La guerre des Dieux, avec Jean-Pierre Vernant
Introduction par Catherine Unger : Qui dit mythologie grecque, dit Dieux. Jean-Pierre Vernant, professeur honoraire au Collège de France, spécialiste de la Grèce ancienne, nous donne des nouvelles de la gazette de l’Olympe. Aujourd’hui, Cronos et son fils Zeus, qui sera bientôt maître du monde.
Jean-Pierre Vernant, vous nous avez raconté la naissance du monde et maintenant vous allez peut-être nous raconter la naissance des Dieux. Parce qu’en effet maintenant que le monde est né, il va s’agir de sceller un ordre. Alors, l’ordre de qui ? Et quels sont les obstacles à vaincre ?
Jean-Pierre Vernant : Nous allons voir cet ordre. On peut l’appeler l’ordre Olympien. Ordre définitif mais il n’est pas instauré sans combats, ni débats.
Nous avons déjà les Titans. Les Dieux, dont nous avons parlés, les fils d’Ouranos et de Gaïa, sont là, toute une famille de garçons et de filles. Et Cronos, le plus jeune, le plus malin, le plus impérieux aussi, tout de suite va jouer un rôle de premier plan.
Catherine Unger : Oui, on dit toujours : Cronos aux pensées fourbes.
Jean-Pierre Vernant : Oui, parce qu’il a une pensée qui au lieu d’être droite est oblique. Nous verrons peut-être que c’est en rapport avec une qualité intellectuelle, qui est peut-être aussi un défaut, que les Grecs appelle métis, qui est la ruse, la capacité à la fois de prévoir à l’avance tout ce qui va arriver, de tromper l’adversaire, de mentir. Nous verrons que dans le monde humain, l’homme à la métis, c’est Ulysse, que dans le monde divin, la Déesse à la métis, c’est Athéna. Et le Dieu tout entier fait métis, et en ce sens invincible, cela sera Zeus. Nous allons voir comment.
Alors, Cronos, c’est le patron. Il règne sur les Titans. Et c’est un Dieu extrêmement non seulement jaloux mais craintif. Il n’est pas seulement retord, il a toujours l’idée qu’on va lui chercher noise et que quelqu’un va s’efforcer de prendre sa place. Il est aux aguets, toujours.
Catherine Unger : Eh oui ! Il se souvient peut-être de ce qu’il a fait à son père.
Jean-Pierre Vernant : Et comment ! Il sait très bien que lui a mutilé son père, que sa royauté sur le monde, dans une très large mesure est la suite de cet acte, qui l’a opposé à son père. Et il le sait d’autant mieux que Gaïa qui possède une science non seulement du passé, parce qu’au fond tout l’univers est en elle, elle est la mère universelle, l’a prévenu que ses fils risquaient de s’attaquer à lui. Alors, il trouve une solution. Naturellement, il s’unit à d’autres Titanes, en particulier à Rhéa, une de ses sœurs. Rhéa, qui est comme une sorte de duplication postérieure à Gaïa, la terre. Il s’unit à Rhéa et il va avoir avec elle une série d’enfants, qui sont les Dieux que l’on appelle les Cronides, les enfants de Cronos, et qui naissent contrairement à ce qu’il y avait lorsqu’Ouranos empêchait les enfants de sortir. Ils naissent mais Cronos, méfiant, au fur et à mesure qu’ils naissent les attrape et les avale. Tous les enfants non plus encore dans le ventre de Gaïa, mais dans la bedaine du père Cronos, pour être sûr qu’ils n’en sortiront pas et qu’il ne risque pas un jour d’être détrôner par l’un de ses fils.
Catherine Unger : Alors, du ventre de la mère au départ, de Gaïa, on passe cette fois au ventre du père.
