Laurent Terzieff est né en 1935. Homme de théâtre, il dirige, à ce jour, sa propre compagnie. Cet entretien a été réalisé, à Paris, en octobre 2000.
Olivier Schmitt : Vous avez dit : « La poésie, c’est la raison en vacances » (avec ou sans "s" pour vacances, je vais vérifier dans le livre dès son acquisition et corrigerai ici si besoin) . Vous avez servi les poètes. Vous parlez de Rimbaud, de Rilke, Aragon, René Char, Milosz. Tout au long de votre parcours d’acteurs et de metteur en scène, la poésie ne vous quitte pas.
Laurent Terzieff : Pour moi, le théâtre est poétique. S’il n’est pas poétique, il n’est pas du théâtre. Le comédien à un rôle important à jouer vis-à-vis de la poésie pure. Parce que tout vrai poète est en quête de quelque chose d’innomée, dont l’intelligibilité demeurera toujours problématique. Le principe d’incertitude s’applique aussi et surtout à la poésie. Pour moi, il n’y a poésie que lorsque, poésie pure et pas théâtre, un auteur, un poète donc, se sent dans l’obligation d’inventer une langue, qui résiste à la prose, pour traduire un regard sur le monde que le langage quotidien ne lui permet pas de transmettre. Autrement dit, le renouvellement de la pensée demande l’invention d’un style. Je crois que ce que reprochait Rimbaud à Baudelaire, qu’il admirait beaucoup par ailleurs mais il en voulait à Baudelaire de ne pas avoir inventé une forme neuve pour une pensée neuve, ou plutôt d’avoir coulé une pensée neuve dans un moule ancien. L’alchimie du verbe de Rimbaud, c’est peut-être aussi, je dis bien aussi, le détournement des mots de leur sens courant. Il faut faire dire au mot autre chose que ce qu’ils disent d’habitude. C’est Char je crois qui dit : « Les poètes savent faire surgir les mots qui savent de nous ce que nous ignorons d’eux ». Sartre dit une chose voisine, que je trouve très profonde et très vraie, il dit : « Les poètes, contrairement aux prosateurs, ne se servent pas des mots comme des signes mais comme des choses ». Je crois que c’est dans « Qu’est-ce que la littérature » qu’il dit cela. Il dit qu’à la limite, le poète ne se sert pas des mots, il les sert. Quand Rimbaud dit : « Ça veut dire ce que ça veut dire, littéralement et dans tous les sens », il veut peut-être dire aussi que le sens d’un poème, ou l’un des sens du poème peut échapper à son auteur et que le lecteur peut découvrir des vérités qui n’étaient spécialement dans les intentions du poète. Comme dit Éluard : « Donner à voir », c’est le tire de son recueil, effectivement, quand un poème donne à voir comme le souhaitait Éluard, il y a pluralité de sens. C’est peut-être pour ça, paradoxalement, que l’univers d’un poète est profondément solitaire, même si Rimbaud, encore lui, ou les Surréalistes, pour ne citer qu’eux, ont tenté de faire de la poésie un instrument de révolution sociale. N’empêche que l’univers du poète est profondément solitaire. C’est là que la transmission orale du poème, par le comédien, peut être une passerelle entre la solitude du poète et chacun de nous.
Olivier Schmitt : Qu’est-ce que peut apporter le comédien ? Cette oralité, justement, cette question que vous posez, qu’est-ce qu’il peut apporter ?
Laurent Terzieff : Il peut renouer quelque chose parce que la lecture de la poésie n’a pas toujours été silencieuse. Elle se lisait dans les salons, les boudoirs, se chantait dans les rues et dans les cours. De nos jours, l’oralité de la poésie participe à sa diffusion. Il me semble que les représentations poétiques touchent, depuis 5-6 ans à peu près, un public de plus en plus grand, qui découvre la poésie et du coup le chemin des livres, bien sur. Pour ça, il faut que le comédien ait bien défini, pour lui-même, les différents sens cachés du poème mais sans jamais vouloir les imposer à l’auditeur. Il faut essayer de faire en sorte que le poème, pendant la durée de la représentation, devienne la propriété de tous, et que le poète ne soit plus seulement le roi de ses pensées, pour parler comme Nerval mais qu’il quitte sa tour abolie et qu’il règne sur l’assemblée entière. Pour que le comédien soit véritablement un passeur et pas seulement un passeur ou un bien disant, comme on dit un peu péjorativement, il faut qu’il ait envie de nous transmettre le plaisir qu’il a lui-même éprouvé en découvrant le poème, même si cette découverte est ancienne. Alors, là, ça suppose, d’après moi, que le comédien ne devrait dire que les poèmes ou les poètes qui occupent une place privilégiée dans son esprit. Il faut que le comédien sache nous transmettre son émerveillement. C’est là le rôle du comédien, transmettre l’émerveillement. Que sa voix et sa diction devienne un paysage de mots d’où s’élève un chant avec son rythme, ses couleurs, ses silences, sans cela il n’y aurait pas de rythme, que ce paysage soit vraiment le lieu du poème où l’auditeur pourra se promener en toute liberté, en choisissant lui-même ses chemins, quitte à les tracer lui-même, quitte aussi à s’y perdre. Voilà ce que le comédien peut apporter à la poésie. Mais effectivement cela suppose un domaine assez élitaire dans son travail puisqu’au fond il ne peut dire, selon moi, que les poèmes qui sont vraiment un accident événementiel dans son parcours poétique.
