Régis BURNET : Bonjour et merci de nous retrouver pour La foi prise au mot, votre rendez-vous de formation et de réflexion. Cette semaine, je vous invite à partir à la découverte d’un grand penseur, dont l’importance reste considérable sur le christianisme, Paul Ricœur. Philosophe, Ricœur a fortement influencé l’éthique et la morale, la manière dont on lit les textes bibliques, la manière dont on écoute les récits de vie et accompagne la souffrance des patients aussi, la manière dont on se comprend soi-même.
Qui était Ricœur ? Pourquoi sa pensée est-elle si cruciale pour le christianisme du XXIe siècle ? Telle est la question que je vais poser à mes deux invités, qui sont deux spécialistes de Ricœur : Olivier ABEL, bonsoir !
Olivier ABEL : Bonjour !
Régis BURNET : Vous êtes philosophe, professeur de philosophie à l’Institut protestant de Montpellier.
Et, Pierre-Olivier MONTEIL, bonsoir !
Pierre-Olivier MONTEIL : Bonjour !
Régis BURNET : Vous, vous êtes également philosophe et vous vous êtes chercheur associé au fonds Ricœur.
Une première question à l’un et à l’autre : comment est-ce que vous avez rencontré Ricœur ? L’avez-vous rencontré personnellement ? Et, comment est-ce que vous êtes venu à rencontrer Ricœur ?
Olivier ABEL : Moi, je l’ai rencontré très jeune, j’avais 14-15 ans, j’étais dans la même classe que son fils au lycée. Il était un peu le paroissiale de mon père, qui était pasteur à Robinson, dans la banlieue sud de Paris. Donc, j’allais le voir, souvent, pour lui poser mes questions. Je lisais ses textes, j’avais fait un exposé sur le thème du mal, en classe de seconde, en classe de 3ème peut-être même. Son livre « Histoire et vérité » que j’avais lu, et avec lequel j’ai grandi d’une certaine manière. Au-dessus de lui, il y avait l’historien Henri-Irénée Marrou, que j’allais interroger aussi. C’était la communauté de la revue Esprit [1], vous savez, des « Murs blancs » [2] à Châtenay-Malabry. J’ai eu la chance de grandir très proche de Ricœur. Finalement, j’ai décidé de faire la philosophie, j’ai fait ma maîtrise avec lui, puis mon doctorat avec lui. Au début j’étais son élève et, après, je suis devenu son ami. Je ne dirais pas que je suis un spécialiste de la pensée de Ricœur, j’ai trop grandi dedans, je manque de distance.
Régis BURNET : Ça, c’est intéressant … Une question un peu naïve, il était comment Ricœur ? Il se trouve que je l’ai rencontré, j’ai été très frappé, c’est un philosophe gentil.
Olivier ABEL : Il était drôle. Il était extrêmement drôle. C’était un clown, Ricœur, quelqu’un qui faisait rire. Il adorait les bons mots, les réparties, … J’ai essayé d’en rassembler quelques-unes, on aurait pu faire un livre uniquement des bons mots de Ricœur.
Régis BURNET : Des Fioretti …
Olivier ABEL : Voilà, il aimait beaucoup, il aimait beaucoup …
Régis BURNET : Donc, un philosophe agréable. Quand on lit sa pensée, c’est quelquefois austère …
Olivier ABEL : Très modeste, extrêmement modeste, en même temps très ferme.
Régis BURNET : Vous, comment avez-vous rencontré Ricœur ?
Pierre-Olivier MONTEIL : Dans mon cas, c’est une histoire familiale. Il se trouve que mon grand-père, qui avait dix ans de plus que Ricœur, était étudiant à Rennes, au moment où Ricœur était hébergé chez sa tante, qui louait une chambre à mon grand-père. J’ai commencé par entendre parler de cette histoire, dès que j’ai eu des oreilles pour entendre. Puis, deuxième épisode, ils se sont retrouvés, notamment dans le contexte social, dont j’imagine on parlera tout à l’heure.
Régis BURNET : Bien sûr !
Pierre-Olivier MONTEIL : À la génération suivante, celle de mon père, qui était à Chambon-sur-Lignon [3], en terminale, où Ricœur, terminant sa thèse, enseigne la philo en terminale. Donc, mon père m’en a parlé à son tour, comme son prof de philo de terminale. Et ce n’est que plus tard, en 1985, que je l’ai rencontré pour la première fois, à l’occasion de la parution du troisième tome de « Temps et récit » [4]. Il y avait une soirée organisée aux éditions du Seuil, rue Jacob, je me rappelle très bien, il y avait une grande salle avec plein de monde et au fond, dans un angle un peu isolé, Ricœur assis à une table. J’ai pris mon courage à deux mains, parce que j’ai quand même été un peu intimidé, et je me suis présenté à lui en lui disant : « Je suis le petit-fils de Lucien Monteil », et cela m’a fait tout de suite penser, rétrospectivement, à ce que Ricœur appelle « la mémoire heureuse », c’est-à-dire que tout d’un coup tant que ça fait tilt, un souvenir qu’on croyait oublié, refait surface.
Régis BURNET : Vous êtes déjà un peu entrés dans sa biographie, est-ce qu’on peut dire - ce n’est pas un secret, Ricœur était philosophe et il était protestant - que c’est un philosophe protestant, ou que c’est protestant philosophe ?
Olivier ABEL : Oui, disons que si protestant est une sorte d’étiquette culturelle, on peut le dire comme ça, mais on ne dira pas que c’est un philosophe chrétien, par exemple, de ce point de vue-là. En fait, il insistait beaucoup là-dessus, très tôt il y a eu cette tension, entre ces deux parts de lui-même, qui étaient au moins en tension, parfois en décalage, je dirais entre le philosophe agnostique, il le dit à plusieurs reprises, très fermement, en tant que philosophe, il n’y a pas de limites, et le chrétien, comme il dit, d’expression philosophique, comme il y a des chrétiens d’expression picturale, comme Rembrandt, ou d’expression musicale, comme Bach, etc. Oui, il y a cette séparation, cette tension, la critique et la conviction, c’est certainement plus compliqué, parce que les deux pôles ne cessent de se mélanger, en même temps, il y a une opposition entre deux. Bien sûr, il est resté protestant, c’est cela qui est étonnant, parce que de sa génération la plupart des grands intellectuels de ces générations, il y a eu des convertis, mais les gens qui ont grandi dans cette tradition, en général, peu à peu, ils l’ont quittée, et Ricœur est resté protestant, et dirais très fortement, protestant et chrétien, de ce point-de vue-là.
Régis BURNET : Autre question, est ce qu’on dirait que c’est un philosophe de gauche ?
