Jeanne Favret-Saada. Livre 3, Au Laboratoire d’Études de Sociologie et d’Ethnologie Comparative...
En 1967 Éric de Dampierre me fait entrer au laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative en même temps qu’au département d’ethnologie de Nanterre, qu’il a fondé ensemble, avec l’idée que ça doit être un petit laboratoire et un petit département, où les chercheurs enseignent et où les enseignants ont le temps de faire de la recherche. C’est pourquoi j’ai à la fois un poste d’enseignement et un poste de recherche. À l’époque c’est complètement nouveau, ça n’existait pas, les enseignants n’avaient pas le temps de faire de la recherche, et pourtant ils étaient devenus maîtres-assistants, maîtres de conférences, sur la foi de travaux de terrain que tout d’un coup ils ne peuvent plus faire.
Donc, le projet de ce laboratoire c’était que ça doit être possible, et surtout il a embauché un petit nombre de personnes, qu’il a choisi lui-même, comme étant des novateurs dans le domaine.
Et par hasard, c’est l’université où les enfants du 16ème arrondissement, c’est-à-dire les plus et les mieux scolarisés de France, de Neuilly, etc., c’est leur université donc on a des étudiants d’élite, et on est nous-mêmes, pour aller vite, de jeunes chercheurs d’élite.
Donc, cela crée une atmosphère absolument incroyable, parce qu’il y a un enthousiasme à enseigner, à partager, à former des jeunes ethnologues, qui nous demandent constamment des séances de séminaires supplémentaires, ils voudraient approfondir telle question, … On organise, « on the spot », un séminaire pour la semaine prochaine sur tel point. Dès qu’un de nous écrit un article sur un de ses sujets, il monte à Nanterre il dit : « Voilà, j’ai écrit un papier ». On le discute, dans l’heure qui suit, il y a une salle remplie de 40 personnes, devant lesquelles on lit son texte et il y a une discussion détaillée.
Pour moi, c’est l’époque bénie, de ma vie de chercheur et j’aurais voulu que cela dure toujours. Et naturellement, ça n’a pas duré, mais c’est l’époque bénie où on est enseignant, formateur, chercheur, dans une communauté où il y a une liberté et une exigence formidable.
Moi, j’enseigne sur les systèmes tribaux arabes et j’assume le cours général d’anthropologie politique, et pendant ce temps-là j’écris, pour L’Homme, sur mon domaine de recherche.
Dans cette unité remarquable qu’était Nanterre, il y avait Marchal Sahlins, qui a passé deux ans parmi nous, qui nous a beaucoup, beaucoup appris, qui était comique, drôle, qui nous a appris à quel point nous ne savions rien par exemple en préhistoire, puisqu’on l’avait appris au Musée de l’homme, on trouvait ça nul, mais nous a dit : « Non, c’est très important l’histoire de l’homme ». Il nous a rendu sensible à des questions fondamentales auxquelles on n’aurait jamais pensé.
Et parmi les chercheurs, il y en avait quatre, surtout Dan Sperber, avec qui j’ai été très liée pendant très longtemps, qui à l’époque était anarchiste et gauchiste. Il y avait aussi András Zempléni, un africaniste, Daniel de Coppet, un océanistes et Alfred Adler, un africaniste.
Malheureusement, après 1971, Dampierre a changé son projet, non pas une petite formation d’élite mais le plus grand laboratoire d’ethnologie de français. Il a voulu que toutes les disciplines, du jour au lendemain, enfin en trois ans, y soient enseignées. En fait, il faisait concurrence au Musée de l’homme.
On peut comprendre que quelqu’un dont la famille a possédé le quart de la France veuille un jour faire ça, mais moi ça m’intéressait pas du tout. Comme on avait une formation où les décisions étaient censées se prendre en assemblée générale, j’ai parlé contre ce projet et j’ai dit : « Puisque je ne vous ai pas convaincus, je me retire du fonctionnement du laboratoire, continuez-le, je reste mais je ne participe qu’aux séminaires de mon groupe » En fait, une année après l’autre, la plupart des chercheurs, qui étaient proches de moi, comme Sperber, sont partis disant : « Jeanne avait raison ». Ce n’était plus le même projet, ils ont embauché quantité de gens, qui étaient absolument inintéressants, mais ça permettait que tel ou tel sujet soit couvert.
