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La Foi prise au mot /Le doute

Émission de KTO, « La Foi prise au mot », par Régis BURNET, du dimanche 10 septembre 2017, « le doute ? », transcrite par Taos Aït Si Slimane.
Vous pouvez me communiquer vos corrections, observations et suggestions à l’adresse suivante : tinhinane[arobase]gmail[point]com

Edito sur le site de l’émission : « La Foi prise au mot vous propose cette semaine de parler du doute et de réfléchir à ce concept qui fait parfois peur aux croyants. Le doute, c´est en apparence le pire ennemi de la foi, ce qui amorce sa destruction. Mais en même temps, une foi pleine de certitude est-elle vraiment la foi ? N´est-elle pas le meilleur moyen de s´enfermer dans des idées trop humaines et fort éloignées de la vraie foi. Ne dit-on pas que les grands saints ont connu la nuit du doute ? Il faut donc penser un mauvais doute, qui fait perdre la foi, et un bon doute, qui la nourrit. Mais comment les distinguer ? Deux invités répondront à ces questions passionnantes : Laurence DEVILLAIRS, philosophe à l´Institut catholique de Paris, Michel BOYANCE, doyen de l´IPC, et Camille RIQUIER, philosophe à l´Institut catholique de Paris.

Régis BURNET : Bonjour ! Merci de nous retrouver pour « La Foi prise au mot », votre rendez-vous de formation et de réflexion. Cette semaine, je vous propose de parler du doute. Le doute, c’est en apparence le pire ennemi de la foi, ce qui amorce sa destruction. En même temps, une foi pleine de certitude est-elle vraiment la foi ? N’est-elle pas le meilleur moyen de s’enfermer dans des idées trop humaines et fort éloignée de la vraie foi ? Ne dit-on pas que les grands saints ont connu la nuit du doute ? Il faut donc penser à un mauvais doute, qui fait perdre la foi, et à un bon doute, qui la nourrit. Mais comment les distinguer ?

Pour répondre à ces questions passionnantes, trois invités. Laurence DEVILLAIRS, Bonjour !

Laurence DEVILLAIRS : Bonjour !

Régis BURNET : Vous êtes professeure à l’Institut catholique de Paris, et vous êtes également professeure au Centre Sèvres. Et j’ai oublié de le dire, vous êtes philosophe.

Camille RIQUIER, bonjour !

Camille RIQUIER : Bonjour !

Régis BURNET : Vous aussi vous êtes philosophe. Vous êtes vice-doyen de la faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris. Et vous êtes membre de la revue Esprit.

Et, Michel BOYANCE, bonjour !

Michel BOYANCE : Bonjour !

Régis BURNET : Vous êtes Doyen (là, on a le Vice-doyen et le Doyen !), de l’IPC, la Faculté libre de psychologie et de philosophie, et vous aussi, vous êtes philosophe.

J’ai commencé, dans mon lancement, à parler d’un mauvais doute et d’un bon doute, j’aimerais tout d’abord que l’on commence par un premier point, ce qui parait le plus évident : le doute, c’est mal ! Est-ce que le doute est destructeur ? Est-ce qu’il y a un mauvais doute ?

Laurence DEVILLAIRS : Le doute destructeur ? Je dirais que c’est sa fonction. S’il ne détruit pas, c’est comme un mauvais tamis ; il laisse passer des choses qui pourraient contaminer ce qui est vrai. En fait, le doute permet de distinguer le vrai du faux. S’il n’est pas destructeur, il laisse passer du faux ou du probable qui se fait passer pour du vrai. Donc, il faut qu’il soit destructeur.

Régis BURNET : Mais, est-ce qu’il y a un doute radicalement destructeur, le doute qui finalement détruit la foi ?

Michel BOYANCE : A mon avis, il faut aussi distinguer, nous le verrons sur le plan philosophique ou théologique, les aspects psychologiques. La psychologie s’intéresse aujourd’hui beaucoup au doute. Pour répondre à votre question, il peut y avoir un doute destructeur ; dans le sens où, par exemple, je doute tellement de moi, de tout le monde, des autres, que je ne peux plus avancer. On est presque, là, dans des problèmes psychiques. Cela veut dire que le doute est redoutable. On verra dans l’émission que cela fait partie de la vie humaine, on verra sans doute, en même temps il peut détruire quelqu’un. Restaurer quelqu’un dans sa psychologie profonde, c’est lui redonner confiance en lui-même. On aura, je pense, ce lien, entre le doute et la confiance, qui fait partie du doute.

Régis BURNET : Camille RIQUIER, vous êtes d’accord ? Et est-ce que le doute, c’est mal ?

Camille RIQUIER : Je pense que le doute n’est pas mal en soi. Mais, il peut le devenir surtout quand il est insidieux, quand il n’est pas assez fort pour être examiné en tant que tel. Donc oui, un doute faible, même lorsque l’autre doute pour nous, s’insinue en nous, et peut en un sens ici corroder la foi. Mais j’aurais tendance à dire que c’est dans le risque d’un doute, probablement celui dont on a subi les plus effroyables effets au XXIème siècle, insidieux, qui a conduit aujourd’hui non pas à l’athéisme mais à ce qu’on appelle très volontiers, l’agnosticisme. C’est un doute qui nous a corrodés, mais l’air de rien. De sorte qu’à la fin eh bien on ne croit plus en Dieu mais faute peut-être aussi, on le verra ça, de douter vraiment aussi.

Laurence DEVILLAIRS : Oui, je pense que le doute est dangereux quand il n’est pas fort. Quand - je vais introduire un nouveau terme - il confine au relativisme, où tout se vaut, alors que le propre du doute n’est absolument pas de soutenir la thèse que tout se vaut, c’est l’inverse. C’est parce que tout ne se vaut pas que je doute, que je cherche –peut-être que je parle en cartésienne – au-delà du doute la certitude.

Régis BURNET : C’est intéressant ce que vous dites. En fait vous parlez comme les pères de l’Église…

Laurence DEVILLAIRS : Alors, Descartes est le énième père de l’Église ?

Régis BURNET : Ça, on en parlera après… Ce vieux thème de l’acédie : le moine qui à un moment –comme vous dites -n’a pas le grand doute métaphysique en se disant : est-ce que Dieu existe ? mais qui a du mal à se lever le matin…

Laurence DEVILLAIRS : L’acédie, cette maladie du démon de midi, de 10h à 14h…

Régis BURNET : C’est là où il faut se méfier…

Laurence DEVILLAIRS :… Il faut se méfier de soi parce que précisément on est dans un doute mou…

Régis BURNET : C’est le doute de la sieste…

Laurence DEVILLAIRS :… Ce doute, je le dis de mémoire, où ÉVAGRE dit : on en veut à ses frères mais on ne sait pas exactement pourquoi… C’est un doute qui n’a pas d’objet. Le doute dangereux, c’est un doute qui s’attache à tout et à rien en particulier. C’est celui de l’acédie.

Régis BURNET : Vous êtes d’accord, Monsieur BOYANCE ?