Pierre-Olivier MONTEIL : Alors, ça, c’est une question qui a fait même polémique, en tout cas débats, au sein des commentateurs de Ricœur, certains parlent de tiédissement. Il aurait débuté quasiment marxiste, c’est vrai qu’il y a des textes de sa jeunesse qui le laissent penser, et après il y aurait une espèce de mutation sociale-démocrate, peut-être même de …, de tiédissement. À mon sens, pas vraiment, je dirais que ce qui a changé pour nous tous, y compris pour lui, c’est le contexte, j’imagine mal qu’on développe des théories de la planification en plein contexte néo-libéral, ce n’est simplement pas possible. Il me semble qu’il a ajusté son angle de vue en fonction d’un contexte, qui était lui-même en évolution, et, que, me semble-t-il, j’ai d’ailleurs eu l’occasion de faire un travail là-dessus, il y a deux choses dont ils ne se défait pas, c’est d’une part une adhésion au libéralisme politique, et non pas économique, et d’autre part une conviction socialiste. Fidèle à sa méthode de pensée, il a toujours tendance à les mettre en couple, à corriger ce que le libéralisme pourrait avoir de négligent par rapport à l’égalité et inversement de corriger le socialisme dans ce qu’il pourrait avoir de négligent par rapport à la liberté, et ce qui pourrait faire médiation, ce serait la fraternité. À mon avis, ça, c’est un modèle qui, me semble-t-il, tient le choc du temps.
Régis BURNET : C’est intéressant ce que vient de dire Pierre-Olivier Monteil, parce que pour moi Ricœur, c’est vraiment quelqu’un qui pense avec deux pour arriver à trois …
Olivier ABEL : Toujours, toujours.
Régis BURNET : Il essaye toujours de trouver un moyen terme.
Olivier ABEL : Avec cette idée qu’il y a une sorte de correction. On n’est jamais droit, pour reprendre la formule paulinienne, de l’apôtre Paul. On ne cesse de se corriger fraternellement les uns des autres, de se reprendre, et c’est pareil entre les grandes valeurs : oui le travail, mais la parole, oui l’éthique, mais la morale, … Il y a tout le temps ces tensions. Il ne laisse jamais une valeur ou une théorie triompher dans le vide.
Régis BURNET : Ce qui lui permet d’aller voir des philosophes, dont je pense qu’il ne devait pas être très proches, du genre Marx, Nietzsche ou Freud. Je ne suis pas sûr que spontanément … mais il n’hésite pas travailler ça, pour faire …
Olivier ABEL : De toute façon, il a toujours cherché le plus difficile, donc ce qui était le plus loin de lui spontanément. Il aurait été plus proche de Karl Jaspers, il a été travailler Heidegger. Il aurait été plus proche de Young, à un certain moment, il est allé travailler Freud. Ça, c’est typique de la démarche de Ricœur, chercher l’adversaire - adversaire au sens amical - le plus différent, mais aussi avec lequel il va apprendre le plus, un adversaire de penser, respectable, honorable.
Pierre-Olivier MONTEIL : On peut dire que c’est une un conseil qu’il tient de son prof de philo de terminale, Roland Dalbiez, en disant : face à une difficulté, il faut l’attaquer frontalement et non pas de façon édulcorée par la bande et indirectement.
Olivier ABEL : Oui, je pense que c’est très important de dire cela tout de suite. On a trop souvent l’image du philosophe du compromis, au sens français du mot, qui est un peu mou, … Pas du tout ! Ricœur, c’est quelqu’un qui est extrêmement frontal. C’est quelqu’un qui cherche chaque fois la ligne de conflictualité la plus grande, le conflit des interprétations, là où cela se frotte le plus. C’est sa philosophie de la volonté, finalement.
Régis BURNET : Eh bien, on va y arriver, mais avant quelques éléments biographiques. Il est né en 1913 [5], il est donc marqué par les deux Guerres. Il écrit son premier grand livre « Philosophie de la volonté », juste à la fin de la fin du deuxième conflit mondial.
Pierre-Olivier MONTEIL : Il a passé cinq ans dans un stalag [6] à Choszczno [7] en tant que prisonnier de guerre, et ce qu’on peut en savoir, notamment à travers la biographie que raconte François Dosse, c’est que c’était le moment où il commence à réfléchir, à travailler, on peut dire, sur cette thèse, et ce n’est qu’en 50 qu’elle voit le jour, qu’elle est publiée. Un petit souvenir que m’avait raconté mon père, c’était qu’en cours de terminal, Ricœur faisait cours et au fond de la salle, il y avait sa femme Simone [8], qui tapait tout à la machine, on voyait la petite entreprise qui bossait sur la thèse
Régis BURNET : Pour les élèves cela ne devait pas être forcément très facile … Le livre qu’il a produit « Le volontaire et l’involontaire, philosophie la volonté », c’est même plusieurs tomes, c’est un des tomes, je vais vous demander quelque chose de difficile, qu’est-ce qu’il veut dire ? Qu’elle est l’idée principale de ce livre ?
Olivier ABEL : C’est difficile. Il veut faire autour du thème du vouloir, en débat avec Nietzsche, qui avait dit : « Vouloir, c’est créer » et Ricœur conclut en disant : « Vouloir n’est pas créer, il y a des limites, il y a une finitude. Le vouloir vivre, c’est le oui à la vie, c’est vouloir vivre, qui dit oui à la vie, mais dans les limites de la tristesse, de la finitude, de la contingence ». Et cette tristesse de la contingence, elle est moins rencontrée par Ricœur sous la figure de la mort que sous la figure de la naissance, accepter d’être né finalement. Finalement, sa naissance est quelque chose de mystérieux pour lui-même. Il a perdu ses deux parents, qui sont morts tous les deux quand il était enfant, son père durant la bataille de la Marne, très tôt, en 1915, il n’avait que quelques mois, sa mère auparavant d’ailleurs. Orphelin, élevé par ses grands-parents, il a fallu survivre à cet état, et à cette société dans laquelle il y avait beaucoup de morts juste après la Première Guerre mondiale. Donc, la vie est vraiment très importante mais c’est une vie dans cette condition, je dirais, de contingence, de finitude. Je dirais que le thème de la naissance, c’est le thème nodal ; la naissance est absurde : Pourquoi moi ? ! Pourquoi suis-je ? Eh bien, oui : Que je sois !, d’une certaine manière. Il y a quelque chose comme ça, qui est très fort. Il y a un oui premier, une affirmation originaire, qui est fondamental dans la pensée de Ricœur.
Régis BURNET : Vous vouliez ajouter quelque chose ?
Pierre-Olivier MONTEIL : Oui. Beaucoup plus tard dans son œuvre, l’expression qu’il a propos de la naissance, c’est : « La dette sans faute, du fait d’être né »
Régis BURNET : Redites, parce que c’est une expression …
Pierre-Olivier MONTEIL : « la dette sans faute, du fait d’être né » ça, c’est par rapport à l’allemand, qui aurait tendance à en faire une faute, d’être en dette, puisque c’est le même mot, donc bien d’expliciter que c’est une dette, mais qu’il n’y a pas de faute, par contre, c’est une dette, donc c’est quelque chose à laquelle on répond. Là aussi, c’est un geste important et récurrent chez Ricœur, c’est que la volonté n’est pas première, la volonté ne peut que répondre.