Jean-Pierre Vernant : Oui, d’une certaine façon. Dans le ventre du père, ils restent là. Ils voient le jour, ils naissent mais comme Ouranos, il bloque les générations. Il a le sentiment profond, et important, que le temps, le fait que les gens qui vivent dans le temps : ils naissent, deviennent au maximum de leur force, règnent et puis les enfants qui étaient d’abord petits et faibles grandissent et au fur et à mesure qu’ils grandissent leur père va s’affaiblir, avec l’âge, avec le temps, et c’est ça qu’il s’agit d’une certaine façon de régler. Il les a donc dans sa bedaine. Mais Rhéa, comme Gaïa, trouve que ce n’est pas des procédés. Elle décide que le dernier-né, un petit garçon qui s’appelle Zeus, le plus jeune, celui-là, il ne faut pas qu’il soit avalé. Qu’est-ce qu’elle fait ? Elle confie le petit bébé, nourrisson, à peine né, à des Nymphes qui l’emmènent en Crète où elles vont l’élever secrètement. Naturellement, Cronos dit : et celui-là, tu me le donnes ? Je te l’amène. Elle prend une pierre à peu près du poids de l’enfant, l’enveloppe dans des langes et elle m’emmène le soir, quand on n’y voit pas très bien, à Cronos, qui d’autre part a une telle hâte d’avaler sa progéniture que hop ! Aussitôt là, il se l’envoi dans le bide.
Et tout va bien mais pas pour tellement longtemps parce que pendant ce temps-là, Zeus va grandir. Il va arriver très vite, comme font les Dieux, au maximum de sa force et va donc réapparaître sur le théâtre du monde et il va engager la lutte contre son père. La première chose à faire, il lui faut des assistants, des alliés. Il faut que face au Titans, au clan des Titans, à la génération des Titans, qu’il y ait la troupe des Olympiens. Et pour ça, il faut que Cronos rende ce qu’il a avalé. Qu’est-ce que fait Zeus, grâce aux astuces de Rhéa et de Gaïa, les mères, il fait avaler à Cronos une espèce de pharmacun, c’est-à-dire à la fois un poison et un médicament…
Catherine Unger : Une sorte de vomitif ?
Jean-Pierre Vernant : Une sorte de Vomitif dans le cas, que Cronos avale et alors paf ! Il va rejeter les uns après les autres, d’abord la pierre et ensuite successivement tous les enfants qui vont se ranger du côté de Zeus et qui vont faire ce que l’on appelle la famille Olympienne, la famille des Cronides. Ils vont s’installer sur le haut de l’Olympe, dans l’Éden brillant.
Ce n’est pas tout. C’est que Zeus, a été averti que dans ce combat qu’il va livrer contre les Dieux de la première génération, c’est l’astuce, c’est la ruse, c’est l’intelligence qui triomphera et pas seulement la force. Il comprend en même temps que pour vaincre ces Dieux que sont les Titans, qui sont encore des Dieux proches des forces naturelles, comme Ouranos était le ciel, comme Gaïa était la terre, pour avoir des divinités qui ont pris une personnalité, je ne dis pas plus humaine mais plus individualisée, moins engagée dans la violence des puissances naturelles cosmiques, il faut avoir pour allier des gens qui représentent précisément ça, la violence cosmique. Il se trouve que Cronos, méfiant comme il était, faisait confiance au Titans, ses frères et sœurs, mais ne faisait pas confiance aux autres enfants d’Ouranos et de Gaïa, c’est-à-dire les Cyclopes et les Hécatonchires, les Cent-bras. Il les avait donc fourrés au trou, si j’ose dire, envoyés dans le Tartare, sous terre et chargés de liens. La première chose que fait Zeus, c’est qu’il les délivre et en fait véritablement des divinités. Il leur dit, à peu près : si vous vous ranger de mon côté, vous serez des Dieux au sens propre du terme, vous aurez droit au nectar et à l’ambroisie, c’est-à-dire à cette nourriture d’immortalité, qui caractérise les vrais Dieux.
Catherine Unger : Ce thème de la nourriture est très important.
Jean-Pierre Vernant : Le thème de la nourriture est très important. D’abord, comme on le voit chaque génération sert de nourriture à la précédente. Il va y avoir deux types de nourriture, une nourriture divine pour les immortels et une nourriture qui portera la marque du temps et de la mortalité, si vous l’avaler, le temps a prise sur vous. Qu’est-ce que c’est ces trois Cent-Bras ? Qu’est-ce que c’est ces trois cyclopes ? Les Cyclopes ont un seul œil. Ce sont des espèces de puissance métallurgique, ce sont des forgerons.
