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Charles PÉGUY, La Foi prise au mot

Transcription par Taos AÏT SI SLIMANE de l’émission de KTO, présentée par Régis BURNET, La Foi prise au Mot, du 07 septembre 2014, qui avait pour titre : Charles PÉGUY

Édito sur le site de l’émission : 5 septembre 1914, entre Penchard et Villeroy, près de Meaux, alors qu’il exhorte sa compagnie à ne pas céder un pouce de terre française à l’ennemi, le lieutenant de réserve Charles PÉGUY meurt d’une balle en plein front. Le jeune père de famille qui tombe avait été au cœur des affrontements intellectuels de la IIIe République naissante. Il venait d’un milieu éloigné de l’Église et pourtant, tous ses engagements et son œuvre littéraire allait faire de lui le héraut de la Vérité. Cette vérité qu’il fallait « gueuler » comme il le disait lui-même, le range-t-il au nombre des intellectuels catholiques ? Avait-il la foi ? 100 ans après sa mort tragique, que nous reste-t-il de PÉGUY ? Que peut-on dire de son œuvre ? Deux passionnés de cet auteur prolifique lèvent le voile sur sa vie et sa foi : Marie BOESWILLWALD, membre de l’Amitié Charles PÉGUY, et Charles COUTEL, auteur d’une Petite vie de Charles PÉGUY (DDB).

Régis BURNET : Bonjour et merci nous retrouver pour la « Foi prise au mot », votre rendez-vous de formation et de réflexion.

Cette semaine, je vous propose de remonter 100 ans en arrière pour nous souvenir d’un homme, mort au champ d’honneur, quelque part entre Penchard et Villeroy en Seine-et-Marne, le 5 septembre 1914, Charles PÉGUY.

De lui que savons-nous vraiment ? Qu’il a été catholique vers la fin de sa vie, qu’il a dirigé les Cahiers de la Quinzaine dans une petite boutique, juste en face de la Sorbonne, qu’il a écrit des poèmes, quelquefois un peu répétitifs, qui parlent de la Vierge Marie et de Chartres, mais qui était-il vraiment ? Quelle fut son œuvre ? Quels furent ses combats ?

Pour répondre à ces questions, deux invités : Marie BOESWILLWALD, bonjour !

Marie BOESWILLWALD : Bonjour !

Régis BURNET : Vous êtes spécialiste de PÉGUY, et Charles COUTEL, bonjour !

Charles COUTEL : Bonjour !

Régis BURNET : Vous êtes professeur de philosophie à l’université d’Artois et vous dirigez l’Institut des faits religieux.

Avant de commencer sur PÉGUY, qu’est-ce que c’est que l’institut des faits religieux ?

Charles COUTEL : C’est une grosse affaire, une approche œcuménique des faits religieux qui peuvent présenter 158 différentes définitions. On essaie de classer un peu ces définitions, dans une perspective très, très œcuménique.

Régis BURNET : Vous fait cela dans l’Université ...

Charles COUTEL : À l’université d’Artois, mais cela irradie tout le Nord de la France et la Belgique.

Régis BURNET : Alors, on va repartir sur PÉGUY.

Présentez-nous un peu qui était Charles PÉGUY. Il nait où ? Il naît quand ? Et, qu’est-ce qu’il fait dans les premières années de sa vie ?

Marie BOESWILLWALD : PÉGUY, c’est très difficile de résumer en quelques phrases ce qu’il a été, parce que son parcours est extrêmement complexe, il a une vie très riche. Mais, commençons par le commencement, le petit PÉGUY.

La première période est orléanaise. PÉGUY nait en 1873 à Orléans. Il passe son enfance, entouré de sa mère et de sa grand-mère, les deux femmes qui vont l’élever, parce que son père décède lorsque lui-même n’a que dix mois. Il ne le connaîtra donc jamais. C’est vraiment dans un univers féminin que PÉGUY grandi. Il qualifiera son enfance à la fois de laborieuse et de pauvre, et c’est vraiment sous ce double signe du travail et de la pauvreté que PÉGUY apprend ce qu’est une vie d’homme.

Régis BURNET : Famille intellectuelle ? Famille plutôt, vous avez dit, pauvre, …

Charles COUTEL : Il dit souvent « nous sommes les enfants de notre enfance laborieuse », c’est à dire qu’il y a - Marie a raison - une mystique du travail. Alors, mystique chez PÉGUY, c’est un mot très compliqué, surtout à partir de 1910. C’est tout simple, la mystique c’est ce qu’il ressent, ce qu’il vit durant toute sa période orléanaise, lorsque guidé par le travail il s’aperçoit que grâce à l’École de la République, dont il est un boursier plein de gratitude, que ce qu’il va faire toute sa vie, c’est avec les mots ce que sa mère a fait avec la paille pour rempailler des chaises, un métier à domicile, qui l’oblige à faire un métier fait maison, comme la cuisine.

Donc, si Marie me suit là-dessus, il est le poète de l’enfance et il est surtout le philosophe de l’espérance, de l’enfance comme l’espérance, mais nous y reviendrons peut-être.

Régis BURNET : Donc, pur produit de la Troisième République, avec l’ascension sociale …

Marie BOESWILLWALD : En fait, il est repêché, c’est selon ses propres mots, par Théophile NAUDY, directeur de l’École normale du Loiret, qui repère très vite ce jeune élève, qui est extrêmement brillant, qui manifeste beaucoup de curiosité intellectuelle, très vif d’esprit, qui décroche tous les premiers prix. Il le repère, et il pense que ce serait un très, très grand dommage de le laisser rempailler des chaises toute sa vie alors qu’il est vraisemblablement promis à bien davantage. C’est lui qui va faire en sorte qu’il puisse entrer en classe de 6ème. PÉGUY a d’ailleurs écrit des pages très, très émouvantes sur ses premières impressions latines, lorsqu’il ouvre pour la première fois une grammaire latine, il est absolument bouleversé par la beauté du simple mot rosa et par sa déclinaison, …

Régis BURNET : C’est les lettres qu’on aimerait avoir …

Charles COUTEL : C’est d’autant plus vrai que quelques années après, donnant solennellement, et sans doute avec émotion, un exemplaire de ses œuvres choisies de prose à Monsieur NAUDY, il dit : « Je vous dois tout, puisque je vous dois les humanités » Et, par une sorte de raccourci poétique, que cette célébration de rosa, la rosace, sert en quelque sorte de fil directeur de sa poétique car, mettons les pieds dans le plat, c’est l’homme qui sait faire des rosaces et des cathédrales avec les mots. Pierre EMMANUEL commentant la très belle poésie Ève dit : « Enfin, la poésie française à son Chartres ! » Je pense que c’est important d’insister sur le fait que découvrant rosa la rose, il rentre dans le jardin de la culture et de l’humanisme classique. Et là, et là, il sera plein de gratitude pour cette IIIe République, amie des sciences des arts, comme dit le grand du BELLAY. Je me demande si cette collusion entre la République et les humanités n’est pas, disons, devenue ce lien un peu problématique aujourd’hui, faute de lire sans doute. Qu’en pensez-vous Marie ? faute de lire PÉGUY d’assez près, …

Marie BOESWILLWALD : C’est sûr, on devrait relire cet auteur, mais comme vous l’avez dit de près, c’est-à-dire pas simplement se contenter d’une image d’Épinal, …

Régis BURNET : Ce que j’ai dit dans mon lancement, …

Marie BOESWILLWALD : Exactement !

