Jean BIRNBAUM : Bonjour à toutes et à tous ! Protestez si vous nous entendez mal.
Merci beaucoup d’être venus aussi nombreuses et aussi nombreux pour cette nouvelle séance des Rendez-vous de l’histoire.
Merci beaucoup également à Kamel Daoud d’avoir accepté notre invitation. On est très content de vous accueillir dans le cadre de ces débats organisés par Le Monde en partenariat évidemment avec les Rendez-vous de l’histoire de Blois.
Je voudrais vous présenter, en quelques mots, même si notre public vous connait bien, en rappelant quand même que finalement vous avez construit votre itinéraire de vie et d’engagement dans une immense confiance à l’égard des mots et de la littérature, - une foi éperdue même, je pense, on va le voir - dans les pouvoirs émancipateur de la littérature et du langage. Et, vous l’avez fait à la charnière des deux pratiques, qui d’ailleurs se nourrissent mutuellement chez vous comme ailleurs, c’est-à-dire le journalisme d’un côté et la littérature de l’autre. Vous avez publié pendant des années une chronique célèbre dans Le Quotidien d’Oran. Chronique, de 3500 signes, écrite souvent dans l’urgence, qui a été corrosive, subversive. On peut d’ailleurs les lire dans votre livre, que vous avez appelé Mes indépendances. C’est un très beau titre. Le volume est paru chez Actes Sud, comme tous vos livres en France.
On vous connait aussi maintenant, depuis quelques années, comme écrivain, comme romancier, avec Meursault, contre-enquête, qui avait eu un grand succès en 2013, chez Actes Sud toujours, et puis tout récemment, vous avez publié cette fiction, Zabor ou Les Psaumes, chez Actes Sud encore, une sorte de conte poétique - on va y revenir - presque magique, aux fortes résonances autobiographiques, et dans lequel justement on retrouve, dès les premières pages, cette confiance dont je parlais à l’égard des mots. C’est l’histoire d’une jeune orphelin de mère qui est élevé par sa tante, sous les yeux d’un grand-père muet, et qui à peu se jette à corps perdu dans le rapport au langage et d’une littérature qui lui permet de mettre à distance la mort, toutes les formes de mort. Et vous allez vous exprimer là, c’est par là que je voulais commencer, en français.
Vous avez écrit ce livre en français, vous avez écrit vos chroniques en français. Vous écrivez en français, vous avez fait ce choix, qui n’est pas n’importe lequel, qui pose bien des questions, qui vous pose parfois bien des problèmes. Et pour vous poser cette première question, je voulais juste lancer une formule, que j’aime beaucoup, et qui je pense peut vous parler, qui est d’un philosophe, qui a pas mal de rapport avec vous, Jacques DERRIDA, né en Algérie, qui parlait toujours de « nostalgérie », quand il parlait de sa nostalgie pour le pays de sa jeunesse, qui avait quelque chose de très camusien, que vous définissez comme un CAMUS heureux, il l’était dans un rapport très camusien à l’Algérie, et sur ce choix de la langue, il disait : mais finalement oui, la langue on fait un choix mais en fait cela ne nous appartient pas, on ne choisit jamais aucune langue, la langue vous tombe dessus, elle ne vous appartient pas, et même la langue la plus intime, la langue qu’on dit maternelle, eh bien on ne met jamais la main dessus. Il avait cette formule, c’est celle-là, que je voulais vous proposer pour ouvrir cette discussion, il disait : Je n’ai qu’une seule langue, au fond je n’ai qu’une seule langue, et ce n’est pas la mienne.
Kamel DAOUD : Bonjour ! Merci d’être là.
Je ne souscris pas à cette formule. J’ai plusieurs langues et elles sont bien miennes. Je les ai fabriquées, on ne me les a pas données. Je les ai trouvées, je les ai confectionnées. Je les ai enrichies. Je les vis. On me pose souvent cette question sur le choix de la langue française. Je comprends la question parce que nous sommes deux pays surchargés d’histoire. Donc, quand on me pose la question de la langue : pourquoi vous écrivez en français ? On a tout ce qui est là dans le placard, sous le tapis, derrière le dos, colonisation, histoire, etc.
Écoutez, moi, je suis un enfant de l’indépendance. Je ne suis pas un enfant de la guerre. Le choix du français est un choix amoureux, pour moi. Souvent, je réponds par cette formule lapidaire, pour faire cesser le débat, en disant : J’écris en français parce que j’en avais envie. Je pense que c’est largement suffisant comme explication, et comme justification. La langue pour moi, c’est quelque chose qui m’est venue parce que le français est un petit peu la maitresse linguistique en Algérie, tout le monde couche avec elle mais personne ne s’affiche avec elle socialement. C’est une langue que j’appelle ambiante, une langue ambiante. Elle était là dans mon enfance dans certains films, elle était là dans ce que me racontait ma grand-mère, qui était illettré mais il y avait toujours quelques mots qui faisaient partie de son langage, elle est l’une des langues de mon pays, de ma vie, de mon enfance aussi. Par la suite, elle est devenue une langue enrichie par l’accident de la curiosité pour le monde. J’ai commencé à apprendre le français seul, quasiment en autodidacte, parce que j’ai découvert le corps, le désir, la sexualité, l’ailleurs. J’ai déplié le monde par la langue française. C’était une langue de l’intimité paradoxalement. J’ai grandi dans un monde où on me parlait l’algérien, la langue de ma mère, de ma grand-mère, celle de la maternité, de la proximité. Une langue douce, enfermée, "enfermante" mais en même temps une langue qui n’était pas assez riche pour dire toutes les nuances du monde, et qui n’avait pas de livre. De l’autre côté, il y avait la langue arabe, que je maîtrise bien. Une très belle langue mais une langue qu’on a pris en otage par des idéologies parce qu’on lui a fait dire la loi, la coercition, l’autorité, les morts. Zabor dit une chose qui résume ça : C’est une langue qu’on a poussé à tellement parler des cadavres qu’elle en a pris les couleurs. Et je reviens à la maison et je découvre des romans, écrits en français, qui me déplient le monde, qui me révèlent la nudité de la femme. Des romans avec de petits passages érotiques, de la sexualité, la nudité, le corps, etc., et c’est devenue une langue intime, une langue de l’intimité. C’est une langue que j’ai enrichie, difficilement d’ailleurs. Vous grandissez dans un univers où vous n’avez pas de dictionnaires. Mon premier dictionnaire, mon père me l’avait acheté j’avais dix-huit ans. Avant, il y avait beaucoup de formules qui résistaient à la définition, jusqu’à maintenant d’ailleurs. Il y avait des prononciations que je ne maîtrisais pas, jusqu’à maintenant. Quand quelqu’un vous dit : Aimez votre prochain. Cela veut dire quoi votre prochain ? Celui qui est là ? Celui qui arrive ? C’est l’être humain ? Etc., etc. Quand quelqu’un vous dit : Feu Bernard, allez comprendre dans un village algérien ce que cela veut dire Feu Bernard ! Quand quelqu’un vous dit : Au bond. Je n’ai jamais vu de au bond, je n’ai jamais vu d’au bond, tribord, bâbord, etc. Donc, il y a un double dictionnaire des mots. Des mots définis par l’institution, par la généalogie, par l’autorité, par l’histoire, par vous, Français, et, il y a mes mots à moi, que je définis tout seul. C’est ceux-là que j’utilise pour écrire.