Régis BURNET : Ah, oui !
Pierre-Olivier MONTEIL : On répond de quelque chose, d’une naissance, d’un contexte. Donc, c’est aussi la pensée située. Nous sommes, on n’est pas comme ça, entre ciel et terre, dans un truc abstrait, cela se passe ici et maintenant, et c’est justement la même chose que le volontaire et involontaire, c’est que notre volonté ne s’exerce que sur une charpente d’un corps qu’on n’a pas choisi, d’une époque que l’on n’a pas choisie non plus, des habitudes, d’un inconscient, etc., toutes choses qui font qu’il y a un mixte indissociable de volontaire et involontaire.
Régis BURNET : Pour être très clair, ce n’est pas une philosophie de la toute-puissance de la volonté ?
Pierre-Olivier MONTEIL : Il me semble que cela serait un souci constant de s’en prendre à cette prétention-là. En termes éthiques et puis en termes de simple lucidité, de se désillusionner certainement de prétention de puissance ; puis je pense aussi que c’est une pensée post-totalitaire, qui va faire son possible pour désamorcer tout ce qui peut y avoir de de pulsions de mort en disant : gardons un peu de raison dans tout cela, envoyons qui nous sommes, nous ne nous sommes pas tous puissants.
Régis BURNET : Oui, oui, avec cette idée du volontarisme totalitaire : nous allons créer l’homme nouveau, une ère nouvelle, nous allons tout changer …
Olivier ABEL : On ne refait pas l’homme. L’homme n’est pas malléable, on ne refait pas l’homme nouveau totalement, et ça, c’est un point très important. Il dira dans un texte ultérieur : « Pour rencontrer un autre que soi, il faut avoir un soi. »
Régis BURNET : On va y arriver.
Olivier ABEL : Justement, c’est important. On est né, c’est ce que viens de dire Pierre-Olivier – dans une époque, à une date, dans un corps, il faut accepter sa finitude, et c’est parce qu’on accepte cette finitude qu’on peut rencontrer autre chose que soi-même. Je crois que c’est une des raisons fondamentales pour lesquelles il est resté chrétien et protestant. Il a grandi dedans, donc il y a une sorte de reconnaissance de ce nous sommes, parce qu’on est né, il faut accepter d’avoir un soi. C’est une limite.
Pierre-Olivier MONTEIL : Je prolonge le parti autobiographique de tout à l’heure, en termes de rencontre avec Ricœur, ou grâce à Olivier j’avais eu l’occasion de le rencontrer pour faire un entretien, pour la revue dont on s’occupait les deux, Autres Temps, et avant d’attaquer vraiment l’entretien, je me suis rendu compte, rétrospectivement, que Ricœur m’a fait un petit tour de sa philosophie politique, sans me le dire, comme ça, gratis, un petit tour de « tourisme politique ». En fait, la première idée, c’était : « Il n’existe de penser que située ». Il attendait que j’approuve : « On est d’accord, on peut y aller », c’était vraiment ça.
Régis BURNET : Vous avez parlé d’un sentiment, j’ai l’impression que du début à la fin de la vie de Ricœur, il y a ça. Le dernier livre, qui est un livre assez bouleversant, écrit quelques années avant sa mort, il dit : « Il faut consentir à la vie, et que la vie est belle ».
Olivier ABEL : C’est un livre qu’il n’a pas voulu publier lui-même. C’est un livre posthume …
Régis BURNET : Ah, c’est posthume, après sa mort, pardon, pardon …
Olivier ABEL : On l’a publié, c’est un livre risqué. On a ramassé des textes, d’un document du deuil et de la joie, qu’il avait laissé inachevé, en marquant « inédit » dessus, on s’est dit qu’il le préparait quand même pour l’édition, et des fragments qui nous montraient, jusqu’à la fin, sa manière de travailler, sa manière justement demande d’essayer de goûter la vie jusqu’au bout, de goûter le contact, d’essayer quoi. En fait d’une certaine manière, on peut dire qu’il commence d’une manière assez nietzschéenne, l’affirmation du vouloir, mais en fait dès le début, on voit que cette affirmation, c’est déjà, comme le disait Pierre-Olivier, une acceptation, une approbation. L’affirmation devient une approbation, l’approbation devient un consentement. On passe d’une tonalité majeure à une tonalité plus mineure. En fait, elle y est depuis le début et, peu à peu, cette tonalité mineure domine, cette dimension de consentement ; même si, dès le début, dans sa thèse, il parle d’un chemin vers le consentement. Le « oui », comprend le non, comprend à la fois la révolte mais aussi la résignation, la limite, etc.
Régis BURNET : Est-ce que vous direz que c’est une approbation qui coûte ? Est-ce que vous direz que la vie de Ricœur a été facile ?
Olivier ABEL : Ah, non !
Régis BURNET : On a l’impression d’un philosophe olympien, sans passion, sans rien, … On se rend compte dans ce livre, il y a quelque chose de très …
Olivier ABEL : Il y a le malheur d’être né orphelin, le malheur perdre sa sœur chérie d’une tuberculose, quand il a 17 ans. Vous voyez qu’il a eu des malheurs. Après, il se marie, il ne connaît même pas son troisième enfant, parce qu’il part à la guerre et il reste 5ans captif, en Poméranie. Il rencontre ça, puis après en sortant de ce camp, en croyant y avoir été en tant que victime, il découvre la shoah, les camps d’extermination, pires que ce que lui avait vécu. Il était prisonnier mais il était officier, il avait été préservé en fait. Cinq ans de captivité, ce n’est pas drôle non plus, on ne le souhaite à personne. Donc, il a mesuré le mal d’ampleur collective. Le mal n’est pas qu’un problème de morale. Il a été délogé de la morale. Il a été délogé aussi d’un certain moralisme protestant, on va dire, par ces grands événements collectifs. Il y a là des problèmes de structures, de structures économiques, de structures politiques, totalitaires, je dirais même de structures culturelles, on pourra y venir, c’est important. Donc, il y a du malheur collectif. Il rencontre ce malheur et puis, dans sa vie, il a continué à se battre, à rencontrer de belles intentions qui s’écroulent, le coup de Budapest, etc. À chaque fois, il prend ça en pleine poire, vraiment, ce sont des choses dures pour lui. Puis, tardivement, en 1986, le suicide d’un de ses cinq enfants, c’était horrible. Le malheur, il l’a connu. Il a beaucoup médité le thème du mal, qu’est-ce qu’on fait par rapport au mal ?