Régis BURNET : On va essayer d’aller un peu plus loin. C’est un élève qui est assez brillant, il va même jusque au sommet, puisqu’il va jusqu’à Normale sup, l’École normale supérieure. C’est là qu’il fait son éducation politique, ou est-ce que on pensait dans la famille de PÉGUY ?

Marie BOESWILLWALD : C’était déjà en germe. Son père avait participé à la guerre de 1870, sa famille était républicaine, très, très convaincue. Au cours de son enfance, il aura des pères de substitution, notamment l’autodidacte BOITIER, qui va lui permettre d’avoir déjà des rudiments de pensées républicaines engagées, socialistes, etc. Et, lorsqu’il arrive à l’École normale supérieure, il va avoir la possibilité de suivre des cours qui, là effectivement, vont vraiment charpenter son esprit et lui permettre d’un peu s’ancrer dans ces convictions, de les approfondir, de les mûrir, et puis aussi de vraiment de s’approprier quelque chose qu’il a à cœur depuis longtemps.

Régis BURNET : Alors, il est quoi ? Il est catholique ou il ne l’est pas ?

Charles COUTEL : C’est une grosse affaire, … quelques dizaines d’années après sa mort, Emmanuel MOUNIER, qui est sans doute, d’après BERGSON, celui qui a lu PÉGUY au plus près, va jusqu’à dire : « On trouve chez PÉGUY de quoi contenter ou mécontenter tout le monde à la fois ». Et lorsqu’il va fonder les Cahiers de la Quinzaine, dont on va parler, il dit revendiquer l’ambition qui nous déconcerte : de vouloir déconcerter, de vouloir mettre au travail, et de décevoir un tiers de ses lecteurs, de ses abonnés, d’ailleurs il en perdra en cours de route. Alors, BOITIER, c’est très important, parce qu’à côté du travail, à côté du culte de l’enfance, l’espérance, qu’est-ce que l’espérance chrétienne, catholique sinon le fait d’oser dire que notre enfance est devant nous, que Noël suit immédiatement Pâques, et à côté de ce culte de l’espérance de l’enfance, il y a le culte du travail, mais il y a les amis, la fidélité aux amis. Qu’importe de penser bien, de penser juste, de faire des carrières, si nous ne le faisons pas ensemble pour faire avancer un certain nombre de valeurs ? S’ajoutent là-dessus bien sûr le culte des mots, c’est un poète, mais c’est un poète grâce à l’école, ce n’est pas un poète parce qu’il est indigné ou parce qu’il regarderait je ne sais quel spectacle de la nature, par ailleurs superbe, selon lui, c’est un travail sur les mots, c’est un travail sur la mémoire, donc sur la culture. Mais effectivement, l’École normale est un grand moment de d’approfondissement socialiste. Alors, il devient socialiste parce qu’il ne supporte pas, dès la classe de seconde, le dogme de l’enfer. Il ne supporte pas qu’un seul, le plus pécheur qu’on voudra, au sens théologique, soit écarté a priori. Rien, chez lui, n’est plus étrange que cette idée de prédestination. Nous nous forgeons, nous nous faisons, nous valons ce que valent nos engagements. Et ça, c’est la période de l’École normale supérieure, qu’il va d’ailleurs - Marie - quitter, sur un coup de tête pour rejoindre le modèle par excellence qu’est Jeanne d’Arc. Ça, cela déconcerte beaucoup. Beaucoup, pourquoi ? Parce qu’un certain nombre de tous les intégrismes en tous genres s’accaparent, détournent peut-être même, encore en ce moment, la belle figure de Jeanne d’Arc. On pourra y revenir si vous voulez. Êtes-vous d’accord, Marie ? Jeanne d’Arc, c’est le modèle.

Marie BOESWILLWALD : Jeanne d’Arc, oui, c’est une figure qui tient un rôle primordial dans l’ensemble de la vie de PÉGUY. On pourrait presque dire que c’est sa muse. Elle est humble, ça c’est quelque chose qui tient à cœur à PÉGUY, parce qu’il s’est toujours revendiqué du peuple, non pas pour un populisme qui serait un peu simpliste, mais c’est vraiment parce que les valeurs du peuple sont, on l’a déjà dit, et les valeurs du travail bien fait, du bel ouvrage, … il aime cette humilité qui vient de la terre. Donc, Jeanne le touche déjà pour cela. Elle le touche également parce que jusqu’au bout elle poursuivra son idéal, et puis parce Jeanne, pour lui, incarne celle qui ne supporte pas, comme vous l’avez dit Charles, qu’un seul soit damné. Et la première œuvre Jeanne d’Arc, qu’il écrit en 1897, s’ouvre sur une dédicace assez surprenante ou PÉGUY invite tous ceux qui voudront prendre part à cette lutte contre l’injustice, ce qui fait que cette dédicace se veut vraiment universelle, dans le sens où, lui-même à cette époque n’est pas du tout catholique, ne se revendique pas tel, est pour autant il est déjà animé par cette espérance chrétienne, et par le souci de vouloir intégrer tout le monde dans sa cité. Jeanne d’Arc est le pendant théâtrale et poétique d’une autre œuvre, qui paraît quasi simultanément, de La Cité harmonieuse, en 1890, juste un an après Jeanne d’Arc, qui est, elle, un essai politique justement sur cette intégration qu’on peut dire catholique au sens mon étymologique du terme, d’où nul ne sera exclu.

Charles COUTEL : Il a par rapport à Jeanne d’Arc, une gratitude en compagnonnage, ce n’est pas une idole, c’est, j’allais dire, un réservoir d’énergie, de fidélité à soi-même. Pourquoi ? Parce que pour quand même, quand même, le chrétien continu qu’il est, …

Régis BURNET : Sa famille et chrétienne ? ou… c’est le compliqué, …

Charles COUTEL : Vous avez là des projets de colloques pour mille ans.