Jean BIRNBAUM : Vous avez dit, j’ai choisi la langue française, pour couper court, je réponds toujours que l’ai choisie parce que j’en avais envie, et cela devrait suffire comme explication. Ce n’est pas sûr ! Cela peut vous suffire à vous, dans votre rapport à la langue, mais cela ne peut pas nous suffire à nous en général, quelles que soient nos origines et notre langue, notamment – justement moi aussi je vais couper court, je ne pensais pas en venir aussi vite à ce point-là - mais en vous écoutant je me suis dit, oui, en même temps, comme l’un de vos combats, vous êtes de ceux qui essayent de relancer quelque chose comme une liberté de penser, de croire ou de ne pas croire, etc., dans le monde arabo-musulman, vous savez bien que la langue française, les chroniques en français, les livres en français, sont peu lus, très peu lus, par exemple en Algérie, et que finalement l’urgence dans ce combat politique est de réinvestir la langue arabe, pour par exemple en faire une langue de l’intimité. J’ai lu - je termine là-dessus - récemment on a invité Leïla Slimane au Monde Festival, elle vous a d’ailleurs cité très gentiment, au sens où elle vous a défendu, et elle a disait : un des grands problèmes aujourd’hui- elle citait une amie qui avait traduit Les monologues du vagin en arabe – est que la langue arabe en tant que telle a été monopolisée par les islamistes, et quand il y a tout un tas de choses qui relèvent justement de ce que vous dites : de l’intimité, du corps, du rapport à soi, du désir, etc., qu’on ne peut plus dire dans la langue arabe. Donc il faut se réapproprier cette langue, c’est l’urgence, pour faire en sorte qu’elle puisse dire à nouveau ce qu’elle a pu dire très longtemps, c’est-à-dire le désir, entre autres. Est-ce qu’on faisant le choix de la langue française, comme choix d’écriture pour vous, ça ne donne pas une limite terrible au combat, qui est le vôtre, un combat plus large pour la liberté de penser et de croire ou ne pas croire.
Kamel DAOUD : Pour revenir sur la première question, généralement quand je réponds j’écris par envie, ce n’est pas parce que je récuse la légitimité de la question, c’est une manière de répondre en coupant court, parce qu’en Algérie, on a trop idéologisé le débat sur les langues et m’agace. Cette fétichisation de la langue m’agace, parce qu’on y évacue aussi le droit du choix, le désir de dire le monde, de découvrir le monde. C’est tellement chargé par l’histoire que je préfère un petit peu la réponse brutale en disant : j’écris en français parce que j’en ai envie. Ceci dit, la question reste légitime. Il y a une histoire qui pèse mais je ne veux pas la porter tout le temps comme une explication ultime. Le débat linguistique en Algérie est très, très chargé d’affects. On ne peut plus parler des langues comme étant des instruments du monde. C’est très difficile. Parce qu’il y a eu d’abord la question de l’arabe, qui n’est pas parlé par tout le monde, c’est une illusion de l’occident qui nous dit : dans le monde arabe, vous parlez arabe. Dans le monde arabe, personne ne parle l’arabe, que les choses soient claires. C’est comme si je débarque au XIVème siècle en France et que je dis : le Francs parlent le latin. Non, c’était la langue d’une caste, la langue d’une domination, d’un clergé, d’une monarchie, etc. Donc, ça reste la langue qui a été prise en otage par une caste. Il y a beaucoup d’écrivains, notamment en Egypte, au Liban, etc., qui essayent de porter le ton de liberté par, avec et au-dedans de cette langue, mais le combat est assez dur. Leïla Slimani a raison, il y a eu une prise d’otage de la langue arabe par les conservateurs, par les islamistes, et ils vous coupent la parole en vous disant : cette langue est sacrée. Donc, ce n’est pas la vôtre, c’est le latin qui est sacré, vous ne pouvez pas dire ceci et cela par cette langue, elle ne vous appartient pas. Il y a une appropriation abusive de cette langue et un appauvrissement de cette langue, je suis d’accord.
Maintenant, la question de : est-ce que lorsque j’écris en français je limite mon audience ? Vieille question. On me la pose en Algérie, presque parfois avec jubilation, en me disant : de toutes les manières, vous n’êtes pas influent. D’accord ! J’écris des romans, je les écris en français, j’ai eu la chance d’écrire un ou deux romans, qui sont traduits dans le monde. La langue initiale, c’est le français, elle est là, elle est traduite, elle me porte, je la porte, et elle me permet de raconter le monde. Il y a un effet de retour en Algérie, vous savez, pour l’écrivain, pour l’artiste, etc. même si vous écrivez en français, il y a une sorte d’influence due à votre exercice de liberté, à votre présence à votre corps, vous affirmez une liberté et les gens vous suivent même s’il prennent une phrase. Quand j’ai sorti Zabor en Algérie, je tenais et je tiens toujours à ce que tous les romans que je publie paraissent en Algérie, en Tunisie et en France le même jour, c’est important parce qu’on corrige un petit peu l’accession à la littérature et aux livres. Il y a eu des files d’attente immenses de gens qui venaient acheter ce roman, certains parce qu’ils aiment ce que j’écris, d’autres parce qu’ils aiment ce que je dis, d’autres qu’ils aiment ce que je suis, d’autres sont là pour encourager, même si le roman ne leur plaît pas, pour toucher l’écrivain, pour croire à son existence, et pour pouvoir espérer une sorte de leadership qui ne soit pas celui du régime ou des islamistes. Donc, il y a de l’influence malgré ce que l’on dit, la preuve quelqu’un comme Leïla Slimani, moi ou d’autres dans le Maghreb nous écrivons, cela fait beaucoup de bruit. On nous pourchasse, on nous insulte, on nous soutient, on nous aime, on nous embrasse, et on nous jette. Donc, est-ce que j’ai peu d’influence ? Non.
Jean BIRNBAUM : Mais, la question, c’est intéressante, il y a un mal entendu, ce n’est pas la question de l’influence et de l’audience, j’ai commencé à en parler un peu mais c’est surtout la question de où est le lieu ultime de la lutte et du combat et de l’émancipation possible ? Leïla Slimani quand elle dit cela, la question n’est pas seulement celle de l’audience est-ce que j’écris en français est-ce que j’écris en arabe ? Elle dit quelque part, comme beaucoup d’autres, si vous prenez les livres de Fethi Benslama quand il a écrit La psychanalyse à l’épreuve de l’Islam, c’était toute une réflexion sur la façon dont à même la langue arabe, et à même la langue du Coran, le nom de la femme avait été raturé, il y avait une rature de la femme et du désir féminin disait-il, à même la langue. C’est ce que vous dites d’ailleurs vous-même aussi, quand vous parlez du rapport morbide à la sexualité et que vous dites qu’il faut libérer tout cela, etc. Or, le lieu où cela se passe, là je ne parle pas seulement d’audience, là où l’action s’adresse, le lieu où cela se passe, le lieu de la rature de ce qu’il faut dé-raturer et ré-enchanter et émanciper, c’est le lieu de la langue arabe justement, disent beaucoup de gens qui se battent à l’intérieur du monde musulman pour essayer de soustraire leur foi aux fanatiques. Donc, la question n’est pas seulement celle de l’audience, c’est la question du lieu où vous vous placez pour essayer de rouvrir les choses.
