Laurent Terzieff est né en 1935. Homme de théâtre, il dirige, à ce jour, sa propre compagnie. Cet entretien a été réalisé, à Paris, en octobre 2000.
Laurent Terzieff : Pour moi, faire du théâtre c’est détourner ou exploiter, je ne sais pas, l’instinct ludique qui est en chacun de nous. Le ludisme est à la base non seulement du genre humain mais aussi du règne animal dans son ensemble : les enfants des animaux jouent, pour apprendre à se défendre, à trouver leur nourriture, les enfants des hommes jouent aussi, ils jouent non seulement pour développer leurs réflexes fondamentaux d’observation, de perception mais aussi tout simplement leur psychisme, leur affectivité, leur subjectivité. Les enfants jouent pour essayer de comprendre la vie, certains ne s’en remettront jamais, en tout cas, ils jouent pour apprendre à vivre, c’était mon cas, comme pour tout le monde. Et je crois qu’à un degré plus développé, plus adulte, plus spécialisé du moins du ludisme et de l’instinct ludique, il y a ce que l’on appelle le théâtre. Je crois que c’est parce que le monde – comme chacun le sait – se présente d’abord à l’homme comme l’ensemble de nos représentations que c’est justement par le mot représentation qu’on défini une manifestation théâtrale. Un jour, un être humain s’est précipité au milieu d’un cercle, il est monté sur une chaise, sur une table, il s’est mis à raconter une histoire à ses copains, à ses proches, qui se trouvaient là, et en s’identifiant aux différents personnages, qu’il évoquait dans son récit, en les incarnant, en les représentant, et en se donnant ainsi en spectacle comme ça, il a donné ce qu’on appelle une représentation théâtrale pour faire rire, pour émouvoir, pour communiquer, pour partager, pour dénoncer, mettre en garde, par exhibitionnisme, histrionisme ou quoi que ce soit qui dérive, découle ou relève des désirs de s’affirmer par rapport aux autres ; qui sait ? Peut-être un peu tout ça, mais peut-être aussi – et c’est là que pour moi cela devient plus intéressant, en tout cas je crois que c’est pour ça que je fais, moi, du théâtre – grâce au miroir d’existence que le public donnait à son jeu, son action, pour mieux considérer son histoire, la mettre en perspective, en dévoiler les apparences en la reconstituant, - comment dire ? – en menant sa propre enquête sur ce qui peut être perçu derrière et au-delà des apparences ; et par là, peut-être – peut-être, enfin on peu toujours rêver – inconsciemment, de façon utopique, en tout cas de façon aléatoire, problématique, tenter de débusquer une partie plus ou moins grande de ce que l’on peut percevoir de notre représentation du monde, puisqu’il existe bien, il y a une représentation extérieure à nous même, ou plutôt il existe bien une réalité extérieure à nos représentations, comme l’affirme je crois Descartes, non seulement il l’affirme mais il le démontre d’ailleurs, laborieusement mais enfin génialement quand même, il le démontre, je crois dans sa Méditation VI. J’ai envie de dire que de même que l’homme est le moyen par lequel les choses se manifestent, à travers sa perception, plutôt à travers sa conscience bien sûr, de même le théâtre peut être un moyen donné à l’homme pour aller plus avant dans sa perception du monde en lui donnant ce qu’on pourrait appeler, je ne sais pas, au risque de faire sourire certains, un troisième œil de visionnaire. En tout cas, plus simplement, pour moi, faire du théâtre, c’était, et c’est toujours je crois, se mettre à l’écoute du monde, essayer d’en être plus ou moins la caisse de résonnance. J’ai été un garçon plutôt introverti, je crois que le théâtre, en partie, m’a guéri de cette introversion en me faisant accepter, en intériorisant d’ailleurs, l’image d’un monde, qui me semblait hostile, en même temps que j’extériorisais un monde intérieur, qui m’habitait et qui pesait un peu trop lourdement sur ma poitrine d’adolescent. En tout cas, c’était, et ça l’est toujours, la possibilité pour moi de tendre au public un miroir, qui reflète une partie plus ou moins grande de l’histoire de la vie des hommes, mais, selon moi, à travers l’expérience du langage, je dirais même à travers l’expérience sans cesse renouvelée du langage. Je sais que beaucoup de gens de théâtre, - pas beaucoup de gens, certains gens de théâtre – et non des moindres, refusent l’idée du miroir en tant