Les grands entretiens, Prométhée avec Jean-Pierre Vernant
Introduction par Catherine Unger : Le spectacle d’ouverture de l’exposition nationale suisse célébrera Prométhée, le voleur du feu. Jean-Pierre Vernant, professeur honoraire au Collège de France, l’un des grands spécialistes de la Grèce ancienne nous raconte l’histoire de ce rebelle et la naissance de la première femme, Pandora, un mal bien aimable.
Jean-Pierre Vernant, maintenant que Zeus est le maître du monde, que les places ont été réparties dans le mondes des Olympiens, comment est-ce que les rôles vont se répartir entre les hommes et les dieux ?
Jean-Pierre Vernant : Précisément, c’est ce que l’histoire essaye d’expliciter sous forme de récit. Comment se présente, cette affaire ? Tout à fait à l’origine, peut-être même avant que Zeus ne soit roi, il y a des hommes. Comment sont-ils apparus ? Peut-être que Gaïa les a produits, comme elle a produit les Géants. En tout cas, c’est l’âge d’or. C’est un temps idyllique, merveilleux. Il n’y a que des mâles. Il n’y a pas de femmes. Les hommes n’ont pas à travailler, le blé pousse tout seul. Ils n’ont pas à travailler, ils ne connaissant pas la vieillesse. Ils naissent, deviennent dans la force de l’âge et ensuite leurs jarrets, leurs bras, leur poitrine, tout cela ne bouge plus. Il n’y a pas de vieil âge et il n’y a pas non plus de mort. Ils ne meurent pas. Ils ne naissent pas les uns des autres puisqu’il n’y a qu’un sexe. Au bout de très longues années, 100 à 200 ans, peut-être plus comme les ( ?), ils s’endorment. Bref, il n’y a aucun mal. Ils sont une existence qu’ils partagent avec les Dieux. Ils arrivent que les hommes et les dieux soient encore mélangés, qu’ils se mettent aux mêmes tables, qu’ils partagent les mêmes nourritures, que les hommes passent leur temps, comme les dieux, à écouter chanter, jouer de la lyre, faire de la poésie, danser, voilà, merveilleux.
Quand Zeus a réglé le problème des dieux, soit par la violence, quand il a envoyé les Titans vaincus dans le Tartare, soit par accords mutuels, quand il s’est mis à l’unisson des autres dieux pour répartir les honneurs, vient à Zeus l’idée que les mâles, les humains masculins qu’il a, on ne sait pas trop ce qu’ils fichent là. Zeus est un dieu-roi mais c’est un dieu qui aime les hiérarchies bien délimitées : chacun doit savoir où il est et ne pas empiéter sur le terrain du voisin. Donc, il faut régler le problème avec les hommes. Qu’est-ce qu’ils fichent à ces tables communes avec les dieux ? Qu’est-ce qu’ils sont ? Ils ne sont pas des dieux mais ils ne sont pas non plus franchement des mortels. C’est quoi ça ? Alors, il n’est pas question d’engager la lutte contre eux, non, une pichenette et tous ces mâles humains seraient réduits à néant. Pas question non plus de se mettre d’accord avec eux, ils n’ont pas la dignité et le mérite qui permettraient entre égaux de se mettre d’accord. Alors, Zeus trouve une solution biaisée. Il demande à Prométhée, que l’on appelait le Titan, même s’il est de la même génération que Zeus, c’est son père qui était un Titan.
Catherine Unger : C’est Japet ?
Jean-Pierre Vernant : C’est Japet. Il demande à Prométhée d’essayer de régler ça. Prométhée est un dieu bizarre. Il n’a pas combattu contre Zeus, il a des traditions, c’est lui qui a permis à Zeus de se dérouiller, de vaincre, il lui a donné les secrets d’intelligence nécessaire. Il est donc un dieu un peu à part et dans ce monde divin, il rivalise avec Zeus, non pas parce qu’il est ambitieux et qu’il voudrait être roi à la place de Zeus, il n’a pas du tout cette ambition là, mais parce qu’il est dans ce monde divin hiérarchisé, comme une petite voix de la contestation. Pourquoi ?
Catherine Unger : C’est le "soixante-huitard" de l’Olympe ?