Kamel DAOUD : Oui, je comprends, mais on fait ce qu’on peut, si j’ai bien compris ce que vous voulez dire. L’essentiel pour moi, c’est de faire acte de liberté par ma vie, acte de présence par mes choix de rester en Algérie, et acte d’écriture et de créativité par les livres. Ça, c’est tout ce que je peux faire, et j’essaye de le faire et de le défendre dans la constance de mes propres convictions. Je ne sais pas, -j’aime bien cette expression de dé-raturer – quel est l’impact, je pense que tout cela participe justement à libérer cette langue, à libérer la pensée par et pour cette langue dans nos géographies. Je ne suis pas pessimiste dans le long terme, à moyen terme, on l’est mais à long terme, non.
Jean BIRNBAUM : D’ailleurs, on va bientôt passer à autre chose, mais c’est tellement central chez vous. Une chose très intéressante, quand j’ai relu les textes où vous racontez un peu votre itinéraire, il y a un moment où vous racontez que vous avez été vous-mêmes, pendant des années, jeune « compagnon » islamiste, quand vous étiez au lycée, que vous étiez imam de votre lycée, que vous étiez un compagnon de route de mouvement islamiste algérien. Et vous dites : vers 18-20 ans, j’ai tranché, j’ai rompu. Et parfois, quand vous racontez cela, vous dites : et là je me suis jeté à corps perdu, je me suis inscrit à l’université d’Oran, et j’ai plongé dans la littérature française, comme si la rupture, c’est très intéressant et curieux, avec l’islamisme, et la langue de l’islamisme, impliquait de reprendre langue quelque part avec la France ou le français.
Kamel DAOUD : Avec la France, non. Je suis venu en France pour la première fois à 26 ans. Je n’avais pas de rapport, les seuls français que je connaissais c’étaient soit les gens morts au cimetière soit les écrivains, je n’avais pas de rapport avec la France.
Maintenant, ce n’est pas très exact chronologiquement. J’ai commencé à lire et à déchiffrer cette langue à partir de l’âge de 9 ans, avec les premiers livres qui me sont tombés dans les mains. J’ai commencé par essayer de définir, de rêvasser, d’emprunter, de trouver des livres dans un village, et c’est ce que raconte Zabor, c’est très difficile de trouver des livres… Il y a eu cette première période qui s’étendait de 9 ans jusqu’à l’âge de 12 ans. Je lisais en français, mais aussi en arabe. A cette époque, il y avait une petite littérature des romanciers égyptiens imprimés à moindres coûts, du papier qui n’était pas d’une grande qualité, low-cost, accessible. Puis, de 13 ans jusqu’à l’âge de 18 ans, une très grosse période religieuse. J’ai abouti à une impasse à un certain moment. A partir de l’âge de 19 ans, pour moi, c’était la rupture. Ce n’était pas la rupture, je ne suis pas sorti de la matrice religieuse en claquant la porte, je suis sorti parce que j’ai pu me construire un chemin. J’ai pu me construire une voie de salut. J’ai pu me construire des convictions qui n’étaient pas dans le rejet du religieux et pour lesquelles le religieux n’était pas suffisant pour aller au-delà. Pour moi, l’expérience religieuse de ma génération a été fondamentale. C’est ce qui permet de comprendre de l’intérieur cette matrice-là. C’est ce qui permet de comprendre ses illusions, ses férocités, ses radicalisme, mais en même temps pour l’être que je suis cela ne m’était pas suffisant.
Donc, il y avait un rapport à la langue française d’abord à l’époque de l’enfance, jusqu’à la rupture, à peu près vers 13 ans j’ai commencé à lire, et paradoxalement les plus grands textes religieux que j’ai lus, je les ai découverts en français. C’était avec la collection Sindbad, qui était très vendu en Algérie. C’est vraiment un détour magique. Je suis revenue vers cette matrice religieuse en découvrant les grands textes religieux du Moyen Âge arabo-musulman. Il y a eu ce grand détour aussi. Passée cette période-là, j’ai abouti à la découverte de beaucoup de littérature théologique du 11ème, 12ème, 13ème siècle, pour arriver à l’âge de 18 ans à la rupture.
La langue, les langues m’ont permis de relativiser mes croyances, de maintenir une distance - on dit cela maintenant une distance critique – vis-à-vis de mes propres croyances et des concepts qui étaient ceux de ma génération. La langue m’a beaucoup aidé à maintenir la possibilité de réfléchir sur ce que je lisais et sur ce que je pouvais croire.
Jean BIRNBAUM : C’est intéressant ce que vous dites là, tout à l’heure vous disiez qu’en Algérie il y a une fétichisation de la langue, je suis contre cette fétichisation de la langue. Mais, c’est beau parce que vous-même, vous êtes presque dans une fétichisation de la langue, en tout cas il y a en tout cas un amour et une foi dans la langue qui est immense chez vous. On le voit dans Zabor et dans tous vos textes. Dans Zabor, la langue est ce qui permet de s’opposer à la mort aux puissances de la mort. Et, un peu partout vous avez souvent dit que l’écrivain est celui qui une figure rebelle par excellence. Vous avez quelque chose en ça d’assez sartrien, dans ses textes qui passent parfois pour un peu naïfs, dans ce texte qui s’appelle Qu’est-ce que la littérature ? il dit que finalement on ne peut pas écrire pour des esclaves, que finalement, toute littérature vise toujours la liberté. Toujours. Il dit qu’on ne peut pas faire un bon roman d’oppression, on ne peut pas faire un bon roman raciste ou antisémite ou homophobe, colonialiste, etc. ils notes toutes les choses comme ça. Donc, chez vous, il y a quelque chose d’un peu sartrien, et peut-être, parce que Sartre passe pour naïf, que vous partagez sublimement cette belle naïveté d’une langue ou d’une littérature qui est forcément émancipatrice, alors que quelque part on peut imaginer qu’un grand écrivain puisse être du côté de l’oppression, non ?
Kamel DAOUD : L’écrivain, oui. S’il est un grand écrivain, cela veut dire qu’il a écrit de beaux livres, et la littérature va au-delà des convictions de l’écrivain parfois, et de ses engagements. Pas toujours, mais cela arrive. Parfois, on est conservateur, on est radical, on est dans le rejet, on est dans l’extrême des opinions, mais il se trouve que vos livres vont au-delà. Je ne sais pas, moi j’ai une image simple, je ne suis pas philosophe pour conceptualiser les choses, mais c’est comme lorsque vous dormez, vous pouvez faire de beaux rêves ou des cauchemars mais vous ne décidez jamais ni de la couleur ni des personnages ni du sens de votre rêve. C’est cela qui est un peu frappant. La littérature, je partage cette idée naïve qu’elle puisse être un acte de libération pour celui qui l’écrit et pour celui le lit, je parle du livre.
Jean BIRNBAUM : Tout à l’heure, j’ai cherché cette citation, puis vous vous êtes arrêté trop tôt pour que je la trouve. C’est donc dans Qu’est-ce que la littérature de Sartre, il dit : la littérature forcément vise la liberté, on n’écrit pas pour des esclaves, etc., puis il y a une petite note en bas de page, où il dit : on s’est ému de cette dernière remarque, je demande donc qu’on me cite un seul bon roman dont le propos expresse fut de servir à l’oppression, un seul qui fut écrit contre les Juifs, contre les noirs, contre les ouvriers, contre les peuples colonisés, etc., etc. De ce point de vue, vous disiez, il y a les œuvres d’un romancier d’un côté et ses convictions de l’autre, on pourrait tout à fait imaginer, et je pense qu’il y a des exemples, une littérature – c’est la question que je vous pose – de qualité qui exprime un élan sincère et une puissance d’écriture et qui viserait quelque chose d’autre que la liberté. Non, vous ne pensez pas ?
