Morale et moralisme
Régis BURNET : Bonjour, et merci de nous retrouver pour la Foi prise au mot, votre émission de réflexion. Cette semaine nous aimerions débuter une série sur la morale, que vous retrouverez tout au long de l’année, de temps en temps. Une série sur KTO qui parle de morale, vous vous dites certainement que c’est assez osé. Avec tout ce que l’on a appris du comportement des clercs face à la sexualité, nous voilà bien mal placés, nous autres chrétiens, pour donner des leçons de morale ; et bien justement ce n’est pas parce que les bornes ont été dépassées qu’il n’y a plus de limites et peut-être est-ce justement parce qu’on s’est beaucoup trompé sur la morale et que l’on a confondu éthique ou morale avec moralisme. Pour ce premier numéro de la série, c’est précisément sur cette distinction que je vous propose de revenir, en compagnie de mes deux invités : le père Alain THOMASSET, bonsoir !
Alain THOMASSET : Bonsoir.
Régis BURNET : Vous êtes jésuite, professeur de théologie morale au Centre Sèvres et vous êtes également président de l’Association des théologiens pour l’étude de la morale. On va revenir juste après pour savoir ce que c’est.
Et puis, Monsieur Christian GODIN, bonsoir !
Christian GODIN : Bonsoir.
Régis BURNET : Vous, vous êtes philosophe et vous avez fait paraître au Cerf, il y a peu de temps, un livre très intéressant, « Que sont devenus les péchés capitaux ? »
Pour commencer cette émission, père Alain THOMASSET, c’est quoi l’Association pour l’étude de la Morale ?
Alain THOMASSET : C’est une association œcuménique, déjà, il faut le dire, il y a aussi des protestants parmi nous, ce sont des théologiens et des personnes qui s’intéressent à l’éthique en général, il y a des philosophes, des médecins, … Nous avons des colloques annuels, des journées d’études, et nous dirigeons l’édition de la revue d’éthique et de théologie morale, dont je suis le responsable.
Régis BURNET : Donc, vous êtes les moralistes de l’Église.
Alain THOMASSET : On essaye, des Églises, on peut dire. C’est aussi important d’avoir ce débat entre nous, avoir les positions d’autres, des positions variées, et il y a un débat réel sur des sujets contemporains, et c’est très utile pour nous.
Régis BURNET : Première question, une question très naïve, qui va beaucoup occuper cette émission, est-ce qu’être chrétien c’est justement suivre une liste de prescriptions morales ? Est-ce que c’est cela être moraliste, c’est-à-dire de fixer la liste des choses qu’il faut faire ?
Alain THOMASSET : C’est souvent ce que les gens en tête, un moraliste donne des interdits, etc. Non, la vie chrétienne, il faut le dire déjà, c’est d’abord suivre le Christ, être incorporé à la vie du Christ par le baptême dans l’Église, la morale n’est qu’une conséquence ; c’est une deuxième partie des conséquences de notre Foi sur notre comportement, notre manière d’être, nos attitudes intérieures. Une fois que l’on a dit cela, la morale elle-même n’est pas réductible à l’obéissance à des règles ou à des normes. La morale c’est beaucoup plus large que ça. Souvent, on distingue la morale et l’éthique. L’éthique, c’est le désir de bien vivre, comme dit Paul RICŒUR, avec et pour les autres, dans des institutions justes. Donc, c’est un désir de vie bonne. C’est un sentiment positif. C’est un élan. Et la morale est au service de cet élan et de cette volonté de vouloir vivre avec les autres. Donc, la morale pose forcément des interdits, des obligations. Et l’Église fournit aussi des repères pour dire en quoi notre vie peut être conforme aux exigences de l’Évangile. Donc, la vie chrétienne n’est pas réductible à la morale et la morale n’est pas réductible à des normes.
Régis BURNET : Vous, vous êtes philosophe, donc vous avez un regard un peu différent, qui peut être dans le christianisme et aussi hors du christianisme, le père THOMASSET a commencé à définir la morale, uniquement avec la référence du Christ, est-ce qu’on peut établir une morale sans religion, sans Dieu ? Est-ce que c’est possible ?
Christian GODIN : On pourrait répondre de manière historique. Jusqu’à une date récente c’était strictement impossible. Si vous prenez les grands textes fondateurs dans les religions et dans les traditions de pensée, plus large que les religions, les Veda en en inde, le Coran dans le monde arabo-musulman, la Bible bien entendu, il est strictement impossible d’extraire une morale qui serait indépendante sinon autonome du reste, qui est évidemment religieux, métaphysique, et même politique, etc. C’est nous les modernes qui avons en fait autonomisé la morale jusqu’à la rendre indépendante, et qui avons construit des morales qui étaient explicitement contre les anciennes morales religieuses. C’est quelque chose de très récent, il faut rappeler que jusqu’au XXVIIIe siècle il n’y avait pas de philosophes athées, en dehors de quelques matérialistes qui travaillaient dans l’ombre, mais que par définition la morale, pour s’en tenir là tradition occidentale, était évidemment non seulement d’inspiration chrétienne mais elle était de contenus chrétiens. À partir du XXVIIIe siècle il y a eu effectivement un divorce entre l’ancien morale traditionnelle et puis des morales qui sont devenues d’ailleurs très vite des éthiques. Vous avez vous-même rappelé la distinction, la dualité de ces termes ; c’est compliqué de voir comment ces deux notions jouent l’une par rapport à l’autre, et l’une aussi contre l’autre.
Régis BURNET : Justement comment est-ce qu’on fait ? Sur quoi on s’appuie quand on a enlevé Dieu, si j’ose dire ? Qu’est- ce qu’on met comme substrat, comme fondement ? Il faut quand même quelque chose, un point de référence pour la morale.