Régis BURNET : Quand il dit que la vie est belle, que la vie est une splendeur …
Olivier ABEL : C’est une reprise. Il le disait d’ailleurs à Chambon-sur-Lignon, puisqu’on revient à cette période où il est jeune professeur. Il sort de la guerre, il est dans un collège protestant, il enseigne Goethe et Rilke. Ce sont les thèmes de Rilke « être ici est une splendeur », c’est de retour de la mort qu’on peut dire qu’être ici est une splendeur. C’est Goethe qui disait « le monde est bon ». Il avait écrit cela sur une carte postale pour une de ses élèves qui me l’avait montrée. Accepter que le monde est quand même bon, malgré, en dépit, en dépit de tout.
Pierre-Olivier MONTEIL : Ce que tu disais sur Budapest me fait penser évidemment à ce qu’on appelle le prologue de l’article paru dans « L’histoire et vérité », en 1957, d’abord dans la revue Esprit, puis reprit dans le recueil, qui s’appelle « Le paradoxe politique », le facteur déclenchant est justement l’invasion de Budapest, en octobre 1956, par les chars soviétiques, qui répriment la tentative de réformation du régime. Il me semble, que dans les deux pages qui sont exprès en italique, qu’il y a une espèce de colère sourde, une espèce de rage, qui dit : « Ce n’est pas possible ! Ça recommence … »
Olivier ABEL : Ce n’est pas fini !, la surprise est qu’il n’y ait pas de surprise. Il commence comme ça.
Régis BURNET : Vraiment une colère. Je vous propose, cela nous fera une transition vers un deuxième point de la pensée de Ricœur, qui est la pensée éthique, on a déjà commencé à en parler, d’écoute un texte, qui est paru dans la revue dont vous parliez, Autres Temps, cela s’appelle : « L’éthique, la morale et la règle », il travaille le fameux texte du Lévitique, Lévétique,19-18 : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même »
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévétique,19,18)
Il n’y a strictement rien de choquant dans ce « comme toi-même » : je dirais que nous sommes à la recherche d’un droit à l’amour de nous-mêmes ; c’est la première pulsion éthique […]. Le souci d’autrui, deuxième composante de l’exigence morale, est un point sans doute plus évident. Mais je ne peux vraiment le formuler que si j’ai droit au premier. Parce que, respecter autrui – « traiter autrui comme une fin en soi, disait Kant, et non pas seulement comme un moyen » - c’est vouloir que ta liberté ait autant de place sous le soleil que la mienne. Je pense que toi aussi, comme moi, tu agis, tu penses, tu es capable d’initiatives, de donner des raisons pour tes actes, de faire des projets à longue distance, de composer le récit de ta propre vie. Par conséquent, le « je » et le « tu » s’engendrent mutuellement. Je ne pourrais pas tenir autrui pour une personne si je ne l’avais fait d’abord pour moi-même. L’estime de soi et le respect de l’autre se produisent réciproquement, et c’est là le socle de l’éthique. »
Paul Ricœur, « L’éthique, la morale et la règle », Autres Temps 24, 1989
Régis BURNET : Voilà, on a entendu « le « je » et le « tu » s’engendrent mutuellement ». Est-ce quelque chose d’important pour la pensée de Ricœur ?
Pierre-Olivier MONTEIL : On voit que cela commence par une dimension sémantique, linguistique, quand je dis « je », cela suppose forcément toute la collection : tu, il, nous, etcétéra. Donc, on est déjà dans un monde à plusieurs. Il me semble que derrière cela, il y a la notion fondamentale de réciprocité, s’il y a un « je », il y a un « tu », donc, je suis le « tu » du « je », etc., il y a une réciprocité. Si l’on part de ce texte, qui est de 1989, un an avant « Soi-même comme un autre », ils sont contemporains, le parallèle, c’est que le rapport de soi à soi, dans « La petite éthique », les fameuses 7, 8 et 9 études qu’on trouve dans « Soi-même comme un autre », c’est l’estime de soi, c’est ce qu’il dit, commencer par s’aimer soi-même, ensuite quand on passe du « je » au « tu », c’est le rapport de l’amitié, qui va devenir après le rapport de la sollicitude. Et, on pourrait dire que la sollicitude, c’est quand l’autre est en mauvaise posture, essayer de le rétablir dans ses capacités pour retrouver la réciprocité, d’être capable l’un et l’autre, différemment mais semblablement.
Régis BURNET : Pour comprendre, il faut expliquer qu’il y a une pensée à l’époque, qui est fondatrice, c’est celle de Levinas, qui valide le « tu » s’impose à moi, finalement, le visage de l’autre fait que d’abord je ne suis rien face à l’autre, mais Ricœur dit : non, non, non.
Olivier ABEL : C’est un des deux ou trois grands débats que Ricœur a eu avec Levinas, au long cours. Ricœur était très proche de Levinas. Moi, j’ai suivi des séminaires de Ricœur où quand Ricœur partait à Chicago il nous laissait avec Levinas.
Régis BURNET : Ah, d’accord, c’était sa doublure.
Olivier ABEL : Ils étaient très proches. Ils travaillent les mêmes textes d’Husserl, mais il y avait ce débat. En fait, Ricœur était tout à fait d’accord pour reconnaître qu’il n’y ait pas une insubstitutionnabilié de l’un à l’autre, il y a une singularité, l’altérité lévinassienne, qui est en effet une asymétrie. On peut partir de l’asymétrie, on rentre dans l’éthique par l’asymétrie …
Régis BURNET : L’asymétrie, c’est l’autre est plus que moi, plus important que moi …
Olivier ABEL : On ne change pas de soi et par rapport à l’autre, comme on change de chemise, l’autre, c’est l’autre. Tout le travail, comme vient de le dire Pierre-Olivier, est de rétablir la possible réciprocité, la mutualité. Ce sont des thèmes très importants chez Ricœur, sur lesquels il a tenu bon, en disant : « il faut bien qu’il y ait un sujet capable d’accueillir l’autre ». Comme on le disait tout à l’heure, s’il n’y a pas un soi, il n’y a pas de rencontre de l’autre possible. Il y a bien quelqu’un qui dit « je », qui dit « me voici », « me voici, je suis là », pour recueillir l’autre. Je crois, en effet, que cette mutualité, c’est vraiment très important.
Régis BURNET : Est-ce que « soi-même comme un autre », cela veut dire qu’il faut se placer à la place de l’autre ? ou est-ce un peu plus compliqué que ça ? Parce qu’on l’a souvent lu comme ça, « soi-même comme un autre », il suffit que je me mette à la place de l’autre, c’est cela le début de l’éthique.
Pierre-Olivier MONTEIL : Je pense qu’il y a plusieurs significations, Olivier pourra mieux que moi les détailler toutes. Un premier stade, serait : est-ce que je suis capable moi-même de me considérer comme un autre ? En fait la capacité de décentrement.