Kamel DAOUD : Je ne me souviens pas d’avoir lu des romans de ce genre pour le moment. Généralement quand je lis, je lis d’abord ce qui me plaît, ce qui m’emballe, me pousse à réfléchir. Je crois qu’il y a dans le ton de la littérature, du roman, du romancier, du livre que l’on choisit de lire, il y a ce ton-là qui ne ment pas. On peut mentir dans des entretiens, je peux mentir maintenant aux spectateurs et à vous, mais un livre ne ment pas. Dès qu’il commence à mentir, à être dans l’artifice, le lecteur le sent, il tombe. Ce n’est plus un bon livre. Vous savez, avec tous les budgets qu’ils ont, les fascistes n’ont jamais réussi à produire un grand roman du fascisme, ni les communistes à l’époque, et Dieu sait qu’ils avaient beaucoup d’argents, ni les dictateurs. D’ailleurs, un dictateur, un bon, quand il veut écrire, il fait son livre, cela s’appelle le Livre vert, le Livre rouge, il commande rarement un roman auprès d’autrui. Je ne me souviens pas avoir lu un grand roman, si l’on s’entend sur la définition de grand roman, un roman qui reste, qui va au-delà de la mort de son auteur et qui soit porteur de cette idée-là. C’est une impossibilité quasiment mécanique, je crois.
Jean BIRNBAUM : Comment vous l’expliquer ? Qu’est-ce qui ferait, d’après vous, qu’un grand roman ne pourrait pas être un grand roman d’oppression ?
Kamel DAOUD : Je pense que cela part de cette idée de liberté. Fondamentalement, - naïf ou pas, j’aime bien ce mot accolé à l’exercice de l’écriture, c’est Sartre, selon vos propos - écrire est un acte d’exercice de la liberté. D’ailleurs, c’est pour cela que tous les utopistes du monde, depuis les Grecs jusqu’à maintenant, ne tolèrent pas le poète, l’aède, l’écrivain, etc., c’est celui à qui on veut couper la tête. Il n’y a pas d’utopie parfaite avec la présence d’un écrivain.
Jean BIRNBAUM : Toujours pour filer cette idée du rapport à la langue, de votre rapport à la langue, en français comme en arabe, il y a chez vous, comme chez Leïla Slimani, l’idée qu’effectivement il y a une captation de la langue, une espèce de spoliation, que les mots ont été pris en otage. Comme mon métier est de parler de livres, j’aime bien citer des auteurs. Il y a chez Georges Bernanos, un écrivain qui avait la foi, il était chrétien, royaliste, et d’autres choses, il y a un très beau portrait de l’écrivain en vieille servante qui essaye de raccommoder la langue comme on raccommode de vieilles chaussettes. Il dit : les mots ne peuvent pas se défende eux-mêmes, le rôle de l’écrivain est de recueillir chaque mot pour le raccommoder, essayer de le soustraire à ceux qui en font, à nouveau d’ailleurs, quelque chose qui sert à l’oppression et au mal. Est-ce que vous, vous considérez un peu comme ça, que vous pourriez vous reconnaître dans ce portrait de l’écrivain, pas en vieille servante, mais en raccommodeur de vieilles chaussettes linguistiques ?
Kamel DAOUD : D’accord. L’image est très, très belle. Franchement, elle est magnifique, mais je n’ai pas hérité d’une langue abîmée. J’ai hérité d’une langue qui n’était pas définie. Donc, je préfère le métier d’équarrisseur. J’ai pris cette langue, elle était mal définie, elle ne disait pas les choses, elle ne s’exprimait pas bien dans ma bouche, elle n’avait pas de palais, elle n’avait pas de définition stricte, et toute l’aventure n’était pas de raccommoder une langue mais de la définir mot-à-mot. J’avais une méthode quand j’étais gamin, quand je lisais une phrase et qu’il y avait quatre mots dont je comprenais deux et les autres mots restaient mystérieux, je lisais la deuxième et troisième phrase et par recoupement je pouvais définir les mots obscurs de la première phrase. Donc, je préfère le métier d’enquêteur sur le sens des mots, de quelqu’un qui remeuble cette langue-là, qui la définie, qui se l’approprie. Un des premiers romans, que Zabor raconte, et qui m’avait poussé à découvrir cette langue, c’était l’érotisme, la nudité. C’était ça le moteur fondamental. J’ai tenu, palpé, pour la première fois, un roman avec sur la couverture avec une très, très belle femme, et fatalement j’ai voulu savoir ce qu’il y avait derrière ses vêtements et dans le livre. J’ai cherché à définir les mots, je n’avais pas une langue abîmée mais une langue à redéfinir, mais vraiment à partir de rien du tout. C’est pour cela que j’aime cette figure de Robinson Crusoé, qui fait naufrage avec un rabot, un marteau et une Bible, et qui est là pour repeupler l’île. Pour moi, la langue française est une langue insulaire, une langue abandonnée. Je n’étais pas là pour la retaper, j’étais là pour la faire briller, la dépoussiérer, l’habiter et me l’approprier.
Jean BIRNBAUM : J’en parlais dans l’introduction, quelle est pour vous le rôle, ou l’articulation, entre le journalisme et la littérature dans ce lieu-là ? Pendant très longtemps, notamment à la fin du XIXème siècle, la littérature et le journalisme étaient complétement liés, la littérature était le laboratoire du journalisme et le journalisme était l’atelier de la littérature. Comment est-ce que vous pensez, ou comment est-ce que vous vivez simplement la circulation de votre écriture entre ces espaces journalistiques et littéraires, à l’horizon de vos engagements en politiques et poétiques ?
Kamel DAOUD : Vous faites bien de parler de cette figure de l’écrivain du XIXème siècle en France. C’était une figure de l’intellectuel, on ne dit pas encore engagé, mais qui était indifférencié. On était à la fois le critique de son époque, l’écrivain, le feuilletoniste, le contestataire, le porteur d’une valeur, d’une vision. Je pense, je ne suis pas très fort en analyse économique, qu’il y a une économie qui évolue, qui permet cette différenciation dans la fonction de l’intellectuel. Maintenant, vous pouvez être journaliste, journaliste et écrivain, ou écrivain, c’est porteur. En Algérie, quand je suis venu à cette vocation-là, un beau ivre, même un bon livre, ne faisait pas vivre son homme. Donc, il fallait s’exercer aussi au journalisme. Il y a cet aspect-là. L’autre aspect, est qu’on était dans une époque de guerre. Je suis venu au journalisme dans une période très difficile. C’était une période de guerre civile en Algérie. Durant ces périodes, il y a une confusion des genres, entre le journalisme, ce qu’on ressent, ce qu’on écrit. Vous ne pouvez pas être un journaliste neutre dans les années 90, parce qu’on vous tuait. Les journalistes étaient tués. Dans ce cas-là, ce que vous écrivez a valeur de vie ou de mort. Et quand vous écrivez à partir de ces critères-là, vie ou mort, et non pas de ce qui exact ou de ce qui ne l’est pas, votre ton change, votre écriture change, la définition que vous donnez à votre écriture change. Et, c’est un péché d’origine aussi pour beaucoup d’écrivains et de journalistes algériens, je pense que la décantation vient,… j’ai eu cette chance aussi de faire du reportage de terrain, j’étais très jeune - je suis entré dans le journalisme à l’âge de 22 ans, parce que les journalistes aînés étaient soit tués soit exilés, on était vraiment de la chair à canons quand on nous recrutait – et j’ai commencé non pas par les faits divers mais par les faits de guerre, c’est assez spectaculaire comme initiation à ; en même temps, il y a une expérience formidable de la vie quand la vie est menacée. Durant les périodes de guerres, il y a une exacerbation de la sexualité, de l’envie de vivre, de l’envie de mordre, de l’envie d’aller. Chaque jour est le jour ! Il y a tout ça qui fabrique, qu’on peut un petit peu retrouver dans les écrits de Sartre, entre autres, à l’époque de la guerre. Il y a tout ça. Et puis, mis à part les reportages, les entretiens, les couvertures de tous les genres, un jour on m’a donné la chance de faire de la chronique. C’était le DG du journal qui faisait cela et un jour, je passais et il m’ dit : tu me remplaces, je suis fatigué. Je l’ai fait, et il a eu cet élan filial, très rare chez nous, parce que nous sommes un monde des pères et des grands-pères, il m’a dit : tu le fais mieux que moi, tu continues. J’ai commencé à écrire, c’était laborieux et en même temps quelque chose d’exaltant, parce que pour une fois je pouvais parler des faits et garder la proximité avec la littérature. C’est ça la chronique en Algérie. La chronique est très lue, pas uniquement la mienne, c’est un genre qui est très lu en Algérie, avec la caricature. J’ai commencé à écrire, à rapatrier mes écrivains, mes références, mes belles métaphores. C’était laborieux. Pendant les six premiers mois, j’écrivais difficilement, parce que j’écrivais alors que tout le secret quand on écrit est de ne pas écrire, oublier qu’on écrit, oublier la langue, tout oublier, donc être dans un rapport directement. On ne réfléchit pas quand on embrasse, si on commence à réfléchir, c’est foutu.