Catherine Unger : La foudre, l’éclair…
Jean-Pierre Vernant : Voilà, leurs noms déjà indiquent qu’ils sont des personnages qui en quelque sorte incarnent la fulgurance de l’éclair et le tonnerre, le bruit épouvantable du tonnerre. Ils vont donner à Zeus la foudre. Et cette foudre, pour les Grecs, est liée au regard. L’œil est une espèce de soleil sur le visage d’où une lumière sort, et dans le cas de Zeus, des Cyclopes, cette lumière est si forte qu’elle est capable de foudroyer. Donc, ils donnent, eux, les cyclopes, la foudre. Et les Cent-bras, ils ont, eux, la force du bras. La force d’un bras qui est capable de dompter l’adversaire, de le vaincre, de l’enchaîner.
Catherine Unger : La poigne.
Jean-Pierre Vernant : La poigne. La fulgurance de l’œil et la brutalité de la poigne, c’est cela que va avoir Zeus. Il va donc engager le combat avec l’appuie de ces Dieux-là. C’est un combat incertain, cela dure des siècles.
Catherine Unger : La guerre des Dieux.
Jean-Pierre Vernant : C’est la guerre des Dieux pour la souveraineté du monde. C’est un combat terrible, incertain et qui en quelque sorte, par sa violence, fait momentanément retourner le Cosmos à un univers chaotique. À un moment donné, au cours de cette bataille, Zeus lance la foudre, les Titans lancent d’énormes pierres et c’est le monde qui est bouleversé, les montagnes s’écroulent, la mer bouillonne. On revient à une espèce d’état chaotique jusqu’au moment où finalement, malgré tout, la foudre de Zeus fait chuter les Titans qui sont en haut d’une montagne, ils tombent à terre, à ce moment-là, les Cent-Bras les lient et on les envoient chargés de chaînes, ces anciens Dieux, Cronos à leur tête, dans le Tartare au fond du Tartare, dans le monde de la nuit. Dans le monde de la nuit, là où s’implantent les racines de la terre. Pour être sûr qu’il ne reviendra pas, Zeus demande à un de ses frères, Poséidon, le Dieu marin, le Dieu océanique et le Dieu des tremblements de terre, il a un trident et de temps en temps il secoue un peu les choses et la terre tremble.
Catherine Unger : L’ébranleur du sol.
Jean-Pierre Vernant : L’ébranleur du sol. Il demande à Poséidon de veiller à ce que là où les racines de la terre plonge dans le Tartare, comme le col d’une jarre, qu’il édifie une triple ceinture d’airain pour que les portes soient colmatées et qu’il n’y ait plus moyen pour les forces titanesques de remonter vers le haut. En plus, on envoi, comme gardien, les Cent-Bras, comme geôliers, pour être sûr qu’il n’y ait pas de danger sur ce plan.
Catherine Unger : Donc, tout le monde est bouclé du coup ?
Jean-Pierre Vernant : Tout le monde est bouclé, on peut penser que tout va bien. À ce moment-là, ce qui va se passer, dans cette espèce de calme qui est revenu, on va décider de qui sera souverain du monde et l’ensemble des Olympiens demandent à Zeus de prendre la royauté, d’assurer la souveraineté du ciel, de régner sur le Cosmos dans son ensemble et de répartir, entre toutes les puissances divines, les honneurs, les fonctions. À la place des Dieux encore engagés dans les forces naturelles et qui en quelque sorte se bousculent les uns et les autres, il s’agit d’avoir un monde divin organisé. Par exemple, [Arès-http://fr.wikipedia.org/wiki/Ar%C3%A8s] sera le Dieu de la guerre. Héphaïstos règnera sur les problèmes techniques de la gorge. Athéna sera la Déesse d’une certaine forme de guerre intelligente, des arts et de la science. Héra, représentera la souveraineté. Artémis, représentera un peu les frontières entre le monde sauvages et le monde civilisé. On a un monde divin ordonné.
