AÏT SI SLIMANE : En tant que médecin, tu pourrais tenter ta chance dans l’une des bases de l’Antarctique (Concordia, une station de recherche franco-italienne ; la base américaine Amundsen-Scott ; la base russe Vostok ; la base française Dumont-d’Urville ; la station côtière italienne Mario Zucchelli) ou par exemple l’AWIPEV, la base franco-allemande de l’Arctique.
Nedjma BENDADA : J’adorerais vivre de telles expériences, ma sensibilité risque d’être sacrément ébranlée en « touchant » du doigt la fonte des glaciers et les pertes de la biodiversité de ces milieux extrêmes.
Taos AÏT SI SLIMANE : Tes combats, tu les mènes souvent en solitaire, sans résignation, mais silencieusement, en intériorisant tes révoltes. Tu n’es pas une activiste féministe ni écologiste …
Nedjma BENDADA : J’ai l’impression que, quand on parle des animaux, des plantes, des droits des femmes, des enfants, de tout ce qui est vulnérable, c’est aux personnes qui ont des voix qui portent de les défendre, de mener les combats. Il ne s’agit pas de parler à leur place, mais d’être attentif à leur détresse, de repérer, d’identifier et de qualifier et de rendre publiquement audibles leurs cris d’alarme. En un mot, faire tout ce qui est en leur pouvoir pour leur venir en aide.
Taos AÏT SI SLIMANE : Tu sembles mobilisée, mais tu agis de manière très discrète, dans ce que j’appellerai un silence de l’action, tu n’es pas militante des causes qui te tiennent à cœur, mais dans ta vie, par tes agissements, tu mets en musique la partition de tes valeurs.
Nedjma BENDADA : Oui, parce que j’ai l’impression que l’on bascule assez facilement vers les extrêmes quand on est dans le militantisme. Par contre, le fait d’avoir des discussions, des échanges, pas pour s’écouter parler, mais en écoutant l’autre, quand bien même on aurait des désaccords, cela ouvre des perspectives d’évolution et de transformation des mentalités. Certes, pas toujours avec d’immédiates actions, mais on se nourrissant mutuellement et respectueusement d’arguments, de raisonnements, les idées font leur chemin. Les batailles enragées, des postures extrémistes, me semblent puériles, inconséquentes. Les palabres stériles, l’affichage des egos, m’importent peu, voire pas du tout, compte tenu des enjeux.
Taos AÏT SI SLIMANE : Au-delà des rapports de forces apparents, c’est l’adéquation entre la pensée, le raisonnement et les actes qui t’importent.
Nedjma BENDADA : Je préfère agir sans violence, poser quotidiennement des actes en cohérence avec mes valeurs, plutôt que de scander des slogans. Mes petites actions, aussi minimes soient elles, me satisfont dès lors qu’elles sont en adéquation avec mes valeurs. Je n’ai pas besoin de les exhiber. Un petit exemple, celui des araignées. Pour moi, il est hors de question de tuer un insecte, s’il m’importune, je le sors et le remets dans son environnement, sans l’exterminer, je peux aussi le laisser vivre avec moi, parce que c’est nous les humains qui constituons un problème pour les autres formes de vie, qui « colonisons » leurs espaces de vie. En résumé, je tiens à mes actions concrètes, au jour le jour, sans avoir à les déclamer, à les scander, pour paraître, j’aime mieux être.
Taos AÏT SI SLIMANE : D’où te vient ta sensibilité au monde et à ce qui le constitue, de ses composants infiniment petits à ta conscience de toi, de tes intimes émotions et convictions ? Est-ce la littérature ? La qualité d’écoute de tes parents, les échanges avec eux ? L’impact des nombreux voyages qu’ils vous ont offerts, dès vos très jeunes âges ?
Nedjma BENDADA : C’est les apports et les enrichissements de tout ce que tu as évoqué. Comme je l’ai déjà évoqué au début de cet entretien, le fait d’avoir grandi avec mes parents, qui sont extraordinairement curieux, ouverts et bienveillants. Je me rappelle des sorties qu’on faisait au cours de nos voyages, le fait de les voir toujours en train d’observer, de se poser des questions, d’être à l’écoute des réponses qu’on leur propose, etc., m’a bien sûr imprégné. Ça, mine de rien, rejoint quelque part la médecine, dont les bonnes pratiques s’appuient principalement sur l’observation et l’écoute. La curiosité tous azimuts de mes parents a indéniablement aiguisé mon sens de l’observation. Quand on se baladait dans la hamada, les plateaux que certains qualifient de désertiques, le seul fait de regarder autour de nous, le regard au loin, ou à nos pieds, nous révèle un monde extraordinaire, fait de pierres millénaires, de plantes, d’insectes, de petits animaux, d’oiseaux, voire des restes des activités humaines, des vues et des paysages qui évoluent au grès des heures du jour et des saisons. Ça, c’est une source de menus plaisirs et de grandes questions sur le monde. Lors de nos voyages, le fait d’observer les détails architecturaux des bâtisses, au lieu de jeter un regard global, constituait pour nous une source d’enseignements et de renseignements sur l’histoire croisée des hommes, l’évolution de leurs modes de vie et de représentation du monde. Les sonorités, les couleurs, la diversité des espaces naturels, la variété des animaux et des végétaux, que l’on ne se contentait pas de voir dans des espaces dédiés mais aussi dans les environnements que nous traversions, sont autant de livres qui se donnent à lire « en live », mais aussi des traducteurs, des révélateurs de ce que nous avons lu dans les ouvrages mis à notre disposition par des parents lecteurs. Dans la hamada, on marchait avec notre mère, qui excelle dans l’art du décryptage des détails des pierres, des plantes, des insectes, puis on rejoignait notre père, qui avait plus souvent le regard braqué vers les espaces, les sommets, la géomorphologie. Il nous amusait en nous invitant à déceler des formes familières dans les paysages, des paréidolies. C’était aussi ce que l’on faisait lors de nos voyages, nos parents, par leurs propres pratiques, nous initiaient, sans aucun autoritarisme, à l’art du détail, de la découverte, mais aussi aux richesses des comparaisons, des analogies.
