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Jean-Pierre Vernant, Un homme engagé

Texte intégral de l’émission « Les grands entretiens », du 9 mai 2002. La journaliste Catherine Unger recevait Jean-Pierre Vernant, « Un homme engagé ». Cette transcription a été réalisée à partir des archives de la Télévision suisse romande (TSR).

Je conserve volontairement l’oralité lors de mes transcriptions. Si vous constatez une erreur, coquille, faute, ou si vous pouvez remplacer mes points d’interrogation entre parenthèse qui indiquent un doute sur l’orthographe d’un mot ou un nom merci de bien vouloir me le signaler afin de permettre aux autres lecteurs de profiter d’un texte de meilleur qualité.

Édito, sur le site de l’émission : Au fil des huit entretiens précédents, Jean-Pierre Vernant, spécialiste de la Grèce antique, professeur honoraire au Collège de France, a raconté les épisodes les plus marquants de la mythologie grecque.

Avec ce dernier entretien, c’est le portrait non seulement du savant qui se dessine, mais surtout de l’homme engagé. Jean-Pierre Vernant a en effet lutté activement dans la Résistance française sous l’Occupation. Il a ensuite milité toute sa vie pour la défense des droits de l’homme.

Lire et voir également, dans cette série :

 Dionysos par Jean-Pierre Vernant

 Prométhée avec Jean-Pierre Vernant

 La guerre des Dieux, avec Jean-Pierre Vernant

 La guerre de Troie, par Jean-Pierre Vernant

 Le début de l’univers, par Jean-Pierre Vernant

 La mort de la Méduse, par Jean-Pierre Vernant

 Œdipe, par Jean-Pierre Vernant

Catherine Unger : Jean-Pierre Vernant, professeur honoraire au Collège de France n’est pas seulement un spécialiste de la Grèce ancienne, c’est aussi un homme engagé. Engagé, pendant la guerre, dans la Résistance. Engagé, depuis toujours, dans la défense des Droits de l’homme. Alors, après le Jean-Pierre Vernant savant, après le Jean-Pierre Vernant conteur, voilà l’homme.

Jean-Pierre Vernant, plus on voyage dans la mythologie grecque et plus les questions affluent. Je me suis demandé par exemple ce que voulait dire croire pour un Grec ancien ?

Jean-Pierre Vernant : Le problème que vous soulevez n’est pas un problème facile parce qu’il s’agirait d’abord de savoir ce que veut dire « croire ». Comme dans Don Juan, je crois, que deux et deux font quatre, et cette façon de croire à une vérité mathématique évidente. Je crois que Napoléon existait, c’est-à-dire que je fais confiance, je m’insère dans toute une tradition de faits historiques où Napoléon a une place et si je ne crois pas à l’existence de Napoléon, je ne crois plus rien de cette histoire. Ces deux types de croyance : une vérité mathématique démontrée ou de faits historiques absolument assurés, j’appelle cela croire. Ce n’est pas la même chose que : je crois dans la justice ou, c’est encore autre chose que le crédo d’un Chrétien : je crois en Dieu, en la Sainte trinité, en la virginité de Marie. Il croit, ce n’est pas le même type de croyance. De la même façon, quand je lis un roman, quand je lis Madame Bovary, je crois sur le plan littéraire. Tout cela me paraît plausible, vraisemblable, je suis pris par l’histoire, j’adhère. Cela ne veut pas dire que je ne sais pas que c’est une fiction. Je crois donc à une fiction mais ma croyance n’est pas du même type que la croyance intellectuelle à une démonstration, un fait avéré ou en une croyance religieuse ou l’adhésion à un idéal dont je sais qu’il n’est pas réalisé où j’affirme que je voudrais le voir réalisé. Alors, les Grecs, ils ont déjà des croyances multiples. On irait plus vite en disant ce en quoi ils ne croient pas. Eh bien, il n’y a pas de crédo. C’est-à-dire que la religion grecque n’est pas une religion qui implique un dogme, l’adhésion à un ensemble cohérent, systématisé de croyances, d’affirmations et ou faire partie de cette religion, y croire, implique aussi l’adhésion intellectuelle à ce système d’affirmation. Il n’y a pas cela du tout. Alors, ils croient en leurs mythes, ils croient en effet que ces personnages ont existé dans le passé, avec certaines réserves. Il n’y a aucune obligation de croire ceci plutôt que cela.