Michel BOYANCE : Tout à fait, en sachant qu’il faut éviter de prendre la question du doute de manière binaire, en se disant : je doute de tout, tout le temps. D’abord, on peut dire que si l’on doute de tout, tout le temps, c’est qu’on a une certitude : c’est qu’il faut douter de tout, tout le temps. Donc il y a une contradiction dans la binarité. Il faut toujours rattacher le doute à autre chose que lui-même. Les Grecs avaient bien compris que le doute, c’est le sens du problème. Le problema en grec, c’est un nœud à défaire. Je doute parce que je n’ai pas la réponse, quel lien entre le doute et la question. Je n’ai pas la réponse, je doute parce qu’il y a un problème à dénouer, il n’y a pas rien. Le doute radical, nihiliste, au sens philosophique et psychologique, c’est qu’il y a plus rien ; donc je désespère, et là c’est dramatique à la fois philosophiquement et psychologiquement. Donc, le doute s’accompagne toujours d’autres choses que lui-même, et c’est cela, à mon avis, une des réponses possibles à la question du doute.

Régis BURNET : Je reviens à votre idée de la civilisation du doute, du relativisme –vous avez dit-, etc. vous avez l’impression que c’est le cas ? Que la philosophie du XXème siècle, peut-être pas la philosophie, des gens qui en réalité ne réfléchissent pas vraiment ont introduit cette sorte de : à quoi bon », de « doute mou » ?

Camille RIQUIER : Je pense que « …chaque siècle… »- c’est ce que disait Frédéric RAUH, qui avait été cité par Lucien FEBVRE- « …a sa forme de doute et de foi ». Il y a une manière de douter et de croire dans un sens où ils sont articulés l’un à l’autre. Et si on devait spécifier notre siècle, et le siècle qui précède, on peut dire effectivement qu’on a manqué de croire fermement mais aussi bien de douter. Ce qui fait qu’à la fin, parce que je pense que nous sommes dans une période post-athéiste, athéiste a fait son travail, il a achevé de décrédibiliser la religion, et que maintenant nous arrivons dans un certain agnosticisme, où même la question ne fait plus sens. Donc il y a un doute, insidieux, sans raison, sans objet, qui a fini progressivement par corroder en quelque sorte notre foi. Il me semble que c’est ce qui pourrait bien spécifier notre siècle.

Régis BURNET : Vous êtes d’accord ?

Laurence DEVILLAIRS :…Oui, parfaitement d’accord. On est vraiment dans le post-athéisme. C’est très, très rare d’entendre encore des affirmations athées argumentées, fortes…

Régis BURNET : Vous voulez dire des gens qui disent : moi, je ne crois radicalement pas en Dieu ? C’est cela, quand vous dites post-athéisme ?

Laurence DEVILLAIRS :… C’est très rare !... et motivé par des raisons et un discours qui utilise le doute comme une arme. Ça, cela devient très, très rare. Moi, je trouve qu’on est en réalité dans une période très croyante. Il faudra que l’on s’entende évidemment par ce que l’on entend par « très croyante ». On est vraiment après ce travail de l’athéisme, que je dirais scolaire. Il y a eu une scolastique athée, avec des arguments très forts. Du coup, il me semble qu’on est, pour cette raison là, dans une période qui est au-delà du dogmatisme, qui affirme qu’il y a du vrai, il y a des certitudes, donc pas de place au doute, et au-delà du scepticisme, il y’a doute et la seule chose à faire est de douter. Je pense que ce qu’on vit, je reprenais ce que disais Camile RIQUIER, est au-delà de ces camps tranchés : dogmatisme / scepticisme. Je pense qu’effectivement on est dans d’autres repères.

Régis BURNET : Vous êtes d’accord ?

Michel BOYANCE : Oui, tout à fait. Je rebondis, comme on dit, sur l’expression comme on disait il y a quelques années, de la « Bof génération ». Vous savez, le doute le plus dramatique, c’est le doute du « Bof », c’est-à-dire : « A quoi bon ? » à ce moment-là il y a un phénomène - je ferai souvent des liens avec la psychologie - psychologique qui s’opère qui fait que la seule chose qui compte, c’est moi. Si j’évite le doute de la dépression, ou je m’engloutis dans le doute, si j’ai un doute de type « Bof », après tout pourquoi pas, c’est moi qui devient la mesure. A ce moment-là, le risque c’est que je ne doute même plus de moi puisque le seul horizon, c’est moi, c’est l’horizon narcissique de la relation, on finit par glisser dans une certitude du doute qui peut être très dangereuse puisqu’il n’y a plus de transcendance, il n’y a plus que moi. Et le « Bof », c’est la démission de l’intelligence philosophique, théologique, etc., et cela nous gagne, nous contamine un petit peu, parce qu’on est dans des plaisirs, on va de plaisir en plaisir, de satisfaction en satisfaction, et comme il n’y a plus rien, plus de sens, plus de transcendance, il n’y a plus de religion, il n’y a plus de Dieu, c’est « Bof ». A mon avis, c’est problématique, notamment pour l’éducation.

Laurence DEVILLAIRS :… Je pensais que psychologiquement - là je parle sous votre contrôle – il me semble que dans la dépression, on n’a plus la force de douter. Moi, je continue à trouver une force dans le doute. Je trouve qu’il y a une force de discrimination, de discernement, de volonté. Il y a une volonté du vrai, quand même ! La situation inconfortable du doute fait qu’on a envie d’arriver quelque part.

Michel BOYANCE : Ça, c’est du côté philosophique, c’est ce qui nous sauve du doute mortifère. La philosophie est quand même en ce sens-là une guérison du mauvais doute, l’activité de l’intelligence, le désir d’aller au-delà du doute.

Laurence DEVILLAIRS : Je trouve peut-être qu’il y a une forme de doute psychologique, que j’appellerais humilité. Et je trouve que c’est une vertu, une qualité qu’on perd parce qu’on a l’impression, quand on est plongée dans une psychologie binaire, soit on manque de confiance en soi, soit il faut de la confiance en soi / estime de soi, confiance en soi ; comme si il n’y avait plus cette catégorie de l’humilité, qui fait que je ne suis ni dans la confiance totale ni dans la défiance, ou ce que vous appelez doute mortifère de la dépression, je suis dans l’humilité. Moi, je plaide pour une forme psychologique du doute qui soit celle de l’humilité.

Michel BOYANCE : Et qui soit celle aussi, philosophiquement, de l’étonnement. Les anciens avaient compris que le doute, c’est, paradoxalement, de s’étonner de ce que les choses sont ce qu’elles sont, de ce que la nature est ce qu’elle est, le paysage est ce qu’il est, de ce que l’autre est ce qu’il est. Et quand je m’étonne, je sors de moi,…

Laurence DEVILLAIRS : Je regarde, j’entends,…

Michel BOYANCE : Je regarde et je m’interroge, et là, à mon avis, c’est ce que vous disiez, le doute peut être fécond. Sinon, effectivement, il est un repli sur soi, et il est dangereux.