Christian GODIN : Je pense, mais c’est une thèse philosophique qui peut être contestée, que le point crucial c’est l’idée d’universel. Je pense que là où il y a morale, ambition morale, vie morale, il y a l’horizon de l’universel, et ça, c’est quelque chose qui est ignorée par les différentes éthiques. Une éthique ne peut jamais être universelle, elle est toujours particulière à un domaine d’activité donné, par exemple on parle de bioéthique ou d’éthique de l’environnement, elle peut être déterminée par l’individu lui-même, on parle d’éthique personnelle, alors que parler de morale personnelle c’est une contradiction dans les termes. Puis, on voit même que les éthiques se déclinent différemment selon les différentes traditions culturelles. Il y a des éthiques nationales, d’ailleurs nous parlons d’un Comité consultatif national d’éthique, le CCNE. Donc, l’éthique en France n’est pas conçue, pensée de la même façon qu’en Belgique en Allemagne, etc. On ne peut pas imaginer une morale allemande, une morale française, une morale portugaise, … Donc, il faut bien se rendre compte que cet horizon d’universel était assuré pendant longtemps par le religieux, le Dieu unique, par exemple dans le cas judéo-chrétien, le pari de KANT au XXVIIIe siècle, au siècle des Lumières, c’est que la puissance de l’universel c’est la région, parce que la raison en effet elle est propre à l’être humain, c’est elle qui définit l’être humain, et il n’y a pas plus de raison chez un être humain que chez un autre. Donc, cette puissance de l’universel c’est le socle, le fondement qui fait, aux yeux de KANT, l’universalité de la morale et en même temps qui lui permet de rendre la morale sinon totalement indépendante et encore moins hostile par rapport au religieux mais du moins autonome.
Alain THOMASSET : Je voudrais préciser justement que la morale chrétienne où l’éthique chrétienne - ce n’est pas très grave de prendre un terme ou l’autre - se veut aussi rationnelle. La morale chrétienne est à la fois enracinée dans la tradition chrétienne, la Bible, la réflexion théologique, mais elle se veut aussi une morale pour tout homme. Donc, il y a aussi ce souci de l’universel qui habite, et c’est paradoxal, parce que l’éthique chrétienne est particulier par définition, puisqu’elle s’enracine dans la tradition et la révélation chrétienne, et en même temps hélas cette prétention incroyable d’être universelle, de s’adresser à tout homme, parce que évidemment le Christ, c’est l’homme parfait. Donc, il y a aussi cette visée universelle qui habite l’éthique chrétienne. Évidemment, je comprends qu’une morale philosophie fasse abstraction de l’enracinement dans la tradition chrétienne, mais elle a forcément un enracinement culturel quelque part.
Christian GODIN : C’est clair que là, c’est le point central, n’oublions pas que katholikos qui a donné catholique en français, c’est un mot grec qui veut dire universel, parce qu’à la différence des religions de l’Antiquité qui étaient spécifiques à un peuple, là, pour la première fois en Occident, parce que ça a été précédé aussi par le Bouddhisme en Asie, il y a eu cette idée qu’une morale ou une religion pouvait s’adresser à l’ensemble des hommes, sans exclusivité. Maintenant, c’est vrai qu’il peut pas y avoir de morale ou de moralité sans rationalité, mais me semble-t-il le fondement, disons, premier de la morale chrétienne, en dehors du fait qu’elle dérive de la transcendance divine, transcendance qui apporte quand-même un élément qui n’est pas totalement soluble dans la raison, il y a un élément affectif qui est l’amour. Lorsque Jésus dit : « Aime ton prochain comme toi-même » ou « Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés », il y a un élément affectif qui n’est pas réductible à rationalité, et je crois que c’est un point de démarcation fort entre la morale chrétienne et les éthiques philosophiques stoïciennes, épicuriennes, platoniciennes, qui avaient une armature rationalisante ou rationnelle plus forte et plus exclusive.
Alain THOMASSET : Je suis d’accord et en même temps quand on veut faire une éthique uniquement rationnelle, on a aussi besoin d’une ressource culturelle à l’intérieur même de cette raison, et c’est là où on peut discuter ; c’est-à-dire qu’il n’y a pas de raison désincarnée, désenracinée d’une culture donnée, la culture chrétienne en est une, il peut y en avoir d’autres.
Christian GODIN : Oui, on peut même pousser le soupçon jusqu’à un radical de NIETZSCHE, c’est-à-dire est-ce que c’est si rationnel que cela de vouloir tout faire reposer sur la raison ? Et ça, c’est évidemment une question décisive, est-ce que la raison peut prétendre tout contrôler, tout comprendre, tout expliquer ? Elle repose sur l’a priori qu’elle a la maîtrise sur tout, mais après tout cet a priori n’est peut-être si rationnel que cela, c’est une sorte de pari.
Régis BURNET : D’autant qu’on voit avec l’avancée des sciences de l’esprit, etc., que ce qu’on pense être un esprit parfaitement rationnel est en fait complétement conditionné par les émotions, la société, etc. Est-ce qu’une raison pure existe ? Du coup, comment est-ce qu’on fonde une éthique pure ?
Christian GODIN : Kant, qui est vraiment le modèle même du philosophe de la morale rationnelle, qui considérait qu’il y avait qu’un seul impératif moral, après tout c’est « […] Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi universelle […] » en d’autres termes, c’est une façon philosophique de dire ce que je fais est bien dans la mesure où si tout le monde le fait la société, le monde en serait grandement bonifié, ce que je fais est mauvais moralement, si ce que je fais n’est bon que pour moi. Après tout, il n’y a qu’un seul mal, c’est l’égoïsme. Le voleur, le tricheur, le fraudeur, le violeur, l’assassin, sont des égoïstes, ce sont des gens qui ne font le bien que pour eux. Faire le bien, c’est faire le bien pour tout le monde, non seulement parce que ça s’adresse à tout le monde potentiellement mais que de plus on peut avoir cette expérience de penser : « Si tout le monde en faisait autant est-ce que je suis dans la contradiction ou pas ? », et c’est vrai que le voleur ne peut pas vouloir être volé, le violeur ne peut pas désirer être violé, etc. Donc, il y a une irréversibilité de l’action mauvaise, alors que le bien est éminemment réversible, il circule. Donc, là, il y a quelque chose. Mais ce qui est vrai, c’est que KANT a cherché, aujourd’hui très contestée par beaucoup de penseurs, à éliminer tout élément de sensibilité. Donc, là, on revient à l’amour, à la caris, c’est compliqué, ce n’est pas simplement l’amour sensuel, sexuel, etc., mais ça peut là aussi il être. Pour KANT, tout ce qui est sensible, c’est pathologique, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire affectif, c’est un élément impur, il faisait effectivement le pari que la morale pouvait être, il le disait lui-même - parce qu’il n’était pas dans l’irréalité - qu’il est possible, depuis que l’humanité existe qu’aucun acte moral n’ait été accompli, c’est-à-dire un acte qui aurait été accompli par pur respect pour la loi morale, c’est-à-dire sans aucun élément d’intérêt, de sensibilité, d’émotion, de sentimentalité, etc. Il était suffisamment lucide pour voir que la loi morale n’avait jamais été réellement respectée depuis que l’humanité existe.