Taos AÏT SI SLIMANE : Vous avez beaucoup voyagé, quel a été le voyage qui t’as le plus marqué ?
Nedjma BENDADA : J’aurais du mal à en citer un, beaucoup m’ont marquée. Mais Paris, que j’ai visité de ma tendre enfance à aujourd’hui, reste pour moi une destination marquante. C’est une ville où il y a tout pour tout le monde. À chacun de nos passage à Paris, on a visité des musées, on est loin d’en avoir fait le tour, la Cité des sciences, les balades en bords de Seine, des marches au hasard, qui nous faisaient découvrir des richesses architecturales, les statues dans les espaces publics, des places aménagées, des parcs plus ou moins grands, les graffiti, les arts vivants, des musiciens dans les rues et dans les stations de Métro, une diversité d’humains, etc., je n’ai pas vu ce concentré architecturale, socioculturel, dans beaucoup de pays.
Taos AÏT SI SLIMANE : Pas même en Inde, en Égypte, dans les pays nordiques, par exemple ?
Nedjma BENDADA : Non, je n’ai pas vu cela ailleurs où je suis partie. J’ai vu de très belles choses, beaucoup m’ont marquée, ce qui caractérise pour moi Paris, ce sont toutes les cultures et les offres culturelles concentrées dans un seul endroit, son cosmopolitisme. Tu peux voir, écouter et observer une multitude de choses dans un seul endroit, sans aucune saturation, compte tenu de sa fabuleuse diversité d’offres. Il est impossible de faire le tour de Paris et de ses richesses en un seul voyage.
Taos AÏT SI SLIMANE : Malgré tes nombreux voyages à Paris, tu trouves encore des nouveautés ?
Nedjma BENDADA : Oh, oui ! C’est ce que je disais à mon père ce matin, qui me demandait si j’avais fait tout ce que je voulais à Paris. Je lui ai dit : « Non, pas tout, mais c’est Paris, il est impossible de tout faire … » Bien que cela soit une ville patrimoniale, que certains considère comme « muséifiée », Paris reste un écrin qui recèle des trésors en tous genres, il y a toujours des nouvelles choses à voir, à apprendre, de jolies surprises, toujours quelque chose à voir quelque chose à apprendre et toujours de jolies surprises. Pour l’instant, je suis loin d’avoir fait le tour du monde, que je compte explorer, on verra si un ailleurs détrônera Paris
Taos AÏT SI SLIMANE : Quel a été le lieu qui t’a le plus marquée, lors de ta première visite à Paris ?
Nedjma BENDADA : J’étais très jeune, et la première visite dont j’ai des souvenirs très clairs, c’est la Cité des sciences. Je me souviens d’autres lieux bien sûr, mais la Cité des sciences, notamment la Cité des enfants et la Médiathèque, où on avait passé des heures entières à butiner de livre en livre, de BD en BD, en s’asseyant par terre ou à de petites tables. Quand tu es enfant, les gens autour t’indiffèrent, seule t’importe l’activité de ton choix, qui t’accapare complètement. C’est ce qui était magnifique à la Cité des sciences, ce sont, entre autres, la multitude de petites expériences à faire, qui te permettaient, quand cela attirait ton regard et ton intérêt, de voir, de toucher, sentir, éprouver, tester. Je me souviens encore des expériences où tu mettais ton nez pour sentir, entrer tes mains dans de petites boîtes, pour essayer de deviner, d’identifier ce que tu touchais, etc. Je me rappelle qu’on fabriquait de petits dinosaures en aluminium, avec des fils, de petits badges, avec notre prénom. On était fier de les accrocher, et de les arborer en marchant. On fabriquait de petites voitures en carton qu’on customisait. Dans la médiathèque, j’ai découvert énormément de choses. Il n’y avait pas que des livres, mais aussi des BD. Je me rappelle qu’on s’asseyait pour dévorer les Titeuf, qu’on ne trouvait pas en Algérie. De temps en temps, on avait des échanges éphémères avec d’autres enfants autour de nous, puis on se disait au revoir, c’étaient juste quelques mots échangés, mais ces moments de socialisation naïve étaient très touchants, intéressants. C’est ça, pour moi la Cité des sciences, où j’ai beaucoup appris, notamment à ne pas brider ma curiosité, la laisser aller jusqu’au bout, en explorant avec tous mes sens. L’originalité de la Cité des sciences, c’est son interactivité, le fait que ses visiteurs ne soient pas tenus à s’asseoir pour écouter sagement les explications proposées. À chacune des explications proposées par les animateurs, on nous invitait à poser des questions : « Avez-vous des questions à poser ? », avec des enfants, tu avais une « forêt » de petites mains qui se levaient. Toutes les questions n’étaient probablement pas pertinentes et en rapport avec le thème, mais cette invitation à poser des questions n’était pas inhibitrice, comme cela peut être le cas à l’école. Quand j’étais à l’école, en petite section, et même plus tard, l’injonction était d’apprendre, apprendre par cœur le savoir déversé. Tu lis, tu rentres à la maison, tu apprends par cœur, tu reviens à l’école, tu régurgites tout, et basta ! Et d’une année à l’autre, tu oublies ce que tu as appris, pour apprendre d’autres choses …
Taos AÏT SI SLIMANE : Apprendre par cœur a quelques vertus, malgré tout, non ? Tu te souviens, par exemple, de certaines poésies apprises par cœur.