Catherine Unger : Il n’y a aucun dogmatisme en fait.

Jean-Pierre Vernant : Il n’y a pas de dogmatisme. Il y a le fait qu’ils sont convaincus qu’il existe des puissances supérieures, non périssables, que leur destin, bien entendu dépend dans une large mesure des décisions de ces Dieux, encore qu’il y a la moera, qui appartient à chacun, les Dieux n’ont pas grand-chose à y faire. C’est une espèce de…

Catherine Unger : Moera, c’est le destin.

Jean-Pierre Vernant : Oui. Moera, c’est le destin, un ( ?), la nécessité, tout ce que vous voulez. C’est donc une religion d’où l’essentiel consiste dans des pratiques, des façons de faire parce que ces façons de faire, de manger, - de ne manger qu’un animal sacrifié, de ne pas se manger entre soi, de ne pas être cannibale, de ne pas manger de viande crue, de ne pas manger la viande d’un animal qui n’a pas été rituellement sacrifié, dont une partie essentielle a été envoyée chez les Dieux - une certaine façon de se vêtir, avant de prendre son repas de faire une libation à la divinité, en sortant de chez soi de faire un signe à Hermès, à Apollon, à Dieu qui est là, dans l’hospitalité d’accueillir l’étranger, de le respecter… Tout cela constitue un ensemble de pratiques que le Grec considère comme absolument essentielles et qui par derrière impliquent sur le plan intellectuel le respect, une certaine piété, le respect à l’égard de puissances qui nous dépassent sans qu’il n’y ait l’adhésion à un ensemble de certitudes métaphysiques.

Catherine Unger : Alors, quelles places par exemples tiennent soit le sacrifice ou alors, sur un tout autre plan, les oracles dans la vie d’un Grec quotidiennement ou dans la vie d’un Grec dans sa cité ?

Jean-Pierre Vernant : Écoutez, cela c’est très variable. Il y a des gens, comme on le voit dans certains textes sur le superstitieux, qui ne peuvent pas faire deux pas sans avoir consulté les sorts. Il y en a d’autres qui pensent que cela n’a aucune importance. Les cités par contre, dans une série de domaines, d’avoir… C’est quoi l’Oracle ? Ce n’est pas que l’on prédit l’avenir, l’Oracle ne vise pas à prédire l’avenir, c’est la littérature. L’Oracle consiste, quand une action importante va être prise, à savoir si la route est ouverte, si l’on a feu vert ou feu rouge, ou, lorsqu’il s’agit d’affaires religieuses, à savoir si Apollon est d’accord pour qu’un sanctuaire soit ouvert à telle divinité ou telle autre. Tout ne peut pas se régler par un débat public et contradictoire. Est-ce qu’il faut accueillir tel Dieu ? Est-ce qu’il faut faire tel type de sacrifice ? Est-ce qu’il faut aussi envisager une expédition coloniale ? Toutes ces choses là dépassent. Alors, on en débat rationnellement mais en même temps on s’assure qu’il n’y a pas un interdit religieux. Il n’y a pas l’idée que l’oracle sait à l’avance tout l’avenir et que chaque fois que je dois prendre une décision, je vais le prendre. Non, ce n’est pas comme ça.

Catherine Unger : Mais en quoi par exemple, les mythes grecs nous renseignent sur la société grecque elle-même ? À plusieurs reprises par exemple vous avez fait allusion à l’exposition de l’enfant pour Paris, pour Percée encore pour Oedipe, cette exposition qui fait que les parents cherchant à se débarrasser de leur enfant le mettent dans un danger, qui est un danger de mort. Est-ce que c’est une chose qui est réelle dans la société grecque ? Ou est-ce que c’est seulement dans les mythes ?