que métaphore du théâtre, parce qu’ils s’imaginent qu’elle véhicule une image naturaliste du théâtre, je pense notamment à Stéphane Braunschweig, pour qui j’ai beaucoup d’admiration. Braunschweig dit qu’il préfère interroger le réel par rapport au théâtre, ou plutôt, si j’ai bien compris ses propos, soumettre la réalité à la théâtralité, mais pour moi, la théâtralité, c’est le miroir, seulement, il y a les bons et les mauvais miroirs, il y a miroir et miroir, d’abord il y a les miroirs avec ou sans tain – laissons de côté le voyeurisme – mais un miroir qui s’exprimerait à travers le filtre d’une écriture signifiante du langage, risque de nous étonner de ce qu’il réfléchit, dans le bon sens, et d’en être étonné lui-même d’ailleurs : en révélant ce qu’il y a derrière les apparences, il nous fait pénétrer à l’intérieur de lui-même, il en reviendra peut-être déformant, déformé, mais en tout cas révélateur, ou bien il deviendra le miroir devenu fou du théâtre de Pirandello, ou le miroir qui va piéger la conscience du roi dans Hamlet, ou le miroir dans le miroir, comme dans le théâtre de Marivaux, où les maîtres se regardent, prennent des pauses devant la glace, et les valets les regardent prendre des pauses et les imitent, etc., ce qu’avait d’ailleurs merveilleusement mis en valeur Roger Planchon dans ses mises en scène de Marivaux des années 60. Je n’oublie pas non plus que Jean Genet, qu’on aime ou qu’on n’aime pas, qu’on accepte ou que l’on refuse mais qui est là et dont il faut bien tenir compte, a fondé presque tout son théâtre sur une théorie du reflet, qui d’ailleurs n’est pas incompatible avec la théorie de la réflexion, qui est fondamentale chez Brecht. On l’entend bien d’ailleurs par les mots : reflet, réflexion, réfléchir. Les mots parlent d’eux-mêmes. Si dans un voisinage aussi proche les mêmes mots s’appliquent aussi bien à l’homme qu’au miroir, c’est parce, que je crois, le miroir symbolise d’une certaine façon – je dis bien d’une certaine façon – d’une façon inégalée, voire indépassable, le symbole de la manifestation de l’homme dans sa volonté créatrice de représentation du monde, on y revient toujours, quand l’homme dialogue avec la réalité perçue, quand il l’interroge, quand il en rend compte, quand il… je pense à ce merveilleux poème de Rilke :
MiroirsMiroir, jamais encore savamment l’on a ditce qu’en votre essence vous êtes.Intervalles du temps,combles de trous, tels des tamis.Vous gaspillez encore la salle videau crépuscule, profonds comme un bois.Et le lustre traverse ainsi qu’une ramurede cerf votre aire inaccessible.Vous êtes quelques fois pleins de peinture.Beaucoup semblent passés en vous, —d’autres, vous les laissiez aller, farouches.
Si on prend la métaphore dans cet esprit-là, on ne risque pas de se rencontrer, de se trouver nez-à-nez avec la photo peinte de la réalité dans sa représentation formelle du réalisme, ou dans son exagération outrée qu’est le naturalisme ou le lyrisme. Par contre, le miroir grossissant de l’hyper réalisme peut être créateur parce que révélateur. Chaque fois que le miroir –pour en finir avec le miroir - est révélateur, il est créateur. Quand il est simplement imitateur, eh bien évidemment il n’est que le duplicata de la réalité.
À propos de réalité, il n’y a paraît-il de concret dans l’existence que le présent et par dérision, c’est justement le présent qui est insaisissable, du moins par l’homme. C’est concret, c’est réel mais ce n’est pas saisissable par l’homme. C’est, pour moi, pas seulement pour moi d’ailleurs, je crois que de savants, de philosophes, d’artistes, de littéraires, d’historiens sont d’accord là-dessus, le présent n’est pas vraiment saisissable par l’homme, c’est une notion abstraite, un outil de travail très souvent, le présent, c’est du passé en train de se faire. Et c’est un des merveilleux miracles et paradoxes, un de plus, du théâtre de faire que le présent soit saisissable dans l’imaginaire du public, parce que le théâtre se présente d’abord suivant la formulation admirable d’Adamov : « comme un temps réinventé dans un espace transfiguré ». Cette réinvention du temps, bornée, cernée, segmentée dans la durée théâtrale et cette transfiguration du lieu, circonscrit dans l’espace scénique, font que la dialectique espace-temps devient une donnée saisissable dans l’imaginaire collectif du public.