Olivier ABEL : Là, juste un mot, le mot qui l’a frappé, c’est la fin du « Journal d’un curé de campagne » de Georges Bernanos, c’est accepter de s’aimer soi-même humblement comme n’importe quel autre. C’est ça, la phrase, je dirais presque poétique, qui est sa boussole dans ce réseau de deux termes.
Régis BURNET : Qui n’est rien d’autre que le Lévitique : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même »
Olivier ABEL : Non, c’est à accepter de s’aimer soi-même, comme on aime n’importe quel autre, se traiter soi-même comme un autre. D’accord on aime les autres, mais il faudrait aussi se traiter soi-même comme n’importe quel autre. À vrai dire, c’est très kantien. On peut dire aussi que c’est le Lévitique, on peut dire que dans les Évangiles, il y a beaucoup de phrases comme ça. On peut le relire à travers Kant, de manière très anonyme, très modeste, le sujet, ce n’est pas « Le Moi », c’est juste « s’aimer soi-même, comme n’importe quel autre », et « n’importe quel autre, comme soi-même », mais comme ce soi-même, je dirais, modeste. Et ça, je crois que c’est important.
Pierre-Olivier MONTEIL : Je fais juste un contraste, ce n’est franchement c’est pas dans l’air du temps.
Régis BURNET : Tout à fait !
Pierre-Olivier MONTEIL : Du coup, la réciproque c’est : si je suis capable de me considérer comme un être ordinaire parmi les autres, à ce moment-là, réciproquement, l’autre devient un soi, il m’apparaît comme étonnamment intéressant, aussi intéressant qu’a priori j’avais pu penser que ma pensée l’était.
Olivier ABEL : Pierre-Olivier, vient de dire un mot très important, dans les mots de Ricœur, c’est : « parmi » ; « Nous sommes parmi … », « Nous sommes parmi d’autres … », « Nous sommes parmi les créatures … » - il le dit d’une manière franciscaine, « Nous des créatures parmi les créatures … », à la fin de sa « Philosophie de la liberté » – « Nous sommes parmi d’autres cultures, d’autres civilisations … », on n’a pas le monopole. Les sujets sont parmi d’autres, c’est le thème de la pluralité, justement. Donc, on peut adopter le point de vue du « je », du « tu », du « il », du « nous », etcétéra.
Pierre-Olivier MONTEIL : Cela s’oppose à une posture surplombante, je ne suis pas au-dessus de la mêlée, je suis avec les autres.
Régis BURNET : Est-ce que cela peut s’articuler – je suis désolé, on va aller très vite - avec une pensée plus éthique, et près peut-être plus politique, ça ? Est-ce que le but, c’est juste d’être soi-même et d’être bien avec les autres ? En gros, une vraie provoque, est-ce Ricœur, en disant cela, fait du développement personnel ?
Olivier ABEL : Non. D’abord il y a la troisième personne : le « Tu », « Il », le tiers. Et le tiers, c’est justement la place de l’anonyme, donc de l’institution, donc la place de tous les autres justement. Le dialogue intersubjectif ne doit pas prendre toute la place, il doit laisser la place à d’autres autres, que les autres qui sont là.
Pierre-Olivier MONTEIL : C’est justement quelque chose qu’il dénonce dans le personnalisme, en tout cas, du « Je », « Tu » de … lui, dit, il manque le tiers, qu’il faut absolument …
Olivier ABEL : Le côté de bubérie, de Martin Buber, dans le personnalisme, a occulté, peut-être, un petit peu c’est dimension institutionnelle. Emmanuel Mounier était en effet, peut-être, beaucoup moins attentif, à cette question des institutions. Et les institutions, c’est très important pour les Ricœur, parce que justement il y a du conflit. Donc, il faut l’organiser, l’instituer, pour que personne ne soit trop faible. Il faut de la règle. On part de l’éthique. Le premier étage de l’éthique, c’est l’orientation vers la vie bonne …
Régis BURNET : C’est ça, c’est vivre bien avec les autres …
Olivier ABEL : … avec les autres, dans des institutions justes, avec ce côté positif, d’orientation vers le bon. Après, on rencontre la morale, parce qu’on voulant le bon, on peut faire le mal, donc on va être rendus attentifs par les règles, par les lois, par les institutions, au fait qu’il y a aussi du malheur possible, qu’il faut essayer de limiter. Avec la morale, on rencontre les limites.
Pierre-Olivier MONTEIL : Justement, de mettre en perspective cette préoccupation de la limite, qu’elle soit celle de la morale, ou celle de la règle, de la norme, etc., sans jamais la réduire à une logique, que j’appellerais du « père fouettard », au contraire de la restituer dans la perspective de ce qui lui a donné naissance, à savoir la vie bonne, l’aspiration à la vie bonne. Vu que nous sommes capables de nous entre-déchirer, au nom de notre éthique, de notre aspiration à cette vie bonne dans notre horizon, alors on a inventé la morale. Mais, la morale est au service de la vie des humains.
Régis BURNET : Dans ce que vous dites, la morale c’est la norme, et l’éthique, c’est l’aspiration à la vie bonne ?
Pierre-Olivier MONTEIL : C’est le désir, le désir foncier d’affirmation …
Régis BURNET : Donc, il faut distinguer les deux.
Olivier ABEL : L’éthique, c’est le désir du bon. C’est, en gros, Aristote, Spinoza, Thomas d’Aquin d’une certaine manière. La morale, c’est plutôt Kant, les normes, les règles … La norme entendue dans un sens très fort quand même, très élevé. On peut même dire d’une certaine manière que c’est Levinas, aussi. C’est la côte : « Là, il y a une limite, l’interdît, tu ne tueras pas », qui arrive sous un format négatif et de limites.
Régis BURNET : Il y a un troisième terme, que vous avez prononcé l’un et l’autre, c’est le juste. Il faut que cela soit juste, que les institutions soient justes.
Pierre-Olivier MONTEIL : L’estime de soi, c’est ce qui anime cette vision de la vie bonne, l’amitié, la réciprocité, la sollicitude, entre un « Je » et un « Tu », et tout ce qui va être dès que l’on se tourne vers tous les tiers, tous les absents, tous les pas encore nés, tous les déjà morts, tous ceux qui ne sont pas là, à ce moment-là, cela va être le souci l’institution, à la base de quoi Ricœur va mettre le sens de ce qui est juste, le sens de la justice. Et on pourrait peut-être introduire la justice et des fois la justesse, en situation pratique notamment de type éthique. Du coup, c’est la sagesse pratique, expression qu’il invente, c’est comment est-ce qu’on peut articuler la dimension éthique, dans un premier temps plutôt le sens du possible et dans un deuxième temps plutôt le sens de la limite et dans un troisième temps, peut-être le sens du relatif, comment ce qu’on peut articuler l’un et l’autre, avant tout pour éviter le pire, pour éviter de rajouter de la violence, pour « la bonne cause » entre guillemets.
Régis BURNET : Donc, la justesse, c’est quoi ? C’est d’être en adéquation avec tout ça ?