Régis BURNET : Je vous propose que l’on fasse une première pause, qui va reprendre un peu ce que vous avez dit. Ce n’est pas du KANT que j’ai choisi, c’est du DURKHEIM, qui est très kantien dans sa morale, la citation vient d’un texte qui s’appelle « L’éducation morale », qui date de 1902. On écoute Émile DURKHEIM
La moralité consiste à réaliser des fins impersonnelles, générales, indépendantes de l’individu et de ses intérêts particuliers. Or, la raison, par sa constitution native, va d’elle-même au général, à l’impersonnel ; car elle est la même chez tous les hommes et même chez tous les êtres raisonnables. Il n’y a qu’une raison. Par conséquent, en tant que nous ne sommes mus que par la raison, nous agissons moralement, et, en même temps, nous agissons avec une pleine autonomie, parce que nous ne faisons que suivre la loi de notre nature raisonnable. Mais, alors, d’où vient le sentiment d’obligation ? C’est que, en fait, nous ne sommes pas des êtres purement rationnels, nous sommes aussi des êtres sensibles. Or, la sensibilité, c’est la faculté par laquelle les individus se distinguent les uns des autres. Mon plaisir ne peut appartenir qu’à moi et ne reflète que mon tempérament personnel. La sensibilité nous incline donc vers des fins individuelles, égoïstes, irrationnelles et immorales. Il y a donc, entre la loi de raison et notre faculté sensible, un véritable, antagonisme, et, par suite, la première ne peut s’imposer à la seconde que par une véritable contrainte. C’est le sentiment de cette contrainte qui donne naissance au sentiment de l’obligation.
Émile DURKHEIM, « L’Éducation morale », 1902.
Régis BURNET : Père THOMASSET, comment vous lisez ce texte de DURKHEIM ?
Alain THOMASSET : C’est un texte que je trouve intéressant parce que, c’est un texte qui est quand même daté, 1902, la Troisième République, il y a toute une atmosphère culturelle, mais il y a un point important, qui est finalement : pourquoi obéissons-nous à la loi ? Pourquoi obéissons-nous aux normes morales ? Et, il dit : ce n’est pas par peur, cela ne devrait pas être par peur, ça ne devrait pas être par calcul ni par intérêt, mais parce que la loi nous paraît respectable, parce que la loi présente quelque chose qui nous dépasse en quelque sorte, et ça, cela suppose des sentiments justement, cela suppose, on pourrait dire, une culture qui nous donne envie d’obéir à la loi, un sens à la loi, ce que j’ai appelé tout à l’heure l’éthique, c’est-à-dire une énergie qui m’indique le chemin du bien : « qu’est-ce que c’est qu’une vie bonne » Alors, là, on a besoin de ça. Et, DURKHEIM, et je crois que dans un autre texte, dit : Il faudrait remplacer Dieu par la Société, avec un grand S. On voit bien qu’aujourd’hui cela ne fonctionne pas, ça fonctionne pas comme ça, l’énergie culturelle de la Troisième République, la culture républicaine où chacun pouvait se dévouer pour la société et donc renoncer à son intérêt particulier est quand même en grand danger aujourd’hui, ce n’est pas spontané. Du coup, avec l’éclatement des morales, avec on pourrait dire le pluralisme, le relativisme et puis l’individualisme, cette énergie culturelle est à rechercher. C’est cela qui manque aujourd’hui.
Régis BURNET : Je vais être un tout petit peu provocateur, mais là j’entends dans le discours d’Alain THOMASSET quelque chose qu’on a beaucoup entendu dans l’Église, qui est de dire - je caricature un peu parce que ce n’est pas du tout ce que vous vous êtes en train de dire – « dans l’Église on a gardé ce poids moral, on sait ce que c’est que la morale, et dans la société, c’est le relativisme, l’individualisme, etc. », donc une sorte d’Église - c’est le complexe obsidional, la forteresse assiégée - nous on est moraux et les autres sont immoraux. Est-ce que c’est vrai ? Est-ce ainsi que cela fonctionne ?
Alain THOMASSET : Je n’ai jamais dit cela !
Régis BURNET : Non, vous n’avez pas dit cela, mais c’est un discours que l’on a pu entendre.
Alain THOMASSET : Oui, on l’entend beaucoup.
Christian GODIN : Il faudrait évidemment distinguer l’affirmation des principes et la façon dont on vit soi-même.
Régis BURNET : Oui, ça, c’est quelque chose d’important.
