Jeanne Favret-Saada. Livre 4. La sorcellerie dans la Mayenne
À la rentrée universitaire à Nanterre, un de mes étudiants qui est pion, surveillant d’internât en Mayenne, me rapporte les propos de certains de ses élèves sur l’ensorcellement dont souffriraient des familles paysannes et sur leurs conséquences tragiques. Il raconte ça comme leurs conneries, etc. Et pour moi, ces récits évoquent une violence mortelle qui me rappelle tout à fait la vendetta kabyle, dans laquelle je me sens en terrain familier. Moi, je retiens la violence et pas l’irrationalité de la chose.
Un mois plus tard, c’est la Toussaint. Au départ, il y avait plusieurs étudiants qui voulaient venir sur le terrain avec moi, qu’on fasse un terrain de groupe. Et moi, j’ai dit : « Non, le terrain, c’est une personne seule. Ceux d’entre vous qui veulent venir sont les bienvenus, mais chacun sera à 10 km au moins des autres et aura son propre projet ». Évidemment, tout ce qu’ils voulaient c’était d’être avec moi, donc, aucun ne l’a fait pour finir.
À la Toussaint on n’y a été tous ensemble et on a rencontré quelques élites locales. Cet étudiant nous a fait rencontrer des gens qu’il connaissait : des curés, des enseignants, … Or, ce qui était étonnant, c’est qu’aucun ne savait rien de la sorcellerie, mais ils disaient : « Les paysans, eux, ils y croient et ils sont prêts à mourir pour ça », mais aucun d’eux ne savait rien. C’est la fête des morts, le 2 novembre, et là pendant qu’on circule à travers les villages, je vois des paysans habillés en noir, massés dans les cimetières, sous la pluie et avec des fleurs partout qui pètent de couleurs. Et je me dis : « Ah, bon ! », ces paysans inatteignables je n’allais pas leur parler au cimetière de la sorcellerie, on a un peu de bon sens, si on n’est pas Margaret Mead
Je loue une maison avec l’idée que j’y reviendrai en juin 1969, avec mes enfants, nés en 1960 et 1961. Éric de Dampierre me donne un an de terrain, où j’ai le droit de ne pas enseigner, mais les choses vont se passer beaucoup plus lentement que prévu, donc, cela va se terminer moyennement bien avec lui. En fait, je vais résider en permanence au village, avec mes enfants, pendant 27 mois et pas 12, et ensuite je vais venir dans la région, dans une autre maison, un peu plus qu’à mi-temps, pendant trois années de plus. Donc, si on fait les comptes d’apothicaire, on calcule combien de présence réelle sur le terrain a eu un chercheur, je dirais que j’en ai fait trente-neuf mois en tout.
Au départ, en juin 1969, je fais comme les manuels nous le recommandent. Je commence par voir les notables locaux, ceux dont les fonctions devraient mettre au contact de familles ensorcelées : beaucoup de religieux, des médecins, des enseignants, des notaires, des maires, etc. Or, certains me disent que les croyances dans les sorts ont disparues depuis longtemps, d’autres « Oui, oui, il y en a mais ailleurs, pas chez moi », d’autres que « Ce sont des bêtises, donc ce n’est pas la peine d’en parler ».
Après quelques semaines, dans mes notes, c’est à partir du 18 juillet 1969, faute de mieux, je commence à noter ces entretiens vides, en me disant je vais noter ce que ces gens me disent, et je vais noter comment je me coule dans les habitudes villageoises. Au départ, ce sont mes enfants qui sont connus, ils se promènent de maison en maison, et je suis la mère de Rémy et Catherine pour le village. Donc, des conversations d’usage dans la rue, à l’épicerie, devant le camion de boucher, le cérémonial à la sortie de la messe, où je décide d’aller sans me poser de problèmes moraux, parce que tout le monde y est. Il n’y a que la pute du village qui n’y est pas, donc je ne vais pas me prélasser là d’emblée. Donc, invitation à boire le café entre femmes, etc., et les rapports de voisinage que provoque la circulation des enfants entre les maisons. Il y a un groupe d’enfants qui jouent dans la campagne ensemble, mes enfants se déploient, apprennent à grimper aux arbres, à dénicher des oiseaux, ils apprennent la vie rurale, avec délice.