Jean-Pierre Vernant : Non, c’était dans le mythe mais cela existe aussi. Cela a existé de façon très systématique dans certaines cités, comme Sparte. À Sparte, quand un enfant naît, surtout un garçon, avant de faire la cérémonie d’amphidromies, d’intégration de l’enfant à la famille, à la maison du père de famille, il faut être sûr que cet enfant est bien conforme à l’idéal civique. On le présente à une assemblée de vieillards, chargés de cela, qui versent sur lui ou qui lui donnent à boire un peu de vin, pour voir comment il réagit et qui éliminent les enfants qui leur paraissent, par leurs réactions, devoir être trop faibles ou anormaux, par conséquent, il a un endroit où ces enfants sont jetés, abandonnés. D’autre part, même à l’époque Classique, il doit y avoir des endroits, en Grèce, où l’on pouvait exposer les enfants dont on ne voulait pas, les filles essentiellement, parce qu’avoir un garçon c’est toujours la continuation assurée d’une famille. Cela n’a pas l’ampleur et le sens que nous voyons dans le mythe où c’est une épreuve que vont subir un certain nombre de personnages, l’épreuve dont la finalité est, s’ils en reviennent, de leur donner une espèce de dimension supra humaine, si l’on est exposé, c’est comme Moïse, et que l’on s’en sort cela veut dire qu’on est marqué par les Dieux.

Catherine Unger : Vous dites comme Moïse, pourtant, dans cette religion grecque il n’y a effectivement pas de prophète, pas de messie, pas de texte sacré, ces Dieux sont plutôt sympathiques, ils ne sont ni tout puissants, ni parfaits, ils n’ont pas du tout créé le monde, au contraire ils sont nés de lui, est-ce que c’est tout cela qui vous a attiré vers le polythéisme grec ?

Jean-Pierre Vernant : Ah, vous, vous me posez maintenant des questions pour que je vous fasse des confidences. Écoutez, vous savez, vous avez peut-être lu, que je suis issu d’une famille qui était tout à fait incroyante, je n’ai même pas été baptisé, quand j’avais de petites poussés religieuses c’étaient des poussées extra familiales. Puis, quand j’ai eu dix-sept ans, j’étais franchement irréligieux, j’ai même raconté que la première association à laquelle j’avais adhéré quand j’étais tout jeune-homme, seize ou dix-sept ans, s’appelait : l’Association internationale des athées révolutionnaires dont le siège était à Moscou, les Bezbojniks (Безбожники en russe), « les sans Dieu »…

Catherine Unger : Tout un programme !

Jean-Pierre Vernant : Tout un programme que je n’ai pas suivi. Je comprends aujourd’hui que ce que j’appelle l’athéisme n’est que l’envers d’une religion dogmatique. Ils y a des athées, des négateurs, qui sont presque religieux dans leur négation des Dieux et de la religion. Quand la religion, comme cela a été le cas en Occident, occupe à un moment donné tout l’espace, y compris l’espace intellectuel, qu’elle décrète ce qui est vrai et ce qui est faux dans le domaine scientifique, qu’elle condamne les savants qui disent que c’est la terre qui tourne autour du soleil et non pas l’inverse, à ce moment-là, forcément il se crée, à l’époque des Lumières, au moment des Libertins, un certain nombre de gens qui vont s’opposer de front non seulement à l’Église mais à tout le système de croyances que l’Église veut imposer, ce sont des athées. Sinon, on n’est pas un athée, je ne suis pas un athée, je suis un agnostique. C’est-à-dire que je ne crois pas sur ce plan, il y a un plan où je ne crois pas. Je crois vaguement dans les mathématiques, un peu dans la science, je crois en un certain nombre de valeurs mais sur le plan religieux je suis agnostique. Certainement qu’un agnostique a dans le monde grec et dans la religion grecque quelque chose qui le séduit.