Régis BURNET : Je vais vous proposer un texte, qui va nous introduire un autre concept, qui va être le concept d’endurance. C’est dans l’Épître aux Hébreux, le chapitre Dix, les versets 35 à 39, et je vais vous demander ce que vous pensez de ce texte.

Hébreux 10, 35-39
35 Ne perdez pas votre assurance ; elle obtient une grande récompensé.
36 C’est d’endurance, en effet, que vous avez besoin, pour accomplir la volonté de Dieu et obtenir ainsi la réalisation de la promesse.
37 Car encore un peu, si peu de temps, et celui qui vient sera là, il ne tardera pas.
38 Mon juste par la foi vivra ; mais s’il fait défection, mon âme ne trouvera plus de satisfaction en lui.
39 Nous, nous ne sommes pas hommes à faire défection pour notre perte, mais hommes de foi pour le salut de nos âmes.

Régis BURNET : Ce que je trouve d’intéressant dans ce texte, c’est qu’on sent qu’il est adressé à une communauté qui est un peu en train de perdre la foi, ou de se ramollir, et au lieu de propose la certitude, il propose l’endurance et la fermeté. Est-ce que...

Laurence DEVILLAIRS : La persévérance.

Régis BURNET :… la persévérance. Est-ce que le contraire du doute, c’est la croyance ou est-ce que le contraire du doute c’est la fermeté, ou quelque chose de l’ordre de l’endurance ?

Camille RIQUIER : Cela devrait être la fermeté mais j’aurais tendance à dire que face éventuellement à cet agnosticisme, dont on parlait, à ce doute « doute Bof », ce « doute mou » qui est autour de nous, je ne suis pas sûr aussi que cela ne vienne en quelque sorte corroder la fermeté du croyant, qui est aussi avec les autres dans une société avec les autres, sécularisée, etc. d’une certaine manière cela rejaillit sur la foi du croyant lui-même, sur sa fermeté justement ; parce qu’il y a une forme de croyance aussi, pas qui doute, en quelque sorte en-deçà d’elle-même. Vous savez que l’on peut dire croire de deux façons : (1) je crois qu’il pleut, là je n’en suis pas sûr, je doute et (2) je crois en Dieu, et là cela exprime la fermeté. Donc, là aussi, comme le doute dont on parlait, une foi forte et une foi faible. Aujourd’hui, il y a beaucoup de croyants, qui le sont mais à demi. Je pense à ce philosophe italien, Gianni VATTIMO, qui a écrit un livre, traduit « Espérer croire » et qui initialement dit « Credere di creder », « Je crois que je crois » ; j’aimerais croire fermement mais je n’en suis pas sûr, « Je crois que je crois », en mélangeant précisément le sens faible et le sens fort. D’une certaine manière ce qui nous menace aussi, c’est justement ce manque d’endurance, cette absence de fermeté, face précisément à un doute aussi faible que lui. Il me semble que c’est cela qui spécifie aussi un petit peu ce siècle que nous avons traversé.

Laurence DEVILLAIRS : Dans la lettre au Hébreux, si je ne me trompe pas, on a aussi cet impératif, il faut rendre compte de son espérance. Je pense que l’on ne peut pas rendre compte de son espérance - qui n’est pas une espérance béate, une illusion, ou une fuite, l’espérance demande un courage, je pense que c’est indissociable – demande précisément de ne pas être en-deçà de sa foi. De pouvoir en rendre compte dans un monde qui n’est pas christianisé, est déchristianisé ou est plutôt a-christianisé, un monde post-athée dont nous parlions, si nous sommes contaminés par ce doute mou, qui une foi un peu molle, en-deçà de la fermeté du croire, je pense qu’effectivement qu’on n’a pas les armes pour rendre compte de l’espérance. C’est quand même difficile de rendre compte de l’espérance.

Régis BURNET : On y arrivera dans la troisième partie, puisque vous avez compris qu’on est en train de faire une dissertation de philosophie très classique : thèse, le doute c’est mal ; antithèse, le doute c’est bien, je suis en train de chercher la transition. Justement, j’aimerais vous entendre sur le doute positif. On a dit qu’on est dans un doute mou, est-ce que la solution, c’est une foi affirmée, une foi qui ne douterait pas d’elle-même, qui serait dans la certitude ? Est-ce qu’il faut confondre endurance et certitude ?

Michel BOYANCE : A mon avis la réponse est clairement non. Le doute fait partie de la vie humaine. De cela on pourra en reparler…

Régis BURNET : Redites-le…

Michel BOYANCE : Le doute fait partie de la vie humaine. Mais il ne faut pas raisonner de manière binaire : je doute/je ne doute pas ; je doute / je ne doute plus, le doute et son absence. Il n’y a jamais d’absence de doute. Et quand la lettre aux Hébreux parle d’endurance, l’espérance, la persévérance cela s’accompagne d’un doute. J’espère mais je sais que je ne suis pas parfait, je sais que je ne sais pas tout, je sais que les choses ne vont pas aller comme je le souhaite, j’espère en Dieu et mon doute est en permanence. Il faut, à mon avis, penser une cohabitation permanente entre le doute et la certitude. Une foi qui s’affirme dans la certitude à mon avis rate un peu son objet.

Laurence DEVILLAIRS : Déjà parce que je ne suis pas propriétaire de ma foi. Une foi qui ne laisserai pas place au doute serait- peut-être que je vais aller trop loin – une foi qui ne laisse pas davantage de place à la grâce, c’est-à-dire quelque chose qui dans la foi, et est en fait essentielle, ne viendra pas de moi. Si je ne laisse pas place à ce doute, qui fait que je ne suis pas le gardien du temple, parce que c’est cela le doute salutaire, c’est de considérer la foi comme n’étant pas une question de valeur. Les valeurs dépendent de moi qui les affirme. Les valeurs ne sont des valeurs que parce que je les valorise. La foi n’est pas du tout une question de valeur. La foi n’a pas besoin de moi, d’une certaine façon, pour être la foi. Donc, cela doit me rendre humble, je le disais, et cela doit laisser place à un doute salutaire. Je ne suis pas le gardien du temple. Le temple se garde lui-même, il n’a pas besoin de moi.

Michel BOYANCE : En même temps, dans les écritures de l’Évangile, il y a ce paradoxe - là on est en train de manier des paradoxes, la foi est toujours paradoxale – il y a cette certitude qui ne doute pas que Dieu nous aime. S’il y a quelque chose dont on ne doit pas douter, c’est l’amour de Dieu. En dehors de cela tout peut-être douteux.

Régis BURNET : Même les dogmes ?

Michel BOYANCE : Les dogmes, c’est le paradoxe de l’Église catholique, là on est dans le cadre d’une chaîne catholique, le catholicisme dit qu’il y a des vérités. Là, il y a peut-être un sujet à aborder, les vérités de foi sont des vérités vis-à-vis desquelles en théorie dans le catéchisme on ne doit pas douter.

Régis BURNET : On en parlera après. Vous voulez dire quelque chose, Camille RIQUIER ?