Jean-Pierre Vernant : D’une certaine façon, c’est le "soixante-huitard" de l’Olympe. Il pense que l’ordre c’est bien joli mais que l’ordre hiérarchique implique toujours, pour ceux qui sont en bas de la hiérarchie, une situation qui peut être douloureuse et qui est vécue comme une injustice. « Pourquoi, moi, je suis là en bas et qu’il y d’autres qui sont en haut ? » En tout cas, c’est lui qui est chargé de l’affaire. Il va y avoir le grand drame de la séparation des hommes et des dieux et la fixation du destin des hommes. Et cela se passe, comme une pièce de théâtre en trois actes :
Premier acte. Prométhée, sur ordre de Zeus, amène un grand bœuf, qui a été immolé. Il va se livrer à un rituel, qui est au fond comme celui du sacrifice. Cette bête immolée, il la découpe, lui enlève la peau et il la partage. Il va en faire deux lots. Deux seulement. Chaque lot, destiné soit aux dieux soit aux hommes, consacrant, en quelque sorte, la nature des dieux et des hommes et leurs différences. Comme Prométhée est un dieu à métis, un roublard, un menteur qui veut essayer de posséder Zeus, de lui jouer un tour, il fraude les parts. C’est-à-dire que dans une part, il met tous les os blancs de la bête. Il a complètement dénudé le squelette, il n’y a plus un brin de chair et il met ces os dans un paquet qu’il recouvre d’une couche blanche de graisse appétissante. On voit ça, cela vous met l’eau à la bouche. Dans l’autre paquet, il met toute la bonne viande, tout ce qui est comestible. Il en fait un paquet qu’il recouvre d’abord dans la peau de la bête et il met tout ensuite dans l’estomac, ce que les Grecs appellent la gaster.
Catherine Unger : La panse.
Jean-Pierre Vernant : La panse. Cela fait un paquet absolument dégoutant d’aspect parce que l’estomac, en-dessous la peau, cela semble être le rebut. Il s’adresse à Zeus, à tout seigneur tout honneur, et il lui dit : « Sir, roi du monde, à vous de choisir ». Bien entendu, Zeus, qui n’est pas bête se doute qu’il y a là un coup fourré, il comprend mais il joue le jeu.
Catherine Unger : À malin, malin et demi, quoi.
Jean-Pierre Vernant : À malin, malin et demi. Donc, il choisit le morceau qui semble lui revenir, le bon morceau, la graisse appétissante. Il la prend, enlève la graisse et voit les os blancs. Il pique une crise de colère épouvantable, en disant : « Ah, ah ! Naturellement, Prométhée, tu as fait des parts bien inégales, tu n’es pas du tout un arbitre neutre ». Pour se venger de ce fait, la conséquence de cette mauvaise blague, si j’ose dire, de Prométhée, dorénavant dans les rapports des hommes et des dieux, au moment du sacrifice rituel, sur l’autel, on brûlera les os blancs en mettant un peu de graisse. Par conséquent les dieux auront la fumée des os et les hommes au contraire auront toute la viande qu’ils feront soit griller au bien qu’ils mettront à bouillir dans des chaudrons.
Catherine Unger : C’est le signe même qu’ils sont mortels...
Jean-Pierre Vernant : Cela sera le signe qu’ils sont mortels parce que s’ils ont besoin de manger, cela veut dire que leurs forces s’usent, quand ils font un exercice, ils ont besoin de réparer l’usure des forces, ils ont besoin de manger. C’est une machine qui n’est pas toujours au point, elle a des éclipses d’énergie. Tandis que les dieux, ils n’ont pas besoin de manger, ils ont l’ambroisie, le nectar. Ils se nourrissent de fumé, d’odeur, parce qu’ils sont immortels. Premier point.
Zeus a eu une dent contre Prométhée, les hommes vont en faire les frais. Zeus décide dorénavant de cacher aux hommes le blé.
Catherine Unger : Ça, c’est le deuxième acte déjà ?