Jean BIRNBAUM : Ah, c’est donc !
Kamel DAOUD : J’ai commencé à écrire à partir de l’idée que la chronique était pour moi un exercice de liberté. Je pouvais convoquer ma passion et en même temps parler des faits. Et ça a marché, ça a commencé à prendre, à se distinguer. Je pense que la rupture est venue un jour où je me suis dit : pourquoi est-ce que c’est laborieux d’écrire ? Pourquoi est-ce que c’est fatiguant ? Ça ne devrait pas l’être, quand on embrasse bien, on ne se fatigue pas. J’ai réfléchi et je me suis dit : d’abord parce que je n’écris pas comme je le veux mais comme veulent les autres : l’histoire, la grammaire, le souvenir des Français, etc. Et je me suis libéré avec une phrase, je me suis dit : les maîtres d’école ne sont pas là, les Français sont partis, il n’y a personne au-dessus de ma tête, je peux écrire comme je veux. Et j’ai commencé à écrire.
Jean BIRNBAUM : Vous faisiez allusion à la décennie noire, à la guerre civile algérienne des années 90, il y a un très beau texte de Jacques Derrida, j’en parlais au début, il était complétement effrayé, sidéré de ce qu’il voyait de son pays natal à ce moment-là, et déjà il parlait dans ces textes des décapitations, etc. Il a une très belle réflexion où il dit : il ne faudra jamais oublier, il faudra toujours discerner : l’islam n’est pas l’islamisme, l’islamisme n’est pas l’Islam, mais l’islamisme s’exerce au nom de l’Islam et c’est la grave question du nom [1], et il dit que c’est la grave question du nom : il ne faut jamais prendre comme un accident, quand quelque chose est fait, dit, déployé, au nom d’autre chose, ce n’est jamais anodin. [2] Et aujourd’hui, il y a plusieurs graves questions du nom qui se posent. Il y a le fait que les gens qui tuent, et qui se disent djihadistes le font au nom de Dieu, on a beaucoup de mal à le prendre au sérieux. Il y a le fait qu’au nom de quoi beaucoup de gens considèrent que les djihadistes n’ont pas de rapport à la foi qu’ils proclament. On se demande au nom de quoi quelqu’un comme François Hollande a pu décréter que les djihadistes n’avaient pas de rapport à leur foi en disant que tout cela n’avait rien à voir avec l’Islam. Et puis, il y a une troisième question, cette grave question du nom qui se pose à vous en permanence : au nom de quoi, au nom qui tu écris ? Les gens vous harponnent en permanence, en tout cas vous clouent au mur des appartenances identitaires, en disant : tu devrais écrire au nom des Musulmans, ou au nom des Arabes, au nom des Algériens, et tu te dissocies : tu vas au Rendez-vous de l’histoire, tu écris en Français, tu parles avec les gens du Monde. Au nom de quoi tu existes aujourd’hui ?
Kamel DAOUD : D’accord ! [Rires de Kamel Daoud et du public] Je suis un fanatique de ma propre liberté, et j’ai un sens exacerbé de ma dignité. Je pars de cette idée, qui peut être naïve, qui est que puisque personne ne peut mourir à ma place, personne n’a le droit de vivre à ma place. A partir de cette idée-là, je développe tout le reste. Je n’ai jamais parlé au nom de. J’ai toujours parlé en mon nom propre. Si cette liberté est partagée, si cette vision est partagée, bienvenue. Si les gens ne veulent pas partager, ou certains ne veulent pas partager cette vision, ils sont libres de leurs choix mais je suis aussi libre de mon choix. C’est un peu le discours que je développe en Algérie par rapport à cette idée de représentation. J’étais dans une vielle algérienne, en Kabylie, il y a deux mois, quelqu’un s’est approché de mon éditeur -il y a avait 550 personnes dans la salle, une foule qui attendait ma signature - il s’est senti obligé, parce que nous sommes un pays du parti unique, de la pensée unique, et a dit : vous savez, Monsieur Daoud ne représente pas toute la ville. Mon éditeur lui a répondu : bien sûr, pourquoi voudriez-vous qu’il représente toute la ville ? Je ne représente pas, cette idée de représentation je ne l’aime pas. Maintenant, vis-à-vis des attentes éditoriales ailleurs, il est vrai qu’il est très difficile de passer du passeport au roman. C’est quelque chose de difficile. Il faut le faire, y aller, écrire, s’affirmer. Je sais qu’il y a une sorte de casting. Je sais qu’il y a une « chamanisation » de l’intellectuel qui vient du Sud, on lui demande : est-ce que Macron va être élu ? Est-ce qu’il va pleuvoir demain ? Etc. je suis conscient de tout cela. Je sais que c’est quelque chose de pesant, notamment en France, en Occident. Mais moi, j’essaye d’aller au-delà, je n’en veux pas aux autres de penser ainsi ? Je n’en veux pas au Monde de m’imposer un casting, c’est à moi de le contourner. Quand j’ai écrit Zabor, il n’y a pas le mot Algérie dedans parce qu’il m’était important de dire, d’une manière ou d’une autre, qu’il s’agit d’un roman, pas d’un passeport. Il ne s’agit pas d’une case que je dois remplir. J’aurais pu écrire un roman qui s’appellerait Ma vie de menacé, 500 000 exemplaires, trois prix et un suicide littéraire, sauf que j’aime trop la littérature. J’aime beaucoup les figures qui sont celles de la littérature. J’aime cet exercice de liberté. J’aime cette concurrence que j’apporte au ciel, aux autres, et au discours dominants. C’est un exercice d’absolue singularité, d’absolue liberté pour moi. Que l’on m’attende, j’en suis fier mais je ne vais pas m’arrêter. Je continue.