Nedjma BENDADA : Oui, il ne me reste que ce qui m’avait marquée.
Taos AÏT SI SLIMANE : Revenons à la Cité des sciences, que tu as systématiquement visitée à chacun de tes passages à Paris. Quelle exposition, ou événement, t’a marqué récemment ?
Nedjma BENDADA : L’avant dernière exposition que j’ai vue, c’était l’exposition permanente Cerveau. J’ai beau avoir terminé mes études en médecine, il me reste, et me restera toujours de nouvelles connaissances à acquérir, et certaines à revoir pour consolider mon savoir en la matière. J’ai beaucoup apprécié le fait que cela soit interactif, ce qui m’a permis de vérifier mes connaissances, voire à les enrichir. Ce n’est pas toujours facile d’absorber tous les contenus d’une exposition, mais tu sors avec énormément de nouvelles informations, de nouveaux questionnements, qui te poussent à aller plus loin, à prolonger ta visite avec d’autres ressources. Au cours de mon passage d’aujourd’hui, c’est également un espace permanent, qui a retenu mon attention, il s’agit du Grand récit de l’Univers, mon grand coup de cœur cette fois-ci. Il m’a pris quasiment tout mon temps. Habituellement, quand je crains de manquer de temps, j’essaye de glisser rapidement sur des aspects qu’il me semble connaître, mais là, je n’ai fait aucune impasse. J’ai visité méthodiquement la totalité de l’exposition, prenant ainsi le risque de manquer de temps pour voir les autres expositions temporaires, d’autant que j’avais prévu de suivre une séance du planétarium.
Taos AÏT SI SLIMANE : Quand tu rentres dans une exposition, tu la visites méthodiquement d’un bout à l’autre ?
Nedjma BENDADA : Ah, oui ! Ça me déchire le cœur de devoir choisir. Parfois, je perds du temps pour faire mes choix, et ça me travaille, puisqu’après je pense aux impasses que j’ai décidé de faire. Le boson de Higgs m’a coûté des heures de visionnage de vidéos sur YouTube pour comprendre quelque chose, et, eurêka, dans le second niveau où il est question, entre autres, de la théorie des cordes, le boson de Higgs, etc., j’ai regardé la vidéo, avec les petites questions-réponses qu’il y avait, les choses se sont enfin éclaircies pour moi. Les illustrations, et les récits sur comment cela a été découvert, le personnage qui l’a découvert, m’ont permis d’enfin comprendre. Cette fois, je pense que c’est ancré dans mon esprit. J’ai beaucoup aimé les actualisations. J’ai vu un petit passage où il était dit qu’il n’y avait pas encore de preuves sur le boson de Higgs, et encollé dessus : « en 2015, nous avons trouvé la preuve … », ça, j’aime beaucoup. Le fait que cela soit mis à jour, qu’on n’ait pas enlevé le premier encart, les ajouts sont aussi là pour dire, la science avance, regardez ce qui s’est passé depuis que nous avons réalisé cette exposition. Moi, j’aime bien la Géode, le planétarium, voir des films, surtout quand cela parle de l’univers. J’aime bien mettre ma tête en arrière et me laisser happer, submerger par ce qui se passe dans l’univers. Je faisais ça aussi quand j’étais à Béchar. Ce qui est bien dans le désert, c’est qu’il n’y a pas de pollution lumineuse, et quand tu te couches, il te suffit de regarder le ciel et tu ne vois que les étoiles, tu as l’impression que tu tombes dedans. C’est une sensation que je retrouve à la Géode et au planétarium. Je m’assoie, je mets ma tête en arrière et j’ai l’impression qu’il n’y a que le ciel, dans lequel je plonge avec délectation, bien qu’il soit fictif.
Taos AÏT SI SLIMANE : Tu as également visité l’exposition Banquet.
Nedjma BENDADA : Oui, je l’ai beaucoup aimée, mais je m’attendais à autre chose. Je me suis vraiment amusée. C’est une exposition également interactive, mais ce sont des choses du quotidien, avec beaucoup de chimie dedans. Ils te disent : « Faites monter vos œufs … », mais en même temps, ils te disent : « en fait non, ça, c’était nul, vous savez, pour qu’il y ait une émulsion, voilà ce qu’il faut qui se passe, voilà comment ça doit être aéré » … C’est l’association des deux qui est très intéressante, c’est la science dans la vie de tous les jours. J’ai adoré l’expérience du chocolat et la madeleine, on t’invite à faire et tu participes aux échanges. Tu participes à l’expérience. Je me suis vraiment prise au jeu. Je n’ai pas mangé mon chocolat d’un coup, j’étais là à me dire : Oui, c’est vrai qu’il y a un petit goût terreux ici, tiens je vais cliquer sur ça, c’est moins terreux … Puis, tu le laisses un peu plus en bouche, et tu trouves un goût plus sucré, plus acide … Tu participes et tu avances aussi par comparaison avec les autres. Il y avait également les arts de la table, la nourriture dans le monde, les plats selon les civilisations, tu réponds aux questions, tu essayes de découvrir … L’exposition est très colorée, tu as envie de tout faire en même temps. Ce que j’ai aimé, et ce qu’il y avait de commun entre ces deux expositions, que je n’ai malheureusement pas su trouver dans celle sur les mathématiques et celle sur le son, c’est le récit, la linéarité, je ne perdais pas de temps à me dire : « je vais à gauche … non, je vais à droite … peut-être que j’aurais dû commencer de l’autre côté … » La linéarité et les récits me conviennent mieux. Sachant que par nature, je suis souvent hésitante, indécise, quand je suis dans une exposition ou dans des situations où je suis trop libre d’aller où je veux, cela m’handicape en quelque sorte, puisque je veux tout faire, tout éprouver. Je trouve plus « confortable » de suivre un circuit balisé, cela me prend moins d’énergie.