Olivier Schmitt : La poésie, la tragédie, pour moi, l’idée d’une passerelle avec le cinéaste avec lequel vous avez travaillé, Pier Paolo Pasolini, qui était poète, dramaturge…
Laurent Terzieff : Très grand poète.
Olivier Schmitt : Romancier, auteur dramatique, auteur de scénarios et metteur en scène. Pouvez-vous nous raconter comment vous avez noué un lien avec lui ?
Laurent Terzieff : Je l’ai connu… C’était le premier film que je faisais en Italie. C’était Mauro Bolognini qui le tournait. Cela a été d’ailleurs le vrai départ de Bolognini, il avait fait un film auparavant qui s’appelait Les jeunes Maris, qui était un très joli film tout à fait dans la lignée du néoréalisme de l’époque, une très jolie comédie à la fois tendre, cruelle et grinçante, mais il s’est vraiment imposé auprès du public avec ce film là, La notte brava, parce que c’était la première fois que l’on faisait un film, on n’a pas pu le juger à sa juste valeur ici, qui parlait des dialectes romains, ça évidemment cela échappe. On peut dire même que cela a été un merveilleux film italien, qui est devenu un film français, avec le doublage, plutôt médiocre. On l’a doublé forcément puisque les deux acteurs principaux étaient français, Jean-Claude Brialy et moi, cela n’a pas fait l’objet d’une version originale, ce qui est une erreur monstrueuse. Donc, j’ai connu Pasolini à ce moment-là puisqu’on avait tiré le film de son roman, Ragazzi di vita. Pasolini à l’époque occupait une place dans la littérature, à Rome, qui était semblable à celle qu’a dû occuper Genet à une certaine époque. Il sentait le souffre. C’était un révolutionnaire, un empêcheur de danser en rond. C’était un grand poète et je ne crois pas que le roman était son expression majeure. À ce moment-là, il n’avait jamais fait de cinéma, je ne sais pas s’il avait lui-même l’idée de tourner un film. Je sais qu’il était très anxieux de voir comment se faisait un film. Il nous entraînait, Brialy et moi, dans la zone de Rome, pour nous montrer ce qu’étaient ses personnages. Il avait raison d’ailleurs, c’était tout à fait édifiant.
Olivier Schmitt : Terrifiant même peut être, non ?
Laurent Terzieff : Pardon ?
Olivier Schmitt : Peut-être même terrifiant même.
Laurent Terzieff : Terrifiant, oui. Les endroits qu’il nous montrait étaient épouvantables. C’était un type extrêmement communiquant. On passait des nuits entières à parler politique. Je me souviens que l’on avait rendez-vous le matin - j’avais demandé à Jacques-Laurent Bost, qui était très proche de moi, justement de contrôler un peu la version française, la traduction des dialogues – il arrivait aux séances de travail vraiment très marqué, on pensait qu’il avait passé des nuits très, très mouvementées. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à cela quand il est mort. Que faisait-il de ses nuits ? Quand je l’ai retrouvé dans Médée, metteur en scène consacré, c’était au contraire quelqu’un d’assez retenu, comme si de façon prémonitoire, il se rendait compte qu’il n’avait plus beaucoup de temps à vivre. Il réservait ses énergies. Il communiquait très peu. Il réservait ses énergies pour témoigner. Par exemple, si on lui demandait son avis, si les médias lui demandaient son point de vue, alors là, il se mobilisait. Dans l’amitié, il avait comme ça sa vie familiale qu’il s’était créée avec la mère de son fiancé, il y avait très peu de gens qui entraient dans son milieu. Je comprends très bien ce qu’il avait d’anxieux quand il découvrait le cinéma avec La notte brava, il avait envie de faire son cinéma à lui. Je crois qu’au fond Pasolini n’aimait pas forcément le cinéma, il aimait son cinéma, sans ça, je crois qu’il aurait commencé beaucoup plus tôt.
Olivier Schmitt : Médée, c’est un film qui a été plus ou moins bien accueilli. Mais je pense que pour un acteur c’est un moment important dans sa carrière. Une distribution assez fantastique, votre personnage, c’était le Centaure…
Laurent Terzieff : Centaure.
Olivier Schmitt : Je m’amusais d’ailleurs en venant parce que je n’avais pas fait attention au Centaure posé par César sur la petite place et nous allons parler de Médée. Vous vous souvenez du tournage, de vos camarades ? Vous vous souvenez de ce personnage ?