Jean BIRNBAUM : On a une heure en tout, je voudrais qu’on ait un peu de temps pour discuter tous ensemble, donc je vais essayer de conclure assez vite cet entretien. En vous écoutant parler, disant « personne ne peut mourir à ma place », lorsque vous avez parlé des menaces physiques, et des journalistes tués, ce qui était tangibles et concret, dans les années 90 en Algérie ; vous avez récemment dit à ma consœur Raphaëlle Bacqué, qui était venue vous voir à Oran, que vous sentiez moins en sécurité en France. Beaucoup de gens disaient que vous devriez quitter l’Algérie, que l’Algérie c’était dangereux, et vous lui avez dit : mais non, en fait je me sentirais moins en sécurité France. Comment est-ce que vous expliquez cela ? Parce qu’apparemment vous êtes en sécurité dans la langue française, en tant qu’écrivain vous avez trouvé refuge dans la langue française, vous l’avez adoptée, vous l’habitez, mais physiquement, comme homme d’intervention et d’engagement menacé par tout un tas de gens, vous vous sentez moins en sécurité en France qu’en Algérie.
Kamel DAOUD : Cela vient d’abord d’un sentiment. En Algérie, je suis dans mon pays, parmi les miens. Je suis parmi les gens qui me soutiennent, qui me protègent. Je suis parmi des gens qui sentent que je fais quelque chose qui pourrait être utile, dégager des voies, parce qu’on est en pleine désespérance, on n’a pas de solutions entre un régime dur et un islamisme qui nous tue. Donc, quand ils voient quelqu’un parler de liberté, de droit de croyance, du droit de chacun de chercher un Dieu ou pas, des martyrs qui se sont battus pour que je sois libre, il faut donc que je sois libre et vivant, des gens morts pour que je sois libre, parler de notre obligation de sortir du victimaire postcoloniale et assumer notre responsabilité de l’état de notre pays, etc. Tout cela fait qu’il y a des gens qui écoutent, sont là, soutiennent. La deuxième chose, j’ai l’impression que l’Algérie, avec tout ce qu’elle a vécu, est en avance sur beaucoup de débats, de questions, de questions sans réponses qui se posent maintenant au reste du monde, dont la France, c’est-à-dire le choix entre la démocratie et la sécurité. Qu’est-ce qu’on choisit ? Quelle est la menace du populisme ? Quels sont les radicalismes qui peuvent nous tuer ? Qu’est-ce que le journalisme en temps de guerre ? Qu’est-ce que la conviction, Tout cela l’Algérie l’a vécu un peu en avant d’autres pays, l’Occident... J’ai l’impression que nous avons une meilleure vue, une meilleure lucidité sur ce que subi le monde et ce que nous subissons. Ça vient aussi peut-être d’un constat abusif, les agressions verbales, les insultes, me venaient souvent de France, je comprends, parce qu’il est très difficile d’affirmer sa liberté et son adhésion à des valeurs que l’Occident incarne maintenant, qui sont celle de la liberté, de l’égalité, du droit la différence, etc., sans être vu par ceux-là mêmes qui ont été blessés par l’Occident comme étant un traitre, et ils réagissent avec beaucoup de violence. J’avais aussi l’impression que la France ne comprenait pas ce qui lui est arrivée, ce qu’elle pouvait subir, les dangers qui la menaçaient et qu’elle n’avait pas de clairvoyance. Il n’y avait pas une vision du salut français, qui pouvait à la fois inclure les gens sans les exclure, une sorte de vision solidaire. C’était autant de raison qui faisaient que je me sentais plus en sécurité là-bas qu’ici. Mais maintenant, de toute façon, c’est la même chose que cela soit à une terrasse à Paris ou ailleurs, on est dans la même situation. Je l’ai dit aussi parce que c’est ma façon d’affirmer peut-être une sorte de sentiment d’appartenance. Je vis dans mon pays, je comprends les gens qui sont partis, moi, je n’ai pas ce courage de partir. Puis, il y a une sorte de sensation, peut-être totalement vaniteuse, de dignité. Je ne sais pourquoi cela serait à moi de partir, pourquoi ça ne serait pas à celui qui a tué de partir. C’est à lui de quitter, pas à moi.
Jean BIRNBAUM : Je vais vous poser une toute dernière question, cette fois en citant Salman Rushdie, j’y ai pensé en vous écoutant sur la question de la trahison, celui qui est désigné comme traitre aux siens, à sa religion, à tout un tas de choses. Il y a une scène tout à fait frappante dans les mémoires [3] de Salman Rushdie, qu’il a publié il y a quelques années. Il raconte comment un jour on a essayé de lui arracher la langue. Il dit que c’est en 1990, au moment où la fatwa a été lancée contre lui par le régime iranien, il y a eu des tas de morts, des émeutes dans le monde entier, des gens assassinés,… Il se sentait mal et des gens lui ont dit : tu devrais faire un geste pour calmer, tu as mis un énorme désordre, tu as semé le désordre dans le monde entier, tu devrais faire quelque chose. Il se retrouve dans le sous-sol, dans un commissariat à Londres, où il a affaire à une sorte de tribunal de dignitaires musulmans britanniques, et d’un peu partout, qui lui disent : on vient pour intercéder entre vous et le régime iranien. Ils lui tendent une feuille, lui disent de signer un papier, où il montrerait une bonne volonté,… Il dit : j’avais tellement de pression sur moi des médias, de mes amis qui me disaient : il faut calmer les choses, il faut calmer les choses, que j’ai signé. Finalement, quelques jours après, le régime iranien a dit : pourra devenir l’homme le plus pieux de tous les temps, la fatwa ne sera jamais levée. Et Rushdie commentent en disant : cet épisode aura été un moment pivot dans ma vie. J’ai été piégé par ces mots, ce langage, on avait essayé de me détruire en tant qu’écrivain, par la suite, j’ai décidé de ne plus jamais m’auto-intoxiquer en espérant un compromis avec les idées qui n’en autorisent aucun.
Je voudrais savoir si vous - là c’était dans un commissariat londonien, le Paddington Green - vous avez un équivalent de cette scène-là dans votre itinéraire, c’est-à-dire un moment où vous avez l’impression qu’on vous a tendu un piège, en tout cas on vous a proposé une sorte de compromis, qui, si vous l’aviez accepté, aurait consisté à vous arracher ce que Rushdie appelle la langue ?
Kamel DAOUD : Ça, c’est permanent. C’est très hiérarchisé. Il y a une sorte de noyau dur, il y a les militants du noyau dur, les sympathisants, les silencieux et les gens qui adhèrent à cette vision par tradition sociale, par beaucoup de chose. Il y a toujours ce genre de mise en scène où on vous appelle à. Il y a cette idée de repentir qui existe tout le temps. Je reçois cela par courrier, par commentaires, etc. Mais, bon, je suis Algérien, je fais partie de ces gens-là qui ont payé 10 ans de guerre avec ces gens-là. Je reste très lucide sur ça, je ne comprends pas pourquoi je dois endosser la culpabilité. Je n’ai rien fait, je n’ai tué personne ! J’écris des livres ! S’il y a quelqu’un qui doit venir vers moi, pour me demander à ce que j’intercède entre lui et l’humanité, ce n’est pas moi, cela doit se faire dans le sens contraire. Moi, je peux faire quelque chose pour lui, mais lui, il ne peut rien faire pour moi. D’ailleurs, il ne peut rien faire pour lui-même.
Par ailleurs, je suis très allergique aux gens qui proposent la repentance, le salut, la soumission, parce qu’on va te pardonner. Qu’est-ce qu’on va me pardonner ? Qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai exercé un droit, le droit d’écrire, le droit de rêver, d’écrire des fictions, de penser. Ma vie est unique, elle ne se reproduira plus jamais, je ne vois pas pourquoi je vais la monnayer, en céder une partie à des gens comme ça.