Pierre-Olivier MONTEIL : C’est la fameuse phronesis d’Aristote, le coup d’œil, le geste d’un homme d’expérience, qui va trouver …
Olivier ABEL : Mais, on y accède qu’à travers le tragique. Je pense que chez Ricœur, on accède à la sagesse pratique à travers l’interlude du tragique. Disons qu’éthique et morale ça boîte un peu, et la justesse, la sagesse, la phronesis, est l’acceptation que cela boîte, qu’il n’y a pas de bonne morale, qu’on ne cesse de corriger les unes par les autres. On a rencontré le tragique, on a rencontré des grandeurs, qui se sont affrontés : Antigone, Créon, etc., et, on a accepté l’étroitesse des points de vue, la singularité des situations. Donc, on accepte que ça boîte. Il me semble que la sagesse, elle est cette acceptation d’une morale elle-même plurielle, elle-même boiteuse.
Pierre-Olivier MONTEIL : Et à la fin, il dit l’enjeu, de la sagesse pratique, c’est la nuance de gris.
Régis BURNET : Quand on est face à ça, cela peut-être nous permettre de parler de l’herméneutique, qu’est-ce qu’on fait ? On se raconte ? On raconte des choses ? On écrit l’histoire ? On réécrit l’histoire ?
Olivier ABEL : Je pense que le pluralisme profond de la pensée de Ricœur, lui vient entre autres de la lecture des textes bibliques, qui sont eux-mêmes un massif littéraire, extrêmement pluriel.
Régis BURNET : Ils donnent des leçons de tout.
Olivier ABEL : Il y a des romans, Joseph, des mythes, des chroniques, des prophéties, des lettres, des poèmes, des louanges … Il y a des genres littéraires extrêmement divers. Je pense que ce qu’on a appelé, un grand mot, l’herméneutique, l’interprétation des textes, alimente un rapport à soi-même, un rapport aux autres, un rapport à Dieu, qui est lui-même pluriel. Ce n’est pas le même Dieu, le Dieu des prophètes et le Dieu de Moïse, en tout cas ce n’est pas le même rapport à Dieu. On n’est même pas tout à fait sûr que cela soit le même Dieu, donc il y a de la tension entre les grandes traditions bibliques, qui ont été canonisées ensemble dans le texte biblique, dans les quatre Évangiles aussi, il y a des tensions, qui instituent cette pluralité. Ça, c’est très fort.
Régis BURNET : Et ce qui fait l’unité, c’est le récit ?
Pierre-Olivier MONTEIL : On pourrait dire que c’est une tâche, il faut s’en occuper, cela ne se fait pas tout seul. Je crois que c’est dans « Le volontaire involontaire » ou il dit le sujet est tension. Nous sommes tension. C’est volontaire et involontaire, pour commencer, à partir de là, cela ne peut être qu’une tâche. Du coup c’est une responsabilité, comme cela ne va pas se faire tout seul, quand on s’en désintéresse, cela se défait.
Olivier ABEL : Vous voyez que ce que vient de dire Pierre-Olivier, une tâche, c’est une promesse, ce n’est pas qu’un récit. Les récits sont eux-mêmes pluriels, il n’y a pas de récit des récits. Il n’y a pas de récit qui pourrait tout comprendre, et puis il y a cet inachèvement qui ouvre des promesses, qui sont elles-mêmes inaccomplies, inachevées.
Régis BURNET : Là, je fais allusion à sa grande trilogie sur l’herméneutique, et effectivement c’est assez frustrant, parce qu’il fait une grande théorie de : qu’est-ce que c’est qu’interpréter ? À quoi ça sert les textes ? Etc., puis, à la fin, on a l’impression qu’il faut sortir du récit, en fait …
Olivier ABEL : Non, « Temps et Récit » se termine par des conclusions qui font 50 pages. Ricœur a mis une année entière pour rédiger des conclusions dans lesquelles il déconstruit tout ce qu’il a fait précédemment, notamment l’identité narrative, tellement importante. L’identité narrative se raconte, elle est racontée par les autres aussi, …
Régis BURNET : Pour faire bref, je me définis d’abord par le récit que je fais de moi-même.
Olivier ABEL : Mon identité n’est pas immuable, une entité identique à elle-même, c’est une entité qui évolue, qui bouge, comme l’identité de Dieu dans le texte biblique, il est jaloux puis après il se réconcilie, ça bouge, c’est narratif, ça se raconte. Donc, l’identité est narrative, il y a des composantes narratives de l’identité. Mais, à la fin, dans ses conclusions, il montre qu’il y a des limites du récit et qu’il y a aussi des composantes non narratives de l’identité. Donc, il n’y a pas que l’identité narrative chez Ricœur, et ça, je crois que c’est très important à comprendre. L’identité narrative est très importante mais les dimensions de la promesse, par exemple, c’est très important aussi. Cela fait partie de l’identité aussi, ce que je promets.
Régis BURNET : Oui, ça, c’est la chose importante, être à la hauteur aujourd’hui de ce qu’on disait hier.
Pierre-Olivier MONTEIL : Nous le savons, Ricœur nous le rappelle, qu’on n’est pas à la hauteur de nous-mêmes, il y a de la faillibilité dans l’air, si j’ose dire.
Olivier ABEL : Il a une formule extraordinaire, il dit : « Qui suis-je, moi si versatile, pour que néanmoins tu comptes sur moi ? ». C’est une formule extraordinaire, parce que : « Qui suis-je, moi si versatile ? », on va dire identité narrative, « pour que néanmoins tu comptes sur moi ? », j’ai besoin de l’autre, c’est parce que l’autre compte sur ma promesse, sur le fait que je vais tenir ma promesse, que je me constitue.
Pierre-Olivier MONTEIL : Et c’est là où on retrouve toute la dimension relationnelle de la capacité. L’homme - c’est son grand travail d’anthropologie philosophique, ce qu’on a appelé l’anthropologie de l’homme capable, qui va progressivement mener à la capacité de promettre, de rendre des comptes de la responsabilité, mais qui commence par la capacité de faire, parler, raconter, se raconter, qui sont les composantes, on peut dire logiques, pour être capable de rendre des comptes en responsabilité. Mais, chacune de ces capacités n’existe qu’en regard d’une vulnérabilité, qui tient de ce qui se passe dans le contexte, en particulier, est-ce que l’autre compte sur moi ou pas ? Si c’est oui, je me sens approuvé et je suis d’autant plus capable.
Régis BURNET : C’est intéressant : approuvé. C’est-à-dire que la réciproque de ma capacité à tenir mes promesses, c’est que l’autre approuve.
Pierre-Olivier MONTEIL : Voilà. Là aussi je trouve une importance particulière à notre époque, c’est tout sauf l’individu autoproclame qui s’affirme dans sa grandeur, etc., tout seul.