Comme toutes les autres disciplines artistiques, le théâtre évidemment enrichit et valorise nos sentiments et nos pulsions dans notre vie quotidienne. Il élargit notre conscience, notre perception des choses de la vie. Mais plus spécialement, plus spécifiquement, je dirais, il a une fonction cathartique et sublimante. Même quand le théâtre prend un aspect désespéré et désespérant, il donne à notre conscience désespérée, à notre désespoir personnel, une dimension, en même temps qu’une distance, qui nous aide à accepter le monde absurde et cruel.
Je crois qu’il faut rappeler que la particularité, irremplaçable, du théâtre, c’est qu’il se présente comme une expérience collectivement, collectivement vécue, grâce avant tout à la présence réelle, vivante, des acteurs sur le plateau qui fait que le public devient lui-même un collectif extrêmement vivant, ce que j’appellerais en osant une formule paradoxale, volontairement paradoxale, une unicité plurielle et non pas une foule solitaire, comme par exemple au cinéma. Cela entraine de la part du public un consensus différent tous les soirs, non seulement, non seulement de la valeur, cela va de soi, mais du sens de la pièce quelles que soient les apriorités, les idées préconçues que le public avait en pénétrant dans la salle du théâtre, idées préconçues dues à ce qu’il a entendu dire ou lu sur le spectacle qu’il va voir. A bout d’un temps plus ou moins long, ce même public va se sentir responsable, responsable de non seulement de la valeur mais du sens du spectacle qui lui est proposé.
On parle beaucoup depuis quelques temps, un peu moins maintenant mais enfin, de théâtre interactif, de manifestations interactives mais je crois que le théâtre a toujours été ou aurait dû être interactif, c’est presque un pléonasme. En tout cas pour moi, c’est le lieu où se rencontre le monde visible et le monde invisible, le lieu où mes fantômes espèrent bien rencontrer ceux du public sinon évidemment le spectacle que je propose restera fantomatique, c’est le cas de le dire. C’est le lieu où l’action concrète rencontre l’imaginaire, où la présence vivante de l’acteur dialogue avec la réflexion, avec l’inconscient, avec le rêve, la rêverie aussi, la poésie, c’est la communion du visible et de l’invisible. Je ne récuse pas la connotation religieuse de la formulation d’ailleurs. En tout cas, en tant que metteur en scène, personnellement je suis très attaché au théâtre contemporain. Je ne sais pas si je remplis cette image dans l’esprit du public, ça serait à lui de répondre, mais je me sens davantage dans la peau d’un guetteur, un guetteur de ce qui s’annonce plutôt que dans celle d’un voyageur de la banquette arrière, je rêve toujours d’une pièce qui n’est pas encore écrite. C’est peut-être pour ça que j’aime bien la page blanche, d’abord parce que je ne suis pas écrivain et ensuite parce que je crois peut-être, d’une façon utopique, je ne sais pas, que sur une page blanche la révélation peut s’y inscrire plus facilement. Je ne me considère pas pour autant comme étant de l’avant-garde. Je ne suis pas, comme disait Barthes, pour qui le terme d’avant-garde évoquait quelque chose de suspect, « un voltigeur audacieux, qui caracolerait en tête du gros de l’armée bourgeoise ». Je n’ai d’ailleurs aucune appréhension vis-à-vis de la tradition, aucune, au contraire, parce que la tradition pour moi n’est pas une chose statique, c’est une chose au contraire qui est appelée à être sans arrêt transmise, donc attribuée, donc remise en question, il faut toujours tenir compte des actualisations précédentes, en art comme partout ailleurs d’ailleurs. J’ai beaucoup de respect pour les créateurs justement qui ont le souci d’insérer ce qu’ils apportent de neuf, de par leur créativité et donc quelquefois de quelque chose en rupture, donc de révolutionnaire, et de l’insérer, si vous voulez, dans la tradition, par exemple comme Eliot. Mais enfin, je ne me sens pas non plus enclin à récapituler, c’est pour ça, dans ce sens là, je ne me sens pas concerné par la lecture nouvelle des classiques, même si elle est issue de la dialectique brechtienne, ni par la relecture du répertoire par des professeurs ou des dramaturges. Je me souviens que Roger Blin disait toujours, en parlant des dramaturges, en plaisantant bien sûr, que « c’étaient des espions brechtiens ». Par ailleurs, tout travail sur un classique est référentiel, forcément. On distingue plus facilement l’apport personnel d’un metteur en scène par rapport à un texte que l’on connaît déjà, C’est justement cet aspect référentiel qui me dérange parce qu’il entraine tôt au tard, en tout cas presque toujours, entre la pièce qui est proposée et le public, une atmosphère, un climat de complicité intellectuelle qui tient un peu du clin d’œil.