Régis BURNET : D’accord ! …

Charles COUTEL : En tous cas, cela deviendra de plus en plus difficile de s’affirmer chrétien chez lui, parce qu’il épouse Charlotte BAUDOIN, qui est, comment dire, une anticléricale revendiquée, ce qui ne veut pas dire anti religieux, ça c’est le grand service que nous rend PÉGUY, montrer que quand on défend la laïcité on ne on attaque pas les religions, seuls quelques-uns pensent que bouffer du curé nourrirait son républicain. C’est dans Le Porche - qu’en pensez-vous Marie - qu’il donne un petit peu la clé de ce rapport à Jeanne d’Arc, qui est essentiel. C’est vraiment la grande affaire, au point qu’il renonce à sa carrière universitaire pour aller travailler, faire des repérages en Lorraine, travailler d’arrache-pied à la rédaction, … C’est que, Marie l’a déjà signalé, Charles PÉGUY pense que Jeanne d’Arc est au plus près de l’imitation de Jésus Christ. De sa petite vie, une petite vie qui n’a l’air de rien mais qui permet de rester fidèle à soi. Donc, jusqu’au bout, il reste fidèle à Jeanne d’Arc, parce que Jeanne d’Arc l’aide à rester fidèle à soi. Donc, c’est important. Pourquoi ? Parce que Jeanne d’Arc est instrumentalisée, comme d’ailleurs PÉGUY, depuis septembre 1914, au service de causes, et cela sera encore pire durant la période de Vichy. C’est le même travail de manipulation sur Jeanne d’Arc et sur PÉGUY. Et là, je pense que le beau travail de L’amitié Charles PÉGUY, dont Claire DAUDIN est la présidente, on rectifie sans arrêt les affaires, en étant au plus près des textes.

Régis BURNET : Vous avez dit, il ne supporte pas l’injustice, il y a un épisode qui le montre de manière assez claire, c’est qu’il dreyfusard, … pour lui c’est quoi ? C’est engagement politique ? C’est, …

Marie BOESWILLWALD : C’est bien plus qu’un engagement politique, c’est l’Engagement de sa vie, avec un E majuscule. C’est un Engagement qui imprègne tout son être, toute son existence, j’allais presque oser l’Engagement métaphysique ou existentielle, quelque chose comme ça, ...

Charles COUTEL : S’il y a vraiment un événement qui le marque, c’est l’affaire Dreyfus, d’autant plus que toujours l’amitié, toujours la fidélité. À cette occasion-là, il rencontre la famille Dreyfus, bien sûr, mais surtout Bernard LAZARE. C’est avec Marcel BAUDOIN, Jules ISAAC, un autre frère péguyste, juif, …

Régis BURNET : Deux mots sur Bernard LAZARE. C’est lui qui a plus ou moins fédéré les dreyfusards, qui s’opposent au jugements du capitaine Dreyfus, …

Marie BOESWILLWALD : Il est contacté en premier lieu par le frère d’Alfred DREYFUS.

Charles COUTEL : Et, très vite le compagnonnage avec Bernard LAZARE prend. Il va au-devant de ZOLA, de BARRÈS, il contacte, il multiplie les initiatives, il n’hésite pas à faire le coup de poing pour préserver les cours des professeurs de la Sorbonne, qui défendent DREYFUS, … Autrement dit, c’est ce qu’on appelle un activiste. Pas un agité mais un activiste. Quand Marie, avec raison, parle d’Engagement, il se fera rossé par la police ! On oublie ça un peu maintenant où on a l’impression que les causes c’est simplement des petits échanges. Non, c’était vraiment, … On retrouvera cela d’ailleurs en France, dans les années 30, non, non c’est la grande affaire, comme pour par exemple MOUNIER les accords de Munich, le procès de Jésus pour les chrétiens, le procès de Socrate pour les philosophes. PÉGUY, ne nous trompons pas de questions, est celui qui prend la notion de procès au sérieux, pour lui chrétien, mais aussi des dreyfusards. Il défend DREYFUS. Le procès de tous ces grands phares de l’humanité, ne serait pas forcément gagné, ne serait pas forcément compris. On pourrait le condamner Socrate, recondamner Jeanne d’Arc, recondamner DREYFUS aujourd’hui. D’où le tempo – qu’en pensez-vous Marie - tragique de sa défense de DREYFUS.

Marie BOESWILLWALD : Absolument, PÉGUY le dira d’ailleurs rétrospectivement, en 1910, en écrivant Notre jeunesse, qui est sans doute l’un de ses textes le plus fort, les plus beau, et le plus poignant aussi. Il dira : « Nous avons consacré toute notre énergie » C’est un service qu’il rend à la vérité, c’est un service qu’il rend à la justice, et ces deux termes qui sont pour lui profondément incarnés. Il le dira : « Ce ne sont pas des injustices et des vérités éthérées mais ce sont des injustices et des vérités charnelles ». Il est profondément engagé, pour lui, il y va de l’honneur de son pays. Il le dira - je paraphrase : « Une seule injustice fait du tort au peuple entier » et pour lui c’est insupportable. DREYFUS a beau être seul à être condamné, il suffit qu’il y en est un pour que soit justifiée l’intégralité de son combat.

Régis BURNET : C’était vraiment un engagé …

Charles COUTEL : Il retrouve d’ailleurs cette problématique, cette idée dans son commentaire des trois paraboles de Luc dans Le Porche : une brebis égarée mobilise tout la chrétienté, une drachme perdue mobilise toute la ménagère, etc. C’est l’idée que l’on retrouve d’ailleurs dans la problématique, l’idée des Juifs qui valorisent le juste, celui qui a sauvé un Juif pendant la Deuxième Guerre mondiale a sauvé l’humanité. Ce qui est intéressant avec DREYFUS, il le dit à partir de 1905-1906, quand il commence à constater - il utilise cette expression - une décomposition du dreyfusisme. Pourquoi ? Parce que c’est le moment de convergence de ce qu’il appelle des mystiques, mystique française, mystique républicaine, mystique socialiste, mystique juive, qui se coalisent, c’est-à-dire qu’on ne cherche pas à savoir, comme durant la Résistance dans nos divers pays, occupés par les nazis, on ne te demande pas ta carte d’identité quand il s’agit de défendre la vérité, et Jacques JULLIARD a cette belle idée, qu’il y a eu durant l’ affaire Dreyfus, une connivence des mystiques, sauf que le temps se dégradant, les passions humaines prenant le relais les mystiques se dégradent en politique. Et ça, …

Régis BURNET : On n’en veut pas …

Charles COUTEL : Non, puisque cette dégradation remet en cause les grandes décisions, métaphysiques - dit Marie - existentielles, humaines de la période orléanaise : être fidèle à ses amis, aimer le travail bien fait, ne pas supporter l’injustice et dire la vérité. Pour PÉGUY, il n’est de vérité que de vérité criée, et ensuite plus calmement récitée, écrite dans la poésie.