Camille RIQUIER : Oui. La solution effectivement cela serait que face à une foi un peu corrodée et un doute mou, de se raffermir contre tout par une foi fanatique, par une foi désespérément fanatique, qui rejetterait tout doute,…

Laurence DEVILLAIRS : Qui serait réactive …

Régis BURNET : Dans une sorte de complexe obsidional, on se serre…

Laurence DEVILLAIRS : On dirait non…

Camille RIQUIER : Voilà… dans une sorte de crispation identitaire, parce que c’est évidemment une foi qui divise, et c’est cela dont on ne veut plus, une foi fanatique, qui diviserait les uns et les autres. Il est évident que combien même il faudrait penser une foi forte, il faut l’articuler évidement à un doute, qui probablement d’ailleurs lui est intrinsèque. Ce sont des questions, -je ne rentrerai pas plus avant – qui se posent entre théologiens. Prenez Karl BARTH, qui veut en un sens une foi qui soit exempte de tout doute, et face à lui il y a eu Paul TILLICH, dynamique de la foi, le principe protestant, qui considère au contraire que le doute fait partie intégrante de la foi, pour lui donner son dynamisme. Parce que sans le doute, la foi devient statique, figée…

Laurence DEVILLAIRS : Elle devient fermée…

Camille RIQUIER : Elle devient dogmatique, un fait religieux.

Laurence DEVILLAIRS : Un fait religieux, c’est-à-dire quelque chose de mort, qui ne bouge plus. Pour revenir à la question du dogme, le dogme n’est pas une valeur, on ne peut pas le renverser. Il n’a pas besoin de moi pour valoir. J’entends très souvent cette idée que le catholicisme ne pense pas, comme la science le fait. Heidegger disait : « La science ne pense pas. ». J’ai l’impression que très souvent on s’imagine que le catholicisme, en tout cas la foi ne pense pas. Mais ce que nous venons, nous, de mettre à jour, me semble-t-il, c’est cette idée que la foi pense. Et penser, c’est faire l’épreuve du doute parce que je ne sais pas ce que je vais dire après ce moment où j’avance mon raisonnement, mon argumentation. Et même si la foi catholique parle de vérité dogmatique, elle n’a cessé de penser, de réfléchir, de méditer sur ses affirmations, ses contenus de pensée. Poser des dogmes ne veut pas dire qu’on ne pense pas.

Michel BOYANCE : D’ailleurs l’histoire même de l’Église, c’est l’histoire des doutes. Les batailles acharnées dans les conciles tout au long de l’histoire jusqu’à une date récente d’ailleurs, les discussions entre théologiens, philosophes, et puis à un moment donné – on peut discuter sur le rôle de l’Église catholique dans son institution – l’Église achève le débat en disant : voilà, il est de foi que…, le crédo, les dogmes, etc. mais effectivement, c’est au terme d’un énorme travail intellectuel, mystique, spirituel, de doute, de doute intérieur personnel, de doute intellectuel, qui fait que le doute est en permanence. D’ailleurs, même si j’adhère à une vérité de foi, qui m’est donnée, comme la trinité, Dieu un en trois personnes, je peux douter de savoir si je comprends bien ce que cela veut dire. On est quand même dans un doute permanent. Il ne faut pas tout réduire au doute, mais il ne faut pas non plus sortir le doute de la foi, parce qu’effectivement après, psychologiquement l’être humain a besoin de certitudes. Et c’est dangereux aussi…

Régis BURNET : Précisez cela, parce que par deux fois vous avez dit que cela faisait partie de la constitution de l’être humain de douter. Vous voulez dire que dans la psychologie, la psyché humaine il est important que…

Michel BOYANCE : Dans la psyché humaine, c’est intéressant parce qu’aujourd’hui en psychologie cognitive on fait des travaux d’observation assez fins, et on s’aperçoit aussi bien philosophiquement que psychologiquement l’être humain est à la foi celui qui doute et celui qui a besoin de certitudes. Le petit enfant a besoin de certitudes, ça, c’est clair et la première certitude est que ses parents l’aiment. Le sens de la certitude, c’est une vieille tradition philosophique, c’est le sens du toucher, on est certain quand on touche, cf. Thomas dans l’Évangile, « mets tes mains dans mes plaies… ». Donc, on a à la fois ce jeu subtil intérieur mystique et psychologique, entre le besoin de certitudes et en même temps la nécessité du doute, sans non plus ne rien avoir de certain. Et c’est jeu-là intérieur qui est très intéressant. Dans la psychologie, dans les phénomènes de fanatisme, ou de radicalisation, comme on dit maintenant, il y a une expression que je préfère, l’extrémisme violent, on prend ce que l’on croit comme une pure certitude sans aucun doute et là cela devient effectivement dangereux pour soi et pour les autres, on le voit aujourd’hui.

Régis BURNET : Moi, quand on m’a appris la philosophie, en Terminal, on m’a raconté une histoire qui devait être une sorte de reconstruction, vous allez me dire si vous êtes d’accord avec moi, on m’a raconté l’histoire d’une sorte d’Église qui au début du Moyen Âge était pétrie de certitudes, puis Descartes, le père des agnostiques vient et reprend les choses en mains, nous rend enfin adultes, parce que nous nous mettons à douter. Donc, finalement, on serait dans un univers cartésien, un univers qui est sain. Est-ce que vous êtes d’accord avec cette doxa ? Est-ce que cela s’est passé comme cela ? Vous vous êtes présentée comme cartésienne.

Laurence DEVILLAIRS : Cartésienne dans le sens où…

Régis BURNET : … une mauvaise Église et un gentil Descartes…

Laurence DEVILLAIRS : Cartésienne dans le sens où j’ai affirmé plus le doute est fort, plus il est destructeur, plus il est positif. Bon, c’est vrai et c’est faux. C’est une image d’Épinal.

Régis BURNET : … D’abord, Descartes, père des agnostiques ?

Laurence DEVILLAIRS : Père des agnostiques ? D’abord père de personne ! Ce qui caractérise Descartes, c’est : « personne avant moi et moi seul, moi seul. » Il y a quelque chose de solitaire parce que de révolutionnaire. Donc, il n’est le père de personne, d’une certaine façon, Descartes. L’agnosticisme, cela n’a aucun sens. Au XVIIème siècle, son siècle, cela n’a vraiment aucun sens. L’erreur que l’on fait, me semble assez simple mais elle est dévastatrice, c’est qu’effectivement pour Descartes, on n’est pas d’emblée dans le vrai ou dans le faux. On a une histoire, avec le vrai et le faux, et avant même d’énoncer quoi que ce soit on est pétri d’affirmations, d’opinions, de certitudes, qui ne sont vraiment certaines, ni fausses, qui sont molles, c’est que l’on disait. Donc, effectivement, pour pouvoir aboutir quelque part il faut déjà faire le ménage. Descartes, c’est cela. C’est le doute, c’est commencer par se défaire de tout ce que l’on a et qui nous encombre. Dans ce sens-là, c’est vrai, le rapport au vrai, selon Descartes, commence par douter. Mais l’erreur que l’on fait, - ce que je disais - c’est qu’on croit que Descartes doute de Dieu et demande qu’on doute de Dieu. Pas du tout ! Il demande que l’on doute des discours mous, plus ou moins faux, plus ou moins vrais, en tout cas indécidables sur Dieu. « La première médiation », c’est une entreprise de destruction : Qu’est-ce que j’ai qui tient la route ? Rien ! Qu’est-ce que j’ai ? Quelles sont mes pensées qui tiennent la route ? Aucune ! Et parmi ces pensées, il y a ce qu’on m’a appris, j’ai une ancienne opinion de Dieu. Eh bien, cette ancienne opinion de Dieu, de qui est Dieu, comme toutes les autres, elle ne tient pas l’épreuve du doute. Descartes ne dit pas qu’il faut douter de l’existence de Dieu, ou de Dieu, il dit qu’il faut douter des discours que l’on tient sur Dieu, parce qu’il va en donner d’autres, plus solides.