Catherine Unger : Comment en fait est-ce que vous êtes tombé amoureux de la Grèce ?

Jean-Pierre Vernant : Est-ce que je le sais moi-même ? Est-ce qu’on sait comment on tombe amoureux de quelqu’un ou de quelque chose ? Je suis tombé amoureux de la Grèce parce que quand j’ai découvert la Méditerranée, c’était merveilleux, quand j’ai été en Grèce…

Catherine Unger : Quel âge aviez-vous ? Vous étiez très jeune ?

Jean-Pierre Vernant : Quand j’ai été en Grèce ?

Catherine Unger : Oui, la première fois où vous avez été en Grèce.

Jean-Pierre Vernant : Non, j’avais vingt ans mais la Méditerranée j’étais plus jeune, je l’ai découverte quand j’avais dix –douze ans. C’est merveilleux. Je n’en revenais pas. La mer bleue, bleu d’encre, toutes les odeurs, le ciel, les tuiles romaines, merveilleux !

Catherine Unger : Et là, vous savez tout de suite. Vous savez que votre vie sera destinée à la Grèce.

Jean-Pierre Vernant : Pas du tout.

Catherine Unger : Ah, non ?

Jean-Pierre Vernant : Absolument pas. Là, je sais que ma vie est destinée à aller me baigner dans le Midi, à profiter de cela, à faire du bateau, à découvrir la Méditerranée, les îles et même quand je suis en Grèce en 1935, j’ai dit : ah je n’irai pas à l’Acropole, les vieilles pierres je m’en fiche, ce n’est pas la Grèce qui m’intéresse c’est le peuple grec qui est soumis à une espèce de dictature de Métaxas. Je vais voir le peuple grec. Je le vois, je vois sa gentillesse, son accueil, son sens de l’hospitalité, je découvre une forme de paysannerie restée très ancrée dans des pratiques anciennes, une façon d’accueillir l’étranger que l’on n’a plus chez nous, pas trop. Et quand même les vieilles pierres, j’avais décidé de ne pas voir l’Acropole puis je crois même que j’ai escaladé la paroi de l’Acropole, je faisais du rocher à Fontainebleau tous les samedis et dimanches, et c’était les ( ?) qui étaient en haut qui m’ont cueilli et qui ont voulu me faire un procès parce que j’étais entré sans payer, avec deux copains. Mais une fois que j’étais là-haut, j’ai eu un coup de cœur, c’était merveilleux. Il y a eu cela, il y a eu le fait que quand j’étais enfant j’ai trouvé certains textes grecs admirables. J’ai raconté cela aussi. J’ai raconté que quand, en seconde ou en première, on m’avait fait traduire, et j’avais lu, le passage de l’Odyssée où Ulysse finalement à moitié mort, à moitié noyé arrive à se hisser sur la plage. C’est le soir, il est nu, il se cache dans un fourré et s’endort. Le lendemain matin, Nausicaa et ses servantes s’en viennent au torrent qui est là, et après avoir lavé le linge, étendu sur les rochers pour le faire sécher, jouent à la balle. Il y a là une, maladroite, qui jette la balle trop loin. La balle tombe dans l’eau, elle pousse un cri et cela réveille Ulysse. Il sort de son fourré, nu comme un ver, absolument affreux à voir parce que couvert de sel, il est complètement souillé, sali, les cheveux pelés, barbu, affreux. Il a l’air d’un lion des montagnes dont les yeux jettent des éclairs ( ?). Toutes les servantes qui voient surgir ce type tout nu qui les regarde sont prises de terreur et se sauvent. Il n’y a qu’une qui reste debout devant lui, c’est Nausicaa. Seize ans peut-être, elle est la fille du roi, elle ne va pas se sauver. Elle reste plantée là. Et Ulysse se demande ce qu’il va faire et s’adresse à elle. Il s’adresse à elle dans des termes qui m’ont tellement frappé et ému, quand je les ai lus, que, comme je l’ai dit, il m’est arrivé souvent ensuite, quand j’avais moi-même vingt-ans et même au-delà, voyant une très jeune et très belle jeune fille de la regarder avec les yeux d’Ulysse qui lui dit : Jeune fille, j’ai vu l’autre fois, à Délos, un palmier svelte qui montait droit vers le ciel et te voyant, j’ai le même sentiment d’admiration et d’émotion. Je les ai souvent regardées comme un jeune palmier svelte qui montait vers le ciel.