Et moi, j’épluche la presse nationale et locale, parce qu’à l’époque la sorcellerie faisait scandale. Soit il en est question que dans la presse locale, soit on en parle jusqu’à Paris, dans les quotidiens nationaux, avec « à 300 km de Paris, le lieu de la crédulité ». Je lis aussi des travaux de psychiatrie sur le sujet. Il y avait eu une thèse sur la sorcellerie en Mayenne, d’un médecin de l’hôpital psychiatrique de Mayenne. Je prends des notes sur tout ça et je m’aperçois petit à petit qu’il existe un discours de l’élite des Lumières, de la culture républicaine, etc., sur la sorcellerie, qui est le fait aussi bien des instituteurs et du préfet que de la plupart des curés, au nom du fait que leur religion à eux est rationnelle. Elle est raisonnable puisqu’elle a gagné. Ils appellent ça une religion éclairée. La leur, c’est une religion éclairée, dans laquelle ils peuvent prétendre qu’une vierge a donné lieu à un Dieu …, tout cet ensemble de choses invraisemblables dont est fait le Christianisme, mais, c’est une religion éclairée.
Donc, je me dis : « Ah bon, je ne suis pas devant une culture locale. Il faut tenir compte du global, qui est présent au cœur même du local sous la forme de l’idéologie à propos de la sorcellerie, de l’existence d’une idéologie nationale, soutenue par la presse, les psychiatres, etc. » Je lis évidemment la littérature ethnographique existante sur la sorcellerie rurale en France. Je m’aperçois qu’elle partage aussi cette culture des Lumières. Par exemple, la spécialiste qui me précède immédiatement sur la sorcellerie en Berry, Marcelle Bouteiller, dans un livre préfacé par Lévi-Strauss, qui dit un ensemble d’absurdités phénoménales, mais c’était une opération, il ne pouvait pas refuser que quelqu’un du Musée de l’Homme lui demande de préfacer un livre, il le fait mais émet une série d’âneries, disant que : « La pensée de la sorcellerie est très ancienne, ne se change jamais, est répétitive et qu’on la retrouvera toujours semblables elle-même partout où elle se présente », c’est le contraire de la pensée sauvage, ... Mais elle dans son livre ne cite jamais un paysan sans commenter, en mettant entre parenthèses à une de ses citations, qu’on voit bien puisqu’elles sont mises entre guillemets, sic, pour montrer - elle est issue de la région, pour montrer qu’elle se dissocie des contenus de ces imbéciles.
Donc, je me rends compte que l’anthropologie de la sorcellerie, y compris dans les textes de Vandeneck, qui parlent de la sorcellerie comme « cette erreur de logique », je le cite, c’est une citation, partage parfaitement ça, et que justement le grand Vandeneck a introduit l’approche de la sorcellerie parfaitement rationaliste, qui condamne ces pratiques d’emblée. Et je note en plus que mes prédécesseurs écrivent sur la sorcellerie sans avoir jamais rencontré un ensorcelé, qui leur dise : « À moi, il m’est arrivé ça » ni un désorceleur. Ils n’ont jamais vu un désorceleur en exercice. Ils sont comme les folkloristes du XIXe siècle, ils parlent par ouï-dire.
Moi, je me dis, quand même, l’anthropologie sociale ce n’est ça, on rencontre les gens dont les pratiques sont évoquées. Eh bien, cette simple décision m’a emmenée aux antipodes de ce qui se pratiquait sur le terrain à l’époque. De faire ce qu’il faut pour que cette chose-là soit possible m’a emmenée complétement ailleurs. Donc, après cela, j’ai été plus ou moins considérée comme étant hors de l’anthropologie, y compris pour mes vieux potes, sauf Sperber. Mes vieux potes, comme Zempléni, qui a même fait un rapport au moment où Mitterrand est arrivé au pouvoir, pour citer des gens qui comme moi se sortaient de même de la discipline en ayant des pratiques qu’il fallait pas. C’était grave parce que je croyais que c’étaient mes amis. De Coppet a refusé qu’on me donne le moindre crédit pour travailler sur le terrain parce que ce n’était pas de l’anthropologie.