Taos AÏT SI SLIMANE : Vas-tu manger différemment le chocolat de Patrick Roger, maintenant que tu t’es exercée à goûter en identifiant les textures, leurs arômes … ?
Nedjma BENDADA : Probablement. C’est cela aussi qui est intéressant avec ce genre d’expérience, tu les réinvesties dans ta vie de tous les jours. Je vais sans doute être sensible à la perception du goût en bouche et à son évolution dans le palais. Ça, cela va me rester, et pas seulement que pour le chocolat. Je vais probablement mieux apprécier les saveurs. Tu as raison, la dernière fois, j’avais mangé d’un coup les délicieux chocolats de Patrick Roger, j’ai eu une explosion de saveurs pour satisfaire ma gourmandise et puis plus rien. Désormais, je les dégusterais, ce que je ferai également pour d’autres mets et boissons. Il y a aussi toutes les astuces pour réussir sa cuisine, qui sont « colportées » de génération en génération, comme mettre une pincée de sel pour réussir à bien battre les œufs, qui sont souvent sans réel fondement. Je trouve intéressant de détricoter certains mythes, en comprenant par ailleurs d’où ils viennent. Bref, comme tu as pu le voir, toutes les sources de questionnement m’intéressent, elles fertilisent mon esprit, ma réflexion. Je sais bien que souvent on se pose ce genre de questions, mais on va rarement jusqu’à la source pour trouver les réponses. Les expositions de la Cité ont cela aussi d’intéressant, elles posent des questions et elles ne nous laissent pas sans réponses, libre à nous de les adopter.
Taos AÏT SI SLIMANE : Certaines choses t’avaient agacée, quoi, par exemple ?
Nedjma BENDADA : Le déferlement des enfants. J’ai fait le parallèle avec les années précédentes, quand je venais à la Cité des sciences, j’ai le souvenir d’une meilleure organisation. Les groupes d’enfants étaient en file indienne, avant d’arriver dans les espaces qui leur étaient dédiés, où, là, ils s’en donnaient à cœur joie. Cette fois, je ne pouvais rien faire, ça braillait partout, ça courait partout, on ne pouvait que déplorer la « démission » des accompagnateurs, d’autant que certains jeunes visiteurs dégradaient un petit peu le matériel, en tapant sur les boutons sans réellement s’intéresser aux résultats, et surtout sans égards aux autres visiteurs, qui utilisaient les mêmes dispositifs. Les accompagnateurs étaient complètement dépassés, débordés. Il y avait plusieurs groupes, d’une vingtaine d’enfants, en même temps, dans le même endroit, de quoi faire fuir tous les autres visiteurs. Quand tu regardes un multimédia sur l’origine du monde, et qu’autour tu as 25 enfants dissipés, indisciplinés, qui prennent des photos, pour les mettre sur TikTok, et courent dans tous les sens en hurlant, il t’est impossible de te concentrer, voire de garder ton calme face à tant d’incivisme, d’indélicatesse. Pour entrer au planétarium, il y avait des enfants qui slalomaient, dans la queue, entre tout le monde, et tu ne peux rien dire, puisqu’il y a leurs accompagnateurs, qui sont censés faire ce travail. Une fois installés au planétarium, ils tambourinaient avec leurs pieds contre les sièges, sans jamais réduire leur chahut. In fine, malgré tout l’intérêt que je porte aux offres de la Cité, j’ai trouvé cette expérience fortement contrariante, décevante, avec des conditions de visite passablement dégradée.
Taos AÏT SI SLIMANE : Cela tenait à quoi, selon toi ? Excitation juvénile par effet de groupe, impatience ou manque d’intérêt ?
Nedjma BENDADA : Je ne saurais pas te répondre. J’ai l’impression que c’est tout ça en même temps. Ils sont contents d’être ensemble, d’être hors de leur cadre habituel, d’avoir toutes ces offres à leur disposition, du coup leur attention est très, très vite prise par autre chose. Il y a aussi les téléphones. Dans l’espace du Grand récit de l’univers, la scénographie et les lumières les attiraient, mais très, très vite ils se mettaient en scène pour se photographier ou faire de petites vidéos pour les réseaux sociaux. Ça clic, ça regarde deux secondes puis ils partent, leur attention est très vite détournée par autre chose. Ils ont probablement des troubles de l’attention, mais là, c’est le côté médical qui parle : -)
Taos AÏT SI SLIMANE : À chacun de tes passages à Paris, tu as visité un certain nombre d’endroits, principalement des musées, mais également des parcs et jardins, dont le Parc de la Villette. Cette fois-ci, ça été la Cité de la Musique, dont tu as longuement visité l’exposition temporaire, ainsi que son musée permanent. As-tu observé les mêmes comportements des groupes scolaires et autres groupes d’enfants ?