Jean-Pierre Vernant : Deuxième acte. Pour faire payer, cacher aux hommes le blé ! Auparavant, le blé poussait tout seul sans que l’on ait besoin de labourer, de faire des sillons. Le blé poussait tout seul, pas seulement, toutes les nourritures étaient là toutes prêtes et je dirais même volontiers, comme nous allons le voir, toutes cuites. Hérodote raconte qu’il y a un pays utopique, une sorte d’oasis d’âge d’or, chez les Utopiens ( ?), longue vie, ce sont des êtres qui ont la bonne odeur, ils sont parfumés, il n’y a rien mortel de putricide en eux, ils ont cette chance que, comme au temps de l’âge d’or, tous les matins quand ils se réveillent ils vont dans une plaine où il y a une grande trappe de zinc, une grande table, que l’on appelle la table du soleil, et là il trouve toute prête, non seulement tous les légumes déjà cuits, le pain déjà passé au four, les viandes cuites, tout est déjà produit sur la terre sans que l’homme n’ait à préparer aucune nourriture, c’est le pays de Cocagne. Eh bien c’était comme ça. Donc, le blé poussait tout seul.
Catherine Unger : Et cela ne l’est plus !
Jean-Pierre Vernant : Il cache le blé. Cela veut dire quoi ? Cela veut dire que dorénavant, pour avoir du blé, il faudra que les hommes cachent la semence du blé dans la terre, qu’ils aient tracé un sillon dans la terre, qu’ils travaillent la terre, que dans ce sillon de cette terre, une fois labourée, ils mettent la semence et que cette semence germe pour créer les épis de blé. Donc, voilà les hommes qui sont obligés de travailler pour avoir ce qui est leur part. Les hommes se définissent comme ceux qui mangent le pain. Pour qu’ils mangent le pain, il faut qu’ils gardent les semences et qu’ils les enfouissent dans la terre. En même temps qu’il cache le blé, Zeus cache aux hommes le feu. Quel feu ? Le feu de sa foudre, le feu immortel, le feu continuellement vivant de sa foudre.
Catherine Unger : Le feu avec lequel les hommes cuisent ?
Jean-Pierre Vernant : Qui permettait aux hommes de cuire, autrefois. Parce que ce feu, les hommes en disposaient sans doute, parce que sur la cime de frênes la foudre créait du feu que les hommes pouvaient prendre. Voilà donc, les hommes qui n’ont plus de feu pour cuire cette viande que dorénavant Prométhée a mise à leur disposition. Qu’est-ce que cela veut dire cacher le feu ? Cela veut dire qu’en effet, ce qui définit les hommes, qui sont des animaux, comme les animaux il faut qu’ils mangent, les bêtes aussi doivent manger. Mais les bêtes ne mangent pas le pain, elles se mangent les uns les autres et elles se mangent crues. Tandis que les hommes civilisés, ils ont besoin du feu pour manger cette viande du bœuf qui est maintenant à leur disposition.
Troisième acte, il décide d’aller voler le feu. Qu’est-ce qu’il fait ? Il prend dans la main cette tige de narthex, une plante qui a l’extérieur…
Catherine Unger : Une sorte de fenouil.
Jean-Pierre Vernant : Une sorte de fenouil. Cette plante qui à l’extérieur est verte, a l’air d’une plante verte qui s’épanche. Il monte au ciel et sans doute Zeus, ce dit : ah, ah, ce Prométhée, je l’ai bien eu, le voilà qu’il est en train de baguenauder avec sa plante verte à la main. Il monte jusqu’au ciel, Prométhée, et cette plante qui a cette particularité, c’est que contrairement aux arbres où à l’extérieur il y a l’écorce, qui est sèche, et ce qui est vivant et vert est à l’intérieur avec la sève, c’est l’inverse. À l’extérieur elle est verte mais à l’intérieur, elle est du narthex, c’est un tissu qui est sec, et si vous y mettez du feu, il brûle continument à l’intérieur du narthex. Une fois qu’il a pris la semence du feu et qu’il l’a déposée, il redescend sur terre. Il dit bonjour à Zeus qui ne se doute pas que derrière l’apparence verdoyante il y a la semence de feu qui est cachée, comme lui, Zeus, a caché le blé et a voulu cacher le feu. Il ramène le feu et par conséquent les hommes vont avoir des semences de feu. Le feu dont ils vont bénéficier est un feu qui n’est plus éternellement vivant, comme la foudre de Zeus, c’est un feu qui, comme le blé, pour que l’on puisse l’utiliser a besoin d’une semence. Les semences de feu, les hommes vont les prendre, allumer le feu avec et vont veiller à ce que ce feu ne s’éteigne pas. Ce feu, pour ne pas s’étendre, doit être, parce qu’il est mortel, comme les hommes nourri, il faut lui donner du bois. Une fois qu’il n’a plus de bois, comme les hommes sans nourriture, il meurt. Quand il meurt, il va y avoir une semence de feu, une petite étincelle qui rougeoie, il faut la mettre sous la cendre, la cacher pour qu’elle reste bien vivante. Quand vous n’en avez plus, vous aller la chercher, chez le voisin, une semence de feu que vous ramenez.