À la suite de démarches que je vais raconter dans 5 minutes là, je sais quand même que les affaires de sorcellerie peuvent être gravissimes, très violentes, donc je décide, pour protéger mes enfants et la vie familiale, de ne pas enquêter dans un rayon de 10 kilomètres autour de l’endroit où j’habite. Je ne vais pas questionner les gens, soit je vis au village et je n’enquête jamais frontalement sur la sorcellerie, je me mêle aux bavardages ordinaire, etc. À ce moment-là d’ailleurs, je me rends compte que la plupart des bavardages portent sur le malheur, la maladie, la mort, la répétition. Ils sont complétement obsédés par les thèmes qui sont ceux-là même de la sorcellerie. Je les note. J’apprends progressivement à force de relire mes notes, et de l’avoir notées, que je peux produire des commentaires corrects sur des ces situations-là, et donc participer aux conversations. Ça se noue en particulier à propos d’un épisode dans lequel mon fils tombe malade, et le médecin ne sait pas ce que c’est : « Ah, vous voyez, les médecins ne savent pas de quoi ils guérissent. Ils ne savent pas ce que c’est, ils n’ont pas la science médicale, … », donc ils m’envoient téléphoner, on n’avait pas le téléphone à domicile à l’époque, je dois donc passer par l’épicerie et les cabines téléphoniques, à tous les laboratoires où il a fait des analyses pour savoir ce qu’il a eu jusqu’ici. En fait il a une aortite. Il souffre d’une angine et d’une atteinte des testicules qui pourrait le rendre impuissant à l’avenir, ou stérile. C’est en plein dans les thèmes de la sorcellerie, tout ce qui arrive à ce malheur petit garçon.
Tout le monde m’entend appeler un laboratoire, deux laboratoires, trois laboratoires, et on me dit : « On ne sait pas ce que c’est ». Le médecin revient, il est emmerdé, il finit par le guérir et il dit : « Je ne sais pas ce que j’ai guéri ». Des médecins me disent mais enfin tout cela est très simple mais celui-là en tout cas pour lui ce n’était pas simple du tout. En tout cas, il m’a fait le cadeau de prononcer les mots qu’il fallait pour que je devienne crédible : j’ai fait l’expérience moi aussi que la médecine ne peut pas tout et qu’elle ne sait pas ce qu’elle guérit parfois, et que mon fils a été atteint injustement de sorcellerie.
Je ne saisis pas du tout qu’il m’est arrivé quelque chose qui va contribuer à me donner un passeport. Simplement, comme j’ai appris à parler d’une certaine façon, je le parle y compris hors du village, quand on présente des gens, des paysans, dont je suppose que peut-être ils ont été dans le domaine de la sorcellerie, pris dans des sorts, comme on dit là-bas. Et un jour, - il y a déjà cinq mois que je suis sur le terrain, je suis censée en avoir douze - une famille me raconte, avec une grande émotion, une histoire qui est arrivée à ses anciens voisins, et c’est la première fois que je rencontre quelqu’un qui me dit : « Je connais ça de près », ça tourne court parce qu’elle va les voir et leur demander qu’ils me rencontrent. Ils disent : « Non, non, on a trop peur d’y être repris »
Donc, j’ai un récit extraordinaire qui est rapporté dans « Les mots, la mort, les sorts » dans lequel un type est ensorcelé par son voisin, dont les noms sont très importants, parce que le sorcier, je l’appelle « tripier », qui est à l’issue de l’intervention du d’ensorceleur, il se fait enlever un mètre d’intestin. Il tombe malade et il se fait enlever … Cette histoire extraordinaire, je la note. Je note que ça foire et je n’y peux rien.
Parmi les notables que je rencontre il y a un psychiatre, de l’hôpital psychiatrique, et sa femme. Le médecin-chef me dit : « ici la psychiatrie c’est de l’art vétérinaire. Les gens ne parlent pas, il faut leur extraire les mots à la gégène, comme si on les torturait. Donc, je les soigne comme des bêtes. » Et tout de suite, pour me rendre service d’ailleurs, ce médecin-chef de l’hôpital psychiatrique me dit : « Mais, si vous voulez, je vous fais arrêter untel et untel désorceleur, vous pourrez le voir en expertise psychiatrique ». J’ai rompu avec lui tout de suite, évidemment. Il savait que je n’étais pas du tout psychiatre. Je trouvais ça d’une violence incroyable.
Il y avait un autre médecin, le médecin assistant et son épouse qui était psychologue à l’hôpital, qui eux étaient dans la nouvelle psychiatrie, enfin disaient être, parce que ils se sont révélés après pas content du tout de mon travail, mais il en parle à des infirmiers, on fait un groupe avec des infirmiers, ils me donnent accès au dossier psychiatrique, ça s’appelait à l’époque « Bouffées délirantes à thème de sorcellerie », c’était de la sorcellerie, donc considéré délirant. Mais comme les gens ne déliraient pas tout le temps, en tout cas qu’ils n’en parlaient pas tout le temps au psychiatre, on appeler ça une « bouffée délirante » dont c’était un des thèmes.