Un des grands problèmes des élites chez nous - peut-être, mais je l’ai vu pendant longtemps - est l’attitude de culpabilité que l’on a vis-à-vis de ces gens-là, des gens qui croient posséder la vérité. Je ne suis pas coupable ! Je ne suis pas en infraction ! Je n’ai rien fait. Je suis quelqu’un qui n’a tué personne, je le répète encore et toujours. Mes croyances dépendent de ma propre personne. J’aime bien cette formule qui circule sur le Net à propos des islamistes, il y a deux phrases que je trouve géniales, quelqu’un disait : « avant les frères musulmans tout le monde étaient frères », et, je crois que c’est un Tunisien qui a dit : « les Musulmans croient que Dieu les protègent et les Islamistes croient protéger Dieu » Je trouve cela génial, simplement dit ! Il y a toujours cette figure de l’intellectuel traitre. C’est très difficile d’installer un discours d’autonomie de pensée entre les sollicitations, les offres, les champs éditoriaux et de réflexion en Occident et les conservateurs, les islamistes et les radicaux de l’autre côté. Il est très difficile de dire : je peux, je veux être Algérien et libre. C’est tout ce que je demande et ce pour quoi je me bats ! C’est mon droit absolu ! Je me bats pour ma liberté d’abord, je ne me bats pas pour l’Occident uniquement et d’autres, et c’est très difficile. Vous savez pourquoi ? La mécanique est simple. C’est une mécanique d’arnaque. Vous parlez de sexualité, d’accord, le discours d’en face, des adversaires : les radicaux, les islamistes, les conservateurs, vous parlent de vertu. Ils s’approprient une valeur, la vertu, et ils vous laissent celle de la licence, parler de sexualité. Sachant que c’est une valeur que l’Occident vit, partage ou défend, cela fait de vous un traitre au service de l’Occident. Dès que vous parlez de liberté, vous êtes un traitre. Et vous êtes doublement traitre, parce que vous l’êtes aux yeux des vôtres, parce que vous prônez des valeurs qu’ils espèrent ailleurs, et vous l’êtes aussi de l’autre côté, parce que vous ne correspondez pas à, que vous êtes quelqu’un qui essaye de défendre l’autonomie de penser. Ce n’est pas évident. Ici, on vous accuse d’être au service de : l’extrême droite, discours d’essentialisation,… et de l’autre côté on vous accuse d’être un traitre… Mais bon, tout cela prouve que vous êtes sur le bon chemin et qu’il faut continuer.
Jean BIRNBAUM : Merci Beaucoup, Kamel DAOUD !
Je rappelle que l’on va vous retrouver pour une séance de dédicace. Je le signale à toutes et à tous.
On a un petit moment de discussion : questions, objections. Merci beaucoup pour votre patience et votre écoute. Les micros sont disponibles.
Une auditrice : Bonjour !
Je vous ai entendu questionner Kamel DAOUD, et j’ai entendu les réponses de Kamel Daoud sur son rapport à l’écriture. Je vous ai lu, j’ai lu votre livre : Meursault, contre-enquête, le sentiment que j’ai en vous lisant, en vous entendant parler, c’est que votre rapport à la langue est extrêmement sensuel, peut-être plus sensuel qu’intellectuel, comme si vous aviez découvert la langue française avec votre propre corps. J’aimerais vous entendre là-dessus.
Kamel DAOUD : C’est vrai que la découverte de la langue française a été la découverte de la sensualité pour moi. C’est une découverte du corps. Il y a une phrase magique qui m’a toujours habité, qui habite l’univers de Zabor, qui est en partie moi-même, dans le premier roman en français que j’ai tenu est un roman anglais, un polar, La chair de l’orchidée [4], à l’époque c’était l’orchidée, il prononce clairement et volontairement le « ch », après j’ai été déformé je dis : l’orchidée, il y avait une très belle phrase qui m’est restée en tête, qui est devenue une sorte de noyau dur de ma grammaire : « elle s’avança vers moi nue ». J’ai appris la langue française pour savoir ce qui se passe après.
Jean BIRNBAUM : Justement, qu’est-ce qui se passe après ?
Un auditeur : Bonjour !
Une question chronologique à Monsieur DAOUD, dans les années 70 l’Algérie était quand même un pays d’ouverture au monde, notamment à tous les combats que menaient les peuples à travers le monde, à quand, d’après lui, date la mainmise de ce qu’on appelle les islamistes sur la littérature et la pensée maghrébine, puisque ce n’est pas limité à l’Algérie ?
Kamel DAOUD : Je pense - mais je ne suis pas historien mais un habitant, un citoyen de mon pays – que c’est venu à partir de la mainmise des premiers enseignants frères musulmans, qui sont venus de Syrie et d’Égypte dans les années 70. Ils ont fabriqué tout ce qui est venu après. Je pense que l’enjeu de l’école… L’école obsède les islamistes, que cela soit en Turquie ou ailleurs. En Algérie nous avons une ministre que je trouve exemplaire. S’il y a des gens à saluer ce n’est pas moi mais une femme comme Nouria BENGHABRIT-REMAOUN, qui se bat pour une école moderne. Ce n’est pas une école qui rejette l’Islam, là aussi c’est une arnaque, les gens ont le droit de chercher un Dieu, de croire l’avoir trouvé, d’être religieux ou pas. Je ne me bats non pas contre une religion, je me bats contre le fait qu’on puisse poser à la question aux Musulmans en leur disant : est-ce que vous l’êtes ou pas. On n’a pas le droit de poser cette question, et la réponse n’a pas le droit de s’imposer aux autres. Il faut que les choses soient claires. C’est à partir de l’époque où l’on a perdu l’école algérienne qu’a commencé le désastre à mon sens. A partir de là, nous avons eu la première génération, la deuxième génération et tout ce qui arrive maintenant. C’est pour ça que je suis quelqu’un qui croit que le salut viendra aussi et surtout par l’école. On ne naît pas radical, on le devient. C’est une règle de base. On e devient pourquoi ? Par échec, par échec institutionnel, l’échec d’un État, d’un pays, l’échec des parents, l’échec de la culture, parce qu’il y a des offres éditoriales beaucoup plus puissantes qui viennent d’ailleurs, parce qu’il est difficile de vendre un livre qui s’appelle Zabor ou Nedjma mais il est facile de vendre un petit manuel qui s’appelle Comment battre sa femme selon l’Islam… C’est tout ça… Écoutez, cette question est vieille : d’où vient l’islamisme, comment il touche ? L’islamisme vient en partie d’une certaine géographie, de vos poches, quand vous payez l’Arabie saoudite qui elle-même entretient toute une matrice qui produit ces gens-là, nous sommes tous coupables.
Un auditeur : Bonjour !
Je voudrais simplement vous demander comment vous envisager l’impact de la mort du Président actuel, BOUTEFLIKA, et les conséquences qu’elles pourraient avoir à la fois sur l’Algérie et puis aussi sur la France ?