Régis BURNET : Oui, c’est individu qui dit, je ne suis pas capable de tenir mes promesses, mais je t’en fais quand même une, que je vais essayer de tenir.
Pierre-Olivier MONTEIL : Voilà, et c’est l’autre qui compte sur moi qui vas m’y aider.
Régis BURNET : Je vous propose qu’on fasse une deuxième pause et qu’on écoute un texte qui a été écrit après le troisième livre, que j’aimerais qu’on évoque, de Paul Ricœur « La mémoire, l’histoire l’oubli », cela s’appelle « Le bon usage des blessures de la mémoire », écrit en 2005. »
Le bon usage des blessures de la mémoire commence par l’exercice du travail de la mémoire. Son caractère laborieux, comme l’indique le mot, est une lutte sur deux fronts. Le premier obstacle à combattre est l’oubli ; non pas cet oubli inexorable dû à l’effacement lent et sournois des traces de toutes sortes du passé, dans notre cerveau, notre esprit, nos archives, nos monuments et jusque dans les traits de notre paysage et de notre environnement ; mais cet oubli actif consistant en un art habile d’éluder l’évocation des souvenirs pénibles ou honteux, en une volonté sournoise de ne pas vouloir savoir, ni de chercher à savoir. En ce sens, le travail de mémoire demande du courage face aux tentations d’un oubli qui travaille au service de l’effacement finale. C’est ici que l’œuvre muséographique trouve une de ces justifications : sauver les traces, les chercher là où elles sont déjà enfouies, ou simplement recouverte par l’inévitable renouvellement de notre environnement. Il faut des lieux, des établissements, des institutions, en charge de rassembler, protéger, accompagner d’un discours pédagogique, les vestiges des activités et des souffrances autrefois.
Paul Ricœur, « Le bon usage des blessures de la mémoire », 2005.
Régis BURNET : Pour resituer un peu ce livre, il a fait polémique. Je me souviens, quand il est sorti, on a dit que Ricœur dit qu’il faut oublier, ou alors critique le côté mémoriel, parce que c’est vrai qu’on est dans beaucoup de mémorial, et récemment on a … Il faut peut-être resituer le problème. Il parle de blessures de la mémoire et aussi des vertus de l’oubli.
Pierre-Olivier MONTEIL : Oui, il y avait eu une grosse discussion avec Alain Badiou, notamment pour rester ponctiforme, ponctuel, c’était par rapport au devoir de mémoire, on disait que Ricœur est contre le devoir de mémoire. Il me semble, une précision sémantique, le devoir ne peut s’exercer que sur un acte volontaire, alors que la mémoire n’est pas un acte volontaire, à la place, il met travail de mémoire, ce qui est effectivement une tâche, on renoue avec ce qu’on disait précédemment, mais la mémoire aussi étant un travail, en devenir, donc on peut s’en occuper, mais cela ne peut pas être purement comme ça, une obligation, parce que c’est cela ne relève pas de la mécanique. Par contre, c’est vrai que dans le prologue de « La mémoire l’histoire, l’oubli », paru en 2000, Ricœur fait part de son inquiétude, en disant : « tantôt on oublie tout, tantôt on en parle trop » Donc, c’est deux excès, de nouveau, se trouvent coincés sur une tension, qui elle est à la recherche de ce bon usage de la mémoire, et même parfois de l’oubli.
Régis BURNET : Et il parle, c’est assez étonnant, il fait une sorte de comparaison entre une mémoire individuelle et une mémoire collective. La mémoire collective peut être blessée de même que la mémoire individuelle. Il y aurait presque une thérapie de la mémoire collective.
Olivier ABEL : Oui, il fait cet échelonnement en passant par la mémoire des proches, et non pas de la mémoire individuelle, personne ne se souvient tout seul. Il faut partir de cette idée-là quand même. On est un parmi d’autres, mais nos mémoires elles-mêmes se déclenchent, sont enclenchées sans cesse par la mémoire des autres, qui nous donne des souvenirs, qui nous rappellent des souvenirs, etc. Notre mémoire est liée à celle des proches et par la mémoire des proches, à la mémoire collective. Il y a vraiment un caractère très difficile à désembrouiller toutes ces mémoires, toutes ces traces qui sont interprétées. Je crois qu’il y a un projet politique dans « La mémoire l’histoire, l’oubli », qui n’est pas la ligne philosophique première, qui est vraiment une enquête sur les rapports entre la mémoire, l’histoire et l’oubli, mais qui est une sorte de ligne seconde. On est dans une époque où il y a une sorte de double maladie, dans laquelle en même temps il y a trop de mémoire, on est envahi par une un excès de mémoire, ce qui ne se sent pas du tout dans le texte que vous avez lu qui est au contraire un texte , d’une certaine manière, tourné vers le devoir de mémoire, à travers les musées, les institutions, je dirais, de sauvegarde des tracés, pour ne pas trop vite oublier, pour ne pas laisser les choses s’effacer, tomber dans l’oubli. Ce texte est très beau, mais c’est vrai, il le dit en passant, il y a aussi des tentations de trop de mémoire. On peut tout garder. On peut tout sauvegarder. On pourrait garder des traces de tout, mais il y a un moment où, ça, c’est nietzschéen, on revient à Nietzsche, on a besoin d’un oubli vital, il dit, d’un oubli qui est nécessaire à la vie. Pour vivre, on a besoin d’oublier aussi, mais il ne faut pas non plus manipuler l’oubli, faire une espèce d’amnistie, d’amnésie, d’effacement des traces. Et, on est aussi dans une société dans laquelle d’un autre côté on jette tout, on jette beaucoup. Dès qu’on est un peu alourdi par quelque chose, on jette, on écarte. Il faudrait donc trouver un rapport à la mémoire et à l’oubli qui soit plus équilibré. Alors, cela demande tout un travail, tout le parcours de « La mémoire l’histoire, l’oubli », de toute façon, nous n’avons de rapport au passé qu’à travers des témoignages, qu’à travers des mémoires, on n’a pas d’autres matériaux que le témoignage. Il faut commencer par réhabiliter le témoignage, l’attestation. Ça, c’est un point très important de la manière de penser de Ricœur. Finalement, autrefois, on était trop crédules, on croyait n’importe quoi, aujourd’hui on est devenu beaucoup trop soupçonneux et incrédule à tout. Donc, il faut des doses de témoignages de plus en plus énormes, de plus en plus véhéments, pour qu’on croie un petit peu, c’est dangereux en fait. On manque de confiance dans le langage, dans le langage ordinaire, de fiabilité dans le langage, qui est l’élément du témoignage. Il y a des témoins qui essayent de dire des choses, mais qui ne sont pas entendus, dit Ricœur. Voilà. Il y a d’abord cet éloge du témoignage et, après, à partir de ces témoignages en mémoire, on vient à l’histoire, mais par un travail de sortie : je suis témoin, mais j’accepte qu’il y ait d’autres témoins qui vont dire autre chose et qu’il puisse y avoir même, peut-être, des contradictions entre nos témoignages. En tous cas, il y a une pluralité des témoignages, et là on rentre sur la scène historique, dans laquelle il va falloir recouper les sources, recouper les témoignages, pour comprendre réellement, effectivement, ce qui s’est passé. Donc, il y a vraiment un travail de l’histoire. Travail de la mémoire, travail de l’histoire pour accéder à un oubli qui ne soit pas un oubli, je dirais, de refoulement, dans lequel les choses ne sont pas finies, elles ont juste été refoulées, ni non plus la simple usure qui efface tout, mais vraiment un oubli heureux, dans lequel les choses sont acquises, comprises, dans ce que nous sommes.