Régis BURNET : Vous êtes d’accord ?

Camille RIQUIER : Oui, sur Descartes, je suis d’accord avec Laurence DEVILLAIRES.

Régis BURNET : Vous, vous êtes spécialiste de Péguy qui est aussi spécialiste de Descartes.

Camille RIQUIER : Absolument, qui se disait aussi cartésien et bergsonien.

Laurence DEVILLAIRS : Qui a écrit les meilleures pages sur Descartes.

Camille RIQUIER : Et qui a écrit de très belles pages sur Descartes. Non, Descartes n’a pas du tout introduit le doute dans une Église qui était jusqu’ici confiante d’elle-même. Le doute traverse l’histoire de l’Église. Il y a un scepticisme chrétien qui remonte à Lactance, on n’a pas attendu Descartes pour ça. En revanche, je pense que le XVIIème siècle et Descartes jouent un rôle important par rapport au siècle qui le précède, qui est le siècle de Montaigne. Un siècle ravagé par les guerres de religions, qui a conduit à un certain relativisme des croyances forcément, qui découvre d’autres continents, d’autres croyances. Je pense que le XVIIème siècle et Descartes en particulier a été aussi une réponse à ce relativisme qui gagnait le XVIème siècle. C’est la Contre-Réforme d’une certaine manière. C’est réaffirmer sa foi contre le doute qui était venu jusqu’ici. En cela, je pense que le doute de Descartes est absolument sain. Et on peut dire de Descartes qu’il est à la fois l’inventeur de la table-rase, celui qui a douté, et aussi fervent catholique. Celui qui exprime, à mon avis, parfaitement le XVIIème siècle, qui a une foi forte et un doute fort. Et les deux doivent s’articuler ensemble.

Laurence DEVILLAIRS : Et qui veut assoir la foi catholique sur des bases qu’il juge plus saines. C’est assez simple, l’objectif de Descartes. Il pense que jusqu’à lui, on a fondé sur une philosophie qui est celle d’Aristote. Et il trouve que cette philosophie d’Aristote n’est pas assez solide, et que la philosophie de type cartésien serait plus solide pour défendre la foi. Pas pour l’écarter, pour dire : la foi cela ne m’intéresse pas, ce n’est pas mon domaine, je ne veux pas en parler ; ni pour évidemment la rejeter. En fait, le grand projet de Descartes, c’est faire une scolastique qui soit cartésienne. La première étape dans les écoles de théologie devrait être la philosophie cartésienne, qui est plus solide, pour une foi plus solide.

Michel BOYANCE : Je ferai deux remarques sur votre question. La première remarque est que les débats philosophiques ont été un peu occultés par les débats majeurs théologiques, autour de la Réforme et la Contre-Réforme. Cela a beaucoup durci les positions, et cela a occulté, dans la période médiévale, tout un travail philosophique, dont je vais parler, qui a été vu comme une pure instrumentalisation par l’Église catholique de sa position dogmatique par rapport à la Réforme. Ça, c’est ma première remarque. Si on veut revenir aux enjeux philosophiques, pour répondre à votre question sur le Moyen Âge et cette période extrêmement riche que l’on redécouvre aujourd’hui heureusement, il n’y avait pas avant les ténèbres et après les lumières, c’était un peu plus compliqué que cela. Les Médiévaux, même Saint-Thomas, qui a écrit un « Somme », qui est redoutable parce qu’on a enfermé Saint-Thomas dans « La Somme » et dans la doctrine catholique, cela été une arme redoutable et cela n’était du tout l’esprit des Médiévaux, ni de Thomas. Et quand on regarde les travaux des Médiévaux, ils avaient l’art de, - qui est différent de la méthode cartésienne, à mon avis les deux sont complémentaires – faire des questions discutées. Quand on regarde par exemple les questions discutées chez Thomas - pas dans « La Somme » mais un peu aussi dans « La Somme » – il y avait quinze questions et quinze objections et opinions. Ils avaient l’art du commentaire. Ce n’était pas l’art de la tabula rasa mais l’art de dire : tous ceux qui m’ont précédés ont dit des choses intéressantes, qu’est-ce qu’ils ont ? Quels problèmes, je pose ? Quels doutes j’émets ? Quelles objections ? Quelles réponses ? Etc., etc.

Régis BURNET : Une sorte d’art de la synthèse.

Michel BOYANCE : L’art de la synthèse et de la question. Puis on distingue forcément les questions de foi et de vérité et un ensemble de questions disputées. Aujourd’hui on a beaucoup de questions disputées. Il faut manier avec précaution cette transition historique parce qu’il n’y avait pas d’une côté une révélation de la modernité et de l’autre une période médiévale qui était obscurantiste. Ils avaient un art consommé de la discussion dialectique, l’art du débat d’opinion.

Régis BURNET : Je vous propose que l’on parle dans une troisième parte, -thèse, antithèse, synthèse – mais avant, transition, je vous propose que l’on écoute le texte de Matthieu 28, c’est l’apparition aux onze, puisque Juda chez Matthieu s’est suicidé. Les disciples se rendent en Galilée, ils voient Jésus et ils commencent à avoir des doutes.

Matthieu 28, 16-20
16 Quant aux onze disciples, ils se rendirent en Galilée, à la montagne où Jésus leur avait ordonné de se rendre.
17 Quand ils le virent, ils se prosternèrent, mais ils eurent des doutes.
18 Jésus, s’approcha d’eux et leur adressa ces paroles : « Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre. »
19 Allez donc : de toutes les nations des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit,
20 leur apprenant à garder tout ce que je vous ai prescrit. Et moi je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde. »

Régis BURNET : On a entendu ce texte, que je trouve intéressant, parce que d’une certaine façon c’est le Christ ressuscité qui se propose à la vue. Il a, on pourrait dire, suffisamment de puissance pour impose, par un claquement de doigts, la foi à tous ses disciples, d’une certaine façon, mais on montre qu’ils ont des doutes. Cela montre à la fois que c’est bon d’avoir des doutes, mais cela montre à la fois que Dieu ne fait pas le choix d’imposer sa vérité. Il nous laisse la possibilité d’avoir des doutes. Qu’est-ce cela nous dit justement de ce que c’est que la foi ? Vous pouvez contester ma lecture.