Par ailleurs, je ne pense pas que le théâtre contemporain doit coller à l’actualité immédiate, je crois que sinon on risquerait justement de tomber dans une autre forme de clin d’œil. Il doit être toujours en avance ou en retrait par rapport à l’événement, c’est-à-dire être ou prémonitoire ou réflexif. Si vous voulez, pour moi, la vision historique du théâtre est panoramique, elle doit être semblable à celle qu’on aurait des rives d’un fleuve quand on se trouve soi-même sur un bateau qui avance en amont, en aval, sur les côtés. Mais, de toute façon, j’aime beaucoup les pièces qui interrogent notre époque. Je vais dire, je n’aime même que ça, parce que je pense qu’elles contribuent à modifier notre époque, même de façon infime. Je suis profondément convaincu que la réalité vécue, tôt ou tard, entre dans le monde des idées, par le biais de la réflexion, des débats. Et le monde des idées, dont le théâtre fait partie, bien sûr, modèle à son tour l’histoire. Cela dit le… je constate qu’il est de plus en plus difficile, de nos jours, d’écrire pour le théâtre. J’ouvre une parenthèse. Depuis que je fais ce métier, j’entends parler de crise du théâtre. Il y a bien sûr la crise du cinéma, la crise de la musique, il y a la crise de la peinture, mais de façon insistante, il y a toujours la crise du théâtre. J’ai envie de dire, heureusement, ça prouve que le théâtre est une chose vivante et que le théâtre même s’il n’est pas la vie, il est à l’image de la vie, donc il est en perpétuel devenir, les idées, les croyances, les rapports sociaux entre les hommes évoluent sans arrêt, changent sans arrêt, il est normal que les formes théâtrales elles aussi changent et changent par crises. Le romantisme est venu d’une exaspération provoquée par le classicisme, le réalisme d’une exaspération du romantisme, l’expressionnisme du réalisme, etc., etc. mais sur un plan plus disons, plus social, plus technique, plus historique, sur le plan disons de la diffusion du théâtre, il y a là aussi un continuum, un processus évolutif qui… mais qui lui évolue je crois de façon positive par rapport à l’époque où j’ai débuté dans ce métier. D’abord parce que le théâtre s’est désenclavé socialement, depuis 30-35-40 ans, il n’appartient plus à une seule classe sociale, il s’est élargi à ce que je crois les psychologues appellent le secteur tertiaire. En partie, en France du moins, Jean Vilar est très responsable de cet état de fait. Et puis aussi, il y a eu tout un maillage de l’expression théâtrale, en dehors de Paris, lié à la décentralisation, qui est très conséquent actuellement, qui existait il y a 30 ans mais de façon emblématique, symbolique, pionnière, grâce justement à certains hommes, comme Dasté, Gignoux et Sarrazin, mais enfin, sur le plan plus artistique, il y a ce problème de l’écriture théâtrale. Pourquoi est-il difficile d’écrire maintenant pour le théâtre, depuis, je situerais ça, la Deuxième Guerre mondiale, elle n’est pas étrangère au phénomène d’ailleurs ? Je crois savoir pourquoi. Je disais tout à l’heure que le théâtre a une fonction cathartique et sublimante, surtout sublimante, or ce qui fonde une collectivité, une société, un pays, une ethnie, une nation, c’est l’adhésion à certaines coutumes, certains types de comportements, une certaine philosophie, un certain idéal, l’adhésion à des croyances religieuses communes, l’adhésion à un certain langage, fondé sur le respect de cette langue, tout un faisceau, tout un ensemble d’échelle de valeurs - appelons les choses comme elles sont – que l’évolution de la vie a tendance à