Nedjma BENDADA : Non, ce n’était pas les mêmes comportements. Je me souviens qu’il y avait deux classes d’enfants. Du coup, au début, j’ai eu des appréhensions, d’autant qu’il y a des instruments de musique, je me disais qu’il y aurait un tintamarre de folie. En fait, cela n’a pas été le cas. Chacune des classes avait une accompagnatrice et deux aides, il me semble que c’étaient des parents. Les enfants étaient disciplinés. Assis par terre, ils étaient attentifs aux dires de leur accompagnatrice, qui avait visiblement préparé sa visite, elle avait de petites fiches en main pour leur présenter le musée, les instruments, etc. Les enfants m’ont semblé captifs, ils posaient des questions, etc. C’était vraiment encadré, cela n’avait rien à voir avec ce qui m’avait agacé sur Explora, à la Cité des sciences. Il y avait bien sûr les gens du musée qui faisaient des rondes, l’ensemble me semblait très organisé, fluide. S’agissant d’enfants, il y avait bien sûr quelques effusions, un peu de dissipation, mais les étaient fermement recadrés, sans « hurlements » des accompagnateurs et des vigiles : « Les enfants, c’est là que cela se passe … Pas par-là … venez voir … Qu’en pensez-vous ? Que voyez-vous ? »
Taos AÏT SI SLIMANE : La Cité de la musique et la Cité des sciences n’ont pas les mêmes dimensions, ni les mêmes approches muséologiques.
Nedjma BENDADA : En effet, ce n’est également pas aussi interactif. À la Cité de la musique, il y a des vitrines, pour présenter et protéger les objets et des encarts explicatifs, soit on est intéressé, soit on ne l’est pas, alors qu’à la Cité des sciences, on a envie de tout voir, de toucher à tout.
Taos AÏT SI SLIMANE : Comment cela s’est-il passé au musée du quai Branly - Jacques Chirac, et au Musée de l’Homme ?
Nedjma BENDADA : Je n’ai pas été au musée du quai Branly cette fois-ci. Quant au Musée de l’Homme, je ne me souviens pas d’avoir vu des classes, plutôt des enfants en famille. Il y a juste un épisode – j’abuse sans doute un peu – qui m’avait un peu énervée. Je regardais les bustes en écoutant les vidéos associées, puisqu’il y avait parmi ces bustes ceux de quatre Algériens. Je voulais savoir d’où ils venaient, et une petite fille est venue, elle a cliqué sur toutes les touches en même temps, sans regarder ni écouter quoique ce soit, ce qui a généré une cacophonie. J’ai dû coller mon oreille à la borne que j’écoutais pour aller au bout du récit. Ses parents étaient de l’autre côté, une fois son geste fait la petite a couru les rejoindre. Je me souviens qu’elle avait demandé à sa mère si elle avait le droit de cliquer, celle-ci lui avait dit oui, sans rien lui expliquer, elle a poursuivi sa visite en laissant faire sa fille à sa guise. Il est vrai que j’aime l’ordre et l’organisation, d’où mon choix de l’Allemagne, par exemple. Leur organisation de l’espace public me convient parfaitement. Il y a des lois pour tout, cela peut être restrictif, mais les choses sont claires et cela protège énormément. Il y a des droits, qui sont intimement liés aux devoirs. Pour revenir à la Cité des sciences et aux visites avec les enfants, je pense que les maîtresses, les accompagnatrices essayaient elles aussi de maintenir une certaine discipline, mais elles étaient débordées par le nombre d’enfants à encadrer, par les dimensions de la Cité et ses offres interactives et accessibles.
Taos AÏT SI SLIMANE : Hors micro, tu m’as parlé d’une surprise exceptionnelle lors de ta visite du Musée de l’Homme.
Nedjma BENDADA : Le musée lui-même fut une très belle surprise pour moi. C’était un des musées que je tenais à voir, mais jusque-là, il est malheureusement passé à l’as, lors de mes précédents voyages à Paris.
Taos AÏT SI SLIMANE : Pourquoi tenais-tu absolument à voir ce musée ?
Nedjma BENDADA : D’une part pour l’histoire des restes d’Algériens, dont j’avais entendu parlé. Comme je te le disais, à d’autres occasions, il est important de voir la cruauté de l’homme, pour toujours se rappeler ce dont il est capable, et se dire : « Oui, ça arrive … C’est déjà arrivé … ça risque d’arriver encore … » Quand tu es dans le Musée de l’Homme, tu ne peux pas nier la cruauté de l’homme. L’homme n’est pas devenu cruel, il l’a toujours été et l’est encore, pour preuve ce dont nous entendons parler aujourd’hui dans diverses contrées du monde. Au Musée de l’Homme, tu vois des crânes, datés de la Préhistoire, explosés avec des massues, la violence est une vieille compagne de l’homme, depuis toujours, ainsi est malheureusement l’être humain. Je voulais voir les bustes des Algériens, mais je ne les ai pas vus. Ils ont été retirés. Mais au-delà de ces bustes, je voulais aussi voir l’évolution de l’homme au cours des temps. Cela m’intéresse autant que le Musée de paléontologie, savoir d’où on vient et où l’on va, et c’est ça qui était représenté dans le Musée de l’Homme.