Catherine Unger : Tout cela demande beaucoup de travail en quelque sorte.
Jean-Pierre Vernant : Cela demande beaucoup de travail, beaucoup de soucis et tout cela porte le sens de la naissance de la nourriture et de la mortalité. Quand Zeus, du haut du ciel, voit tout d’un coup que les hommes ont allumé les fourneaux de leurs cuisines et qu’ils font cuire leurs viandes, ils sont devenus des hommes civilisés qui disposent d’un feu qui n’est pas le feu divin mais qui est le feu prométhéen, un feu intelligent, technique en même temps, alors là, il est furibond. Il se dit : En contrepartie du feu, qui a été volé par Prométhée, je vais leur donner aux hommes aussi une espèce de feu pas ordinaire, un feu voleur cette fois et pas seulement volé…
Catherine Unger : La femme.
Jean-Pierre Vernant : La Femme. Il convoque aussitôt Héphaïstos et lui dit de mouiller un peu de terre et avec cette terre mouillé d’eau, de faire un mannequin qui sera à l’image, à le semblance d’une Parténos, d’une jeune fille prête à être mariée.
Catherine Unger : On a l’impression là que la femme, c’est une création pluridisciplinaire.
Jean-Pierre Vernant : Elle est une création pluridisciplinaire, si je puis dire, artificielle. Il crée donc ce mannequin. Est-ce qu’il n’y a pas de féminin ? Chez les hommes il n’y a pas de féminin mais il y a les déesses. Il y a donc un féminin divin. Il n’y a pas de féminin au niveau des hommes. Donc il invente si je puis dire une Parthénos. Ou plus exactement, chez les dieux, il y a trois divinités qui sont des Parthénoe ( ?) : Artémis, Athéna, Hestia. Donc, il demande de créer une Parhénos féminine à la semblance des déesses mais c’est une espèce de mannequin. Ce mannequin va être paré par Aphrodite, de costume absolument merveilleux, une robe qui tombe, un collier, un bijou, un voile brodé qui va le revêtir. Et dans cet être fait de glaise, modelé, Hermès introduit la vitalité et la parole, il faut qu’elle puisse parler aux hommes. En même temps, il met en elle un esprit menteur et un cœur, un tempérament, un peu de voleur. Et on a ainsi un être qui est très beau à voir et que l’on peut définir, comme le définissent les Grecs, comme un mal, un malheur, kakon, mais un malheur beau, Kalon kakon, tellement beau que ce malheur au lieu que comme tous les malheurs les hommes le détestent, les hommes le chériront et ils ne pourront pas le voir sans l’aimer, sans l’adorer, sans le porter aux nues.
Catherine Unger : On dit souvent un mal aimable précisément.
Jean-Pierre Vernant : Un mal aimable, c’est un bon mal, très exactement, Kalon kakon.
Catherine Unger : C’est Pandora.
Jean-Pierre Vernant : Il l’appelle Pandora. Est-ce que c’est celle qui apporte tous les dons, comme la terre ? Ou est-ce c’est, comme le dit le poète, qu’elle représente un don que tous les dieux font aux hommes ? Un don maléfique. En tout cas, cette Pandora qui est devenue vivante, qui est une Parthénos, une jeune mariée, une jeune fiancée, à l’image des déesses immortelles, les Dieux et les hommes sont encore réunis en cercle et on l’emmène, comme on a emmené le bœuf mais celle-là n’est pas à partager, elle est uniquement réservée aux hommes. On l’emmène et quand ils la voient, les hommes et les dieux sont également saisis de stupeur admirative. Elle est belle à voir, merveilleuse. On ne peut pas la voir sans être épris d’elle.