tourner en dérision ; c’est pourquoi nous avons un théâtre de la dérision, un théâtre de la séparation, un théâtre de la déréliction, de l’absurde, une théâtre de la cruauté, du non-sens. On dira bien sûr que l’absurde et le non-sens préexistaient par exemple dans le théâtre de Shakespeare, bien sûr, mais ce qui fait le génie et l’universalité de Shakespeare, cette divinité qui plane au-dessus de si belles histoires, pleines de bruit et de fureur et de personnages merveilleux, c’est une extrême tension, parfaitement équilibrée d’ailleurs, entre l’éblouissement que constitue le miracle de l’existence, et quelquefois la beauté de la vie, et l’anathème jeté sur un monde de souffrance, de cruauté, d’injustice, de barbarie, un monde voué à l’angoisse, à l’échec et au scandale de la mort. Cette extrême tension, parfaitement équilibrée, du moins chez Shakespeare, entre ce que j’appellerais non pas le bien et le mal ou le blanc et le noir, ça serait trop manichéen, mais quand même entre le monde du oui et le monde du non, a tendance à disparaitre dans le théâtre contemporain pour faire place uniquement au monde du non, au monde de la rupture et du pessimisme. À mes débuts dans le théâtre, j’ai été confronté aux deux grands courants, qui irriguaient la dramaturgie de l’après-guerre, il y avait la critique politique et sociale, avec Brecht et ses épigones, puis, ce que j’évoquais tout à l’heure, la déréliction, l’absurde, la cruauté, avec Samuel Beckett, Eugène Ionesco, Arthur Adamov, Jean Vauthier et d’autres. Donc, d’une part une vision positive, constructive, d’une certaine façon optimiste, du monde et une autre désespérée, désespérante, fascinée par le néant.
Cette dualité du théâtre je l’ai découverte grâce aux metteurs en scène avec lesquels j’ai eu la chance de débuter, c’est-à-dire Jean-Marie Serreau, Marcel Cuvelier, Michel Vitold et Roger Blin. Parce que curieusement ces formes opposées, contradictoires, antagonistes même du théâtre, étaient pratiquées très souvent par les mêmes metteurs en scène. Plus tard, quand j’ai à mon tour abordé la mise en scène, ce qui était mon projet au départ d’ailleurs, ne voulant pas devenir tout à fait schizophrène, j’avais assez de tendances comme ça, j’ai essayé de trouver des auteurs qui tiennent compte de ces deux aspects fondamentaux de l’existence, à savoir le monde intérieur et le monde extérieur : l’homme jeté dans le monde, l’homme qui se bat, aime, travaille, communique, et l’homme intérieur qui se regarde, qui s’interroge avec ses aspirations et ses angoisses, donc le rêve et la réalité, le conscient et l’inconscient, l’homme public et l’homme privé, le visible et l’invisible. Donc, un théâtre à la fois simple et ambigu qui nous renverrait, par le biais de miroir, on revient toujours, notre propre image et surtout l’image de l’époque dans laquelle nous vivons, parce que je pense que le personnage au théâtre est toujours attaché à une époque. Je ne crois pas à ces personnages qui sont suspendus comme ça en dehors de l’espace et du temps. J’y ai cru à une certaine époque, je n’y crois plus maintenant. Je crois que je n’irai pas, comme certains marxistes, à dire que l’homme c’est le produit des forces économiques de production, mais je pense quand même que rattaché à une époque dans une société donnée, si c’est être marxiste que d’être convaincu de ça, eh bien, je suis marxiste. Je crois que cette forme de théâtre est possible à condition de bien tenir compte des événements importants que nous traversons, de ne pas négliger le texte et de ne rien céder sur la poésie.