Christian GODIN : On peut évidemment avoir des principes idéaux et contrevenir dans son comportement à ses principes ; Maintenant, que notre société tende à éliminer les principes moraux au profit d’opportunités éthiques, cela me semble parfaitement juste, parfaitement observable. Le monde moderne se méfie beaucoup des principes moraux, que ce soit d’origine religieuse, comme dans la morale chrétienne, ou d’origine philosophique, comme dans la morale de KANT, parce que un principe c’est quelque chose qui est totalement indifférent aux circonstances, au contexte, au milieu social, etc. Et, j’ai l’impression que nous nous avons de plus en plus de mal à réfléchir à un comportement qui soit totalement déconnecté du contenu concret, à prendre les choses de manière purement formelle. Un interdit, normalement, et un absolu : « Tu ne mentiras pas » ; « Tu ne voleras pas » ; « Tu ne commettras pas l’adultère », et nous, nous avons tendance à dire : « Oui, mais ça dépend », nous allons justifier le mensonge dans certains cas, justifier le meurtre dans certains, l’assassinat, par exemple si on est partisan de la peine de mort ou bien si on justifie certaines guerres, … On a du mal, et je crois même qu’on est dans l’impossibilité, c’est pour ça que la morale est aujourd’hui défaite par l’éthique. L’éthique est très commode, elle est opportuniste, elle dépend des avancées technoscientifiques, elle dépend des circonstances. Donc, ce qui est en jeu, ça c’est un point sur lequel on était parti, c’est la question de l’universel, est ce que nous sommes encore capables de penser par exemple un bien morale, qui serait le bien pour tous les hommes, quel que soit leur sexe, leur religion, leur âge, leur milieu social, leurs traditions culturelles, etc. ? Aujourd’hui, je crois qu’on a de plus en plus de mal à penser c’est universel humain, parce qu’on y voit une sorte d’abstraction creuse, qui est une construction philosophique mais qui ne repose … Cela dit, il y a un domaine où l’universel tient encore, plus ou moins, mais tient encore, c’est les Droits de l’Homme, parce qu’après tout il y a tout de même un champ où l’application de l’universel moral se trouve encore extrêmement effectif, c’est les Droits de l’Homme.
Régis BURNET : En même temps, si j’ai bien lu ce que vous écrivez dans votre livre, paru au Cerf, le fait que l’on renonce à cet universel ne dit qu’on renonce à des prescriptions, et même, si j’ai bien compris, au fait qu’on se donne des règles, peut être encore plus contraignantes que ce que la morale chrétienne, qu’on rejette. Par exemple, vous montrez très bien, dans ce fameux retour des péchés capitaux, que le discours ambiant et très moralisateur, on va y arriver à ce moralisme.
Christian GODIN : Il y a plusieurs choses. Il est vrai qu’à partir du moment où - pour dire les choses de façon un peu schématique - le laxisme a remplacé le rigorisme, parce que n’oublions pas que ce sont deux termes qui ont pour origine devine la théologie morale et la philosophique morale, ce sont des termes qui ont été galvaudés, mais qui ont un sens extrêmement sérieux, le rigorisme par opposition au laxisme. Eh bien, il est clair qu’à partir du moment où le laxisme l’emporte, on fait des petits accommodements, des accommodements petits ou grands sur vraiment à peu près tout : le mensonge, la tricherie, la fraude, etc., par réaction, l’individu - il faudrait sans doute convoqué là une sorte de psychologie de l’inconscient, donc une psychanalyse - qui voit autour de lui des règles s’effondrer ou inexistantes, a tendance à s’en imposer d’autres, qui sont infiniment plus tyranniques. C’est ainsi, par exemple, que l’on peut expliquer l’explosion des comportements addictifs. L’OMS fait de l’addiction l’un des troubles comportementaux majeurs de notre siècle, …
Régis BURNET : C’est ça, la magie du siècle…
Christian GODIN : … imaginez à la contrainte extrême à laquelle est soumis quelqu’un qui a une addiction, puisqu’il est attaché un objet comme un esclave, ou à un certain type de comportement. Pensez, par exemple, à la sévérité des régimes alimentaires, à la façon dont le corps physique et traité aujourd’hui dans nos sociétés, où on impose des normes qui sont d’une tyrannie extrême, en termes de ligne, de rapport entre la masse pondérale et la taille, etc. jamais, on peut l’affirmer, si on connaît un peu la littérature des siècles passés, autant d’hommes qu’aujourd’hui n’ont soufferts autant de leur apparence physique …
Régis BURNET : D’hommes et de femmes, c’était l’homme universel dont vous parliez…
Christian GODIN : … oui d’êtres humains… de la façon dont ils sont comparés aux autres, etc. Autrefois, c’était laissé à la latitude, au hasard, à l’indifférence. Aujourd’hui, et ça c’est quand même assez frappant, on peut interpréter cela comme étant une sorte de désirs inconscients de restituer des règles de vie alors que par ailleurs beaucoup se sont effondrées autour de nous.
Régis BURNET : Avec une culpabilisation, vous le montrez très bien, assez délirante, parce que : « vous avez vous avez une crise cardiaque, c’est de votre faute, vous avez trop mangé » ; « Vous avez un cancer des poumons, c’est votre faute, vous avez trop fumé »
Alain THOMASSET : Il y a un impératif très fort, c’est sois toi-même, c’est terrible, c’est tyrannique ! Il faut être soi-même, ça veut dire quoi ? Le sujet est à la recherche de repères qui pourraient l’aider, ou de réseaux sociaux, de réseaux d’amitié qui peuvent le conforter dans une image de soi satisfaisante, c’est terrible, parce que de fait on est obligé de rechercher sa propre éthique et sa propre morale ou les contraintes sont fortes. Mais je voudrais dire aussi que notre monde contemporain est paradoxal par rapport à la morale, il est à la fois laxiste, comme vous l’avez dit, dans certains domaines, l’éthique sexuelle, par exemple, ou la manière de vivre, etc. mais en même temps, notre monde moderne peut être très exigeant dans d’autres domaines, par exemple la demande de règle vis-à-vis des abuseurs, vis-à-vis des corrupteurs, on est sans pitié même parfois pour un certain nombre de comportements. Donc, le monde veut à la fois de la morale et des règles très strictes, surtout pour les autres d’ailleurs, et en même temps, on veut être libre de faire ce qu’on veut dans d’autres domaines.
Christian GODIN : Je ne sais si la morale subsiste parce qu’elle est écrasée d’un côté par le droit et de l’autre côté par l’éthique, à laquelle d’ailleurs de plus en plus on identifie la déontologie, ce qu’on appelait autrefois la déontologie, c’est-à-dire un ensemble de règles que devaient respecter les individus dans leur vie professionnelle. Et, j’ai l’impression, moi, que la morale, au sens de la tradition, n’a plus de place, coincée qu’elle est entre le droit, qui dans le domaine s’étend de façon démesurée, tout devient aujourd’hui judiciarisé, il y a une dynamique de la judiciarisation, prenez par exemple ce qui se passe au niveau des lois mémorielles, de l’histoire, de la façon dont des comportements qui se réglaient à l’échelle privée sont aujourd’hui portés sur la place publique, etc. ; et puis, il y a l’éthique. Est ce qu’il y a encore un espace pour la morale, dans ce sens de l’universel ? Je n’en suis pas si sûr que cela.