Catherine Unger : En fait, là où il y avait une guerre entre les Titans et les Olympiens, il y a un accord entre les Olympiens pour la répartition du monde ?
Jean-Pierre Vernant : Oui, il y a un accord. C’est-à-dire que Zeus ne jette aucun de ses frères et sœurs, ne les exclus pas du pouvoir, et même fait plus. Un certain nombre de Dieux qui appartiennent à la génération des Titans, Océanos, par exemple, ou Hécate, qui sont restés neutres, il leur redonne des honneurs. À Hécate, Déesse féminine, il donne même des honneurs plus grands que ce qu’elle avait au moment du règne de Cronos.
C’est donc un monde ordonné, tout semble aller pour le mieux. Mais, tout ne va pas pour le mieux parce que les Olympiens s’unissent entre eux. Ils ont des enfants et de nouveau le problème, qui déjà travaillait Cronos, est-ce qu’à un moment donné le roi des Dieux ne va pas avoir un fils qui en grandissant va devenir suivant les lois même du temps, de l’âge et des générations, sera plus fort que lui et se dira, c’est le moment de prendre la place de mon père. Il a été averti de ce danger. Non seulement il a été averti mais il sait que ce danger le menace directement s’il a un enfant d’une des déesses Océanides, Métis, justement une des Déesses qui incarne cette intelligence subtile et rusée, cette capacité de prendre toutes les formes, cette souplesse de l’intelligence qui fait qu’on s’adapte aux situations les plus différentes, les plus mauvaises pour soi et que l’on trouve toujours le moyen de filer, trouver la tangente et de se tirer d’affaire là où l’on croyait que vous étiez fichu.
Catherine Unger : Vous dites, ils ont été avertis. Mais comment est-ce que Zeus est averti ?
Jean-Pierre Vernant : Par Gaïa et aussi par sa mère. Parce que Gaïa est toujours au courant de tout cela. Il le sait d’un autre Dieu particulier qui est au courant aussi, c’est Prométhée, mais nous le verrons plus tard.
Catherine Unger : Plus tard.
Jean-Pierre Vernant : Alors, Zeus est là, sur son trône, sur l’Olympe, au milieu des Dieux, vivant dans la paix retrouvé, il faut qu’il se marie. Il va prendre pour première femme, précisément cette Métis. Cette Métis, il n’est pas facile de l’épouser et de la dompter au sens conjugal de ce que l’on appelle dompté, de s’unir à elle.
Catherine Unger : Parce qu’elle se métamorphose tout le temps.
Jean-Pierre Vernant : Elle se métamorphose tout le temps comme beaucoup de ces divinités océanes, fluides et insaisissables. Sans doute Zeus arrive-t-il à la vaincre par une procédure où il se montre encore plus malin que la malignité de cette Déesse féminine. Il lui dit, à peu près : Métis, il paraît que tu peux prendre toutes les formes. Oui. Tu pourrais te faire un lion ? Oui, oui. Alors, devant lui, une lionne superbe. Tu pourrais te faire sanglier ? Oui, bien sûr. Et voilà un sanglier qui s’apprête… Tu pourrais te faire un feu ? Oui. Elle devient une flamme qui embrasse tout autour d’elle. Et une goutte d’eau, tu pourrais te faire ? Oui. La voilà goutte d’eau et hop, il l’avale à son tour. Et comme était déjà grosse de lui, il va avoir dans son ventre, par l’intermédiaire de Métis, un enfant féminine, c’est Athéna qui va croître dans ventre par l’intermédiaire de Métis et qui au lieu de sortir, comme normalement, du vagin et de l’utérus de la mère, va sortir de la tête de Zeus où toute la métis du monde est concentrée.
Catherine Unger : Toute armée.