Laurent Terzieff : Oui, je me souviens de la Diva, qui était tout à fait extraordinaire. Elle était d’une gentillesse ! Vis-à-vis de Pasolini, elle était une petite élève du conservatoire. C’était très touchant de la voir…
Olivier Schmitt : Vous parlez de Maria Callas ?
Laurent Terzieff : Maria Callas, bien sûr ! Elle gardait un comportement de chanteuse. Quand elle cherchait son manuscrit elle disait : dovera partita ( ?) et son partenaire, Jason, elle l’appelait : le Ténor. C’est très curieux. Mais je trouve qu’elle est remarquable dans le film. Elle apporte. C’était très intelligent de la part de Pasolini de l’avoir choisie, il s’est servi de toute la mythologie qu’elle incarnait. Elle ne chante pas dans le film, heureusement, c’est très bien mais elle apporte toute la mythologie qu’elle a mise dans l’opéra et ça, c’est assez étonnant. C’est dommage que le film n’ait pas eu le succès commercial. Il a eu un énorme « succès d’estime », comme on dit, mais il n’a pas eu un succès commercial, c’est dommage parce que ça a contrecarré la carrière de Pasolini parce qu’il était sur le point de faire d’autres films. J’avais avec lui ce projet merveilleux d’une vie de Saint-Paul, qu’il n’a pas pu faire parce qu’il n’a pas trouvé de producteur qui lui fasse confiance financièrement, malheureusement. Du coup, il s’est branché sur les Boccaccio et tout ça. C’est dommage parce que je pense qu’il avait quelque chose à dire. S’il avait choisi le chemin de Saint Paul, il aurait peut-être trouvé peut être, sinon Damas, d’autres choses. Je veux bien que Salò soit un grand film, bien sûr, mais… Voilà ! Dommage que cela n’ait pas marché !
Olivier Schmitt : Vous avez tourné la même année, je crois, un autre film italien, de Sergio Citti qui s’appelle Ostia, qui se termine mal, évidemment quand on parle de Pasolini et d’Ostie, il y a une résonnance très forte et dramatique. Il y a un grand débat, essentiellement français et italien mais qui a secoué le monde de la culture et des arts sur sa mort, certains affirmant que c’était une mort politique et qu’il a été tué pour des raisons politiques…
Laurent Terzieff : La Mort politique de Pierre Paul…
Olivier Schmitt : D’autres disant simplement qu’il était mort comme il avait vécu, assassiné par une brute après peut-être, on le souhaite pour lui, quelques instants de plaisir… Qu’est-ce que vous pensez de cette fin-là ?
Laurent Terzieff : D’abord pour ce qui est d’Ostia, effectivement, je l’ai tourné presque en même temps parce qu’en fait Pasolini m’a fait presque un chantage amical. Il est cosignataire du film Ostia, pour être tout à fait exact, il avait fait le scénario, il a monté le film. Citti était son complice de toujours, il avait l’avait imposé comme conseiller technique dans La notte brava, je me souviens. C’était donc son assistant de toujours, avec son frère qui avait joué au début, Franco Citti, l’acteur qui jouait mon frère dans le film, tué à coups de barre de fer sur la plage d’Ostia. Franco me l’a confirmé quand je lui ai fait part de cette chose incroyable, il m’a dit : détrompe-toi, c’était à dix mètres près de l’endroit où lui-même a été assassiné. On a tourné la scène là. C’était… Là aussi il y a quelque chose de prémonitoire.
Olivier Schmitt : Votre carrière italienne, on en a parlé, a commencé avec La notte brava de Mauro Bolognini, elle a rebondi, mais ça c’est un mauvais souvenir pour vous, avec Vanina Vanini, un an ou deux plus tard. Je parle du film et du tournage, je crois que les conditions du tournage vous ont beaucoup fatigué et choqué à l’époque.