Pour moi le théâtre est poétique, quand je dis que le théâtre est poétique, je veux dire par là qu’il n’y a théâtre que là où il y a du poétique mais par poétique, je n’entends pas lyrisme ou langage poétique, mais comme dit Baudelaire analogie universelle et correspondance. Il y a du poétique oui il y a du poétique dans Labiche, dans Feydeau, oui c’est vrai. Pour moi le théâtre a été et sera poétique, le théâtre qui n’a pas été n’est pas et ne sera pas poétique, n’a pas été, n’est pas et ne sera jamais du théâtre.
Olivier Schmitt : Quel metteur en scène êtes-vous ? Êtes-vous un metteur en scène qui travaille beaucoup en amont de la création des spectacles ? Êtes-vous un metteur en scène pressé de voir s’incarner la parole et de voir bouger l’acteur ? Quel est le temps du travail de l’adaptateur, du lecteur, du répétiteur ?
Laurent Terzieff : J’aime beaucoup les…, Quand on monte les classiques, qu’un metteur en scène, heureusement, nous apporte sa conception de l’œuvre, quand sa conception est intéressante je dis bravo, mais quand il prend la place de l’auteur et que son discours n’est pas intéressant je m’ennuie. Mais quand il s’agit d’un texte contemporain, il y a ce doute au départ : est-ce que la pièce est vraiment jouable et comment la jouer ? Vitez dit une chose très, très juste par rapport aux auteurs qui sont devenus des classiques maintenant, comme Claudel, d’une certaine façon comme Tchekhov, par exemple, qui sont deux pôles comme ça assez voisins, très différents en même temps, ce qu’ils amenaient était tellement neuf qu’on ne le savait pas comment le monter. Vitez le dit très bien, comme ça : voilà l’auteur a dit ça, à vous de vous débrouiller, puis il y a quelqu’un qui se dit : on va essayer comme ça, et comme ça, et ça devient évident, ça se met en vie. Donc, il y a cette période de réflexion où l’on se demande est-ce que c’est vraiment jouable ? Est-ce qu’on va trouver les moyens de le jouer, donc il y a un travail de réflexion jusqu’à l’obsession du texte, avant l’action, avant de faire, avant d’agir, même avant le moment de se décider. Puis, une fois qu’on s’est décidé, alors là, il faut vraiment vivre avec les mots du texte, il faut vivre intensément. Il y a un temps d’incubation, de réflexion, un temps de latence comme ça, qui est très variable avec les pièces, bien sûr, chaque fois c’est différent, pour certaines pièces, les conditions matérielles d’aboutissement du projet font que cela traîne trop en longueur, quelquefois on arrive essoufflé au travail, on n’a plus envie de le faire parce qu’on a trop attendu, quelquefois on n’a pas assez attendu, il faut trouver le moment juste. Puis il faut trouver les acteurs, il faut trouver l’argent, il faut trouver le théâtre et quelquefois il y a une période qui tombe juste, quelquefois cela ne tombe pas juste, quelquefois la pièce on l’a trop rêvée, on n’a plus envie de la faire. Mais quand on s’est vraiment décidé, quand vraiment le texte est en vous, moi en général ma démarche, - ce n’est pas toujours le cas, mais très souvent – j’ai besoin de savoir, de travailler sur décor, que le rêve se concrétise quelque part, ici et maintenant. Ici et maintenant, cela veut dire dans un espace scénique, et alors là, il y a le travail avec le décorateur, depuis des décennies, c’est André Acquart, que j’ai connu d’ailleurs par Jean-Marie Serreau. Le nombre de gens qu’il a inventé, Jean-Marie !
Olivier Schmitt : Je vais vous interrompre mais je crois que derrière vous, c’est un décor d’André Acquart.
Laurent Terzieff : Tout à fait, c’est la dernière pièce qu’on a fait ensemble, Brûlé par la glace de Peter Asmussen.
Olivier Schmitt : C’est important d’avoir une équipe artistique constituée comme ça, cette espèce de repère fort, travailler avec les mêmes ?
Laurent Terzieff : Oui, parce que bien sûr, on ne fait les choses que par affinités, par groupe forcément. Le théâtre, c’est un truisme que de dire que c’est un art collectif, bien sûr. Mais, André a été un des premiers, dans l’évolution du théâtre de l’époque, à - René Allio aussi mais peut-être un peu après André- comprendre qu’il fallait rompre avec l’univers de l’artiste peintre, de l’artiste de chevalet qui était le décorateur, le picturalisme de certains décorateurs. Ça a été le premier à comprendre qu’un décor c’était quelque chose de construit dans l’espace, qu’il fallait faire conjuguer l’espace et le volume. Donc, il y a ce travail sur le lieu puis après il y a le travail avec les acteurs.