Alain THOMASSET : C’est compliqué de fait, oui.
Christian GODIN : Maintenant, le moralisme, il faudrait s’entendre sur les termes.
Régis BURNET : On va arriver au cœur de l’émission, « Morale et moralisme », comment vous définiriez morale, moralisme et du coup redéfinissez-nous éthique, …
Alain THOMASSET : non, on n’est pas tout à fait sur le même champ, mais ce n’est pas grave, …
Régis BURNET : … et du coup où ça coince en ce moment, quelle est la chose qui coince. Donc, morale ?
Christian GODIN : Il faut bien se rendre compte quand on définit ces termes-là, on porte forcément des jugements. On part de principe philosophiques, c’est-à-dire qu’on ne définit pas la morale comme on définit le soleil ou la chute des corps, ce n’est pas un fait, je fais allusion à la célèbre phrase de Nietzsche, qui disait : « Il n’y a pas de faits moraux, il n’y a que l’interprétation morale de certains faits ». La première interprétation, pourrait-on dire, vient avec la définition de la morale, définir la morale ce n’est pas, disons, donner le dessin d’une réalité observable, objective et évidente, c’est déjà prendre position par rapport à un certain nombre de principes, par rapport à un certain nombre de thèses philosophiques. Alors, moi, je dirais que le moralisme, on pourrait partir de la phrase, je crois qu’elle est de PASCAL, dans les célèbres Pensées de PASCAL : « La vraie morale se moque de la morale » Le moralisme on observe tout de suite que c’est un terme péjoratif, donc c’est un terme qui comporte en lui déjà une condamnation, une stigmatisation. En revanche, cette stigmatisation ne touche pas le moraliste. On parle d’écrivains un moraliste, Jean de La BRUYÈRE, Vauvenargues, etc., il n’y a rien de péjoratif-là. Il y a une sorte de déséquilibre entre le terme de moralisme, qui est frappé de négatif, et puis moralité, morale et moraliste, qui eux peuvent être neutres, et même qui sont positives, souvent. Moi, je dirais que le moralisme, c’est le discours moral, qui ne s’appuie sur aucune considération de la réalité et qui ne tient pas compte du comportement en particulier de celui qui tient ce discours moral. J’aurais tendance à penser, mais c’est une définition qui peut être contestée, que le moralisme est une sorte de mise en scène du discours moral, qui cache l’immoralité réelle de celui qui tient ce discours. En fait, là où il y a moralisme, me semble-t-il, il y a une dimension d’hypocrisie. Et l’hypocrisie est un terme grec qui veut dire le comédien, c’est celui qui joue un rôle, il tient un discours, il fait semblant, il fait mine de, mais en fait il est dans une position qui est opposée à celle-là, il ne croit pas une seconde que ces principes affichés vont pouvoir être appliqués.
Régis BURNET : Nous y voilà, excusez-moi, là encore provocation, on est parfaitement dans ce que l’on a critiqué dans l’Église, avec un discours extérieur est une forme d’hypocrisie.
Alain THOMASSET : Moi, je définirai le moralisme en disant que c’est la réduction de la vie morale à l’obéissance à des règles, règles venant de l’extérieur précisément, qui s’imposent par l’extérieur, on pourrait dire : « La loi est la loi » et on ne réfléchit pas plus que ça. C’est la morale des pharisiens qui interdisent à Jésus guérir le jour du sabbat parce que le shabbat, parce qu’il ne faut pas travailler le jour du shabbat. L’absurdité d’une loi pour laquelle on obéit sans réfléchir aux circonstances, à l’histoire, à la situation dans laquelle on est, or la vie morale, c’est beaucoup plus large que ça bien sûr. Moi, je redéfinir l’éthique en disant, - là je suis RICŒUR, la distinction qu’il fait entre l’éthique, pas seulement une éthique personnelle, mais le désir de bien vivre une vie bonne avec et pour les autres, dans des institutions justes, donc la dimension collective est incluse dans l’éthique, pour RICŒUR, et la morale c’est finalement la mise en œuvre de ces valeurs que je veux vivre, sous forme d’interdits, d’obligations, avec le souci l’universel qui l’habite. Donc, il y a ce double champ, à la fois éthique, qui est finalement enraciné dans une culture et une tradition de la vie bonne et des impératifs ou des obligations, qui eux sont finalement au service de cette éthique, pour la mettre en œuvre. On a besoin de repères dans la vie, tout simplement, on a besoin de la loi, bien sûr, mais il ne faut pas réduire la morale à la loi ; C’est cela notre problème aussi, dans le catholicisme parfois : « La loi, c’est la loi » ; « Le pape a dit ça, ou les évêques ont dit ça », il n’y a plus qu’une seule tête, non … Le pape François nous rappelle que dans la vie morale, ce qui est premier c’est l’amour, déjà, et deuxièmement qu’il faut le discernement, c’est-à-dire que dans les situations singulières, il y a toujours besoin de faire appel à sa conscience et à sa raison, pour évaluer quelle est la loi qui s’applique, comment l’appliquer, comment prendre en compte le besoin des autres, etc. et ça, ce n’est pas simplement une obéissance à la loi pure et dure.
Régis BURNET : Alors, je continue encore mes provocations, vous dites ça parce que vous êtes jésuites, on a construit une opposition – que personnellement je trouve fausse - entre les gens qui obéissent fidèlement à la loi et ceux qui font des accommodements par l’interprétation, et qui sont jésuites.