En 1968, L’Homme publie, entre guillemets, « mon grand texte d’anthropologie », sur l’anthropologie politique kabyle, « Relation de dépendance et manipulation de la violence en Kabylie », qui montre justement comment il existe là, à la façon dont Pierre Clastres le montrera plus tard à propos des Tupi-Guarani, comment les systèmes politiques tribaux arabes se construisent contre le pouvoir central, ottoman à l’origine et français ensuite, et comment leur stratégie est de ce segmenter constamment pour éviter d’être conquis. Mais, moi, j’y ai rajouté le fait que les sciences sociales à l’époque, surtout anglo-américaines, qui sont celles dans lesquelles je vis, je lis, et auxquelles je voudrais participer, etc., ont toujours l’idée que les groupes sociaux ça marche, ça ne se détruit pas. En anthropologie politique, c’est la même chose, les le fonctionnement des sociétés fondées sur le bargaining, sur le fait qu’il y ait des conflits, mais bluesman en anthropologie, d’autres en sciences politiques, que tout va s’arranger ; et moi j’ai je veux mettre sur pied une anthropologie dans laquelle le désordre, la violence, l’instabilité etc. - pas la conciliation et le bargaining - sont des états normaux et constants des sociétés, qu’il faut prendre en compte, pas comme un désordre provisoire qui va amener à l’ordre le plus profond, que d’ailleurs toujours les représentations fondamentale des montrent, etc. ; moi je montre à propos de cette société, ces Kabyles du XIXe siècle, j’ai reconstruit pour ça un énorme travail de juristes de la colonisation, qui avaient traduit en droit napoléon le droit kabyle, et je leur traduit dans l’autre sens, il raconte aussi beaucoup de cas, etc., je raconte comment sont les cas qu’il envisage et je montre comment cette société fonctionne sur la vendetta, c’est-à-dire sur l’extermination, d’accord réglée mais permanente, d’un certain nombre de gens pour passer d’un état de désordre à un autre état de désordre. C’est ça que j’aurais envie de montrer, naturellement quand ce texte est allé au Journal of the Royal society of Anthropology, il a été refusé, Gellner était atterré, les arguments qui ont été opposés étaient tous d’ordre social. Et moi, je disais qu’en plus ce système, malgré vendetta instituée produit très peu de morts, mais que c’est le désordre qui est la catégorie fondamentale.
Au printemps 1968, comme je pense toujours pouvoir faire du terrain, je vais visiter la Kabylie, et là je tombe de tout mon haut, au bout de quatre jours, je suis convoquée par le sous-préfet qui me dit : « Mais, Saada, Saada, ce nom, vous avez été en Israël ? », c’est un nom juif, quoi. Ils savent que si ce n’est pas un nom arabe, ça ne peut être qu’un nom juif. Donc, je comprends que ce n’est même pas la peine d’essayer, qu’une femme juive dans un village kabyle pour plusieurs mois, ce n’est juste pas possible. De tout façon, personne n’a jamais pu, depuis cette époque, jusqu’à aujourd’hui, faire un terrain continu en Algérie. Cela n’est toujours pas possible aujourd’hui. Même Fanny Colonna dont les travaux portent sur les Aurès, n’a fait que de petits quinze jours par ici, trois semaines par-là, parler avec des étudiants, … ça a été la condition de l’ethnographie de l’Algérie depuis toujours.
Donc, là je comprends, non, je ne peux pas y aller. Pour moi, il est impossible que je sois arrêtée comme Juive. Je ne peux pas supporter ça, et je veux bien être arrêtée comme je ne sais pas quoi, révolutionnaire, peu importe, mais Juive, ce n’est pas possible, je ne donnerai pas ça à aucune révolution. Cela s’est produit, comme vous pouvez supposer, dans la vie politique française ensuite.