Catherine Unger : Pourtant, Hésiode dit : « croupe attifée ».
Jean-Pierre Vernant : Alors, c’est dans un autre passage qu’Hésiode déclare, d’ailleurs il le dit même dans ce passage : « Ainsi Zeus fait don aux hommes d’un piège ». Un piège pourquoi ? Parce qu’exactement comme Prométhée a truqué les parts de nourriture en mettant les os immangeables, camouflés sous une couche de graisse blanche appétissante, de la même façon que Zeus a caché le blé, qu’il a caché le feu, il cache, derrière l’apparence séduisante de Pandora, un esprit malfaisant, des paroles de mensonge puisque le mal est en elle et le beau est à l’apparence d’elle. C’est-à-dire que dans toute cette série d’actes qui se succèdent, on a toujours un dédoublement de ce qui est à l’extérieur, que l’on voit, de ce qui est à l’intérieur. Bien entendu, lorsque Zeus choisi la part où il y a seulement les os et où Prométhée se réjouit du bon tour qu’il a joué, en réalité c’est aux hommes qu’il a joué un bon tour. Parce qu’en ayant que les os, les dieux, en quelque sorte, certifient et consacrent qu’ils n’ont pas besoin de manger. Les hommes, eux, pour vivre ont besoin de se nourrir de la chair d’une bête déjà morte, que la vie a quittée. Parce que la vie des bêtes était, pour les Grecs dans les os. C’est la vie qui va vers les dieux et nous, nous avons la chair morte dont nous nous repaissons pour, en quelque sorte, compenser les déperditions de notre chair mortelle.
De la même façon, qu’est-ce qui se passe avec Pandora ? Elle est là au milieu et on l’envoie vers les hommes. L’histoire se poursuit, Prométhée, qui est celui qui sait tout à l’avance - comme l’indique son nom, pro = à l’avance -, a un frère qui s’appelle Épiméthée, celui qui comprend trop tard, l’idiot, le type qui n’est pas réfléchi. Zeus envoie Pandora chez Épiméthée, sur la terre où il est déjà. Prométhée a prévenu son frère en lui disant : « Attention, si jamais tu reçois un don que t’envoie Zeus ou les dieux, tu fermes la porte et tu le renvoie d’où il vient ». On frappe, il ouvre la porte, Épiméthée voit la beauté divine et lui dit : « Entrez ». Non seulement il la fait entrer mais il l’épouse. Elle est la première épouse, celle dont est issue toute la race des femmes. Avec elle, le malheur entre dans la maison des hommes, non seulement parce qu’elle-même est un malheur, comme nous allons le voir, parce que dans l’image de cette Pandora, telle que les Grecs l’ont conçue, Pandora qui est divine par sa beauté, humaine par sa voix, par sa vitalité et les paroles qu’elle échange avec les hommes, est bestiale par un double appétit qui est chez elle incontrôlable…
Catherine Unger : Manger et faire l’amour.
Jean-Pierre Vernant : Voilà, appétit alimentaire, appétit sexuel.
Catherine Unger : C’est une chienne.
Jean-Pierre Vernant : Quelquefois, les Grecs appellent certaines femmes de cette façon. Elle a besoin de manger. De sorte, lorsqu’un homme est marié avec une femme, elle reste à la maison, elle ne fait rien, c’est lui qui va travailler la terre, transpire, se fatigue, se dessèche à force de transpirer, comme agriculteur et elle, elle est là et quand il revient, elle avale tout et ne se contente jamais de ce qu’on lui apporte. Premier point. Deuxième point, elle a aussi à certaines périodes de l’année, comme elle est d’un tempérament très humide, elle a été faite avec de la glaise mouillée d’eau, les hommes sont d’un tempérament sec plus proche du feu, quand il fait très chaud et que le chien Sirius est très proche de la terre, qu’il brûle la tête du laboureur, l’homme est affaibli et au lit, il n’est plus bon à grand-chose pendant que sa femme au contraire est en pleine forme et en redemande encore. Le résultat est que la femme sèche l’homme sur pied.
Catherine Unger : C’est la canicule.