Laurent Terzieff : Oui et non. Je crois que c’est un film que je suis très fier d’avoir fait. Je l’ai revu il n’y a pas très longtemps à la télévision, parce que la télévision a eu la bonne idée d’aller chercher la version originale, le montage original tel que le voulait Rossellini. Je dois dire que je fais amende honorable parce que quand Rossellini a boudé la projection du film à Venise, j’ai cru que c’était une espèce de façon comme ça de se retirer sur la pointe des pieds parce que lui-même n’aurait pas été satisfait de ce qu’il avait fait. J’avais absolument tort. Le film est un chef-d’œuvre et effectivement en truquant le montage on avait émasculé le film. C’est tout à fait net dans mon esprit. Je suis très content, vis-à-vis de la télévision d’avoir l’idée de faire ça, voilà un exemple où la télévision a aidé le cinéma de façon formidable. Ce qui s’est passé, c’est que le tournage a été très long, il a duré deux fois la durée prévue, et j’ai raté une chance de plus de travailler avec Vilar à ce moment là, c’était Rose rouge pour moi. Non, j’ai plutôt un bon souvenir artistique, évidemment sur le plan de l’humeur c’est autre chose, c’est un film assez éprouvant. C’était très, très gratifiant de voir Rossellini tourner, c’est un très grand. C’était surtout merveilleux de voir la rencontre de ce grand artiste humaniste italien avec Stendhal, le Stendhal amoureux de l’Italie. Il y avait une symbiose, une fusion extraordinairement riche. Mais, malheureusement, on avait très peu de contact avec Rossellini. Je crois qu’on s’aimait bien tous les deux mais il fait partie de ces Italiens terriblement hétérosexuels qui me font penser un peu à ce que disait l’attitude de Sartre vis-à-vis des hommes. Sartre disait qu’il ne se sentait bien qu’avec les femmes et qu’il trouvait par contre les hommes comiques, comiques parce que voulant signifier, voulant faire, voulant s’affirmer, etc. Je pensais un peu à ça avec Rossellini. Effectivement, je n’ai vu Rossellini s’intéresser qu’une fois à un homme, c’était Truffaut. Ça, c’est indiscutable. Il avait un amour pour Truffaut, un contact avec Truffaut qui était extraordinaire. Mais la compagnie des hommes l’ennuyait prodigieusement. Alors, il donnait beaucoup de soucis à son directeur de production bien sûr parce qu’il avait un côté patriarche, il avait semé des enfants un peu partout, il avait différents îlots familiaux et il visitait ça, il allait dormir chez l’un et chez l’autre. Il y avait les enfants de Bergman, les enfants de ceci, les enfants de cela et le directeur de production le matin ne savait jamais où le trouver, quelquefois il ne le trouvait pas. J’ai eu quelques petites réactions épidermiques à l’époque contre lui parce que très souvent il est arrivé qu’on se retrouve à 100 kilomètres de Rome avec une centaine de figurants, ce qui n’est pas rien, j’ouvre une parenthèse, je n’ai pas de respect pour l’argent en soi mais j’ai un certain respect pour l’argent qui est investi dans la chose artistique, et là vraiment je trouvais que c’était du gâchis parce qu’il téléphonait à 3H de l’après-midi en disant : comment est le ciel ? En lui disait : è grigio et alors il répondait : ( ?) et il ne venait pas tourner ce jour-là. C’est dommage et c’est dommage pour lui-même aussi parce que après il n’a plus vraiment… il a prétendu que ça ne l’intéressait plus, il a fait un autre film et après il n’a plus trouvé d’argent pour faire des films de fiction, après il a fait des films pour la télévision, des films humanistes.
Olivier Schmitt : Votre carrière italienne continue, je sais que vous n’aimez pas le mot carrière mais je n’ai pas trouvé de remplacement, disons votre chemin, votre promenade, ou votre...
Laurent Terzieff : Mon épopée.
Olivier Schmitt : Votre épopée italienne continue et on arrive à un livre d’abord, qui est devenu un film, qui a beaucoup marqué les esprits, c’est Le désert des Tartares de Valerio Zurlini, quels souvenirs de ce moment-là ?
Laurent Terzieff : Dans l’ensemble un très bon souvenir. Je suis très content, en général autour de moi on aime beaucoup ce film et j’en suis ravi, parce que Zurlini pour moi est un grand artiste. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec l’adaptation. Le désert des Tartares est un, s’il fallait absolument lui coller une étiquette, roman métaphysique, comme le Procès est un roman métaphysique, mais il a une oreille kafkaïenne ce roman. Ça rejoint un peu ce qu’on évoquait à propos de Becket, il y a la chose et le derrière de la chose. Le désert des Tartares, le roman est une histoire très quotidienne, la vie de tous les jours et Zurlini, dans son adaptation, à mon avis, a commis l’erreur de donner des équivalences à ce qui n’étaient que des signes, il n’est pas le seul à faire cette erreur, à mon avis Welles l’a fait justement avec le Procès de Kafka, évoquer la bombe atomique, évoquer le nazisme mais non, c’est ça et c’est mille choses, c’est réducteur de donner des équivalences, ce qui est riche dans un signe c’est que ça peut être mille choses, c’est la chose et c’est mille choses en même temps ; et puis aussi peut-être un côté un petit peu esthète et esthétisant également et guindé qu’il y a dans Le désert des Tartares, Zurlini est sorti de la cuisse de Visconti et ce n’est pas pour rien.
Olivier Schmitt : Est-ce que ce n’est pas cela qui vous frappe peut-être, je ne le sais pas vous, allez me le dire, toujours préférer le théâtre au cinéma, c’est que l’esprit est plus ouvert, l’imaginaire est plus sollicité que le cinéma ? L’écran de cinéma, le cadre de la caméra ferment un tout petit les sens, vous qui n’aimez pas ça qu’on ferme les sens d’un texte, des mots, est-ce que cela ne sera pas votre reproche éternel à ce genre artistique là ?