Laurence DEVILLAIRS : C’est vous l’exégète.

Michel BOYANCE : Il faut distinguer le côté intellectuel du doute sur des questions données, des questions de l’étonnement et la rencontre avec Jésus, avec la Christ. Tout ce dont parle l’Évangile ce n’est pas le doute intellectuel ou philosophique, c’est les doutes qui précèdent ou qui accompagnent la rencontre avec Jésus. Et là, on est dans un autre registre de doute. On est dans le registre de la relation personnelle, de l’intimité de notre conscience par rapport à l’autre, que cela soit nous ici, les uns vis-à-vis des autres, ou avec nos amis, nos proches, et avec le Christ. Donc, ce n’est pas la même chose. Est-ce que tu crois en moi, non pas Dieu, parce que je suis Dieu, mais parce que je suis Jésus qui t’aime et que tu as rencontré ? Là, on est dans un autre registre du doute beaucoup plus subtile, plus paradoxal, où je peux douter de celui que j’aime, ou qui m’aime, de manière un peu mystérieuse. La rencontre avec le Christ, c’est une rencontre à la foi très forte, très certaine et en même temps il y a beaucoup de doute. Le doute de l’amour en quelque sorte.

Laurence DEVILLAIRS : En même temps, c’est le Christ ressuscité qui apparaît.

Régis BURNET : Oui, c’est pas mal !

Laurence DEVILLAIRS : C’est le cœur de la foi, déjà. Si nous ne croyons pas à la résurrection, notre foi est vaine.

Régis BURNET : Vous parlez comme Saint-Paul !

Laurence DEVILLAIRS : … Il en va de la foi. Si on ne croit pas que Jésus-Christ est là devant nous, en chair et en os, ressuscité, la foi n’existe pas, elle est vaine. C’est une rencontre mais qui n’arrive pas tous les jours. Et là, je repense à ce que disait Camille RIQUIER, ce dont on a parlé, ce doute un peu mou, qui fait une foi en-dessous d’elle-même, je pense que sur la résurrection, c’est vraiment là que cela se joue. Si notre foi ne va pas jusqu’à affirmer, de façon consubstantielle au doute, en pensant et en réfléchissant à ce que l’on dit, oui je crois que le Christ est ressuscité, eh bien je crois qu’elle ne vaut pas grand-chose !

Régis BURNET : Vous maintenez l’idée qu’il y a quand même des choses indubitables ?

Laurence DEVILLAIRS : Il Y a des choses qui sont… Vous êtes en face du Christ ressuscité, vous n’allez pas lui dire… je ne sais pas…

Régis BURNET : C’est ce qu’ils font, c’est ce qu’ils font tout le temps !

Michel BOYANCE : Ils le font. Je ne sais pas trop en fait…

Régis BURNET : Ils ont touché, et puis « est-ce que tu es vraiment le jardinier ? », …

Laurence DEVILLAIRS : Attendez, ils sont les apôtres et ils nous ont laissés les Évangiles, et ils nous racontent ça, c’est-à-dire que notre doute emboite un premier doute.

Régis BURNET : Oui, …

Laurence DEVILLAIRS : C’est important. On n’a pas à tout refaire à chaque fois. Notre doute emboîte leur premier doute et ils nous le racontent, cela fait une petite différence. Je disais avoir le Christ en face de soi, effectivement les apôtres, les premiers se disent : qu’est-ce que c’est ? Est-ce que ce n’est pas un fantôme ? Est-ce que c’est vraiment le Christ ? Et ils nous donnent ce témoignage. Nous, nous avons, deux mille ans plus tard, une Église qui tient ferme ce message des apôtres, le témoignage des apôtres, toute l’histoire des conciles, les querelles,… prenons l’exemple du Concile de Trente, il a fallu un siècle pour comprendre ce qu’il faisait,… On a tout cela. Je trouve qu’il y a une forme de table-rase dans l’attitude du chrétien qui peut être appauvrissante. On n’est pas tout seul. On ne recommence pas tout, même s’il faut à chaque fois que réaffirme ma foi dans le Christ ressuscité. Ça, je trouve que c’est un premier point. C’est l’hésitation que je trouve opposée au doute. Le doute, c’est les questions saines, courageuses, qui demandent de prendre la mesure de ce que j’ai en face de moi. En face de moi, j’ai le Christ ressuscité et il me demande de prendre la mesure de cela.

Régis BURNET : Donc, c’est de l’ordre de la relation ?

Laurence DEVILLAIRS : C’est de l’ordre de la relation, du courage, de l’humilité, de la rencontre effectivement, de la grâce et de la raison. Mais l’hésitation : est-ce que je vais jusque-là, est-ce que la résurrection,… puis quand-même, est-ce que ce n’est pas fou ?… Oui, c’est fou ! Je fais une différence entre l’hésitation –ce que disais Camille RIQUIER – qui est en-dessous de la foi : je ne sais pas trop, est-ce que vraiment le Christ est ressuscité ? et puis le doute, l’interrogation, qui fait : Qu’est-ce que cela veut dire le Christ ressuscité ? C’est avoir le courage de prendre la mesure de quelque chose qui me dépasse. Je trouve cela fondamentalement différent. Hésiter et avoir le courage d’affirmer la foi en la résurrection, c’est différent.

Régis BURNET : Camille RIQUIER, on s’est beaucoup adressé à vous, en disant : comme disait Camille RIQUIER… ?

Camille RIQUIER : Depuis le début, le doute dont il s’agit n’est jamais seulement intellectuel. C’est d’abord et avant tout un doute existentiel. Quand il s’agit d’un objet qui nous concerne autant que la résurrection, cela ne peut-être qu’existentiel. Et c’est assez frappant effectivement que les apôtres eux-mêmes ont douté de la résurrection, et même avant, le Christ a été délaissé, même par Pierre. Peut-être n’espérons pas faire mieux que les premiers chrétiens, que Pierre lui-même, qui a quand-même fondé l’Église. Eux-mêmes ont donné, c’est une manière aussi de nous inviter à intégrer le doute au sein de la foi. La foi est aussi un acte libre, ça nous laisse la possibilité de choisir ou non. Ça, c’est la première chose. Après, la foi et le doute doivent été en quelque sorte assimilés l’un à l’autre. Vous dites, il y a de l’indubitable dans la foi. Évidemment ! Sauf qu’il n’y a pas que cela. Nous présumons peut-être trop de notre croyance. Nous croyons ce que croit l’Église, bien souvent sans l’examiner dans le détail. C’est la foi du charbonnier. Vous connaissez l’épisode du charbonnier face au diable qui veut le tenter : Qu’est-ce que vous croyez vraiment ? Je crois en ce que croit l’Église. Mais que croit l’Église ? Elle croit en ce que je crois. Ce qui a rendu confus le diable, le charbonnier s’en est allé. D’une certaine manière, c’est une croyance par délégation : « Je crois en ce que croit l’Église »

Régis BURNET : Qui est un système qui n’est pas propre à l’Église… Je délègue aussi une partie de ma croyance aux scientifiques, lorsqu’ils me disent…

Laurence DEVILLAIRS : Absolument !