Jean-Pierre Vernant : Elle va sortir déjà Déesse tout armée en poussant un cri fulgurant, comme le bronze. Casquée, avec son armure, son javelot, sa lance, son bouclier. Elle sort de la tête de Zeus. Et pour ça, Héphaïstos ou Prométhée, pendant que Zeus poussait des cris de douleur, parce qu’enfanter de la tête il avait les souffrances de l’accouchement, les deux Dieux arrivent, paf, un bon coup de hachette sur le crâne, le crâne s’ouvre, Athéna sort. Et voilà. Le résultat c’est qu’il a cette fille et non pas un fils, des fils il en aura d’autres Déesses, ne seront pas des dangers pour lui. Sur ce plan, il a, si je peux dire, stopper le mouvement du temps par rapport à la souveraineté. Premièrement.
Catherine Unger : Il a stoppé la malédiction.
Jean-Pierre Vernant : Ce n’est pas la malédiction mais il a stoppé tout de même le fait que pour qu’il y ait un monde, il faut que cela naisse, que cela se développe, qu’il y ait du temps. Et s’il y a du temps, alors comment est-ce qu’à un moment donné, ceux qui sont au poste de direction ne vont pas s’oublier à la loi de vieillissement et de mort. En même temps, par le fait même qu’il a avalé Métis, il est en quelque sorte par avance paré contre toute espèce de ruse. Il n’y a pas une métis, pas une ruse, pas une tromperie, pas une embuche qui dans l’univers se tramerait contre lui sans qu’il ne soit en quelque sorte à l’avance averti. Il est la ruse et l’intelligence en personne. Et alors, cela va lui servir parce que l’histoire n’est pas, bien entendu, terminée.
Une fois que tout semble ainsi dans l’ordre et que pour manifester cet ordre non seulement quelques Dieux Titans neutres ont repris leurs droits mais même ne de ces déesses Titanes, la déesse Styx, la Déesse d’un fleuve infernal, que nous reverrons tout à l’heure, a décidé au cour du combat, quand elle a vu comment les choses allaient tourner, elle s’est placée du côté des vainqueurs, elle est venue en quelque sorte faire hommage à Zeus de sa puissance de ténèbres et même de mort, parce que le Styx, est le fleuve des morts et dès qu’un homme boit une goutte d’eau de ce fleuve, il meurt. En même temps que Styx s’est rangée du côté de Zeus, ces deux fils, dont l’un s’appelle Cratos, qui veut dire domination…
Catherine Unger : Pouvoir.
Jean-Pierre Vernant : Pouvoir souverain. Et l’autre s’appelle Bia, violence, force brutale. Sont venus, se sont rangés à côté de lui et encadrent désormais son trône et sa personne. Ce qui veut dire que dorénavant, Zeus ne se déplace plus jamais sans, en quelque sorte, qu’il y ait à côté de lui ses deux acolytes, ces deux gardiens de la souveraineté, ces deux symboles de ce qu’est la puissance du dominateur et supérieur, du roi...
Catherine Unger : Deux garde-du-corps.
Jean-Pierre Vernant : Deux garde-du-corps qui sont en même temps, si je peux dire, au service de la souveraineté. Voilà, il est établi là et alors quand, en quelque sorte, dans le monde les derniers soubresauts chaotiques et sauvages vont se manifester, sous la forme suivante, Gaïa voit les Olympiens maîtres du monde, tout heureux, passant leur temps à banqueter sur l’Olympe, à écouter de la musique, à chanter, à voir les muses qui racontent leur grandeur, à manger l’ambroisie et le nectar, elle trouve qu’elle sans doute elle a été un peu traitée à la va vite, on ne sait pas trop comment, de sorte qu’elle enfante un dernier monstre que l’on appelle Typhée ou Typhon suivant les cas, qui est comme l’incarnation du désordre chaotique, c’est une bête monstrueuse, extrêmement puissant, qui mêle tout dans sa personne. Par exemple, les sons qui sortent de sa bouche sont à la fois des mots divins, le langage humain et les hurlements de toutes les bêtes sauvages, lion, âne, cheval, taureau, tout cela est un méli-mélo, c’est le chaos. Si Typhon avait réussit dans sa luette contre les Titans et contre Zeus, il a failli, le monde retournait à l’état chaotique.
Catherine Unger : Encore une fois.