Alain THOMASSET : Il faut les deux, on a écrit un petit livre avec le père GARRIGUES sur ce sujet en disant, on est pour une morale souple. On reprend le mot de PÉGUY, qui dit qu’il y a un préjugé tout à fait indéracinable, qui pense que la morale raide, c’est plus une morale que la morale souple, et PÉGUY dit, c’est l’inverse. Une morale raide, c’est une ligne droite, c’est la règle droite, c’est la règle pour la règle, j’allais dire. Mais, une règle droite ne peut pas mesurer les surfaces courbes. Or, nous avons besoin d’une morale souple, une morale qui justement prend en compte les formes complexes de la vie. Une morale raide laisse dans le coin plein de saletés, dit PÉGUY, plein d’obscurité, elle ne s’occupe pas finalement des détails, elle ne s’occupe pas de la vie tout simplement. La morale soupe est beaucoup plus exigeante, parce que précisément elle suppose non seulement de prendre la règle mais aussi de voir dans les coins, d’examiner les situations, de prendre en compte l’histoire du sujet, c’est ça la morale souple, et c’est ça le discernement. Donc, on a besoin à la fois des règles, des normes, parce qu’on a besoin de repères dans la vie, mais on a aussi besoin du discernement. Vous savez, le moralisme, c’est comme si on avait que les autoroutes, et pas les nationales ni les départementales, on va nulle part, on va juste aux grandes villes, mais on oublie d’aller dans tous les villages français, qui sont si beaux ; on a besoin de quelque chose de plus subtile, de plus fin, les nationales, les départementales, les communales etc. c’est ça, on a besoin des autoroutes mais on a aussi besoin des départementales.
Régis BURNET : Qu’est-ce que vous pensez de cette interprétation, de cette présentation ?
Christian GODIN : Vous définissez le moralisme comme un formalisme morale un formalisme moral, un formalisme de la morale, c’est-à-dire une obéissance rigoureuse à la règle, qui est étrangère à la vie, qui peut même lui être hostile. Il y a un épisode qui illustre de façon magnifique ce que vous dites, c’est le passage des Misérables de Victor HUGO qui, entre parenthèses est peut-être le plus extraordinaire roman de la morale qu’on ait jamais écrit, parce que dans ce roman Victor HUGO pose à peu près tous les grands problèmes de morale, les dilemmes, etc. Il y a la figure de Javert, qui obéit à la loi et qui va de façon obsessionnelle chercher Jean Valjean, et de l’autre côté, il y a Jean Valjean, qui lui agit de manière clandestine, puisqu’il vit sous un faux-nom. Il y a un épisode extraordinaire où Victor HUGO raconte comment la sœur qui, je crois, sert de servante à Monsieur Madeleine, qui est réellement Jean Valjean, là, qui est devenu un maire dans une petite ville du Nord de la France, pour la première fois de sa vie elle commet un péché, elle ment, parce que les sbires de Javert reviennent dans la mairie et ils demandent à la bonne-sœur si elle a vu monsieur untel, etc., elle dit non. C’est l’exemple classique, un innocent qui est pourchassé, est-ce que vous l’avez vu ? réponse : non. Or, ce mensonge est infiniment plus moral de contenus qu’une vérité qui, au nom de la loi, poursuivrait quelqu’un qui est plus qu’innocent, qui est beau, la bonté. Ce qu’a formidablement vu Victor HUGO, c’est qu’au nom de la loi on pouvait détruire ce qu’il y avait de plus profondément morale en l’homme, c’est-à-dire sa capacité à être bon. Or, celui qui incarne la bonté dans Les Misérables, c’est Jean Valjean.
Alain THOMASSET : Il y a aussi l’épisode avec l’évêque, quand ils lui demandent s’il lui a volé les couverts en argent, et l’évêque dit, non, je lui donnés. C’est un mensonge et c’est l’expression de la bonté, comme vous dites, et de la générosité qui dépasse …
Christian GODIN : Aimer tellement celui qui vous a volé qu’on fait mine de ne pas avoir compris qu’il vous a volé et que de plus Monseigneur BIENVENU, l’évêque ajoute quelque chose en plus, en disant : « Vous avez oublié ces chandeliers » Non, seulement il lui laisse le premier de son larcin, la vaisselle d’argent, mais en plus ils ajoutent les chandeliers. Là, il y a un coup de génie, en fait pour faire passer un homme du mal au bien, c’est une conversion, il faut un chemin de Damas moral, et là, le chemin de damas a été un acte d’une bonté infinie, qui en fait ne peut que placer Jean Valjean devant un grand questionnement : Qui suis-je ? Qu’ai-je fait ?
Alain THOMASSET : En régime chrétien, on dirait de fait que nous sommes tous bénéficiaires d’une bonté originaire, qui est Dieu lui-même. Donc nous sommes capables de bonté parce que nous avons été nous-mêmes objets de miséricorde, et de bonté.
Christian GODIN : Ce qui est désastreux, inversement, c’est quand on voit autour de soi des gens qui sont fragiles, faibles, victimes de la corruption, on est tenté de d’aller vers le pire, c’est plus facile d’aller vers le pire que d’aller vers le meilleur, et c’est vrai que dans beaucoup de contextes sociaux aujourd’hui il y a une puissance de démoralisation, qui fait que beaucoup d’individus sont tentés finalement de mal agir sous prétexte que les autres font tant, est qu’à la limite s’ils ne faisaient pas la même chose, ils seraient les dindons de la farce. Il y a là quelque chose qui est un défi terrible, comment rester bon dans un contexte qui ne l’est pas, ou qui ne l’est plus ?
Alain THOMASSET : En même temps, il y a aussi des signes de générosité, de solidarité chez des jeunes.
Christian GODIN : Tout à fait.
Alain THOMASSET : Qui sont d’ailleurs tout à fait détachés de raisons religieuses, il y a un fond-là qui existe où finalement ce qui donne du sens à l’existence c’est quand même de se consacrer aux autres, de rendre service, d’être en relation avec les autres.