Jean-Pierre Vernant : Elle le fait vieillir. Et comme dit le poète, elle le brûle et le dessèche sans avoir besoin de torche. Elle est donc, pour venger le vol du feu, une espèce de feu qui est maintenant installé chez les hommes. Le résultat, c’est quoi ?
Catherine Unger : Mais quelle image !
Jean-Pierre Vernant : Maintenant que nous avons des femmes, avec cette femme, c’est le statut de l’homme qui est modifié. Pourquoi ? Parce que depuis que la femme a été ainsi artificiellement produite par les dieux, les hommes au lieu d’être là, de naître et de mourir en quelque sorte sans qu’il n’y ait de vraies naissances ou de morts, les hommes ne vont connaître de naissance que par engendrement. Il faut qu’ils se reproduisent. Cela veut dire que désormais, les hommes, la naissance des hommes, la vie des hommes passera par la gaster, par le giron de femmes. Nous avons besoin de femmes parce que, si je peux dire, il y a deux sexes. On pourrait les représenter par un rond et par un carré. Les hommes, c’est les carrés. Les femmes, c’est la boule bien unie. Mais ce n’est pas le tout, c’est qu’il n’y a que cette boule qui peut produire non seulement d’autres boules mais mêmes d’autres carrés, de petits carrés. Pour que les hommes se perpétuent, il faut maintenant qu’ils passent par le ventre des femmes. Cela veut dire que la vie humaine est placée sous le signe de la gaster, du ventre. Les hommes sont devenus des ventres. Ils ont besoin de manger, d’enfouir la semence du blé dans le sillon, d’enfouir le feu sous la cendre pour le conserver et de cacher leur propre semence dans le sillon de la femme, dans le ventre de la femme pour avoir un enfant. De sorte que le dilemme pour les hommes est le suivant, Hésiode l’expose très clairement : Ou bien voyant ce qu’apporte la femme, vous ne vous mariez pas et alors vous avez du bien en abondance, vous avez une vieillesse heureuse mais après votre mort, il ne reste rien de vous. Vos biens iront à des inconnus ou à de lointains collatéraux. Vous disparaissez complètement, la race humaine, sa mortalité signifie un effacement de chaque génération. Ou bien vous vous mariez et alors c’est vrai que vous serez tourmenté, vous aurez du mal même avec la meilleure épouse, car il y en a quand même un certain nombre, le mal viendra équilibrer le bien mais à ce moment-là, vous aurez des enfants semblables au père, qui à travers ce ventre féminin que vous avez ensemencé, comme votre terre et comme votre foyer, vous serez mort mais la mortalité humaine cela sera en même temps le fait que les générations se suivent et qu’elles se ressemblent, que le fils, comme dit le poète, sera semblable au père et qu’il y a donc une continuité temporelle autre que l’éternité divine avec tous les aléas. Par conséquent, la vie humaine, c’est maintenant cela : les deux sexes, le travail, la naissance du giron féminin, le fait que vous naissez, vous devenez forts, vous vieillissez, vous devenez gâteux, complètement desséché et que vous mourez, et que vous avez un fils qui en quelque sorte vous continue. Pas de bonheur sans malheur. Pas de vie sans mort. Pas de jouissance sans souffrance. Pas d’hommes sans femmes. Pas de jeunesse sans vieillesse. Dans toute la vie humaine, les maux et les biens seront toujours accolés, en quelque sorte, indissociables. La vie humaine est faite de cela. Les dieux, au moment de cette séparation et par ce jeu entre Prométhée et Zeus, ont en quelque sorte donné aux hommes le lot du mélange, de l’ambigüité, le lot où rien n’est pur, n’est absolu où l’on est toujours dans les contradictions, où pour bien manger, il faut bien souffrir, pour être heureux, il faut en même temps accepter une part de malheur. C’est cela la condition humaine et c’est cela la naissance de Pandore.
Catherine Unger : Bref, on retrouve chez les hommes ce que l’on avait vu au tout début dans la création du monde. C’est-à-dire que tout est complémentaire et que l’on ne peut pas avoir un bon aspect et pas l’autre ?