Jean-Pierre Vernant : C’était le roi du chaos qui occupait l’univers. Cela s’est joué à un cheveu, si je peux dire, dans une histoire, il y en a plusieurs, et c’est toujours l’intelligence usée, c’est l’astuce qui finalement l’emporte sur la force brutale. Un jour, Zeus, avec son œil qui jamais ne s’endort, parce qu’il est toujours vigilant, il était peut-être un peu fatigué ou il avait peut-être bu un peu trop de nectar ou manger de l’ambroisie, ou l’inverse, il s’endort un peu, ferme les yeux sur son lit, sur l’Olympe. Typhée arrive, sans se faire voir, jusqu’au siège où se trouve Zeus. Il voit Zeus endormi et voit à côté de lui la foudre de Zeus. Il avait posé là, son arme foudroyante. Il s’approche à pas feutrés, au moment où il va mettre la main sur la foudre et posséder cette arme en quelque sorte infaillible, invincible, paf ! Zeus ouvre l’œil et son œil le foudroie et Typhée est vaincu.
Puis, il y a une nouvelle race qui apparaît encore, les Géants, dont nous avons vue qu’ils sont nés d’une goutte de sang d’Ouranos. Qui représentent quoi ? Ce sont des guerriers. Ils ne connaissent que cela. Ils sont faits pour se battre. Ils n’ont pas de jeunesse. Ils n’ont pas d’adolescence. Ils n’ont pas de vieillesse. Ils sont continuellement des hommes adultes en train de guerroyer. Ce sont des adultes sauvages, livrés à la fonction guerrière, des militaires exclusifs. Ils engagent la guerre contre les Dieux Olympiens. Là, là encore, pour les vaincre, il faut l’appuie de quelqu’un qui est en affinité avec eux, quelqu’un qui est mortel. Alors, il y a une grande bataille, tous les Dieux interviennent. Mais ces Géants, comme ils sont nés de la terre ensemencée par le sang d’Ouranos, chaque fois qu’il y a qui est frappé, il tombe sur la terre et il trouve dans la terre comme une nouvelle vigueur, une nouvelle naissance et ils repartent. Il faut que cela soit un mortel qui les tue…
Catherine Unger : C’est Héraclès ?
Jean-Pierre Vernant : C’est ce que fait Héraclès. Finalement, les Géants aussi sont vaincus. Par conséquent, on peut dire que Zeus ne peut plus craindre ni la rébellion d’une puissance divine ni au fur et à mesure que le temps se déroule un affaiblissement de son pouvoir et la venue d’une jeune Dieu qui prendrait sa place, ni aucune espèce de ruse, d’embuche qui serait susceptible dans le futur de le faire trébucher. Voilà tout d’un coup que non seulement il est souverain du monde mais qu’avec lui, le monde est assuré d’une souveraineté inébranlable. Les choses ne bougeront plus dans le monde divin. Par conséquent, le monde divin est placé en dehors de ce qui était de l’ordre du temps. Ils sont insensibles, si je peux dire, à cette usure du temps que le monde semblait impliquer par le faire que pour qu’il y ait un monde à partir de Chaos, il a bien fallu que les choses germent, que cela bouge. Là, on a une immobilité, une éternité divine. Par conséquent, les Olympiens et Zeus, pour montrer que tout ce qui menacerait un monde divin où les ambitions, les rivalités, les injustices auraient cour, Zeus institue une sorte de tribunal divin, qui consiste en quoi ?
Catherine Unger : C’est Styx, justement.
Jean-Pierre Vernant : Qui consiste dans le fait que lorsqu’une querelle, cette fameuse, Éris, ou encore pour parler grec, cette stasis, cette espèce d’insurrection, de division à l’intérieur de gens qui forment un groupe uni, lorsque cela se produit, il faut régler les choses sans en venir à la force du bras, aux armes, au combat. Styx, c’est une au qui coule. Il institue une sorte de tribunal, quand une querelle naît entre deux Dieux, qu’ils s’opposent et que chacun affirme que c’est lui qui est dans le droit, que l’autre est fautif et par conséquent la querelle risque de s’envenimer, les Dieux risquent de se diviser suivant qu’ils embrasseront la cause de l’un ou de l’autre, alors on fait venir l’eau du Styx. Chacun des Dieux en discorde, prend un peu dans une coupe, de cette eau, et en même temps fait un grand serment, ce que l’on appelle le grand serment des Dieux : Je jure de dire le vrai, je jure d’être dans le droit. Et tous les deux boivent de cette eau du Styx, de cette eau qui apporte à tout homme, tel qu’il soit, la mort. Le résultat de cette épreuve ordalique, est que le Dieu qui est fautif tombe aussitôt, ne meurt pas puisqu’il est immortel, dans une espèce de coma.