Laurent Terzieff : Pour moi en tant qu’acteur, oui, pas en tant que réalisateur mais en tant qu’acteur, sûrement. Puis aussi, justement je continue sur Le désert des Tartares, quelque chose qui répond encore mieux à votre question, voilà c’est le type même de film que je n’aime pas faire, du moins dans un certain secteur de moi-même. Dieu sait si le personnage était intéressant, c’est un des plus beaux personnages du roman, mais c’est un collectif de personnages et au cinéma cela se traduit par un tournage assez long, ça, je n’ai rien contre mais dans lequel l’acteur joue très peu, il fait très peu son métier, mais comme il est dans un collectif, il est toujours dans le champ, là, là, en amorce etc. je m’étais amusé à comptabiliser le nombre d’heures dans une semaine où j’avais eu vraiment l’impression de faire mon métier de comédien, la moyenne était de deux heures par semaine. Pendant deux heures par semaine j’avais fais un métier de comédien, c’est-à-dire jouer la comédie, le reste du temps eh bien voilà… Et je m’étais aperçu qu’autour de moi, les acteurs trouvaient ça assez bien, ils parlent de ce qu’ils font à Rome, de ce qu’ils ne font pas à Rome, de là où il faut manger, s’habiller, etc. Ils avaient des discussions passionnantes là-dessus, moi forcément, je m’ennuyais un petit peu. À propos du Désert des Tartares, j’avais accepté le rôle aussi parce qu’il y avait la scène de la fin où le personnage que je joue meurt en jouant aux cartes dans cette expédition dans la montagne, dans le froid, ça a été d’ailleurs assez bien rendu à l’image. Avec quelqu’un qui le déteste, son inférieur d’ailleurs en terme de grade, qui l’oblige à jouer aux cartes et lui, il répond à se défi et il meure en jouant aux cartes, c’est une scène sublime à jouer. Cette scène, Zurlini adit qu’on ne peut pas la faire en décor naturel, jusque là on était dans les Abruzzes, cette scène-là on va la faire en studio. On s’est retrouvé à Cinecittà avec un décor en carton-pâte, comme il y avait la tempête on balançait des espèces d’énormes popcorns pour faire la neige, je n’entendais même pas le metteur en scène dire « moteur » parce que les ventilateurs faisaient un tel bruit qu’on n’entendait rien du tout, on hurlait notre texte, puis même l’image c’était impossible parce qu’on recevait des popcorns et qu’en plus l’opérateur s’était trompé dans son axe de lumière par rapport au raccord réel en extérieur, on a jeté la scène. La scène a été coupée, voilà, c’est le cinéma !
Olivier Schmitt : Triste histoire. Pour rester dans le monde du cinéma, de la poésie, de l’art absolu, un autre de vos metteurs en scène, fut Luis Buñuel, comment s’est fabriquée la rencontre ? Comment s’est fabriquée l’alchimie entre vous ?
Laurent Terzieff : L’alchimie, oui, très bon mot en ce qui concerne Buñuel. De la façon la plus banale qui soit, on lui avait parlé de moi, de l’expérience que j’avais et il m’avait demandé une photo, je crois que c’est une photo du genre photomaton, j’ai su par la suite qu’il l’avait gardée dans son portefeuille. Je crois qu’il cherchait des ondes par cette photo et puis quelques jours après, il m’a dit : on va travailler ensemble. Je crois qu’il y a eu ce contact alchimique avec la photo. Ah, c’était un personnage passionnant. [… il manque probablement quelques secondes] il est entré en scène d’une certaine façon, Buñuel pas du tout, Buñuel c’était une espèce de naturel extraordinaire. Ce qui était très étonnant à voir, c’était qu’il avait son scénario, il suivait entièrement son scénario, on dira le cinéma c’est ceci, le théâtre c’est cela, il y a mille façon de faire du théâtre, il y a mille façon de faire du cinéma, Welles disait, à l’image d’ailleurs, je l’ai entendu, il le disait dans un film qui lui était consacré : « n’importe qui peut faire des films, n’importe qui peut dire « moteur » mais c’est au montage qu’on voit le metteur en scène », Buñuel s’inscrit en faux ; il m’amusait, une fois au bout de trois semaines de tournage, il me prend par le bras et me dit : vous savez, - je n’essayerai pas d’imiter son accent, c’était très savoureux - il paraît que vous êtes très bien dans le film. Je lui ai dit : oui, je suis ravi mais pourquoi « il paraît » ? Il me dit : parce que c’est la monteuse qui me l’a dit. Il n’allait pas voir le montage du tout, il ne voyait pas les rushes. J’avais tout de suite compris que ce film c’était un film à clés et il ne fallait pas surtout avoir de discussion de fond là-dessus, avec lui. Il me dit un jour : vous connaissez –il me citait un acteur qui tournant- cet acteur ? Il vient de me dire qu’il avait enfin compris la psychologie de son personnage, quelle horreur !