Un jour, ils me font rencontrer un couple de fermiers, dont le mari était entré là pour alcoolisme et au passage, puisque le thème évidemment à partir du moment où j’en parle d’une autre façon, les infirmiers et ses médecins se mettent tout d’un coup à entendre que beaucoup de malades y font allusion, je racontais quel était le système d’allusion par lequel on en parlait, ils le reconnaissent, bon, … et un jour ce couple de médecin me dit : « Si vous voulez le rencontrer, c’est tout de suite ! ». Donc, je me trouve balancé dans le bureau de la psychologue, eux, ils ne sont pas contents du tout, ils se demandent si cela retarder la sortie, … et je leur parle de la sorcellerie dans les termes où j’ai appris à en parler, c’est-à-à dire avec un langage complétement codé : « Il y aurait pas quelqu’un qui vous le fait ? » ; « vous avez été voir un petit père ? » ; « Est-ce que vous avez été voir quelqu’un », « Comment parle la psychanalyse », … Et ils me disent : « Si, c’est ça, c’est à la ferme qu’il faut venir. »
Ils m’invitent à la ferme. En fait ils ont interprété, je le saurais après, ma présence là, comme étant celle d’une désorceleuse, qui est plus forte que les médecins, qui est justement celle qui cherche. Donc, il accepte de me voir parce qu’ils pensent que je suis leur future désorceleuse. Et moi, je me prends pour une ethnographie à ce point que pour la première fois je prends des notes devant eux, je n’arrête pas de gratter, ils me parlent, me parlent, cela dure quatre heures. En fait ils me parlent clairement. Cela devient ça devient assez clair. Au cours de la conversation je ne comprends rien. Je vais voir leur frère, dont ils m’ont parlé, qui me raconte son histoire, comment il en est sorti. Je vais voir des voisins qui me racontent qu’ils ont refusé un désorcellement parce que ils ne voulaient pas tuer quelqu’un, ils en ont eu peur, …
Donc, j’ai comme ça tout un ensemble d’interviews, mais je prends plus de notes, j’ai compris que quelque chose n’allait pas, qu’il me fallait juste les écouter, et je m’entraîne à ce moment-là, dès que j’ai quitté les gens, à passer même deux ou trois jours à reconstituer complétement l’événement, ce qui a développé ma mémoire, qui a été encyclopédique pendant quelques années, puis près évidemment, comme tout le monde qui n’en a pas l’usage, cela s’est gâté, je suis aussi amnésique que n’importe qui. Donc, j’écris et cela me fait un très gros matériaux tout d’un coup, jusqu’au moment où, après qu’ils m’aient offert, à l’issue d’un entretien, un coq.
D’habitude, les ethnologues, quand ils vont sur le terrain, c’est eux qui payent l’informateur, moi chaque fois qu’on me parlait de la sorcellerie, on me donnait quelque chose. Je rentre à la maison, et je dis : « Tiens on m’a donné une poule », mon fils dit : « Non, ce n’est pas une poule, c’est un coq » Après je disais : « On va manger la poule », il dit : « Non, ce n’est pas une poule, c’est un coq » Et à la fin je me suis dit, oui on m’a donné un coq, le symptôme majeur de ce couple, c’est qu’ils n’avaient pas pu consommer son mariage. Donc, il y avait une question d’impuissance au départ.
Tout d’un coup, à la troisième ou quatrième rencontre, je relis les notes avant d’arriver chez eux et je me dis, mais voilà, voyons, ils vont me demander de les d’ensorceler ! C’est ça ! Je suis paniquée, évidemment ils me le demandent, je pense fait une réponse qui racontée dans « Les mots, la mort, les sorts », où je dis, moi j’ai appris à le faire par les mots, il me dit : « Oh, les mots, cela n’a jamais rien fait, ça ne mange pas de pain » Je m’en vais en pleine déroute, après je dis : « Il faut que parle en tête à tête avec lui, le mari », sa femme ne comprend pas comment un désorcellement ne se passe pas avec toute la famille, je m’en vais très mécontente. Bref, je déconne complétement. J’essaye de faire une adaptation de ce que je sais de la psychothérapie et il y a quelque chose qui n’en est pas du tout. Je m’en vais en pleine déroute, comme je ne sais pas comment gérer cette situation, je ne les revois pas, je romps le contact.