Catherine Unger : De léthargie en fait.
Jean-Pierre Vernant : De léthargie. Il est hors jeu, pendant une grande année, c’est-à-dire au moins 100 ans, peut-être 1 000 ans. Pendant toute cette période, on peut dire que cette puissance d’énergie, que représente chaque Dieu dans son domaine, elle est arrêtée, elle est en sommeil et le Dieu expie cela. Pendant toute cette période, il est en état de sommeil. Après, pendant encore un grand temps, il est tenu à l’écart des nourritures divines, du nectar et de l’ambroisie. Ainsi, de cette façon, tous les germes de lutte, de conflit, de violence à l’intérieur du monde divin sont expulsées. Mais, si je peux dire, on voit bien la différence. Les Dieux fautifs sont victimes de Styx et par conséquent ils sont mis hors-jeu pendant très longtemps tandis que les hommes, fautifs ou pas ils tombent morts. Il y a donc une différence de statut entre les Dieux et les hommes. Nous voyons dans ce Cosmos divin, les hommes faire leur apparition. À cette époque, où il y avait Cronos et Zeus, les hommes sont encore à l’âge d’or. Par conséquent ils vivent en bonne intelligence, mais cela ne va pas durer toujours.
Catherine Unger : Jean-Pierre Vernant, la répartition des Dieux grecs dans ce Panthéon n’en dit-elle pas long sur la façon dont les Grecs eux-mêmes pense le monde ?
Jean-Pierre Vernant : Si, bien sûr. On peut dire qu’un Panthéon, c’est-à-dire le fait qu’il y ait une multiplicité de Dieux, dont chacun a son rôle, sa fonction, son domaine, sa façon d’agir, son style particulier, constitue déjà une sorte de cadre interprétatif du monde. C’est une façon de classer le monde. Si vous avez, par exemple, un Dieu, Arès, qui est le Dieu de la guerre et un autre, une Déesse, Athéna, qui est aussi la divinité de la guerre, en quoi sont-ils différents ? Arès, c’est une sorte de fou furieux tandis qu’Athéna est quelqu’un de sage de réfléchi, de mesurer…
Catherine Unger : Une stratège.
Jean-Pierre Vernant : Cela veut dire qu’il y a deux façons, pour les Grecs, de penser la guerre. Il y a à penser la guerre, comme on le voit dans l’Iliade, où le guerrier devient Agamemnos fou furieux, il ne sait plus ce qu’il fait, il est voué au carnage, il ne pense qu’à tuer, à tuer encore Achille connaîtra ça aussi à un moment donné. Puis, il y a un autre de la guerre qui est le fait qu’il y ait une conduite de la guerre, un plan de la guerre, de la guerre, une stratégie, une intelligence de la guerre. Donc se reflète au niveau du Panthéon des formes de classification dont les hommes se servent. Le panthéon est aussi le témoignage de la façon dont les hommes voient le monde, le conçoivent, en quelque sorte le mettent en forme.
Catherine Unger : Est-ce que l’on peut dire, à partir de là, que les Dieux grecs assurent une cohésion à la société grecque ?
Jean-Pierre Vernant : Cohésion, oui pour cela mais aussi parce que dans la vie social des Grecs, les Grecs vivent en cité en petites communautés, où le politique est un élément décisif. Chaque cité aura son Dieu poliade, autrement dit, les Dieux eux-mêmes en quelque sorte seront politisés, seront vus comme présents à l’intérieur de la cité et présidant aux institutions proprement civiques. Dans ce sens, ils sont bien là, oui.