Comme le régime militaire paraît devoir durer, je change de spécialité. Je vais continuer à publier dans L’Homme les articles que j’ai promis, et voilà.
Donc, depuis six ans, j’ai investi toute mon énergie intellectuelle dans ce projet, devenir une ethnologue de terrain en Algérie, avec le soutien de Gellner qui est très intéressé, et de loin de Lévi-Strauss, qui me soutient, contre le gré des mandarins de ma discipline, parmi lesquels le jeune Bourdieu, qui était sûrement pressé de conquérir son territoire, mais surtout contre la réalité sociale de l’Algérie, qui n’était pas prête, et qui n’est toujours pas prête, à supporter l’existence d’un et surtout d’une ethnologue sur un terrain rurale. Mais, j’ai, pendant ces six ans, beaucoup lu, beaucoup appris, beaucoup enseigné l’anthropologie sociale anglo-américaine.
Nous voilà en 68. En mai 68 je suis à Nanterre, qui est un des hauts lieux de l’événement, puisque la révolte est partie du département de sociologie, qui était à l’étage d’au-dessus de celui d’anthropologie, et que nous sommes tous très proches. Je participe, côté révolte, aux événements avec quatre amis du département d’ethnologie, parmi les enseignants chercheurs, dont Dan Sperber, les autres se tiennent complétement à l’écart. Ils sont bien contents de nous retrouver à la fin des événements quand il sera question de faire passer des examens, car c’est nous qui pour finir négocions avec les comités d’étudiants la possibilité d’examens. Et moi je dis à ce moment-là, si on fait passer des examens, il faut que des gens puissent être recalés, il faut qu’ils se passent de telle façon que tout ceux qui ont travaillé avant mai puissent … Voilà.
Mais l’essentiel du département tient complétement à l’écart. On est assez peu mais on se n’en occupe pas. Surtout avec Sperber, on passe notre temps à arpenter la France. Je suis à cette occasion envoyé à faire la liaison du mouvement avec ce qu’on appelait les paysans révolutionnaires, dans l’ouest de la France. Et j’ai participé à leur entrée triomphale dans la Fac de Nantes, qui était fermée. On a poussée avec des tracteurs l’entrée et on est entré sur des tracteurs. Ma voisine, qui était la femme de Bernard Lambert, un des leaders de ces paysans révolutionnaires, a dit : « Ah, maintenant, je pourrais passer une thèse ! » elle l’a fait. Et moi j’ai dit : « Ah, maintenant je peux vivre en France ». C’est absurde parce que c’est vraiment un cliché, de la France révolutionnaire, la France du peuple qui prend les forteresses barrées de l’élite et du savoir, et tout le monde va participer, ça va faire une merveilleuse révolution, une idée à la Michelet, quoi. Mais, bon, j’avais toujours pensé que je ne vivrai pas en France, que je ne savais pas où j’étais, mais je me sentais pas Française tout en aimant beaucoup … parce que la tradition révolutionnaire française, la tradition des Lumières de la révolution, je la sentais trop loin de ce qu’on vivait. La France des années où je suis arrivée était extraordinairement réactionnaire, conservatrice, et je ne voyais pas le lien … comme je n’avais pas la chance d’être Parti communiste, où on rencontrait des gens d’autres classes sociales, je ne faisais pas le lien et je disais : « Mais ce pays-là, je n’ai rien à faire avec lui, il a produit une grande culture que j’adore, il a produit une langue que j’adore, mais je n’en suis pas. » Et là, j’ai dit : « J’en suis »
En quelques semaines je décide que je vais travailler en France, sans savoir quoi. D’ailleurs tous les quatre on avait dit qu’on travaillerait en France, mais j’ai été la seule. Comme par les retombées de mai, j’entreprends une psychanalyse personnelle, parce que pour retomber sur terre c’est un peu difficile …
Voilà