Olivier Schmitt : Est-ce que ce travail avec les acteurs commence par des lectures ? Est-ce que quand un texte vous tente mais que vous avez besoin d’une certitude ou d’une confirmation, ou d’en entendre la résonance, le rythme, vous le faites dire ou vous le dites en compagnie d’autres personnes ?
Laurent Terzieff : Je suis peu enclin au travail trop prolongé autour de la table par exemple. Je trouve que c’est un travail qui débouche trop sur la théorie, cela dit, je crois qu’il faut très vite se mettre en danger avec le texte, physiquement vulnérable au texte. Il faut avoir quand même avoir un sens des choses. Le metteur en scène n’est pas un intrus, il n’est pas non plus un despote, je crois qu’il est devenu une chose nécessaire dans l’évolution du théâtre contemporain. On a dit un peu hâtivement qu’au début du siècle c’était le règne de l’acteur, après ça a été le règne de l’auteur et après celui du metteur en scène, comme si chacun avait pris le pouvoir en éliminant l’autre, je trouve que c’est une vue un peu hâtive des choses. En fait, au début du siècle l’acteur est roi parce qu’il n’y a pour ainsi dire pas d’auteurs, il y a les acquisitions précédentes bien sûr, mais on se penche peu sur le cas des classiques, qui sont réservés à la Comédie française puis il y a le vaudeville pour le meilleur et pour le pire, et très vite s’installe un commerce de l’art théâtral contre lequel vont lutter les premiers réformateurs du théâtre que sont Antoine, le Cartel, etc., du moins en France. Mais les auteurs arrivent grâce à ces gens-là d’ailleurs. Et ils arrivent en fougue, en force, en France notamment, toute une génération, on aime ou on n’aime pas : Giraudeau, Claudel, puis à l’étranger : Tchekhov, Strindberg, Ibsen,… donc, on peut dire l’auteur arrive enfin mais par rapport à ces auteurs-là le metteur en scène devient une nécessité parce que l’écriture de ces auteurs demande un metteur en scène. Prenons une pièce qui, à mon avis, marque un tournant dans l’histoire du théâtre, Le songe de Strindberg, c’est une pièce qui a inconsciemment inventé l’expressionnisme. On ne peut pas comprendre l’expressionnisme si on n’est pas conscient du fait que Strindberg a inventé l’expressionnisme avec Le songe. Eh bien, Le songe sans metteur en scène, ce n’est ni bien ni mal, c’est rien. S’il n’y a pas de metteur e scène, il n’y a pas de pièce. C’est aussi la nécessité du décor qui a introduit le metteur en scène, mais avec une pièce comme Le songe ou une pièce de Claudel, on ne peut pas oublier le metteur en scène, c’est impossible. On a besoin de quelqu’un qui mette le cap sur un objectif prémédité et qui réunit les composantes du spectacle, à savoir la composition justement et l’unité sans lesquelles une œuvre d’art n’existe pas.
Olivier Schmitt : Cela dit, la mise en scène moderne a connu des évolutions, une évolution que certains jugent grandiloquente, c’est-à-dire que les plateaux ont pris énormément d’importance, les coûts de construction des décors, la fabrication des images, donc ce fameux théâtre d’images dont on a parlé à partir du milieu des années 70, Robert Wilson, Patrice Chéreau et d’autres, on sent que tout en respectant, vous avez choisi, vous, une ligne plus modeste, plus humble, vous n’avez pas cédé à ces sirènes du grand spectacle, peut-être ?
Laurent Terzieff : Je suis plus sensible, par exemple, prenons une image parallèle, à ce qu’exprime le cinéma de Bresson, qui exprime un maximum de choses avec un minium de moyens, que, je ne sais pas moi, une forme de cinéma luxuriante comme celle de Cecil B. De Mille, ça c’est une question d’affinité. Cela dit quand on manie des moyens techniques, de machinerie, de façon poétique, comme Patrice Chéreau, je suis entièrement d’accord en tant que public en tout cas, ah oui, mais voilà, c’est une question d’affinité personnelle.