Catherine Unger : Quand vous arrivez dans les villages grecs, vous avez dit : quelquefois, à l’époque, on sonnait même les cloches pour accueillir l’étranger.

Jean-Pierre Vernant : Oui, c’est vrai. On sonne les cloches pour annoncer notre arrivée. Et quand on arrivait, trois ou quatre, je ne me souviens plus, vingt ans, petite culotte, maillot de corps et sac à dos, sans chapeau ou un mouchoir sur la tête contre l’ardeur du soleil, on arrivait sur la place où il y avait les cafés et où tout le village se rassemblait. Tout le village était là pour voir qui étaient ces trois jeunes gens qui venaient jusqu’à eux, parce qu’il n’y avait pas de route, pas de touristes, c’était en cœur du Péloponnèse. Ils nous regardaient, nous offraient à boire de l’eau de l’ouzo ou un café et puis commençait la dispute. Les sommités du village, chacune d’elles voulait que nous avoir. Finalement, il y avait un qui allait dans une maison, l’autre dans l’autre… Dans ces maisons, non seulement on nous offrait le boire, le manger, le coucher mais quelquefois il est arrivé que le responsable, le maître de maison voulait que l’on prenne le lit et eux allaient coucher à droite ou à gauche parce qu’ils avaient cette idée, si juste et si profonde, que quand l’autre vient jusqu’à vous, il vous fait honneur. C’est votre statut à vous qui est grandi par le fait que quelqu’un qui ne vous connaît pas s’est déplacé pour vous connaître. Donc, c’est d’une certaine façon un don des Dieux. Vous savez, beaucoup plus tard, après la guerre, après la Résistance et à travers la Résistance où tant de choses s’étaient passées, le pire : la méchanceté, la jalousie, la petitesse de ceux qui écrivent des lettres de dénonciation ou qui vont dénoncer le voisin parce qu’il est Juif, il est étranger ou parce qu’ils pensent qu’il fait de la résistance… Quand on ne sait pas qui on est, quand on sent qu’on est rien, on croit que l’on deviendra quelque chose en abaissant à côté et en mettant son fiel. Il y a ceux-là et puis il y a ceux qui au contraire n’hésitaient pas. Dans ma propre expérience j’ai eu cela. Si je suis en vie, vraiment c’est parce qu’une fermière dans les Pyrénées, j’arrivais du maquis, j’attendais des gens et c’étaient des Allemands qui sont arrivés, une machine motorisée de la division « DAS REICH », j’étais foutu et cette femme m’a ouvert sa porte. Il y avait juste une maison, elle m’a pris par le bras, m’a fait entrer, elle était là avec ses gosses. Les Allemands se sont mis en bataille, ils ont fait sauter la maison qui était en face où un type avait été blessé, elle risquait tout pour moi. Elle risquait tout et pas une seconde elle n’a hésité. Les Allemands ne sont pas entrés chez elle. Ils sont partis après, ils ont été dans un maquis, Marsoulas, où ils ont massacré tout le village. Moi, je suis parti et j’ai rejoint le maquis où je me trouvais. Alors, j’ai repris souvent cette formule, qui n’est pas de moi, disant qu’il y a deux sortes d’êtres humains. Il y a ceux qui quand on frappe à la porte de chez eux et qui n’attendent personne, poussent le verrou et il y a ceux qui quand ils sont chez eux et qu’ils n’attendent personne et que l’on frappe ouvrent la porte sans même demander qui est là. Et c’est bien vrai.