Taos AÏT SI SLIMANE : Je me souviens de ton vif intérêt pour la Grande galerie de l’évolution et des autres galeries du Muséum national d’histoire naturelle, autour du Jardin des plantes.
Nedjma BENDADA : C’est vrai. Ma visite de la Grande galerie de l’évolution est inoubliable, j’aurais voulu la prolonger immédiatement par la visite du Musée de l’homme, une suite directe, mais je ne l’ai pas fait, ayant mal estimé mon temps disponible, y compris pour le déplacement. Certes, l’Homme m’exaspère, du fait de nombre de ses agissements, mais l’histoire de son évolution m’intéresse : D’où vient-on ? Où en est-on ? Où allons-nous ? Concernant la merveilleuse surprise à laquelle tu fais référence, elle tient au fait d’être tombée sur une exposition temporaire, Aux frontières de l’humain, avec des dessins d’Enki Bilal, auteur de bande-dessinée, peintre et réalisateur. Pour ses BD et ses films, il a inventé ses propres mots pour des humains modifiés, qui ne veulent pas mourir, qu’il a inventé, qui ne veulent pas mourir, qui veulent vivre éternellement, d’ajouter une prothèse par-ci, une autre par là …
Taos AÏT SI SLIMANE : L’homme augmenté …
Nedjma BENDADA : C’est ça …
Taos AÏT SI SLIMANE : Cela ne veut pas dire qu’il adhère, encore moins qu’il soit transhumaniste …
Nedjma BENDADA : Exactement, et ce qu’il y a d’intéressant c’est qu’en sortant du musée, j’apprends qu’il y a une rencontre, Quel avenir pour l’humain et sa planète ?, entre Enki Bilal et Guillaume Lecointre, systématicien, zoologiste et professeur au Muséum national d’histoire naturelle. J’avais déjà vu, et entendu, le 25 mars 2015, Guillaume Lecointre, en assistant aux rencontres Culture en partage, organisées par la Cité, en vue de l’exposition sur Darwin, ouverte aux publics du 15 décembre 2015 au 31 juillet 2016. Divers éclairages relatifs au créationnisme avaient été abordés ce jour-là : « Diversité des créationnismes contemporains », avec Cédric Grimoult ; « Le créationnisme peut-il être une science ? », avec Guillaume Lecointre ; « Déconstruire les arguments des créationnistes », avec Jean-Pierre Gasc, Mathias Girel ; « Créationnisme, témoignage de Guy Lengagne », le témoin, étant un scientifique et politique, agrégé de maths, ancien Député-maire de Boulogne-sur-Mer, ancien Secrétaire d’État chargé de la mer, ancien membre de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, auteur du rapport, de la Commission de la culture, de la science et de l’éducation de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, sur les dangers du créationnisme dans l’éducation. Cette journée studieuse m’a d’ailleurs beaucoup marquée.
Pour revenir au Musée de l’Homme, et à la surprise que le hasard m’a réservée, je sortais du musée, quand j’ai entendu une annonce pour suivre un dialogue entre un scientifique et un artiste : Guillaume Lecointre et Enki Bilal. J’ai bien sûr sauté sur l’occasion pour ne pas rater cette rencontre avec un éminent scientifique, qui maîtrise le sujet de l’évolution de l’Homme, et un artiste d’envergure, qui s’y intéresse et laboure ce champ dans son domaine de compétence, puisque cela croise mes centres d’intérêts. Par ailleurs, je considère l’art comme une porte d’accès aux connaissances et savoirs de manière moins « aride ». Force est de constater qu’une rencontre avec des arguments scientifiques et technico-industriels, pour les prothèses par exemple, avec des termes scientifiques, technoscientifiques ou médicaux, cela n’aurait pas été, a priori, très excitant, et sans doute moins accessible. Mais l’alliage science et art constitue un bel et solide amalgame, du moins pour moi, pour accrocher l’attention. En fait l’art me ramène souvent à l’essentiel des questions existentielles. C’était une très, très bonne surprise. J’ai également eu la chance de les voir, tous les deux, à la fin, pour avoir une petite dédicace. Ce fut pour moi une très belle journée, avec une bonne moisson de joies.
Taos AÏT SI SLIMANE : Tu m’as aussi parlé d’une question-réaction d’Enki Bilal, au moment de te dédicacer son album, « Vous m’avez déniché au désert ? ! … »
Nedjma BENDADA : Ah, oui. En fait l’être humain, quand il se sent mal, il peut chercher, puiser dans tout, partout, des ressources qui peuvent l’aider à surmonter les pressions de son quotidien, de son environnement. Je pense qu’on peut aller très loin, au fond de soi et en dehors, pour trouver ce qui nous fait du bien. Enki Bilal, par exemple, peu importe l’endroit où on était, désert ou ailleurs, on aurait fini par le trouver. C’est cela aussi qui est bien, quand tu es dans l’observation, dans la quête du sens, quand tu ne te contentes pas de ce qu’on te donne, par l’éducation dans un système, etc., tu peux avoir de très bonnes surprises, comme celle de ma rencontre avec Enki Bilal et Guillaume Lecointre. C’est ce que je lui ai dit en substance. En fait cela avait commencé avec un de ses films, avec une société dystopique, futuriste, où il y avait également les dieux égyptiens, avec des pyramides qui flottaient dans la ville, des navettes, des gens qui avaient des prothèses, qui pouvaient donc tout faire, etc. L’imaginaire et l’intelligence poussés, non bridés, qui offrent des échappatoires, des évasions, voire des ressorts …
Taos AÏT SI SLIMANE : Comment as-tu pris son « étonnement » au fait que tu le connaisses alors que tu viens du désert ?