Régis BURNET : Alors, je vous propose qu’on fasse une première pause poétique, qu’on entende un des bestsellers de PÉGUY, on l’a et tous appris, on va donc le réciter en même temps que notre comédien Michel d’ARGENT, c’est évidemment la Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres, c’est dans La Tapisserie de Notre-Dame. On a fait un petit saut chronologique puisque cela date de 1913.

Étoile de la mer voici la lourde nappe
Et la profonde houle et l’océan des blés
Et la mouvante écume et nos greniers comblés,
Voici votre regard sur cette immense chape

Et voici votre voix sur cette lourde plaine
Et nos amis absents et nos cœurs dépeuplés,
Voici le long de nous nos poings désassemblés
Et notre lassitude et notre force pleine.

Étoile du matin, inaccessible reine,
Voici que nous marchons vers votre illustre cour,
Et voici le plateau de notre pauvre amour,
Et voici l’océan de notre immense peine.

Un sanglot rôde et court par-delà l’horizon.
À peine quelques toits font comme un archipel.
Du vieux clocher retombe une sorte d’appel.
L’épaisse église semble une basse maison.

Ainsi nous naviguons vers votre cathédrale.
De loin en loin surnage un chapelet de meules,
Rondes comme des tours, opulentes et seules
Comme un rang de châteaux sur la barque amirale.

Régis BURNET : On pourrait le commenter pendant des heures, mais l’émission file, j’aimerais qu’on arrive à ce qui constitue, vous avez dit il y a l’affaire Dreyfus et l’autre grande affaire de la vie de PÉGUY c’est les Cahiers de la Quinzaine. Qu’est-ce que c’est, les fameux Cahiers de la Quinzaine ?

Marie BOESWILLWALD : Un journal qui sort des normes. À l’origine, PÉGUY en 1899 est profondément déçu, voire meurtri, par la décision qui a été prise lors du congrès socialiste, décision qui voudrait établir la censure. Pour PÉGUY, un amoureux de la liberté, il ne peut y avoir de censure, parce qu’en fait lui s’oppose à l’unification des partis, à cette espèce de refus de la pluralité des voix. Au contraire, pour PÉGUY il faut qu’il y ait une polyphonie. Lui-même n’hésite pas d’ailleurs dans ce journal qu’il va fonder, j’y revient tout de suite, à faire entendre diverses voix, même s’il ne partage pas nécessairement le point de vue qui est proposé, mais pour lui c’est un lieu d’échanges qui doit être créé, et il faut absolument préserver ce lieu d’échanges. Les Cahiers de la Quinzaine voient le jour en 1900, et PÉGUY les mènera et continuera à les nourrir, les alimenter, jusqu’en 1914. C’est vraiment l’œuvre de toute sa vie, qui va lui permettre d’exprimer ses idées, justement en dehors des sentiers battus, et surtout en dehors de cette volonté d’unification à tout prix, qui est la ligne adoptée par le parti, …

Régis BURNET : Par les différents partis, socialiste, communiste, …

Marie BOESWILLWALD : Voilà.

Régis BURNET : Il y a une volonté de parler d’une seule voix, et lui il ne supporte pas.

Marie BOESWILLWALD : Il ne le veut pas, parce qu’il y a le risque d’un dogmatisme, le risque d’une sclérose, …

Régis BURNET : Il avait bien vu l’évolution qui allait s’en suivre.

Marie BOESWILLWALD : Tout à fait.

Charles COUTEL : Les Cahiers de la Quinzaine s’organisent autour d’un certain nombre d’affirmations, qui sont des affirmations à la fois politiques et morales. Donner un dossier à chaque fois à quelqu’un, un seul auteur qui en a la charge. Lui, c’est la logistique au bon sens du terme, c’est celui qui va assurer la relecture des épreuves, mais un individu va assumer la totalité du numéro. Donc, refus de l’anonymat. Nous vivons dans des temps présents où des paroles circulent, je crois comprendre ou du moins en France, on appelle cela des éléments de langage, qui viennent de partout et qui produisent de l’irresponsabilité collective en brisant des vies. Alors que là, c’est l’inverse. Deuxième ou troisième refus, c’est l’idée que les informations qui vont circuler, qui seront publiées, seront vérifiées. Il veut documenter. Il parle d’un journal vrai, et, mais c’est en débat, le plus génial. C’est ce qu’il appelle « la stratégie du contre-pied contrefort », mais pour faire comprendre cette stratégie du contre-pied contreforts, déjà la cathédrale, il a à la fin du Porche une très belle idée, c’est que Marie n’est droite que parce que Marie est penchée. C’est cette idée que pour qu’un journal soit droit, défendre une hypothèse, il faut s’appuyer sans arrêt sur ce qu’un opposant pourrait dire. Un exemple, pour ne pas faire trop long, c’est parce qu’il répond à un de ses collaborateurs, qui commençait à dire qu’il fallait tourner la page de l’affaire Dreyfus, qu’il produit son plus beau texte, contre-pied contrefort. Déjà la cathédrale. Si l’on veut être dans les autres régions, il faut s’appuyer sur celui qui ne pense pas comme nous. Hans Urs von BALTHASAR traduira en théologie cette œcuménisme de la méthode de PÉGUY. Je pense que PÉGUY ici est non seulement intéressant mais aussi subversif : « Je me nourris de ce qui n’est pas moi. »

Régis BURNET : Ce qu’il faut bien expliquer, c’est que les Cahiers de la Quinzaine, ce n’est pas forcément une revue littéraire. On a cette image-là, mais il dénonce avant tout le monde, par exemple, un génocide qui annonce le génocide arménien de 1915, … C’est un vrai journal, si je puis dire.

Marie BOESWILLWALD : Absolument, on y trouve de tout, et la ligne directrice est de dire bêtement la vérité bête. Il a plein d’expressions de ce style : « Vraiment la vérité vraie » etc., etc. Pour PÉGUY, c’est vraiment la vérité qu’il faut rechercher, et après effectivement on trouve de tout. Les Cahiers veulent informer - vous l’avez dit Charles - les personnes, leur donner le loisir de s’exprimer. Oui, il y a un côté subversif parce que justement on sort encore une fois des sentiers battus.