Catherine Unger : Tout cela vous l’avez aussi trouvé ou d’abord trouvé dans la mythologie grecque avant de le vivre ?

Jean-Pierre Vernant : Non. Non, non, non. La vie ne se fait pas comme ça. Il n’y a pas les avant et les après. On mène sa vie, on fait des expériences. On va dans un sens, on se trompe, on a des espoirs ils sont déçus. On a cru en certaines choses, on s’aperçoit qu’elles ne tenaient pas débout. En même temps, peut-être quand on devient très, très vieux, comme je suis, on voit qu’il y a des choses essentielles indépendamment des croyances. Non seulement je ne me dirais plus athée, comme je le disais autrefois mais j’ai vu autour de moi, pendant cette période, tant de catholiques, de jeunes, là aussi parfois ont payé de leur vie leur refus de dire mon nom, comme il est arrivé, hélas ! J’ai compris que cette force qui était en eux était telle que, alors que je savais qu’ils étaient arrêtés, torturés, j’étais sûr qu’ils ne donneraient pas mon nom parce qu’ils étaient des croyants, convaincus, tout jeunes, vingt ans ! Vingt ans, il avait été mon élève, il savait très bien qui j’étais, je l’avais vu par hasard dans la Résistance, donc pour lui, il savait qui j’étais puisqu’il me connaissait d’avant. J’étais beaucoup plus sûr de lui que de moi. Ce n’est pas ça, je ne dirais pas qu’il y avait lui et il y avait les autres, non. Je dirais qu’il y a ceux qui ouvrent et ceux qui ferment la porte

Catherine Unger : Si l’on revient un instant à la Grèce, qu’est-ce que cela signifie, pour vous, de parler du modèle grec ? Ce modèle, c’est un idéal ou c’est un prototype ?

Jean-Pierre Vernant : Non, je ne parlerais pas d’un modèle grec. Je dirais que l’historien d’aujourd’hui, devant un monde qui était divers, - parce qu’Athènes est une chose, Sparte en est une autre, Thèbes, une troisième, les colonies italiennes, grecques encore autre chose, les colonies d’Asie mineure encore une autre, celles de la Mer noire, ce n’est pas pareil- nous avons tendance, les hellénistes ont eu tendance, à identifier Athènes à la Grèce, parce que presque tous nos documents sont athéniens, parce qu’en même temps la tragédie, la philosophie est quand même très athénienne mais la poésie ne l’est pas ; Homère, ce n’est pas Athènes. Il y a une multiplicité de Grèce mais on est obligé, quand on essaye d’entrer dans la peau d’un Grec, comme j’ai essayé de le faire, de se construire des modèles, des schémas. Mais ce n’est pas un modèle au sens… j’ai dit quelquefois que si l’on peut parler de modèle pour la Grèce, ce n’est pas du tout un idéal à atteindre, comme si, comme le croient certains hellénistes, pour être un vrai homme il faut en quelque sorte avoir été grec, ou s’être fait grec. Je ne crois pas cela du tout, pas du tout. Je parle de modèle grec comme on parle du modèle de la 4 chevaux s’opposant à une Krysler. Un modèle, c’est-à-dire une certaine configuration qui a été donnée non pas aux hommes et à un groupe d’hommes mais à une voiture pour qu’elle marche, c’est tout. Il n’y a pas de modèle grec. Je ne suis pas un type qui dit : Tout a commencé en Grèce. Tout ce qui est beau a été découvert en Grèce et il faut revenir à la Grèce. Non, sûrement pas. Il y a eu d’autres : la Chine, l’Inde, l’Afrique, l’Amérique précolombienne. Ils ont pris d’autres chemins. Et quand je regarde ce qu’ils ont fait, je vois qu’ils ont suivi d’autres voies, trouvé des choses que nous n’avons pas vues. Évidemment, par certains côtés, je me sens plus proche de chez moi. Je suis de Provins, Seine-et-Marne, quand je suis à Provins, cela me rappelle mon enfance, je suis très heureux. Mais quand je vais en Méditerranée, ce n’est pas Provins, même en province et je trouve que c’est très bien aussi. Le monde est divers.