Mais, comme j’ai quand même obtenu du matériau, qu’il y a sept mois que je suis dans la région, je suis censée ne pouvoir rester que 12 mois, je me dis, je vais donner des séminaires à mon laboratoire, leur exposer ce que j’ai vu, ce que j’ai compris. Donc je l’expose devant mon groupe de de travail à Nanterre, où tout le monde me critique sauf Sperber, qui me dit : « Tu continues, tu ne sais pas où tu vas mais continue, tu as raison » par contre, il y a un africaniste, qui m’interrompt au bout de trois minutes, qui me dit : « Combien tu payes les informateurs ? » Je dis : « Mais il n’y a pas des informateurs, et quand ils acceptent de me parler, c’est eux qui me payent, c’est eux qui me donnent quelque chose, des pommes, des machins, … » Alors, ils en concluent, tous, immédiatement que ce n’est pas de la science, d’une part parce que le rapport d’argent n’est pas dans le sens où il devrait aller, de domination ça veut dire, et d’autre part parce que je laisse les indigènes conduire l’interlocution, et ça ils ne peuvent pas le supporter. Je dis : « je ne sais pas où cela va et je les laisse aller où ils vont, et après je note, j’essaye de penser quelque chose, si je peux, sinon je retourne et on voit. »
À l’époque, à Nanterre, ça fait scandale. On refuse de me donner le moindre sou pour travailler sur le terrain, puisque même mes meilleurs amis de la commission de financière. Moi, je décide que ce n’est pas grave, la Mayenne c’est à 300 km de Paris, ma maison là-bas coûte 3 sous et demi en frais de location, je suis en train de me séparer de mon mari, donc cela me rend service d’avoir un logement ailleurs, voilà. Donc, je continue, mais Daniel de Coppet et certains sont intervenus fortement pour dire qu’il ne fallait pas donner un sou et ce travail-là.
Au même moment, je parle de ça à des nouveaux amis, que j’ai depuis mai 68, des psychanalystes que j’ai rencontrés dans les manifestations. Pour eux, façon dont je procède est absolument évidente. Oui, être en relation avec autrui, c’est le laisser aller où il veut et ne pas décider d’avance ce que cela veut dire. Du coup, aussi parce que je suis en analyse et que ça m’angoisse évidemment, comme tout le monde, beaucoup, je mets à lire beaucoup Freud, mais à cette époque-là, je suis beaucoup plus intéressée par Freud des débuts, les années de l’invention de la psychanalyse, la période initiale quand il se démène pour établir l’existence d’un inconscient humain, en faisant feu de tout bois, même des théories complétement comiques, son ami Fliess, sur l’importance du nez humain, ils passent des mois à essayer de réfléchir à l’importance du nez, mais en quelques années il élabore les méthodes de l’association libre et de l’interprétation des rêves, qui pour moi sont authentiques grandes découvertes. Je le dirais aujourd’hui, à l’époque je n’étais pas capable de dire, mais dès la théorie de la sexualité, ça se gâte … il commence à être ennuyeux pour moi comme chercheuse bien que comme analysante évidemment aux prises avec le transfert, j’essaye de comprendre ma vie obscure.
Donc, quand je revenais du terrain, je parlais surtout avec des psychanalystes, disons pour aller vite, de l’entourage de Lacan, mais pas des gauchistes du point de vue théorique, ils étaient très modérés, qui m’appuient dans ma position sur le terrain et par chance, une chance pas du tout prévisible, l’analyste que j’avais choisi après mai 68, avant de décider d’aller dans le Bocage, et est lui-même issu du Bocage, ou point qu’un jour je lui ai dit : « Mais tous les psychotiques ont le même nom que vous » et m’a dit : « Oui, c’est pour cela que je suis venu habiter à Paris, pour échapper à ça. » J’avais trouvé plein de malades dans les archives de l’hôpital qui avaient le même nom. Et lui, il m’a toujours soutenue dans le faite que je procède comme ça, et quand j’avais des ennuis avec mon laboratoire, il essayait, avec la discrétion d’un psychanalyste, que je ne succombe pas.
Donc, j’ai eu de faite, dans cette période-là, de façon fondamentale l’appui de certains psychanalystes, qui étaient modestes devant la sorcellerie, qui n’étaient pas pressés de comprendre, qui ne savaient pas d’avance ce que ça voulait dire, et qui étaient très, très engagés dans le fait que je puisse faire cette expérience.