Je voudrais juste revenir sur le titre Cahiers et Quinzaine. C’est très important parce que les cahiers font écho à cette ère de l’enfance, qui est si chère à PÉGUY. Ce sont les cahiers d’écolier. C’est d’abord un travail très humble, on a encore les tous premiers cahiers qu’il a écrits. On sent qu’il y a un amour de la calligraphie, ...

Régis BURNET : Le travail bien fait, ...

Marie BOESWILLWALD : Exactement, c’est quelque chose qui est très humble, il ne s’agit pas d’un entrer dans des projets absolument titanesques. D’ailleurs, la périodicité de la quinzaine s’y prête très bien. C’est un bimensuel, donc on travaille, c’est l’expression PÉGUY, « On s’attache aux misères du temps présent ». On ne peut pas prédire l’avenir, il n’y a absolument aucune philosophie de l’histoire chez PÉGUY, dans le sens où l’histoire n’a pas un terme vers lequel on s’achemine. Il faut travailler dans le présent, et c’est en travaillant ici maintenant qu’on a l’espoir de changer les choses.

Régis BURNET : La ligne éditoriale, c’est quoi ? Vous avez dit, il est subversif, etc., c’est l’idéologie du parti socialiste ? Les envies de Monsieur PÉGUY ?

Charles COUTEL : Il y a de quoi répondre, disons, pour le pour et le contre, mais il y a une ligne directrice, c’est dire la vérité, gueuler la vérité, un peu comme, sur le plan privé, le faisait FLAUBERT, qui hurlait ses textes. Eh bien, je crois que c’est devant la cité que PÉGUY s’exprime. Un exemple de l’ambition, pour répondre à votre question, au moment de discussion de la loi de 1905, sur la séparation des Églises et de l’État que fait PÉGUY ? il rassemble les articles de Raoul ALLIER, un républicain protestant, qu’il laisse organiser le dossier, c’est la ligne humaine et éthique, mais il fait tout pour que les députés reçoivent le dossier s’en imprègne. Autrement dit, ce n’est pas une publication, c’est un moment dans une action, et cela permet de répondre, en complétant ma réponse, il prend exactement le contre-pied des presses universitaires de l’époque, et des presses politiques, où l’on publie un journal pour être lu par des gens qui ne seraient que d’accord avec nous, ou bien on cherche à publier un article pour faire signe vers une toute petite communauté, il appelle ça « la communauté des gendres », les jeunes cherchant à se marier avec la fille du grand professeur qui permettra le recrutement. Donc, on n’écrit pas pour la vérité, on écrit pour se pousser. Voilà pourquoi, il est violemment à l’époque contre la montée en puissance de ce qu’il appelait les sciences de l’éducation, qui conformément à ce que dira, quelques années après, Théodule RIBOT, n’hésitera pas à dire : « La pédagogie n’est pas une science, c’est une carrière ». Alors, ça, c’est du PÉGUY craché. Donc, c’est cette idée qu’une revue, cela sert à faire avancer, j’allais dire, « la cité harmonieuse », au sens déjà précisé par Marie.

Régis BURNET : Parce qu’on est à l’époque où en fait s’invente cette sorte de littérature très particulière, qu’est la revue scientifique, où on parle les uns aux autres, comme vous dites, « on se connaît bien ». Lui, il est anti système d’une certaine façon. Ce n’est pas un universitaire.

Marie BOESWILLWALD : Absolument, il écrit d’ailleurs, un très, très beau texte, qui s’appelle « L’Esprit de système » ou « Heureux les systématiques », c’est l’équivalent, dans lequel justement il dénonce cet esprit de système, où on veut absolument tout classifier, tout ordonner, tout maîtriser. La réalité se trouve réduite aux catégories auxquelles dans lesquelles on veut bien l’enfermer, et là, c’est pareil PÉGUY libertaire, dans le sens positif du terme, l’amoureux de la liberté, ne veut pas, ne peut pas concevoir que la réalité, qui est riche, qui est plurielle, qui est multiple puisse être ainsi réduite à des étiquettes. Donc, il écrit tous ses textes contre justement tout esprit de système, et de ce point de vue-là, BERGSON, dont il a été l’élève, …

Régis BURNET : À Normale sup, …

Marie BOESWILLWALD : Voilà, et dont il a suivi les cours également au Collège de France, BERGSON qui était devenu aussi un ami cher, presque un père, lui a été d’un grand recours, parce que justement il lui a permis de sortir d’une pensée tout fait, d’une pensée habituée.

Charles COUTEL : Jean-Pierre RIOUX, dans un bon texte, « La France en 1906 », explique pour montrer à contre-pied, si je puis dire, des Cahiers de la Quinzaine les conditions dans lesquelles DURKHEIM, le grand sociologue, a pu commencer à fonder et à développer L’année sociologique, en 1898, c’est exactement l’inverse des Cahiers, on écrit entre soi, pour promouvoir une discipline, qui peu à peu va devenir hégémonique dans l’université, risquant d’ailleurs de constituer dans l’université, malheureusement aussi dans l’École normale supérieure, un parti intellectuel. C’était une sorte de coalition des arrivistes intellectuels. D’où aussi sa haine du genre classique qu’on appelle la thèse. Il a publié un texte qui s’appelle « La thèse », mais vous ne pourriez jamais soutenir à l’université, dans le monde entier, une pareille thèse, et pourtant, et pourtant cela devient un texte, qui, en quelque sorte, organise le procès du monde moderne, dont le livre de Marie analyse très bien les la complexité. Disons que PÉGUY y est celui qui fait le procès du monde moderne, car il se veut contemporain, il ne se veut surtout pas moderne.

Régis BURNET : On est dans la séquence 1900-1914, là, c’est aussi le moment où PÉGUY, c’est un terme que sur lequel vous allez certainement taper, se convertit. Qu’est-ce qui se passe ? D’abord, est-ce que c’est une conversion ?

Marie BOESWILLWALD : Non. En tous cas, lui n’utilise jamais, jamais, jamais ce terme. On ne peut pas parler de conversion mais d’un approfondissement, ce sont ses propres mots. Ce n’est pas en revenant que nous avons trouvé la foi, c’est au bout. Nous l’avons trouvé au bout et pas en revenant.

Régis BURNET : Il ne revient pas à la foi de son enfance.

Marie BOESWILLWALD : Plus exactement, il retrouve un chemin sur lequel il n’a jamais cessé d’être. Il n’y a pas de conversion fulgurante au sens au Paul CLAUDEL par exemple va pouvoir en être une gratifié, les vêpres à Notre-Dame, …

Régis BURNET : Ah ! le pilier, ...