Catherine Unger : Est-ce que cela ne veut pas dire tout de même que pour qu’une société puisse avancer, puisse se constituer, puisse se maintenir, il faut qu’elle ait un passé ?

Jean-Pierre Vernant : Bien sûr.

Catherine Unger : C’est cela la Grèce, pour nous.

Jean-Pierre Vernant : Oui ! Bien entendu. Ne nous pouvons pas nous comprendre nous même si nous ne faisons pas référence à la Grèce. Le théâtre, le théâtre à tout moment, que cela soit les classiques : Racine, Corneille…, cela n’existerait pas sans les tragédies grecques, le théâtre grec. C’est vrai de notre peinture, notre sculpture. La Renaissance a puisé là-bas. Et même aujourd’hui où la Grèce est loin, si Freud appelle ses complexes Œdipe, si l’on baptise les parfums à la mode de noms d’héros ou héroïnes grecs, c’est qu’il y a une présence. Une présence cachée, une présence qui est sous les boisseaux mais que moi j’ai plaisir à faire renaître parce que j’ai l’idée que justement qu’il y a souvent des poncifs derrière cette façon de comprendre la Grèce mais quand on va plus loin dans les mythes, eh bien derrière les mythes il y a des interrogations qui d’une certaine façon sont encore les nôtres sur le sens de la vie, sur la place qu’a l’homme dans le monde. Tout cela, d’une certaine façon, est présent. Moi, je le sens présent, je voudrais faire passer cela.

Catherine Unger : Si vous n’aviez qu’une chose, qu’une leçon à retenir de la Grèce antique, laquelle choisiriez-vous ?

Jean-Pierre Vernant : Ah ! J’ai dit parfois, en prenant ce terme, qui est un terme difficile, je dirais volontiers la tolérance. La tolérance qui est liée à un certain esprit critique par une certaine volonté de lucidité. Cette conviction qu’il n’y a pas de question, qu’il n’y a pas de domaine qui ne soit interdit à notre enquête, qu’il est impossible de mettre un panneau « interdit » où que l’on aille, parce que cette attitude critique est liée aussi à une certaine forme de tolérance, qui est une vertu intellectuelle en même temps que morale. On me dira qu’il y a des maisons de tolérance, c’est cela que vous voulez ? Oui, bien sûr, ce n’est pas cela, ce n’est pas de cela que je parle. Je parle de la tolérance au sens un peu voltairien, on pourrait le dire. Ça, cela me touche chez les Grecs. Ce qui me touche, c’est qu’ils sont intelligents, au sens où ils ne satisfont jamais de réponses toutes faites ou d’interdits. Ils questionnent. Ce qui est intéressant dans la vie, c’est beaucoup moins les réponses que l’on apporte aux questions que les questions elles-mêmes. Les Grecs sont des questionneurs et ça, je me sens en accord avec eux.

Catherine Unger : Les mythes du reste n’apportent pas vraiment de réponses. Ils apportent de nouvelles questions ?

Jean-Pierre Vernant : Ils apportent de nouvelles questions, souvent des questions qu’ils ne posent pas ouvertement. Les réponses qu’ils apportent sont dans le récit et non pas sous forme d’une conclusion qui figerait les choses et qui se transformerait en dogme, ça reste ouvert. Les mythes, comme la poésie, ont plusieurs niveaux d’interprétation. Il y a plusieurs versions, plusieurs façon de les comprendre et cette multiplicité même a un avantage, c’est qu’elle n’arrête pas le questionnement.

Catherine Unger : Vous nous avez expliqué, Jean-Pierre Vernant, que chez les anciens Grecs c’était la mémoire qui faisait l’immortalité. Vous êtes quelqu’un qui se souvient, qui raconte et transmet ce dont il se souvient, il nous reste qu’à vous remercier d’une chose, c’est d’être, à votre manière, immortel.



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