Christian GODIN : Ce qui vous donne raison d’ailleurs, c’est, si on prend le problème à l’envers, on pourrait se demander mais comment est-il possible qu’il n’ait pas plus de crimes sur terre ? On est frappé évidemment par le mal, c’était une observation de LEIBNITZ, le mal est plus visible que le bien, parce que la plupart du temps le bien c’est la norme, le déraillement d’un train est plus visible que les trains qui circulent normalement. Par définition, cela ne fait pas événement quelque chose qui marche, qui fonctionne. Or, on pourrait se poser la question : étant donné que ce ne sont pas les tentations qui manquent, les occasions manquent, comment se fait-il que l’être humain ne soit pas plus criminel qu’il ne l’est ? Il pourrait l’être davantage, et c’est là que l’on revient à la question du verrou, qu’est-ce qui interdit qu’on passe à l’acte ?
Alain THOMASSET : C’est aussi, je dirai que faire le mal, cela nous détruit nous-mêmes et qu’on finit par s’en rendre compte. Le mal génère du mal pour l’auteur du mal lui-même, c’est la question du péché aussi, avouer un péché ou être bénéficiaire du pardon, ça libère. Le bon est peut-être exigeant mais il est aussi finalement ce qui permet d’être heureux.
Christian GODIN : Cela contrevient à une intuition commune, beaucoup de gens sont persuadés que s’il n’y a pas plus de voleurs ni d’assassins, c’est parce qu’il y a des prisons, des sanctions, des amendes, etc., mais en fait l’obstacle qui nous interdit de passer à l’acte dans le sens du mal, ce n’est pas quelque chose que d’extérieur, c’est à l’intérieur. Pourquoi n’a-t-on pas tué alors que on en avait le désir ou même l’occasion ? On pourrait dire comme réponse que c’est parce qu’on n’a pas envie de passer le restant de ses jours avec un assassin. Qui veut vivre jusqu’à la fin de sa vie avec un assassin ? Je crois c’est cela le ressort qui fait qu’il y a une propension au bien qui, malgré tous les désastres de l’histoire, l’emporte sur la propension au mal. Cela dit le mal peut être catastrophique, et ça, évidemment, cela compense beaucoup de choses.
Alain THOMASSET : Alors que le bien est plus originaire que le mal. C’est pour cela qu’il est, à mon avis, plus fort mais il faudra du temps pour s’en rendre compte. Pour revenir sur la question sociale, je crois que, ce que vous dites, on peut avoir un certain étonnement à constater que finalement la société ça fonctionne quand même, on peut dire qu’il y a quand même de la confiance dans la vie sociale, sinon il n’y aurait pas d’économie, il y a quand même de la générosité, de la solidarité, simplement ces attitudes-là elles ont besoin d’être apprises, elles ne sont plus spontanées, données d’avance dans la culture ambiante. Donc, le défi aujourd’hui je trouve, que l’on soit religieux, chrétien ou pas, c’est justement d’éduquer à ces attitudes intérieures, ce que j’appelle, moi, les vertus sociales, qui rendent la vie sociale possible. Il n’y a pas de vie sociale sans le sens de la justice, sans le sens de la solidarité, sans une certaine compassion avec les faibles, sans l’hospitalité vis-à-vis de l’étranger, et sans espérance dans l’avenir. MONTESQUIEU disait ça, en démocratie les individus ont besoin de vertus, pas dans la tyrannie. La tyrannie il suffit d’avoir peur, quand on est dans la démocratie il faut une attitude intérieure qui consiste à accepter le dialogue, à renoncer à ce que son opinion l’emporte, mais c’est des vertus tout cela et cela s’éduque. C’est un défi actuel.
Régis BURNET : Vous parlez un peu comme Henri BERGSON, lorsqu’il dit - on va entendre ce texte – que la vie sociale ne demande pas tant que ça de se plier aux règles, aux obligations, c’est plutôt naturel d’être bon et c’est au moment où il y a un conflit entre soi-même et la société que quelque chose apparaît. Je vous propose qu’on entende ce texte de BERGSON, issu du fameux livre « les deux sources de la morale et de la religion » qui date de 1932.
C’est la société qui trace à l’individu le programme de son existence quotidienne. On ne peut vivre en famille exercer sa profession vaquer, aux milles soins de la vie journalière, faire ses emplettes, se promener dans la rue ou même rester chez soi, sans obéir à des prescriptions et se plier à des obligations. Un choix s’impose à tout instant ; nous optons naturellement pour ce qui est conforme à la règle. C’est à peine si nous en avons conscience ; nous ne faisons aucun effort. Une route a été tracée par la société ; nous la trouvons ouverte devant nous et nous la suivons ; il faudrait plus d’initiatives pour prendre à travers champs. Le devoir ainsi entendu, s’accomplit presque toujours automatiquement ; et l’obéissance au devoir, si l’on s’en tenait au cas le plus fréquent, se définirait un laisser-aller ou un abandon. D’où vient donc cette obéissance apparaît au contraire comme un état de tension, le devoir lui-même comme une chose raide est dure ? C’est évidemment que des cas se présentent ou l’obéissance implique un effort sur soi-même. Ces cas sont exceptionnels ; mais on les remarque, parce qu’une conscience intense les accompagne, comme il arrive pour toute hésitation ; à vrai dire la conscience et cette hésitation même, l’acte qui se déclenche tout seul passant à peu près inaperçu.
Henri BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion, 1932.
Régis BURNET : Dans la discussion qui a précédé il me semble que vous avez l’un et l’autre, c’était intéressant, vous avez convergé finalement vers une idée, qui est la bonté, une sorte de troisième terme qui est finalement supérieure à la loi, on peut – c’est votre exemple - par bonté contredire la règle. Du coup, c’est quoi la bonté ? Quelle définition vous donneriez à la bonté ?
Christian GODIN : C’est un terme évidemment très proche de l’idée de bien, mais l’idée de bien est une idée abstraite, c’est la raison pour laquelle on écrit volontiers Bien, avec une majuscule. Je dirais que la bonté, c’est le bien incarné, le bien vécu, le bien existentiel, et qui implique, à la différence du Bien universel et abstrait, de facto la relation avec l’autre. On ne peut pas être bon tout seul. Quand Robinson Crusoé était tout seul sur son île, il n’avait aucune occasion d’être bon, à moins qu’il ne considère qu’avec ces animaux domestiques il ait une relation personnelle. En revanche, dès qu’il y a un être humain qui intervient, Vendredi, la bonté ou la méchanceté est possible. Donc la bonté du Bien incarné dans la relation avec autrui et qui a une puissance d’universel que le contraire, la méchanceté, qui est l’incarnation du mal, ne peut pas avoir.