Olivier Schmitt : Vous avez été souvent au début de votre carrière l’interprète des autres, sous la direction d’autres metteurs en scène puis plus rarement, au fur et à mesure que le temps passait, vous êtes devenu vous-même metteur en scène et vous avez moins accepté les invitations à vous fondre dans d’autres groupes, dans d’autres troupes. Cela dit, il y a quand même eu quelques grands rendez-vous avec quelques grandes figures de la mise en scène de ce demi-siècle, la première d’entre elles qui me vient à l’esprit est peut-être Peter Brook, en 1963, cela se passait à l’Athénée et vous jouiez la pièce d’un auteur contemporain anglais, John Arden, Le Sergent Musgrave. Qui était Peter Brook à cette époque-là ?
Laurent Terzieff : Il était à l’époque très imprégné des théories de Stanislavski. Je crois, d’après ce que j’avais su, il avait un petit peu évolué sur ce plan là, mais c’était tout à fait passionnant. Il avait fait aussi les décors. C’était une pièce très étonnante, elle plaisait beaucoup à Adamov, cette pièce, elle l’a considérablement marqué parce qu’au fond c’est la pièce qu’Adamov aurait aimé écrire, c’est une pièce qui conjugue un petit peu ce qu’a essayé de faire Artaud avec son Théâtre de la cruauté et en même temps une conscience politique, un combat politique tout à fait évident. C’est une pièce de tendance pacifiste, qui avait un troisième acte absolument extraordinaire, une espèce de lyrisme incantatoire. Ce qu’il y avait d’étonnant aussi dans cette pièce, c’est que tout un village vivait, il y avait une espèce de champ immense d’une communauté qui vivait, qu’on sentait, et ça, Peter Brook l’avait remarquablement exprimé, dans sa mise en scène.
Olivier Schmitt : Est-ce qu’il avait déjà mis en place ce qui allait faire sa marque de fabrique dans les années qui suivraient, c’est-à-dire cette manière collégiale, collective de créer ses spectacles et cette conversation constante avec l’acteur ?
Laurent Terzieff : Ah, oui, ça existait déjà. Ah, oui, bien sûr, il ne s’exprimait comme ça qu’en dehors du travail, presque en dehors des plateaux, le travail se faisait par discussion. Un petit peu aussi, à l’époque, comme il était très stanislavskien, par manipulation psychologique sur les acteurs, ça m’avait frappé.
Olivier Schmitt : Un peu plus tard, le temps passe et on remonte dans le temps et on arrive à un autre nom, un autre grand de la scène française et internationale, de cette période, c’est Jorge Lavelli. Vous travaillez avec lui, sur un texte de Boulgakov, L’Île pourpre, 1973, et cela se passe au Théâtre de la Ville.
Laurent Terzieff : Oui. Ce que j’aime beaucoup chez lui, c’est cette tendance, cette obsession de provoquer chez le public l’émotion, le rire, la peur, de façon sensorielle, et sans jamais tenir compte de la raison. Et ça, c’est typique de sa génération de metteurs en scène sud-américains qui sont venus avec lui et qui travaillaient à l’époque, dans les années 60, autour du Théâtre des Nations. Évidement, ça peut être trop esthétisant, trop formel, mais il a beaucoup évolué sur ce plan là, notamment pendant les années de La Coline. Il a énormément évolué, le côté formel et esthétique s’est beaucoup gommé. Pour moi, c’est par excellence le metteur en scène surréaliste. D’ailleurs, ce qu’il essaye de faire par les sens et en dehors de la raison, cela pourrait être une définition du surréalisme.
Olivier Schmitt : Trois plus tard, 1976, vous retrouvez le théâtre d’Arthur Adamov, dans un montage de textes fait par Roger Planchon, une autre figure importante par son engagement artistique, ses engagements politiques, par ses engagements au service du théâtre et à la reconnaissance du théâtre, quel souvenir vous laisse Roger Planchon ?
Laurent Terzieff : Pour moi, Roger Planchon est peut être le metteur en scène le plus – on ne va pas donner des plus et des moins – complet que je connaisse, en tout cas avec lequel j’ai travaillé, il maitrise toutes les composantes du théâtre : il maîtrise le texte, il est auteur lui-même et pas des moindres, il maîtrise l’organisation de l’espace, le mouvement dans l’espace et la direction d’acteurs. Et ça, il le fait d’une façon tout à fait magistrale. Je crois que c’est un de ceux qui a le mieux retenu la leçon de Brecht, qui a été une espèce de révolution, comme chacun le sait, quand il est venu avec le Berliner Ensemble, et même un peu avant d’ailleurs. Il faut quand même préciser que c’était Jean-Marie Serreau qui avait amené les pièces de Brecht et Jean Vilar aussi, qui avait monté Mère Courage, mais avant lui, Jean-Marie avait monté L’exception et la règle, que j’avais joué avec lui d’ailleurs. Planchon a le mieux utilisé les leçons de Brecht, qui était le premier à l’époque, il faut bien le rappeler aussi, à s’interroger sur la pratique théâtrale et à avoir une réflexion sur la dramaturgie, après la guerre, et Roger a très bien compris qu’il y avait, parallèlement à l’écriture d’un texte, une écriture dramaturgique qui était aussi importante que l’écriture du texte. Ce qu’il y a de merveilleux chez Roger, c’est qu’il sait, en sortant de chacun de ses spectacles, il y a un souffle et aussi une conscience du temps à laquelle je suis personnellement très sensible. On a l’impression d’un grand voyage dans le temps, à chaque spectacle de Roger, on vit ce présent réinventé dans sa seconde et en même temps il s’additionne, s’additionne, et quand on sort de son théâtre on a l’impression d’avoir fait un long voyage dans le temps et dans l’espace. Si vous voulez, c’est un metteur en scène qui a, à mon avis, le sens du théâtre épique, poussé à un point très, très fort.