Olivier Schmitt : Est-ce qu’on peut faire un parallèle avec les plasticiens : les années 60, c’est l’émergence d’un courant très fort, qu’on appelle, qu’on appelle en Italie l’Arte Povera, j’ai l’impression que si l’on devait faire une analogie avec votre théâtre, dans sa plastique, dans son esthétique, vous seriez plutôt du côté de cet « art pauvre », que vous revendiquez ?
Laurent Terzieff : Oui, tout à fait, que d’ailleurs Peter Brook illustre très bien actuellement. J’ai vu son dernier spectacle, c’est fou ce qu’il arrive à évoquer avec quelques misérables éléments : deux ou trois châssis, ou une chaise, il arrive à évoquer tellement de choses, tellement de choses, c’est prodigieux.
Olivier Schmitt : Plusieurs fois, dans notre conversation, est revenu le nom d’une des grandes figures du siècle, c’est Bertolt Brecht. C’est manifestement, le compagnon de vos réflexions. Qu’est-ce que c’est cette figure dans votre univers ?
Laurent Terzieff : Effectivement, c’est un des premiers qui a mené une réflexion nouvelle sur la façon de faire du théâtre après la guerre, et puis surtout il a amené, par rapport au théâtre engagé, une dimension dialectique qui n’existait pas avant. Avant Brecht, le théâtre politique, c’était un héros positif qui épousait l’idéologie de l’auteur et qui les proclamait sur un plateau, Brecht a introduit la dialectique, c’est-à-dire les rapports de force entre.... Je crois que la pièce la plus symptomatique de Brecht, c’est L’Exception et la Règle, où c’est le juge qui condamne l’exploité, qui détient la vérité, dans la mesure où le juge dit : il est normal que dans la situation où se trouvait le marchand, ne payant pas le coolie, le battant, etc., il était normal, même si ce n’était pas le cas, qu’il se sente menacé, donc le marchand qui a tué le coolie est acquitté. Voilà, c’est très symptomatique de la dialectique brechtienne, cette pièce. En dehors de son écriture dramaturgique, qu’il a amené dans ses pièces majeures, je suis personnellement très ébloui par le poète qu’est Brecht. Mon prochain spectacle, un spectacle poétique sur la poésie de Brecht, Brecht le poète. Parce que dieu sait qu’il y a de la poésie dans son théâtre mais c’est aussi un grand poète tout court. Aux yeux de beaucoup d’Allemands, il a irrigué la poésie allemande d’un sang nouveau, il a renouvelé le langage poétique, avec des mots très simples d’ailleurs, un langage très simple. C’est une œuvre poétique très importante, il y a près de 9 volumes publiés, et elle est relativement peu connue, sans doute parce que le dramaturge a occulté le poète, de la même façon que dans le temps, du moins en France, le dramaturge a été occulté lui-même par le librettiste de L’Opéra de quat’sous. À mon avis, c’est dans sa poésie que Brecht nous parle de lui-même, vraiment de lui-même, de ses rapports au monde, de ses rapports à l’irrationnel, de ses rapports à l’amour. On peut dire que chez Brecht, la poésie, c’est le lieu de la subjectivité, qui curieusement est absente dans son œuvre dramaturgique, complètement absente. Ce que j’ai essayé de faire dans cette présentation des textes, à travers le montage et à travers l’harmonisation des voix et des sons, c’est la mise en scène mentale des parcours poétiques d’un être qui a traversé la plus grande partie de ce demi siècle et donc vécu, de près ou de loin, les événements les plus terribles et les plus grands, les bouleversements les plus grands que la planète ait connus depuis que les hommes ont une histoire. Mais c’est une œuvre extrêmement riche et foisonnante, tellement riche que j’ai eu du mal à concevoir le fil conducteur pour le montage des textes, qui était pourtant très simple : au départ c’était la métaphysique, le rejet plus tard de la métaphysique, l’amour bien sûr, la révolte, avec ce qu’elle comporte chez Brecht d’anarchisme, de pessimisme, de nihilisme même, puis l’engagement, le regard de Brecht sur son engagement, le regard quelquefois douloureux, c’est ce que révèle sa poésie, douloureux mais jamais doloriste, jamais doloriste ou désenchanté, puis bien sûr l’exil et la guerre.