Nedjma BENDADA : Ça ne m’a pas étonné, ce n’est pas la première fois que cela m’arrive, y compris en Algérie, quand j’étais à la capitale, pour faire mes études de médecine, les gens me posaient plein de questions, du genre : « Ah, mais il y a ça ? … » Béchar et Alger pourtant sont deux villes d’un même pays, qui parlent la même langue, aux variantes régionales près, la même culture globale, mais les gens sont étonnés en apprenant ce qu’il peut y avoir au désert, dans les régions du sud. Donc, la réflexion d’Enki Bilal ne m’a pas vraiment étonnée.
Taos AÏT SI SLIMANE : D’autant qu’il l’a exprimée avec bienveillance.
Nedjma BENDADA : Oui, bienveillance et un sincère intérêt. Quand je lui ai parlé de mon frère, pour lequel je voulais également une dédicace, il m’a demandé ce qu’il faisait au désert. Je pense qu’il avait une vraie curiosité. Cela illustre pour moi l’attitude des personnes qui demeurent en toutes circonstances curieux, ouverts aux découvertes. Sa question n’avait rien de rhétorique. C’était vraiment un début d’échanges. Il ne m’a pas juste posé cette question pour faire la conversation en signant. J’ai d’ailleurs mis quelques secondes avant de lui répondre, non pas du fait de sa question, mais pour ne pas abuser de son temps, puis ayant compris qu’il s’agissait d’une vraie question qui attendait une réponse.
Taos AÏT SI SLIMANE : Recommandes-tu la visite de la Cité des sciences à tes connaissances ?
Nedjma BENDADA : Toujours. Ce qui me semble intéressant à la Cité des sciences, c’est qu’il y a de tout, mais les gens n’ont pas vraiment conscience de son potentiel. Un exemple, avant-hier, je t’ai parlé de mon ami musicien, qui aime beaucoup expérimenter les sons, je lui ai parlé de l’exposition de la Cité des sciences. Il découvrait son existence et il m’a dit qu’il irait la visiter. Je suis sûr qu’une fois qu’il y sera, il ira voir les autres expositions, car, comme moi, il est médecin, il visitera certainement Cerveau, ainsi que L’homme et les gènes, de même que Le Grand récit de l’Univers.
Taos AÏT SI SLIMANE : Tu as parlé de la Cité de la musique à tes amis algériens, dont de nombreux médecins, férus de musique par ailleurs, qui vivent à Paris où en Allemagne, en avaient-il connaissance ?
Nedjma BENDADA : Aucun d’eux ne l’avait vu, ni n’avait connaissance de son existence. Chaque fois que je leur parle de mes visites, mes découvertes, ils me demandent où je les déniche, alors qu’elles sont à leur portée. Je leur envoie également des photos, pour leur faire voir ce que l’on peut voir dans les expositions, sachant qu’ils ne sont pas habitués à ces pratiques culturelles. Certains s’imaginent même qu’on y voit juste quelques petites choses. J’ai par exemple montré, à mon ami médecin et musicien, des photos de guitares, exposées à la Cité de la musique, il était très étonné et vivement intéressé, puisqu’il n’avait aucune représentation de ce que l’on pouvait voir dans un musée de ce type. Il ne s’attendait pas non plus à ce qu’il y ait autant d’informations et d’explications. Je lui ai parlé de l’exposition temporaire, Révolutions Xenakis, consacrée à l’œuvre de Iannis Xenakis, ingénieur, compositeur et architecte, qui élabore à partir d’équations mathématiques, des partitions graphiques puis musicales, dont l’œuvre a été pionnière dans de nombreux domaines, comme la musique électro-acoustique ou l’informatique musical, et les spectacles de lumière et de son ont conquis un large public, il n’en revenait pas.
Taos AÏT SI SLIMANE : Si les expositions permanentes pouvaient leur paraissent sans intérêt, sont-ils intéressés par les expositions temporaires, tous domaines confondus ?
Nedjma BENDADA : Non, car ils ne font pas de distinctions entre les expositions permanentes et celles temporaires, puisqu’ils méconnaissent les deux. J’ai parlé de la Cité des sciences à une de mes amies, également médecin, qui aurait voulu visité l’exposition Cerveau, elle a appelé son petit ami, également médecin, qui lui a dit : « Moi, il faudrait me payer pour aller voir une exposition, et encore … », c’est parce que les gens ne savent pas ce que c’est qu’une exposition, ils n’y vont jamais, mais ils ont des avis tranchés et défavorables. Ils se privent même de l’expérience qui pourrait valider ou invalider leurs présupposés.
Taos AÏT SI SLIMANE : On arrive à la fin de cette « causerie », en à peine six mois, tu as consolidé ton apprentissage de la langue allemande, au point de passer l’examen sur l’allemand médical, de brillamment le réussir, ce qui t’autorise à exercer la médecine en Allemagne. As-tu eu le temps de découvrir les musées allemands ?