Marie BOESWILLWALD : Le fameux pilier. Cela n’a rien à voir avec l’élimination dont parlera Louis MASSIGNON, parce qu’il est vrai qu’à cette époque une bonne partie des intellectuels français disent se convertir, mais PÉGUY sort du lot, dans le sens où pour lui c’est absolument essentiel de bien souligner qu’il n’a jamais cessé d’être dans la bonne voie. C’est ce qu’il dira en fait, « … nous n’avons jamais cessé d’être dans la bonne voie, nous avons pu être pécheur, nous l’avons même été beaucoup, il le reconnaît. Il a erré, mais c’était une errance qui en fait été guidée quelque part, guidée par toujours son souci de justice, et c’est en poursuivant la justice, en cherchant la vérité, en n’hésitant pas à la gueuler, comme vous l’avez dit, ce sont encore ses propres termes, qu’il retrouve, qu’il renoue plus exactement avec cette intuition de de la pureté de cœur, de l’enfance, de l’espérance. Du coup, à cette période, il est enfin unifié quelque part.

Régis BURNET : « Nous n’avons jamais cessé d’être pécheurs », c’est tout à fait en consonance avec un texte que qui va faire notre deuxième pause, « La note conjointe sur Monsieur DESCARTES et la philosophie cartésienne », qui date de 1914, c’est quasiment le dernier texte de PÉGUY, je croyais, qui dit à peu près cela, c’est l’un des plus beaux textes que l’on peut écrire : « Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée, c’est d’avoir une pensée toute faite… »

Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée. C’est d’avoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise âme et même de se faire une mauvaise âme. C’est d’avoir une âme toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme même perverse. C’est d’avoir une âme habituée. On a vu les jeux incroyables de la grasse pénétrer une mauvaise âme et même une âme perverse, on a vu sauver ce qui paraissait perdu. Mais on n’a pas vu mouiller ce qui était verni, on n’a pas vu traverser ce qui était imperméable, on n’a pas vu tremper ce qui était habitué … Les « honnêtes gens » ne mouillent pas à la grasse. C’est que précisément les plus honnêtes gens, ou simplement les honnêtes gens, ou enfin ce qu’on aime tel et qui aiment à se nommer tels, non point de défauts eux-mêmes dans l’armure. Ils ne sont pas blessés. Leur peau de morale, constamment intacte, leur fait un cuir et ne cuirasse sans faute. Ils ne présentent point cette ouverture que fait une affreuse blessure, une inoubliable détresse, un regret invincible, un point de suture éternellement mal joint, une mortelle inquiétude, une invincible arrière-anxiété, une amertume secrète, un effondrement perpétuellement masqué, une cicatrice éternellement mal fermée. Ils ne présentent pas cette entrée à la grâce est essentiellement le péché. Parce qu’ils ne sont pas blessés, ils ne sont pas vulnérables. Parce qu’ils ne manquent de rien, ou ne leur rapporte rien. Parce qu’ils ne manquent de rien, on ne leur apporte pas ce qui est tout. La charité même de Dieu ne pense point celui qui n’a pas de plaies.

Charles PÉGUY, Note conjointe sur M. DESCARTES et la philosophie cartésienne, 1914

Régis BURNET : Voilà, un texte absolument magnifique, …

Charles COUTEL : Somptueux !

Régis BURNET : J’ai dit que c’était le dernier texte de PÉGUY, la guerre va venir et on sait qu’il va être fauché dans les premières semaines, est-ce que c’est un point d’aboutissement ou est-ce qu’il aller plus loin ? Est-ce que c’est représentatif la pensée de PÉGUY ?

Charles COUTEL : C’est tout à fait représentatif de la pensée, de l’action du chrétien PÉGUY mais aussi du socialiste qui ne supporte pas l’injustice. On venait de mettre en place tout un système de mise à l’index de BERGSON, il en profite pour faire une sorte de bilan philosophique, métaphysique. Pour lui, le bourgeon c’est la promesse de l’arbre. Par conséquent, toute pensée, fut-elle la plus inaugurale, la plus contente d’elle-même mais qui s’endurcit serait comparable à l’écorce qui aurait oublié qu’elle fut d’abord bourgeon. Et le bergsonisme c’est, à mon avis, le vrai tremplin de la foi catholique de PÉGUY. Pourquoi ? Parce que c’est une foi profondément judéo-chrétienne. Jean XXIII ne s’y est pas trompé lorsqu’il a mis, ainsi que ses collaborateurs, tout le Concile Vatican ii sous l’inspiration du catholicisme qui accepterait d’avoir la sœur juive au-devant d’elle, comme on le voit d’ailleurs dans certains vitraux de Chartres, où les grands prophètes de l’Ancien Testament portent sur leurs épaules les évangélistes. Pourquoi ? Pourquoi cette espèce de courte-échelle ? Tout simplement parce que pour PÉGUY, humaniste, chrétien, socialiste, on inaugure, on innove, que si l’on continue. Et, c’est, je crois, l’approfondissement de ce qu’il appelle dans un texte mystérieux - qu’en pensez-vous, marie ? - de 1905, Les suppliants parallèles, où il commence à comprendre que celui qui est le plus fort, c’est le suppliant, ce n’est pas le supplié, parce que le supplié deviendra un jour, c’est le cas dans Œdipe, suppliant. Et, c’est ce que j’appelle, faute de mieux, l’approfondissement des figures de l’hospitalité. Une seule formule, dans le temps Le Mystère des Saints Innocents, il fait dire à Dieu, il faut signaler à nos amis qui nous écoutent, nous regardent, que PÉGUY fait parler Dieu, tant qu’à faire, …

Régis BURNET : … sans problème, …

Charles COUTEL : Il ne s’empêche à rien, …

Régis BURNET : … licence poétique, …

Charles COUTEL : Grande licence poétique parce qu’il y a une grande fidélité théologique, dont Hans Urs von BALTHASAR ne manquera pas de signaler la profondeur, il appelle cela la théologie fondamentale, globale, de l’espérance. C’est une formule toute simple, du temps mystère des saints innocents, Dieu dit : « Vous êtes mes hôtes », c’est-à-dire que dire que l’incarnation chrétienne fait que Dieu est notre hôte. Révolté en 1911, lorsqu’il constate que les chrétiens bien-pensants ont oublié cette subversion de l’hospitalité, qui est l’incarnation. Donc, effectivement, une âme habituée, c’est l’horreur, c’est comme les prières mécaniques.