Pierre-Olivier MONTEIL : Un autre aspect de la dimension politique de « La mémoire, l’histoire l’oubli », c’est ce que propose Ricœur en particulier pour l’histoire européenne, pour nous autres européens. Il souligne que nous sommes un champ de bataille depuis des siècles et des siècles, comment contribuer à cicatriser un peu tout ça, c’est ce qu’il appelle la notion d’échanges de mémoire. Sommes-nous capables, nous les Français, écouter les Allemands raconter l’histoire, que nous avons vécue, mais pas du même côté de la bataille, et réciproquement ? On pourrait dire que c’est le même geste que soi-même comme un autre mais appliqué à la dimension mémorielle.
Régis BURNET : Ça, c’est très intéressant, parce que vous savez qu’on a beaucoup téléspectateurs africains, ils seront sensibles à ça. C’est vrai que du côté européen on a aussi peut-être à entendre toutes les dimensions de l’esclavage, entendre la parole des témoins.
Olivier ABEL : C’est très important parce que Ricœur sort de la guerre et il se dit est-ce que nous ne sommes pas, dans nos colonies, les nazis contre lesquels nous avons dû nous défendre ici ? Il rétro-projette sur la situation coloniale, c’est très original en 1946-47 …
Régis BURNET : Oui, C’est très audacieux.
Olivier ABEL : … dire nous sommes peut-être nous les nazis d’autres, c’est étonnant, c’est une parole étonnante. En fait, il me semble que ce vers quoi il va, c’est ce qu’il appelle l’hospitalité narrative, faire place dans mon récit à la possibilité d’autres récits, ne pas m’enfermer dans mon mono-récit. L’hospitalité langagière que l’on a dans la traduction, dans le rapport à la langue des autres, à la pluralité des langues, la voir à la pluralité des récits, à l’hospitaliser narrative. Mon récit va être accueillis par d’autres, j’accueille le récit des autres, la possibilité du récit des autres dans mon récit.
Régis BURNET : On arrive malheureusement à la toute fin d’émission, j’aimerais vous poser une question assez simple, pour les gens qui veulent connaître Ricœur qu’est-ce qu’il faut faire ? Peut-être une chose quand même, parlez d’abord du fonds Ricœur. Vous êtes chercheur associés au fonds Ricœur, qu’est-ce ?
Pierre-Olivier MONTEIL : C’est un lieu qui se trouve dans le14e arrondissement de Paris, 83 boulevard Arago. La façade, c’est la Faculté de théologie protestante de Paris, avec une petite cours d’entrée, on traverse le bâtiment, derrière il y a un petit jardin …
Régis BURNET : Un très beau jardin.
Pierre-Olivier MONTEIL : … un très beau, à la parisienne, ce n’est pas Versailles. Il y avait la bibliothèque de la Faculté de théologie protestante qui est voisine, et pour accueillir le fonds Ricœur, a été construit un étage supplémentaire, le dernier étage, le deuxième étage, le fonds, avec quelques vitrines de présentation d’objets caractéristiques, de traductions, etc., la fameuse reproduction du tableau de Rembrandt, qui est cher à Ricœur, où on voit justement le philosophe, le poète et le politique, la triade qui lui importe, et après toute la bibliothèque de Ricœur qui était aménagé dans le sens de mettre en espace la bibliographie de chacun de ses livres, comme ça on voit quels ont été les bouquins mobilisés pour produire « Le volontaire et l’involontaire », etc.
Olivier ABEL : En fait, c’était un petit peu d’ordre qu’il y avait chez lui, parce que …
Régis BURNET : Ah, il faisait sa bibliothèque en fonction de ses bouquins …
Olivier ABEL : Non, il y avait un ordre qui évoluait. Au début, quand j’ai enseigné à la faculté à Paris, il a dit : « Je vais vous donner mes archives et mes livres, pour les mettre dans le fonds commun ». À ce moment-là, on a dit : non, c’est trop dommage de les mettre parmi les autres livres, on va faire un fonds, dans lequel il y aura ta bibliothèque - à ce moment-là je le tutoyer - dans la même configuration que c’est chez toi : ton bureau, c’est la philosophie classique ; ta chambre, c’était la philosophie antique, et puis il y avait des cercles de lectures liés à tous ses livres, les derniers cercles, qui sont vraiment la bibliographie de Ricœur, pour toute l’œuvre de Ricœur.
Régis BURNET : Si on veut rentrer dans l’œuvre de Ricœur par quoi il faut commencer ? Quel est votre conseil de lecture ?
Pierre-Olivier MONTEIL : Moi, je trouve que c’est « La Critique et la Conviction », parce que c’est un entretien, qui a été parfaitement réécrit, ce n’est pas du tout du verbatim, cela se présente comme un entretien, un dialogue avec deux philosophes [9] qui travaillent avec lui à la Revue de métaphysique et de morale. Cela a été fait en 1994, paru en 1995. On a presque tout Ricœur, il manque 1995-2015. Je trouve qu’avec cette thématique on rentre de manière très confortable dans cette œuvre, qui est difficile d’accès.
Régis BURNET : Vous le reconnaissez.
Pierre-Olivier MONTEIL : Oui.
Régis BURNET : Et pour vous, qu’est-ce que ...
Olivier ABEL : C’est une bonne idée, je n’y aurais pas pensé, parce que pour moi ce n’est pas un livre de Ricœur, pas un grand livre de Ricœur, mais c’est vrai que c’est une très bonne introduction.
Régis BURNET : Et si on veut rentrer dans un grand livre de Ricœur ?
Olivier ABEL : Les grands livres de Ricœur, ils sont difficiles. Il y a un tout petit livre qui s’appelle « Amour et justice », trois petites études, pour des gens qui ont une culture biblique. C’est vraiment un tout petit livre, qui ne coûte rien, 5-7 euros. C’est une petite introduction qui est très bonne.
Régis BURNET : Merci à tous les deux. Merci de nous avoir fait découvrir la pensée de Paul Ricœur.
Merci quant à vous de nous avoir suivis. Vous savez vous pourrez retrouver cette émission sur le site internet de la chaîne www.kto.com. On se retrouve la semaine prochaine.