Camille RIQUIER : Complètement, c’est essentiel. Sauf qu’après vient le temps d’examiner ce en quoi je crois, ici ou là. Et c’est là où la critique, le doute, devient essentiel, une sorte de diamant brute. J’imagine toujours le doute comme un burin qui vient en quelque sorte faire de ce diamant un merveilleux cristal, pour saisir l’indubitable, pour que ne subsiste plus que l’indubitable.

Régis BURNET : Comment est-ce qu’on articule ce côté intellectuel, organisé, qui serait une sorte de dépôt de l’Église - j’aime bien votre expression – par délégation, et mon appropriation personnelle, qui est forcément subjective, et qui est aussi, comme vous le disiez, de l’ordre de la rencontre, de la relation personnelle ? Comment est-ce qu’on fait pour articuler les deux ?

Michel BOYANCE : Dans l’Évangile, Jésus semble douter. Il y a des moments de grands doutes sur la croix, avec Pierre quand il dit : m’aimes-tu ? En fait le seul doute qui ne vaille pas, c’est ce que je disais tout à l’heure, c’est le fait de ne pas douter que Dieu nous aime. En même temps le Christ rend compte que dans notre humanité nous doutons quand-même, même de ce dont on ne devrait pas douter. Pédagogiquement il pose ces questions, qui sont extraordinaires, c’est par rapport au reniement, par rapport à tout ce qui s’est passé avant… Il y a un cheminement du doute, non pas de Jésus sur Pierre, mais de Pierre vis-à-vis de Jésus, que Jésus purifie en quelque sorte par ces questions. Effectivement, le doute de la rencontre c’est le doute essentiel de la foi existentielle. Puis tout le reste s’articule à partir d’une rencontre. Dans l’Évangile, il y a une pédagogie du doute. Si on relit l’Évangile, Jésus nous accompagne dans notre doute et en même temps il essaye de nous sortir du doute quant à l’amour de Dieu. C’est cela à mon avis le message de l’Évangile quant au doute : Ne doute pas que Dieu t’aime.

Laurence DEVILLAIRS : Il y a aussi tous ces épisodes, Bartimée par exemple, où il ne faut surtout pas passer à côté du Christ qui passe, qui n’a même pas prévu de me regarder, mais je dois me mettre face à lui et affirmer que moi, je crois qu’il est le messie, en tout cas qu’il est le Christ. Il ne me pose même pas la question, il ne sait pas que je suis dans le coin… Bartimée, c’est extraordinaire quand-même ! C’est lui qui me vient à l’esprit mais il y a beaucoup d’épisodes dans l’Évangile. Le Christ passe, il ne faudrait quand même pas le rater. Et quand je parlais d’hésitation que j’opposais au doute, c’est cela. Il ne faudrait quand même pas que le Christ vienne à passer et moi je suis en train d’hésiter. Je suis d’accord il y a une pédagogie du doute et il y a aussi ces passages où le Christ demande : Pour vous, qui suis-je ? Effectivement, il provoque notre doute. Vous doutez, mais formulez. Mais il y a aussi tous ces épisodes où le Christ n’a rien demandé et il y a comme une urgence de ceux qui vont à sa rencontre et qui lui disent : fais quelque chose pour moi !

Régis BURNET : Le voleur dans la nuit. Il faut être vigilant. Cela me permet d’arriver à un dernier moment de notre émission. Dans la philosophie antique, il y avait des exercices : il fallait se préparer à la mort, etc. est-ce que vous diriez qu’il faut à la fois se préparer au doute et à - ce que vous venez de dire, que je trouve très intéressant - à la foi ? Est-ce qu’il y a une pédagogie du doute ? Est-ce qu’il y a une pédagogie de la foi ?

Laurence DEVILLAIRS : Il faut des exercices, oui…

Camille RIQUIER : La foi, c’est quand même un feu, qui peut être dangereux dans nos mains inexpérimentées. Et c’est probablement ce qui nous arrive pour certains, dans cette rencontre qui est peut-être avec le Christ, et qui nous trouve impréparés. En cela, le doute peut être aussi dangereux lorsqu’il n’est pas bien maîtrisé. Je prends un exemple pour le montrer. Je pense que la plupart des vertus théologales, la foi la charité et l’espérance, dans notre monde peuvent nous arriver mais sont mal reçues parce que nous sommes impréparés. Prenons ce livre qui est pour moi un réflecteur des temps modernes, « Le royaume » d’Emmanuel CARRERE. Ce témoignage est complétement renversant, ambigu puisqu’il ne témoigne pas de sa foi mais de sa perte de foi. Que raconte-il ? Il y avait la foi d’un côté et le doute de l’autre, mais mal articulés. Lorsqu’il a la foi, par sa marraine qui lui tend la Bible, etc., il engage dans le même temps une analyse. Mais il a peur de cela. Il dit : moi, j’ai été guéri par le Christ et l’analyse va vouloir m’en guérir parce qu’elle pense, elle, que Jésus est la malade.

Régis BURNET : Analyse, vous voulez dire psychanalytique.

Camille RIQUIER : Psychanalytique. Il l’engage malgré tout, …

Laurence DEVILLAIRS : Et que Jésus est un problème, croire est un symptôme dont il faut se guérir …

Camille RIQUIER : Jésus est un problème dont il faut se guérir. Il commence l’analyse sans jamais parler de Jésus. Il le met de côté. Mais c’est justement cela qui à la fin va lui faire perdre la foi. D’une certaine manière il croyait sa foi trop fragile pour être à l’abri du doute…

Laurence DEVILLAIRS : Exactement, c’est la foi Tupperware, il faut l’isoler. Il y a encore des discours qui pensent que la foi n’est la foi que parce qu’elle s’est hermétiquement isolée de la pensée, de la raison, du raisonnement et du doute. Ce n’est pas vrai ! Si elle est hermétique, elle ne tient pas.…

Camille RIQUIER : C’est exactement ce qui s’est passé. Il a voulu l’abriter parce que sa foi était mal préparée, fragile, alors qu’il aurait dû l’articuler au doute. Je reviens au XVIIème siècle, Descartes est aussi réflecteur de son propre temps. On aurait pu citer Pascal et tant d’autres. On aurait pu citer Corneille. Corneille dans Polyeucte, le dit magnifiquement : « Qui craint de le nier dans son âme, le nie et doute de sa foi. » L’idée est que la foi et le doute ne sont pas en inverse proportionnelle, comme si plus nous avions la foi moins nous douterions ; c’est le contraire. Plus notre foi et ferme, moins nous avons peur de douter.

Laurence DEVILLAIRS : Exactement, c’est la peur qui fait la différence.

Camille RIQUIER : Les deux peuvent être possibles. Nous pouvons être certains et en même temps, justement parce que nous sommes certains, nous allons au-devant du doute. C’est cette articulation-là qu’il faut penser.