Jean-Pierre Vernant : Voilà et peut-être est-ce la raison pour laquelle pour comprendre la condition humaine, parce que quand Hésiode raconte toutes ces histoires, ce à quoi on doit arriver c’est expliquer ce que nous sommes et pourquoi nous sommes ce que nous sommes. Alors, il y a Prométhée et la séparation mais en même temps, il y a tout le début, l’univers lui-même dans son mouvement a impliqué cela. L’univers ne s’est pas fait comme cela d’un coup à l’état pur, il s’est fait par une longue mouvance, par des conflits. Les dieux sont arrivés, si je peux dire, à immobiliser leur statut mais le monde continue avec sa temporalité, avec les générations. Générations qui signifient à la fois mort de chaque génération précédente mais apparition d’une génération nouvelle, qui signifie quoi ? Quand Pandora a ouvert la jarre dans laquelle tous les maux humains étaient répandus, il reste dedans, coincés et qui vont rester à la maison, une seule chose, qui s’appelle en grec : elpis, qui le fait que quand on est dans le malheur on espère que cela va changer, l’espoir, l’attente de quelque chose. Les animaux n’ont pas l’espoir, ils vont mourir mais ils ne savent pas qu’ils vont mourir. Les dieux n’ont pas besoin d’espoir, ils ont tout. Il n’y a que les hommes qui sont mortels mais qui ne savent pas quand ils vont mourir et qui espèrent toujours que cela n’aura pas lieu. Les hommes coincés entre Prométhée, celui qui voit à l’avance, contrairement aux bêtes, et Épiméthée celui, celui qui comprend toujours trop tard, tout homme est dans cette situation, nous savons vaguement ce qui va arriver, nous prévoyons, nous nous trompons, coincés entre Prométhée et Épiméthée, entre une vie contradictoire, c’est elpis qui définit, d’une certaine façon, la vie des hommes.
Catherine Unger : Jean-Pierre Vernant, Prométhée, c’est le mythe qui raconte la séparation des Dieux et des hommes, le mythe qui raconte la punition de Prométhée, la punition des hommes mais c’est aussi un mythe qui raconte qu’il faut être ou du camp de Zeus ou du camp de Prométhée ? Il faut choisir entre le pouvoir et la résistance.
Jean-Pierre Vernant : Il faut savoir que le pouvoir est le pouvoir et la résistance est la résistance. Prométhée est condamné, Zeus va l’enchaîner, l’aigle et la foudre de Zeus viendront lui manger le foie mais son foie repousse. Finalement il est libéré, il est même couronné. D’une certaine façon il n’est pas condamné. Il est philanthrope au sens propre. Il est cette voix, dont je parlais, qui à l’intérieur d’un monde trop hiérarchique, trop rigide, avec des statuts qui sont inégaux, est la voix de la créature un peu opprimée. Elle se fait entendre. On n’a pas à choisir, on n’a aucun moyen de choisir. Est-ce que les hommes sont punis ? Ils ne sont pas punis, ils sont mis dans leur statut. Est-ce que la femme est une punition ? Elle est à la fois une punition et une récompense. C’est vrai qu’elle est un mal mais un beau mal et même si elle apporte aux hommes leur part de souffrance, c’est grâce à elle que l’homme peut se continuer à travers la génération. Et surtout dans un monde tel qu’il est devenu après la séparation, un monde terne, terre à terre, la femme est la beauté, elle est une sorte de rayon que les dieux nous envoient. Elle est à l’image des déesses. Quand on voit une belle femme, c’est comme si on voyait une déesse. C’est un peu une lumière divine qui vient tout d’un coup briller chez nous. Même les femmes les plus mauvaises, même Hélène de Troie, les vieillards de Troie, Priam quand ils la voient se promener disent : « Quand même tout le mal qu’elle nous a fait subir ! Quand on pense à tous nos fils qui sont morts ! ». Priam dit : « Regardez comme elle est belle. Elle n’y est pour rien. Elle est la beauté, comment est-ce qu’on ne la désirerait pas ! » Il y a ça aussi. Quand je dis que le mal et le bien sont mêlés, c’est la notion du mythe pour moi, c’est bien rare qu’il y ait un mal à l’état pur où l’on puisse porter un jugement de condamnation ou d’exaltation. Il y a ceux qui sont plutôt pour la révolte, cela serait plutôt mon cas dans beaucoup de cas, mais déclarer en en même temps que l’ordre en lui-même est mauvais, non. L’absence d’ordre est aussi, d’une certaine façon, un mal.