Olivier Schmitt : Quelques années plus tard, le parcours continue, et là, celui qu’on a eu coutume d’appeler pendant un temps un enfant terrible de la mise en scène en France, un metteur en scène philosophe, André Engel, qui vous emmène dans une aventure assez singulière, alors là on sort de la convention du lieu théâtral et on s’en va en banlieue parisienne…
Laurent Terzieff : Ça, c’est un merveilleux souvenir. C’était très, très belle rencontre, avec Engel. Ce qui est fascinant avec lui, c’est qu’on travaille à la fois là aussi avec un metteur en scène et avec un auteur. Il est vraiment auteur du spectacle même s’il se sert de matériaux d’écrire d’autres que lui-même il est l’auteur du spectacle. On a loué cette espèce d’ancienne usine Kuhlmann, on y avait fait des travaux, on y avait fait une énorme piscine, le public était accueilli Gare du Nord. On avait rouvert une petite ligne de la SNCF, qui ne marchait plus depuis des décennies, le public, qui était limité volontairement à 100 personnes, prenait place dans ce train, il arrivait dans la Plaine Saint Denis, où il y avait cette usine. Les acteurs les accueillaient et ils partaient pour un grand voyage poétique. C’est un spectacle tout à fait magique, je serai incapable de le décrire mais c’était de la magie. D’ailleurs, il y avait des moyens de magie, il faisait disparaître toutes les femmes du public en un clin d’œil comme ça ! Il avait fait appel à un magicien professionnel mais c’était…
Olivier Schmitt : C’est un spectacle qui s’appelait Dell’inferno, de quel enfer s’agissait-il ?
Laurent Terzieff : Celui de Dante, bien sûr, mais il y avait Ovide, du Rilke, c’était de Pautrat le montage de texte.
Olivier Schmitt : Et vous, vous étiez une sorte de guide ?
Laurent Terzieff : De guide, de meneur de jeu, j’entrainais les gens dans une sorte de voyage, voilà, le guide.
Olivier Schmitt : Un autre aspect de vos engagements, c’est la rareté de votre compagnonnage avec les textes classiques mais pourtant vous avez fait quelques exceptions à votre règle, à votre crédo même, j’ai envie de dire, de servir le répertoire contemporain : un, très jeune et anecdotique, vous êtes au lycée Buffon, vous avez 12 ans, vous jouez Molière, Pourceaugnac,…
Laurent Terzieff : Oui.
Olivier Schmitt : Un peu plus tard Nicomède de Corneille…
Laurent Terzieff : C’était Villégier, je crois d’ailleurs…
Olivier Schmitt : Avec Villégier… Et, encore plus tard, Richard II. Pourquoi ces deux ou trois anicroches à votre engagement ?