Kamel DAOUD : Ça, c’est une question pour Macron. Je suis citoyen d’un pays qui est quand même en crise quasiment philosophique et pas uniquement politique. On me parle souvent de BOUTEFLIKA, BOUTEFLIKA est un effet pas une cause. C’est l’effet de tout un système qui s’entretient. Il n’y a pas de dictature sans consentement. Le consentement vient de la peur, parce que nous sortons d’une guerre civile et nous ne voulons plus souffrir, les Algériens ne veulent plus souffrir, par prise d’otage, nous sommes pris en otage entre une équation double, le régime dit : « soit nous, soit eux » BOUTEFLIKA, n’est qu’un effet. Est-ce une grave crise politique ? Je pense que c’est une grave crise philosophique. Je pense que toute la génération de BOUTEFLIKA qui est là et l’idéologie profonde du système est celle de ne pas croire à la nécessité de la filiation et de la transition. Ce sont des gens qui n’arrivent pas à croire qu’ils vont mourir, ils se disent si je meurs, le pays que j’ai libéré doit mourir moi. C’est ce qu’ils pensent comme étant le plus équitable à leur sacrifice, nous emporter avec eux. Il y a ce trouve de la filiation, ce trouble de la transition. Ce sont des gens qui n’arrivent pas à avoir et concevoir des enfants et à se dire que le pays on doit le remettre aux générations qui viennent. Il ne s’agit donc pas uniquement d’une crise politique mais d’une crise philosophique d’une génération qui ne veut pas mourir et qui va nous tuer avec eux. En même temps où est la solution ? C’est une solution qui ne se dégage pas, même chez vous. Quand vous avez le choix entre la démocratie et la sécurité, vous optez pour la sécurité. En Algérie on est dans un système totalement bloqué. Le régime a fait le vide autour de lui. Il n’a pas laissé émerger des leaders qui puissent assurer la transition. Il ne fait confiance à personne. Pour le moment, on gagne du temps, on gagne du temps, on gagne du temps, et on le perd, on le perd, on le perd. Il n’y a rien qui se dégage. Franchement, il n’y a absolument aucune solution qui se dégage parce que le système ne veut pas de transition.
Une auditrice : J’ai une question, si le sujet a déjà été abordé, je suis arrivée en retard, vous m’en excuserez, elle est toute simple : qu’est-ce que c’est que votre prochain projet d’écriture ?
Kamel DAOUD : Généralement, je réponds avec une plaisanterie très rodée. Je dis que mon prochain roman c’est Le vieil homme et la mer, vu par l’espadon. Cela pourrait être aussi un conte pour enfants. Généralement, quand je parle d’un roman, j’écris un deuxième. Je suis dans une sorte d’exercice de digression permanente. Pour moi, la littérature ou le fait d’écrire, c’est un exercice d’absolue liberté. Donc, si je balance des sujets, généralement au lieu d’aller sur le sujet sur lequel je suis attendu je vais sur autre chose, parce que j’ai l’impression que c’est l’essence même de la littérature que de faire digression sur ce qui est attendu. Ça, c’est quelque chose de profond, en parlant de roman. Maintenant, j’ai envie d’écrire un essai sur les questions fondamentales qui se posent à notre siècle - c’est prétentieux – mais aussi à ma personne : C’est celle de l’exil, est-ce qu’il faut partir ou il faut rester ? Et celle fondamentale sur : pour quelles raisons, pourquoi, je dois sauver, aider, accepter quelqu’un que je ne connais pas ? C’est-à-dire fonder l’éthique de l’altérité face à l’inconnu. Il est très facile d’aider, de sauver un familier. Un familier, c’est une partie de nous-mêmes, mais l’inconnu absolu, c’est celui qui pose la question la plus profonde. C’est la question de Jonas à Ninive : pourquoi je dois sauver des gens qui ne sont pas de ma tribu ? Quelle est la raison fondamentale pour construire une éthique de l’altérité, à partir de soi-même et pas à partir de l’injonction de l’État, de la solidarité institutionnelle, de la solidarité confessionnelle. Pourquoi l’inconnu m’est nécessaire et pourquoi je dois le sauver ? Je n’ai pas de réponse, j’ai envie de réfléchir sur cette question.
Une auditrice : Bonjour !
Moi, j’ai été élevé par des parents qui ont aidé des porteurs de valises, au moment de la Révolution algérienne. On m’a élevé dans le culte d’une jeune femme qui s’appelait Djamila BOUPACHA, qui avait été torturée à l’époque par l’armée française de manière atroce. Et, récemment, j’ai revu une fiction sur cette jeune femme, qui est âgée aujourd’hui, et j’ai appris ce qu’on ne m’avait jamais dit avant, c’est qu’après les événements elle s’est retrouvée un jour à Paris et elle a été enlevée par ses propres frères de combat, Algériens, qui voulaient à tout prix la remettre en Algérie, parce qu’elle était devenue une icône. Et son avocate, Gisèle HALIMI est allée voir Simone de BEAUVOIR, en lui disant : ce n’est pas normal, Djamila BOUPACHA voulait faire ses études - je crois qu’elle voulait faire des études de médecine à Paris et elle en a été empêchée, puisqu’elle a été enlevée - Simone de BEAUVOIR, est restée de marbre en disant : de toute façon, sa place est aux côtés de ses frères Algériens. Cette anecdote, je trouve regrettable qu’on n’en ait pas davantage parlée, que cela n’ait pas fait débat, notamment au sein de la gauche française, qui a oublié parfois peut être une composante féministe.
Kamel DAOUD : Je pense que la question est pour Le Monde, non ?
Jean BIRNBAUM : D’accord ! Votre question est très belle, ce n’est pas vraiment une question, c’est une réflexion, un témoignage et un rappel. C’est sûr que ce sont des choses essentielles. Et vous avez raison de dire que c’est en partie pour Le Monde, parce que Le Monde a un rapport très fort dans son histoire au moment de la Guerre d’Algérie. Moi aussi je suis comme vous, j’ai été élevé par des gens qui n’ont pas aidé les porteurs de valises mais qui étaient complètement imprégnés par la mémoire de la Guerre d’Algérie. Moi, le livre que j’ai le plus offert dans ma vie, c’est La question, grand témoignage sur la torture, d’Henri ALLEG. Je l’ai offert à toutes les personnes avec lesquelles j’étais très liées. C’est vrai que la contradiction permanente dans laquelle on est tous, c’est que même quand on a été élevés dans cette mémoire, on ne peut pas la recevoir sans se souvenir aussi que d’un côté il y a eu la Guerre d’Algérie, la torture, et toutes les horreurs perpétrées, et en même temps se souvenir également que ce dont nous héritons c’est aussi des points aveugles de la gauche française sur ces sujets-là. Elle n’a pas voulu voir tout un tas de chose, y compris le fait que les gens du régime algérien qui une fois qu’ils ont pris le pouvoir, ont acquis l’indépendance, se sont retournés effectivement contre certains de leurs compagnons de route, et parfois ont torturé ceux qu’on a appelé « les pieds rouges ». Il y a un grand livre d’une journaliste du Monde, qui a quitté le journal il n’y a pas longtemps, qui s’appelle Catherine SIMON, qui a fait un grand livre sur les « les pieds rouges » [5], tous ces gens qui avaient milité aux côté du FLN pour l’indépendance de l’Algérie, des Français qui avaient été des soutiens du FLN, et qui ensuite ont décidé de s’installer en Algérie, de rester en Algérie pour aider le régime qu’ils pensaient être un laboratoire du socialisme, et qui parfois ont été torturés par le régime, chassés… Partir ? Rester ? Sont arrivés en France, et en France ils ont gardé le silence, notamment auprès d’une gauche française qui ne voulait pas les écouter, parce qu’évidemment parler et dire ce qu’ils avaient vécu, de la part du régime algérien, c’était faire le jeu de qui vous savez. Donc, effectivement, on hérite des deux à la fois : l’horreur coloniale et en même temps les non-dits de la gauche anticolonialiste.
Écoutez, merci beaucoup pour votre attente, exigence et patience.