Régis BURNET : Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Michel BOYANCE : Dans votre propos, on a l’impression qu’il y a chacun d’entre nous, la certitude, la foi, l’Évangile et le Christ. En fait, la résolution du doute, c’est aussi par la communauté. Les croyants, dès les actes des apôtres, les disciples, il y a une communauté. Quand la communauté est là, quand l’un doute, l’autre peut l’éclairer. Nous ne sommes pas seuls. Cf. le dicton : « malheur à l’homme seul », ou la femme seule, malheur à la solitude. Nous sommes dans la postmodernité, on voit bien le solipsisme, etc., Nous sommes un petit peu désespérés parce qu’on est tout seul devant l’existence. En fait le message de l’Évangile est que tous ces doutes qui nous traversent sont des doutes qui peuvent être apaisés par la communauté. Et la communauté des croyants, ou la communauté sociale et politique, on est dans une période chargée sur ce plan-là, c’est quand même un bien pour chacun d’entre nous, cela permet justement de pacifier ces moments de doute. La communion des saints, et toute cette idée de communion et de communauté fait partie de la foi et cela permet, je pense aussi de résoudre une bonne partie des questions.

Laurence DEVILLAIRS : Je pensais à un autre niveau, parce que citiez le XVIIème siècle, bien sûr, il y a cette foi, que j’ai appelé peut-être maladroitement Tupperware,…

Régis BURNET : Non, c’était très bien on voit bien…

Laurence DEVILLAIRS :… cette foi qui se met sous cellophane, qui pense qu’elle ne peut être la foi que si elle se referme, et qu’elle ne fait pas l’épreuve du doute, c’est une foi qui se vit comme ne pouvant pas faire l’épreuve de la culture dans laquelle elle est. Je m’explique. Au XVIIème siècle, siècle béni, on ne se posait pas la question de savoir si le christianisme faisait partie de la culture, s’il était à part, laïc, pas laïc, c’était un élément de la culture comme la révolution scientifique, comme les nouvelles technologies, l’astronomie, les premières dissections, etc. c’était un élément, une production de la culture. Je pense qu’on a renforcé la position d’une foi hermétique, qu’on pense devoir isoler, parce qu’on la considère où à part dans la culture ou comme n’en faisant pas partie. On a l’impression que dès qu’il s’agit de parler de la foi, on est d’abord dans un autre langage, avec d’autres repères, ce n’est plus de la culture, pour le dire vite. C’est comme si dès que l’on parlait de la foi on n’est plus dans le domaine de la culture, et qu’on ne peut pas parler des œuvres de foi, des Évangiles, des grands théologiens, des mystiques, de Fénelon, etc., comme d’autres œuvres de la culture. Je pense que cela participe de ce côté camp retranché où l’idée qu’on parfois des croyants , que partagent des non-croyants, que la foi ne doit pas penser et donc qu’elle ne doit pas douter.

Régis BURNET : Cela sera le mot de la fin. Je sens que vous en avez un à nous proposer mais j’aimerais garder un peu de temps pour présenter vos différents livres. Parce que je pense que nos téléspectateurs auront envie d’aller plus loin.

On va commencer par vous, Laurence DEVILLAIRES. Je vous laisse un tout petit peu de temps pour expliquer votre livre, et chacun aura du temps. Vous nous avez apporté : « Guérir la vie par la philosophie », qu’est-ce que vous avez tenté de faire avec ce livre.

Laurence DEVILLAIRS : C’est une des plus anciennes définitions de la philosophie comme médecine. On a l’impression que la psychologie a le monopole de la guérison et du cœur, et ce n’est pas le cas, depuis Socrate au moins…

Régis BURNET : Comment vous faites dans ce livre ?

Laurence DEVILLAIRS : Je prends nos maux, qui sont hélas universels, nos drames, petits et grands et je propose ce que la philosophie a à proposer, à la fois des diagnostiques qui ratent puisque le propre de la philosophie, puisque c’est une entreprise de doute c’est qu’elle rate, et les remèdes quand ils ne ratent pas, et tous sont philosophiques.

Régis BURNET : Camille RIQUIER, « Philosophie de Péguy, où les mémoires d’un imbécile », c’est au PUF.
Pardon, je ne l’ai pas dit, « Guérir la vie par la philosophie », c’est aussi au PUF.

Camille RIQUIER : Oui, d’ailleurs c’est lui, qui pouvait avoir le mot de la fin. Péguy, j’essaye de retracer son chemin qui le conduit vers la foi chrétienne. Voilà bien un chrétien inquiet, empreint de doute. C’est ce qu’il disait à un de ses ami, Joseph LOTH : « si vous croyez que les saints sont des messieurs très tranquilles, vous vous trompez, ce sont des abîmes d’inquiétudes ! » c’est la philosophie au fond qui ne cherche que la certitude, qui ne cherche que des assurances. Le chrétien au contraire est loin de cette philosophie qui veut s’assoir, qui cherche des assises, des fondements, au contraire peut se risquer dans l’abîme. C’est l’inquiétude pascalienne, aussi. C’est l’inquiétude de Péguy, aussi.

Régis BURNET : Michel BOYANCE, une question qui fait beaucoup douter, « Hommes, femmes, entre identités et différences », c’est aux Presses universitaires de l’IPC.

Michel BOYANCE : C’est un ouvrage qui fait suite à des cours que je donne depuis assez longtemps, sur la question du genre. Il y a deux intentions. Une première démarche de doute : qu’est-ce qu’un homme, qu’est-ce qu’une femme ? Vieux doute, qui a aujourd’hui un aspect extrêmement important avec l’évolution des sciences humaines et sociales. Donc, premier enjeux de ce travail, réhabilité la notion de genre. Il ne s’agit pas d’être pour ou contre le genre, il s’agit de savoir ce que cela veut dire. Le genre nous interpelle et nous dit des choses très intéressantes sur l’identité de l’homme et de la femme. Deuxième moment, peut-être pour dépasser un doute radical, sur l’homme et la femme, qu’est-ce que l’on peut dire à la lumière de la philosophie, de la psychologie contemporaine, de la psychologie sociale aussi, pour nous réapproprier peut-être le fait que nous sommes des hommes et des femmes sans figer les identités. On est au cœur de cette période assez passionnante de la civilisation contemporaine. Certains s’inquiètent, pro-gender, anti-gender, il faut dépasser cet antagonisme artificiel pour essayer de repenser une sagesse de l’homme et de la femme à la lumière de l’évolution des sociétés.

Régis BURNET : Merci vraiment à tous les trois. Puisque vous êtes tous des universitaires, j’en profite pour dire aussi qu’on peut aussi s’inscrire, puisque c’est la rentrée dans vos différentes institutions : Institut catholique de Paris, IPC, et on trouve des moyens pour s’inscrire.

Merci à tous les trois. Merci de nous avoir suivis. Vous savez que vous pouvez retrouver cette émission sur www.ktotv.com. Merci à tous, à la semaine prochaine !

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