Laurent Terzieff : Pour ce qui est de Nicomède, j’avais envie en tant qu’acteur d’abord de travailler au TNP. C’était un projet et c’était chez moi le désir d’aborder le théâtre épique en tant qu’acteur. Et pour moi, Nicomède est une pièce tout à fait épique. Puis, par la suite, il y a eu Henri IV, de Pirandello, parce que je pense que Pirandello est à la base du théâtre contemporain, bien sûr, pour différentes raisons. D’abord, dans Henri IV, il y a à peu près tous les thèmes pirandelliens. Il arrive que certains auteurs se résument tout entier dans une pièce, c’est un peu le cas Henri IV, on retrouve tous les thèmes de Pirandello : la non permanence de l’être, sa discontinuité, le jeu de la vie et de la comédie, et aussi l’idée que l’imaginaire est plus vrai que la vie réel. Et ça, c’est tout à fait inscrit dans Henri IV où le personnage principal quitte l’univers historique pour rentrer dans celui de l’imaginaire. Il y a aussi dans Pirandello un tournant capital dans l’évolution du théâtre, c’est-à-dire le rejet du déterminisme psychologique. Il est vraiment le grand dramaturge à avoir perçu ça, peut-être avec Gogol, et Gogol plus dans le roman que dans son théâtre, comme dans son théâtre aussi d’une certaine façon, avoir pris conscience que l’on n’est pas un mais qu’on est mille, c’est d’ailleurs le titre d’une de ses pièces, à peu près. Gogol l’a très bien compris dans Les âmes mortes qu’avait montées Planchon, dans l’adaptation d’Adamov d’ailleurs. Le personnage de Tchitchikov peut très bien se réveiller intelligent le matin, abruti à midi, cynique à 6h du soir, ambitieux à 11h, etc. on retrouve ça dans le théâtre de Pirandello, cette discontinuité de l’être. Et il y avait dans Henri IV quelque chose qui venait justement de Richard II, que j’ai joué aussi parce que dans Henri IV il y avait des accents de théâtre épique qui m’ont rappelé Shakespeare. Je crois que Richard II est une des pièces, peut-être la pièce, que je préfère dans Shakespeare. Je crois que si Hamlet est la bible de la conscience existentielle, Richard II ça en est l’Évangile et en même temps c’est terriblement moderne, ça annonce le théâtre contemporain, ce que cherchait Artaud dans le théâtre, par exemple ce personnage puéril, infantile, agaçant, caractériel pour qui le rêve pur et stérile vaut mieux lui aussi que la réalité, comme dans Pirandello, mais que les autres, l’histoire condamnent, rappellent à l’ordre et lui renvoient l’image de ce qu’il doit être vraiment. Tout cela nous mène à un thème qui est celui de la dépossession et dans lequel on se retrouve tous. Le fait que Richard II soit un roi, qu’il soit dépossédé de ses attributs monarchiques, royaux, rend encore plus visible, enfin visible, je dirais même terriblement visible, cette perte de l’identité qui le caractérise. Ce qu’il y a de profondément bouleversant dans Richard II, c’est que pendant la scène de la dépossession, quand il se regarde dans le miroir, - un miroir de plus – il constate que son visage n’a au fond pas changé, se rides ne sont pas plus profondes, il n’est plus roi et le monde ne s’est pas effondré pour autant. Donc, la couronne n’était qu’une illusion. Il n’aura plus qu’à renouer avec l’imaginaire dans la cellule de sa prison, en jouant de multiples personnages en un seul personnage jusqu’à ce que la mort évidemment vienne mettre un terme à son goût pour l’imaginaire.
Olivier Schmitt : Vous teniez à parler de Diderot, l’un des rénovateurs du théâtre, l’auteur d’un texte toujours appris, toujours commenté, toujours mystérieux, toujours difficile, qui s’appelle Le paradoxe sur le comédien. Qu’est-ce que vous inspire ce texte ?
Laurent Terzieff : Quand Diderot exige du comédien qu’il récuse les mouvements de sa sensibilité au profit de ce qu’il appelle le sang-froid, je ne suis pas d’accord, je ne peux pas le suivre. Quand il parle de contrôler les effets de sa sensibilité, là je suis d’accord. En fait ce qui fait scandale encore aujourd’hui auprès d’un grand nombre de comédiens, c’est l’affirmation de Diderot que le comédien n’adhère pas aux émotions qu’il exprime et communique au public. Diderot dit qu’il ne faut pas jouer dame ( ? dernier mot incertain). Il dit ça je crois d’une certaine Anne Dumésnil qui devait être une comédienne très impulsive. [1] Il s’agit selon Diderot d’imaginer un grand fantôme – j’aime bien le terme, un grand fantôme, on pourrait trouver ça à des élèves de Stanislavski – plus précisément il dit un modèle idéal et de le copier avec génie, sans pour autant bien sûr se laisser prendre au jeu de l’émotion et de la sensibilité. Je me suis toujours demandé si ce terme de modèle, qu’employait également Bresson, pour désigner les acteurs non professionnels qui lui servaient d’acteurs justement pour ses films, ne venait pas de Diderot, vous savez l’acteur il l’appelle le modèle. On pense aussi à Brecht d’ailleurs avec sa fameuse théorie de la distanciation. Je crois que paradoxe pour paradoxe, je préfère ce que disait Copeau quand il disait qu’on ne possède pas un personnage, on est possédé par lui. Je trouve ça très, très vrai, très juste. On dit souvent « entrer dans la peau de son personnage », mais je ne crois pas qu’on entre dans la peau d’un personnage, je crois que c’est plutôt le personnage qui se présente au comédien et qui lui demande tout ce dont il a besoin pour exister, à ses dépends, et qui finalement le remplace dans sa peau. Il ne suffit pas de savoir, d’avoir compris du personnage, de savoir des tas de choses, si bien sûr pourquoi pas, mais il faut en même temps une certaine vacuité, une certaine ouverture qui permet au comédien, ne serait-ce que par le pouvoir logomachique des mots, en lequel je crois beaucoup, de laisser le personnage prendre sa place comme un parasite, se laisser parasiter par le personnage. Je trouve que Copeau à mille fois raison « on ne possède pas un personnage, on est possédé par lui ».