Régis BURNET : Revenons à ce qui n’est pas une conversion. Vous l’avez dit, il y a une part d’hospitalité, il faut accueillir chez soi, rappeler que l’hospitalité, c’est aussi accueillir des gens divers, les laisser parler, alors qu’on n’a pas envie forcément de les entendre parler, … Comment cela se traduit cet engagement chrétien ? Cela serait quoi le chrétien PÉGUY ?

Marie BOESWILLWALD : Mais le chrétien PÉGUY, c’est le chrétien du début jusqu’à la fin de sa vie. C’est à dire que tout est chrétien chez lui, dans le sens où tout se veut charité. Je ne suis pas en train de le canoniser mais c’est vraiment cette idée que la charité et aux principes et aux termes de tout. C’est vraiment la source et le sommet de ce qu’il a voulu mener comme existence et de toute existence profondément chrétienne. Cette logique de charité est profondément hospitalière, vous l’avez très bien dit, Charles. Je reprends l’une de vos formules que je trouve très parlante, qui pourrait un petit peu éclairer ce point, c’est l’enfant le véritable père du père, et pour PÉGUY c’est essentiel. C’est-à-dire que on doit réapprendre, non c’est très évangélique, saint Matthieu, bien sûr, à redevenir cet enfant. Lui-même, comme BERNANOS d’ailleurs le dira par la suite, insiste sur la fidélité à l’enfant qu’il n’a jamais cessé d’être. C’est dans cette mesure qu’on est capable d’accueillir, d’être hôte, le terme, le français pour cela est très, très parlant, parce que on est hôte à la fois quand on accueille et quand on est accueilli, et c’est les deux sont indissociables chez PÉGUY. On ne peut accueillir que parce qu’auparavant on a été accueillis.

Charles COUTEL : Pour répondre et rebondir sur les remarques de Marie, la prière est la figure la plus riche de l’hospitalité de PÉGUY l’hospitalier. Pourquoi ? Parce que c’est par la prière que je continue l’œuvre de Dieu, que je réincarne l’incarnation. Il dit, en 1912, je crois : « Je prie, je prie tout le temps. » Il dit cela à son confident, Joseph LOTTE, qu’il faut vraiment saluer ici : « Qu’il est dans le chrétien, ce que Bernard LAZARE est dans le juif », c’est profondément un judéo-chrétien, et ça, la tradition d’ailleurs des amitiés judéo-chrétiennes ne s’y trompent, MOUNIER, en 1941, dans le contexte qu’on ne rappelle pas, antisémite et antisémitisme renaît chaque jour, il dit : « Nous devons à nos frères juifs l’amour de l’intellectualité, l’intellectualisme, prendre au sérieux l’idée que par les concepts, par les mots, nous changeons le monde. » Et puis, l’internationalisme qui se retrouve dans le christianisme de PÉGUY, dans, j’allais dire, le rayonnement, il est profondément laïque en ce sens, c’est que tout simplement, il ne regarde pas la nationalité des gens, il regarde leur cœur.

Régis BURNET : Vous avez cité BERNANOS, j’aimerais que vous fassiez une sorte de figure comparative, parce que c’est vrai qu’on en a plusieurs. On a cité CLAUDEL, on a cité BERNANOS, on peut citer le père de FOUCAULD, il a PÉGUY, il y a aussi le neveu de RENAN, Ernest PSICHARI, on sent que c’est une génération qui aime beaucoup se convertir. Comment vous satureriez les uns par rapport aux autres ?

Marie BOESWILLWALD : PÉGUY et BERNANOS ?

Régis BURNET : On sent bien que PÉGUY et BERNANOS c’est une certaine forme de proximité, par contre PÉGUY et CLAUDEL, moins.

Marie BOESWILLWALD : Je crois que c’était CLAUDEL : « PÉGUY, c’est le pote de la plaine, je suis le pote des sommets », ou quelque chose comme ça, vous voyez, il n’y avait pas une vraie intelligence de, … Donc, je vais le laisser de côté CLAUDEL bien sûr qu’il y aurait des liens à faire, mais, … Le lien qui me semble le plus pertinent, c’est celui que vous avez souligné avec Georges BERNANOS, qui n’a pas compris d’emblée tout PÉGUY, c’est par la suite qu’il l’a redécouvert, lu dans le détail. Le lien essentiel, c’est justement le rapport à l’enfance, la fidélité à l’enfant qu’on a été, grandir, devenir un homme c’est retrouver cette dépendance filiale, qui n’est pas du tout une aliénation, au contraire, parce que s’il y a bien une dépendance qui n’aliène pas chez PÉGUY, c’est celle de l’amour. Donc, redevenir enfant, c’est rentrer dans cette dépendance filiale, qui est une libération. Donc, de ce point de vue-là BERNANOS se situe complètement dans la lignée de PÉGUY. Il dira de lui : « C’est un homme qui répond quand on l’appelle. »

Régis BURNET : Ce qui fera beaucoup, c’est que BERNANOS et PÉGUY, c’étaient un peu des chrétiens à la marge, un peu, aller les anarchistes, des révolutionnaires, où des gens qui disent les choses pas forcément qu’on attend habituellement. Ça gueule.

Charles COUTEL : Ça gueule beaucoup, mais pas uniquement parce que quelqu’un aurait envie devant nous de nous écouter ou de faire des effets de manche. Non, ça gueule parce que toute façon il n’est de vie que dans ce qu’un spécialiste, Roger SECRÉTAIN, ancien maire d’Orléans, a appelé l’énergétique morale de PÉGUY. C’est cette idée qu’une vie sans énergie, pour PÉGUY « on ne suis que celui qui marche », mais il dit aussi : « quand il y a une éclipse, tout le monde est à l’ombre », c’est à dire que si quelqu’un ne relève pas le flambeau de la vérité, de la République, du message subversif de l’annonciation, … c’est pour cela que dans cette belle lignée, qui est aussi un lignage, il faut intégrer MOUNIER, c’est le grand continuateur. C’est celui qui, bien plus que les frères THARAUD, dont la bibliographie redresse un peu la légende, disons d’intégrisme, conformistes que l’on peut produire mais en coupant les textes, …

Régis BURNET : C’est un anti moderne, …

Charles COUTEL : Oui, c’est pour cela qu’il est notre contemporain, parce que les commentaires recouvrent ce cas d’inacceptable, la coalition des trois capitalismes qui tuent l’homme moderne : l’amour de l’argent : l’amour du pouvoir et le culte de l’orgueil. Et vous avez à chaque fois un type de capitalisme qui éloigne les individus de l’enfance, de leur foi, oui vous tourner autour du pot pour PÉGUY, la charité, Marie, mais l’espérance, …