Nedjma BENDADA : Malheureusement pas encore. J’étais très concentrée sur cet examen, l’allemand n’est pas une langue facile, encore moins l’allemand médical. Je devais apprendre à articuler à enrichir mon vocabulaire ... Donc, je me suis concentrée sur cet objectif. Je devais aussi m’habituer à ma nouvelle vie, ma nouvelle langue, ma nouvelle culture. Mais, ce n’est que partie remise, j’aime mieux ne pas passer à côté des trésors intellectuels et culturels qui sont à ma portée. J’en ai très envie, et il me tarde de la faire. Pour l’instant, je n’ai visité que la cathédrale de Mayence (en allemand : Mainz). Pour avoir déjà un peu prospecté, je sais qu’il y a des musées à Mainz et ses environs, par exemple le Musée Gutenberg, un musée sur les vieux navires, le musée de la ville, j’ai malheureusement raté une exposition sur la cuisine des sorcières. À propos de Gutenberg, il en a été longuement question lors d’une visite guidée de Mainz, on nous a montré la maison où il est né, l’endroit où il est mort, comment l’aventure de l’édition a commencé, etc., il y a ses traces partout dans sa ville natale. Il y a une exposition, que j’ai malheureusement ratée, faite dans un centre commercial, qui s’appelle Lulu, connu pour exposer, entre autres, des tableaux de peintres. Et là, à mon très grand regret, j’ai raté l’exposition de Banksy. Il y a ce que j’ai raté, mais aussi tout ce qu’il me reste à voir, à Mainz mais aussi dans d’autres villes en Allemagne, dont j’aimerais découvrir l’architecture. J’aime beaucoup ma ville d’adoption. Je la sillonne avec plaisir, en courant ou en marchant. Mainz est entourée de vignobles et est située sur la rive gauche du Rhin, en face du confluent du Main. Le Rhin m’attire toujours, je ne sais pas à quoi cela tient. Il y a une citadelle dans les hauteurs de Mainz, chaque fois que j’ai essayé de courir pour faire le tour de la Citadelle, parce que c’est très vert et très joli, je me retrouve toujours le long du Rhin. Généralement, en courant, je ne pense à rien, je me laisse porter par la musique et j’avance, en regardant les paysages, et là, je me retrouve toujours à courir au bord du Rhin. Il y a une belle nature à Mainz, une nouvelle ville et une vieille ville, avec son architecture typique et ses maisons colorées, que j’ai eu la chance de découvrir pendant la période de Noël. Elles étaient quasiment toutes très joliment décorées. Pendant le carnaval, qui n’a malheureusement pas pu avoir lieu pleinement, pandémie oblige, mais il y a eu quand même, partout dans la ville, quelques personnes qui étaient déguisées, et ça, c’était très sympathique à voir. Dans la nouvelle ville, avec forcément de nouvelles constructions, il y a plus de bistrots pour jeunes, des salles de concert, et une vie nocturne plus animée. C’est très joli de voir le contraste entre les deux, elles sont mitoyennes, avec à leur lisière la gare, et d’un trottoir à l’autre, tu as un changement radical de la vieille ville à la nouvelle ville. Concernant le peuple allemand, les gens sont certes réservés, mais quand on leur parle, ils ne sont pas froids, hostiles, encore moins méchants. Ils sont juste réservés, chacun est dans sa petite vie, mais si tu ouvres la discussion, il y a de l’échange et ils sont curieux. Ils posent des questions. En marchant dans la rue je réponds au téléphone en algérien, bigarré de français, ils me demandent en quelle langue je parle : « C’est du français, mais pas tout à fait, c’est quoi comme langue ? » Les sonorités de l’algérien, avec ses mélanges de français ne leur évoquent rien.
Taos AÏT SI SLIMANE : Qu’apprécies-tu le plus dans ta nouvelle vie en Allemagne ?
Nedjma BENDADA : Chaque Algérien qui part d’Algérie pour vivre en Europe te dira la même chose. J’ai plus de liberté pour vivre sans le poids de la société. Je fais ce que je veux quand je veux. Si je veux courir, je vais courir, et il n’y a personne qui va m’embêter. Si je veux marcher pour m’aérer, changer d’air, je peux le faire, à n’importe quel moment de la journée, sans être embêtée. J’apprécie aussi le fait que la ville soit propre, et que tout soit organisé. J’aime trier mes déchets. Dit comme ça, cela peut paraître bizarre, mais je trie mes déchets, et je suis contente de participer, même très modestement, à la protection de l’environnement, de participer au recyclage, etc. J’aime faire des choses qui ont du sens pour moi, et ces petits gestes ont du sens pour moi.
Taos AÏT SI SLIMANE : Au bout de six mois en Allemagne, tu passes une quinzaine de jours à Paris, et à Mainz te manque.
Nedjma BENDADA : Oui, en effet. Hier, j’ai vu à Paris une de mes amies de Mainz, une franco-sénégalaise, qui vit en Allemagne depuis trois ans, dont deux ans à Mainz, et moi, je suis Algérienne, du sud de l’Algérie, du désert, je suis à Mainz depuis six mois, et je lui ai dit : « Tu sais, Mainz me manque … », elle m’a répondu sans hésitation : « Bien sûr que ça te manque, c’est chez nous ! » J’ai éclaté de rire de nous deux, deux filles d’origine africaine, qui se disent à Paris : « Mainz, c’est chez nous », c’était très drôle.
Taos AÏT SI SLIMANE : Très « drôle », mais très beau en même temps.
Nedjma BENDADA : Comme quoi, on peut se dire qu’on est chez nous partout où il fait bon vivre …
Taos AÏT SI SLIMANE : On va finir là-dessus. Merci beaucoup, Dr Bendada, pour ce témoignage, qui rend, entre autres, hommage à la Cité des sciences et à ses offres.