Alain THOMASSET : La bonté, évidemment pour un chrétien, la bonté incarnée …
Régis BURNET : J’allais vous poser la question.
Alain THOMASSET : … c’est le Christ, évidement ! C’est le christ qui incarne la bonté par excellence, qui incarne l’amour de Dieu pour les hommes.
Régis BURNET : Mais, ça, c’est un peu abstrait ? je ne l’ai jamais rencontré le Christ.
Alain THOMASSET : … je reconnais le bibliste. Évidemment on en a accès par les Évangiles et par la tradition chrétienne, les témoins de la tradition qui réinterprètent, mais bien sûr, c’est par la Parole de Dieu qu’on sait comment Jésus se comporte avec les personnes qu’il rencontre. J’aime beaucoup cette phrase du pape François dans « Amoris laetitia », qui dit : « Jésus a toujours accueilli les personnes qu’il a rencontrées avec amour et tendresse, en les accompagnant sur leur chemin en vérité, patience et miséricorde. » Tout est dit là. Le regard de Jésus sur les hommes, c’est vraiment un regard d’accueil, de bienveillance, d’abord, pas de jugement, pas du tout. Mais il les accompagne sur un chemin, et c’est ça la vie morale d’un chemin. Un chemin où il faut faire la vérité, l’universel est en jeu-là, mais il faut aussi accompagner avec miséricorde. On sait bien qu’on est faible, qu’on est fragile, qu’on ne va pas réussir tout de suite à obéir aux exigences de l’Évangile, c’est pour cela qu’on a besoin du troisième terme : la patience. Il faut de la patience, on est immoral quand on veut tout, tout de suite. Le moraliste qui exigerait tout, tout de suite, serait immoral. Donc, la morale suppose le temps, la progression.
Régis BURNET : Alors, si on définit la morale comme une sorte d’imitation de Jésus-Christ d’une certaine façon, que faire dans les cas où Jésus n’a rien fait ? Jésus n’avait pas une souris, pas d’ordinateur, … qu’est-ce qu’on fait dans les cas où …
Alain THOMASSET : Jésus ne nous a pas dit ce qu’il fallait faire avec la PMA, le clonage, … bien entendu, c’est pour ça que la Bible ne nous dira pas tout, elle nous inspire sur un certain nombre d’attitudes, dont je viens de parler, mais il faut faire appel à la raison. En christianisme, nous faisons appel à la raison, inspirée par une certaine anthropologie, une vision de l’homme, une vision de la relation entre les hommes, et avec Dieu bien sûr, et c’est là où aujourd’hui sont les débats ; c’est des débats anthropologiques, sur : Qu’est-ce que l’homme ? Qu’est-ce que la nature rationnelle de l’homme ? Qu’est-ce que la nature humaine ? c’est là où il y a des débats. Le christianisme a une certaine vision de l’homme, mais à ce moment-là, quand on est en bioéthique, on réfléchit bien sûr avec un certain nombre de d’inspirations bibliques mais aussi beaucoup avec sa raison, tout simplement. D’ailleurs, c’est nécessaire, si on veut prendre part au débat public aujourd’hui. Les débats de bioéthique qui ont lieu en ce moment et qui vont continuer, un théologien moraliste, comme moi, s’il intervient, si on lui demande son avis au Parlement, il va bien sûr essayer de traduire ses convictions chrétiennes dans des arguments qui peuvent être entendus par tous. Ça, cela fait appel à la raison, simplement, ma raison est inspirée par la Foi.
Régis BURNET : Merci à tous les deux. Quelques livres pour aller plus loin. Je rappelle, Christian GODIN, le titre de votre livre : « Que sont devenus les péchés capitaux » au cerf, vous avez, vingt secondes pour nous expliquer ce qu’il y a dans ce livre.
Christian GODIN : Je me suis posé la question savoir ce qu’était devenue aujourd’hui : la colère, la gourmandise, la luxure, la paresse, l’envie, en fait les sept péchés capitaux qui désignaient dans la tradition les sources du mal, de la mauvaise action, est-ce qu’ils ont été reconduits, réhabilités, ou au contraire complétement effacés ?
Régis BURNET : Et la réponse ?
Christian GODIN : La réponse est que la plupart, quasiment tous, sont devenus des sortes de vertus publiques, des vertus économiques. Par exemple, nous valorisons l’excès, alors que l’ancienne morale, ou l’ancienne sagesse voulait la tempérance. Il est bon aujourd’hui d’agir dans l’excès. Le consumérisme pousse à la gourmandise, à la luxure. Le seul péché qui reste, qui résiste, c’est la paresse, parce que nous avons besoin de travailler pour produire, et nous avons besoin de produire pour consommer.
Régis BURNET : Vous, vous avez parlé de la RETM, la Revue d’éthique et de théologie morale, un colloque que vous avez dirigé, en compagnie de Catherine FINO et de Dominique GREINER, « Repenser l’éducation morale pour aujourd’hui ». Là aussi vous avez vingt secondes, je suis désolé, ça va être un peu court, Alain THOMASSET, pour nous expliquer ce qu’il y a dans votre livre : « Les vertus sociales », c’est paru aux éditions Lessius.
Alain THOMASSET : J’en ai parlé un tout petit peu tout à l’heure. Je pense que nous avons besoin d’apprendre des attitudes intérieures pour vivre en société. Nous avons besoin de ces vertus sociales : justice, solidarité, compassion, hospitalité et espérance, et j’ai essayé de montrer comment la tradition chrétienne, en particulier la Bible, peut nous inspirer dans l’éducation de ses attitudes intérieures nécessaires à la vie sociale.
Régis BURNET : Merci de nous avoir parlé ainsi de la morale.
Merci de nous avoir suivi sur KTO, vous savez que vous pouvez retrouver cette émission sur le site internet de la chaîne www.ktotv.com.
On se retrouve la semaine prochaine