Marie BOESWILLWALD : Bien sûr, …

Charles COUTEL : C’est-à-dire qu’il n’y a charité qui dure dans le temps que parce qu’il y a l’espérance qui est toujours devant nous, mais c’était implicite, dans ce que Marie disait. Donc, cette idée que PÉGUY pourrait, à un moment donné, nous réveiller, nous contester dans nos complaisances vis-à-vis d’un de ses trois capitalismes. Vous avez des gens qui pour un honneur, et nous sommes durant PÉGUY dans la sphère des décorations, l’affaire de Panama, nous sommes dans une République qui dure, …

Régis BURNET : Des scandales politiques, …

Charles COUTEL : … qui commence à être un peu corrompue, comme tout ce qui dure, et qui se gargarise de son succès, quelle leçon ! Il n’est donc pas notre moderne, il est notre frère en actualité, en contemporanéité. Il est notre contemporain, un peu comme Jésus, pour celui qui croyant, ou pour Socrate, pour celui qui est philosophe. Je ne vous dis pas le croyant philosophe, alors là il cumule, il cumule ! et le péguyste, alors là ! Quand il s’en prend comme ça aux Temps Modernes, il a des raisons personnelles, il vit pauvre, Marie l’a signalé, mais surtout on lui met sans arrêt des bâtons dans les roues, ceux-là même qui l’encensent, l’année d’après empêchent son succès, qui l’aurait sauvée de la misère, de la pauvreté, plus exactement, en lui refusant le prix de l’Académie française, qui à l’époque mettait à l’abri du besoin. Donc, il sait de quoi il parle lorsqu’il parle de faux amis.

Régis BURNET : On arrive à la fin d’émission, on le trouve sympa, ce PÉGUY, on va voir dans une dans une librairie, on se dit qu’est-ce que je vais acheter et on sur les tomes de la pile de la Pléiade, il y en y en a plein, plein, plein, je ne sais pas combien y en a, …

Charles COUTEL : … Trois, et bientôt une magnifique réédition des œuvres de poésie.

Régis BURNET : Trois, on se dit cela fait 4000 pages de textes, quels sont les grands ensembles de l’œuvre de PÉGUY, et qu’est-ce qu’il faut lire d’abord ? C’est une question subjective. Donc, répondez de manière subjective.

Marie BOESWILLWALD : J’aurais envie de dire qu’on ne peut pas choisir.

Régis BURNET : Mais enfin, on ne peut pas tout lire, …

Marie BOESWILLWALD : En même temps, il faut pouvoir se limiter. "Notre jeunesse », un texte incontournable, et puis, …

Régis BURNET : Pourquoi ? de quoi s’agit-il ?

Marie BOESWILLWALD : Il s’agit d’une rétrospective de PÉGUY ce qu’a été son combat pendant l’affaire Dreyfus, mais tout y est cristallisé en fait, tous les thèmes dont nous avons parlés et qui sont chers à PÉGUY : son amour de la justice, son désir de service de la vérité, l’espérance, son philosémitisme, etc. Tout y est. Donc, je pense que c’est un texte qui est capital. Puis, au niveau de la poésie, Le Porche, l’espérance. PÉGUY est le poète de l’espérance, c’est lui qui l’a chantée, c’est lui qui en a fait la vertu théologale suprême, de presque supérieur à la charité telle qu’elle est chantée dans l’Hymne aux Corinthiens.

Régis BURNET : Et vous, qu’est-ce que vous nous conseillez ?

Charles COUTEL : Une série de textes qui illustrent la prescription d’une épître de Jean : « Vous devez être redevable de ce que vous faites de l’espérance », formule évangélique. À partir de là, espérance dans le monde profane et dans le monde politique de Jean COSTES, 1902. Espérance morale se tournant vers Dieu pour les croyants, « Les suppliants parallèles », texte admirable de 1905, ça c’est du PÉGUY. Il prend des extraits d’Œdipe roi de Sophocle qu’il met en regard et en dialogue fraternel avec une pétition des ouvriers à Saint-Pétersbourg en 1905, lors de la première révolution russe, lettre où les ouvriers demandent du pain et la liberté au Tsar, et il fait dialoguer les deux textes. Alors là, ça, c’est, … Vous avez le plus lointain dans le temps, le plus lointain dans l’espace, et cela nous concerne. Puis, bien sûr, « Notre jeunesse », ça c’est une espèce d’’exercice à la Saint-Ignace-de-Loyola pour les péquistes. Chaque année, nul n’est parfait, je relis les 8000 vers d’« Ève », c’est à dire la grande somme théologique finale, mais certains, comme dirait PÉGUY, tirent la montre, quand on lit d’« Ève », …

Régis BURNET : C’est répétitif, …

Charles COUTEL : Chez PÉGUY, on ne se répète jamais.

Régis BURNET : C’est vrai, ça avance, …

Charles COUTEL : C’est litanique, ce n’est pas répétitif. Puis, bien sûr, on sera peut-être d’accord, Marie et moi, « Les cinq prières, dans la cathédrale de Chartres ».

Marie BOESWILLWALD : Oui. Et je voulais aussi ajouter « La note philosophique sur Monsieur Bergson ».

Régis BURNET : Merci de nous avoir fait découvrir PÉGUY. On peut vous retrouver dans des livres, comme ça on peut poursuivre le dialogue avec vous : Charles COUTEL, « Petite vie de Charles PÉGUY, hérétique par fidélité, … »

Charles COUTEL : Que j’ai changé en sous-titre parce qu’écrivant, je crois que c’est mieux de dire l’homme cathédrale.

Régis BURNET : Et puis, vous en avez parlé, « L’hospitalité de PÉGUY », toujours aux éditions DDB, c’est là où vous développez votre idée. Puis, vous avez écrit avec Claire DAUDIN, c’est quelque chose de très beau, c’est un objet un peu particulier, ça s’appelle un essai graphique, c’est paru chez Max Milo éditeur. Un essai graphique, j’ai appris ça, c’est un essai avec des dessins, je trouve ça très beau.

Merci à tous les deux nous ont fait découvrir PÉGUY !

Merci à vous de nous avoir suivis, vous pouvez retrouver cette émission et la regarder de nombreuses fois, sur ktotv.com

J’ai oublié le site des amitiés Charles PÉGUY, je suis impardonnable, je vais vous donner : www.charlespeguy.fr

Charles COUTEL : Vous gardiez le meilleur pour la fin.

Régis BURNET : Merci de nous avoir suivis, à la semaine prochaine.

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