Pendant ce temps, je continue à arpenter le Bocage, au gré des gens qui veulent bien m’en parlait, que je croise par des intermédiaires divers mais je parle à de plus en plus de gens, sur un territoire assez large, et j’ai tout le temps peur, parce qu’il y a très souvent des morts à la clé, ou la ruine, des séries de malheurs sans fin.
Et, en avril 1970, alors que cela fait dix mois que je suis là, et pour moi ça n’a pas commencé mon terrain, j’étais très embêtée par rapport au laboratoire, parce que c’était rencontrer un désorceleur, le voir travailler, ce qui aurait la preuve que j’avais fait ce travail, je rencontre enfin un paysan qui me dit que mon état de peur est absolument normal, que mes accidents d’auto, la maladie de mon fils, tout ce qui m’arrive de déplaisant, c’est l’effet d’un sort. Il joue le rôle de celui que j’appelle l’annonciateur, dans « Les mots, la mort, les sorts », c’est-à-dire quelqu’un qui est extérieur à la famille de l’ensorcelé, mais qui est passé par là et qui au nom son expérience dit un jour : « Il n’y en aurait pas un qui te voudrais du mal ? », fait une annonce solennelle de ce qu’il y a peut-être un sort à la clé, et qui vous emmène chez son désorceleur. Lui, il m’adresse à la sienne, que j’appellerais Madame Flora.
Il y a dix mois que je suis là, pour moi, je n’ai pas fait de l’ethnographie. D’ailleurs, le peu que j’ai fait, mes collègues ont pensé que cela n’en était pas. Je la rencontre mais elle me flanque une trouille monumentale. J’ai très peur. C’est cette rencontre que j’ai racontée au séminaire de Gellner, et qui a été l’objet de notre rupture. J’ai intitulé ça, parce qu’il y a une phrase dépaysant sur la sorcellerie qui est très importante, qui est : « On y croit toujours plus qu’on n’y croit ». J’ai intitulé comme ça mon énoncé devant le laboratoire, en, je ne sais plus, 1976, devant tous les étudiants, les chercheurs, les professeurs, et je rapporte cette séance, en disant « On y croit toujours plus qu’on n’y croit » parce que madame Flora, je savais bien normalement qu’elle devait dire que j’avais un sorcier après moi, mais je n’avais pas prévu qu’elle allait me demander de le nommer. Et quand elle me demande de le nommer, j’ai un blanc total. Or, j’étais par exemple en train de divorcer, je ne manquais pas d’ennemis, dans mon laboratoire j’avais des jaloux et des méchants, si cela avait été un jeu pour moi, c’était très facile. Je ne trouve pas, j’ai une absence totale. Elle prend ses cannes, a été importante, elle avait deux cannes, elle commençait à taper sur la table et à dire : « Des noms, des noms, donnez-moi des noms ». Et à la fin, je lui invente une histoire, mais aberrante, que je justifie longuement dans mes notes, c’est là-dessus que portais mon exposé. Et je dis : « Comme elle est dans telle département, qu’il y a tel journal local, elle n’aura pas entendu parler d’un d’ensorceleur de la Mayenne dont la presse a parlé récemment, le Mage d’Aron ». Dans un village qui s’appelle Aron, il y avait quelqu’un que la presse avait dénommé Mage, qui défrayait la chronique à cette époque-là, elle n’en aura pas entendu parler, donc je peux le nommer, surtout que c’est pas son nom, il s’appelait Robert Brault, je ne donne pas son nom, et je dis dans mes notes que je fais attention de ne pas dire le nom. C’est l’analyse de ces notes que j’ai présentée à la London School of Economics, en disant : Moi, je n’ai jamais cru qu’un sorcier, ni mon ex-mari ni personne, pouvait poser des charmes sous mon lit ou sur mon moteur, puisque j’avais beaucoup d’accidents d’auto - sur lesquelles je reviendrai dans une minute - je n’ai jamais cru et en même temps on y croit toujours plus qu’on ne croit, puisque je croyais quand même que nommer c’est tuer, et c’est pour ça que je voulais pas nommer, parce que je voulais pas la mort de qui que ce soit, peut-être que je la voulais mais j’étais incapable de l’assumer.
Donc, j’ai fait tout un exposé là-dessus, et après Gellner n’a plus jamais voulu me rencontrer, alors que c’était une réflexion en même temps rationaliste.