Régis BURNET : Bonjour et merci de nous retrouver pour La foi prise au mot, votre rendez-vous de formation chrétienne sur KTO.
Croyez-vous que le Coronavirus s’est échappé d’un laboratoire militaire ? Pensez-vous que les vaccins contiennent des micropuces destinées à nous espionner ? Êtes-vous convaincu que tous les médias, quels qu’ils soient, vous montent à tout moment ? Alors vous êtes probablement atteints par les théories du complot. Avec internet elles prolifèrent et elles semblent n’avoir pas de limites comme l’a montré la crise du coronavirus.
Je vous propose de porter un regard chrétien sur la question. Depuis des siècles en effet la théologie nous apprend à distinguer les régimes de vérité tout en nous encourageant à chérir la quête de la vérité. Est-ce que l’air fake news, de la fausse vérité change quelque chose ? La morale quant à elle nous apprend à faire la vérité en nous, est-il donc immoral d’être conspirationnistes ? Pour le savoir deux invités : Monsieur Michel BOYANCÉ, bonsoir
Michel BOYANCÉ : Bonsoir !
Régis BURNET : Vous êtes professeur de philosophie et vous êtes le doyen de l’Institut de philosophie et de psychologie comparée.
Et Monsieur Camille RIQUIER, bonsoir
Camille RIQUIER : Bonsoir !
Régis BURNET : Vous, vous êtes professeur de philosophie à l’Institut catholique de Paris, et vous êtes même le vice-recteur à la recherche de ce même Institut.
Alors, j’ai parlé de vérité, de mensonge, de fake news, etc. On va peut-être faire un petit peu de distinction conceptuelle, comme on disait en philosophie. Faites-vous une distinction entre par exemple le mensonge, le bobard, le complot et la fake news ? Est-ce que pour vous, ce sont des choses différentes ou est-ce la même chose ?
Michel BOYANCÉ : Ce n’est pas du tout la même chose. En fait quand on dit fake news, l’expression est récente, on désigne une nouvelle, une information ponctuelle, qui est fausse. Par exemple, les Américains ne sont pas allés sur la lune. Donc, on est dans le fait, un fait qui est diffusé de manière fausse et trompeuse. Deuxième niveau, au niveau de l’intention, pourquoi y-a-t-il fake news ? Alors, quand on parle de vérité, il faut tout suite dire que le contraire de la vérité c’est la fausseté, c’est le mensonge. Et le mensonge, c’est une vieille tradition humaine, d’ailleurs on parle du diable comme étant le père du mensonge et si Jésus dit qu’il est la vérité, c’est parce que justement il y a du mensonge. Donc, là, on est dans l’intention. Et puis, quand on parle du complot, on parle d’autre chose encore. On parle d’un mensonge qui est mû par une intention perverse, pour reprendre le pouvoir, discréditer, donc un petit groupe qui complote. Quand on parle de conspiration, c’est un peu la même chose que le complot, c’est aussi un niveau, comme le complot, d’intention politique malfaisante, ou peut-être pas puisque quand on vend des voitures peut être que Renault va comploter contre Peugeot pour vendre le meilleur modèle, etc. Donc, il y a besoin de clarification, de distinction. Il ne faut surtout pas tout mélange parce que le risque est que tout est possible dans l’ordre des fausses nouvelles.
Régis BURNET : Le contraire de tout cela, c’est la vérité ? Il y aurait une multiplicité d’anti-vérité et une seule vérité ?
Camille RIQUIER : Oui, on oppose à l’unité de la vérité, la multiplicité du faux. Les distinctions sont effectivement nécessaires. Ces dernières années, on a peut-être creusé un étage supplémentaire avec l’idée de fake news, désormais ce n’est pas que les théories qui seraient mensongères mais même les faits qu’on arrive même à démentir. Hannah ARENDT distinguait justement entre les faits et les vérités de fait - et avant c’était LEBNITZ - et les vérités de raison, et désormais d’une certaine manière on en arrive à contester les faits eux-mêmes, sur lesquels, normalement, la discussion peut s’établir. Une démocratie n’est possible que lorsqu’on s’accorde tous sur la réalité des faits qu’on nous présente. Or, aujourd’hui ce qui est justement devenu problématique, y compris pour la démocratie, c’est que les faits eux-mêmes en viennent à être suspectés ou à être contestés.
Régis BURNET : Quel exemple de fait, vous pouvez donner dans une vie démocratique, sur lequel personne ne devrait revenir ?
Camille RIQUIER : Par exemple que les Américains aient marché sur la lune, ou qu’à l’investiture de la présidence de Donald TRUMP, il n’y ait pas eu autant de monde qu’il le disait lui-même, parce que c’est à ce moment-là que c’est son ambassadrice, je crois, a dit : « Oui, c’est un fait alternatif ». Au fond, face à l’évidence - parce que la caméra était là pour montrer le peu de gens qu’il y avait - a été inventé cette possibilité qu’il y ait des faits alternatifs aux faits réels.
Régis BURNET : Du coup, cela veut dire que l’on ne peut plus discuter ? Ou que l’on ne peut plus s’entendre ?
Camille RIQUIER : En tout cas que la discussion devient difficile puisqu’on ne s’accorde pas sur la base à partir de quoi justement on peut discuter.
Régis BURNET : Monsieur BOYANCÉ ?
Michel BOYANCÉ : C’est aussi notre faute, les philosophes et nos sociétés occidentales. On a parlé de la modernité, puis de la postmodernité, et puis il y a un concept qui est apparu il y a quelques années, qui s’est d’ailleurs installé dans le dictionnaire d’Oxford en 2016, c’est la poste vérité. La poste vérité, c’est très intéressant, elle est de dire : « de toute façon la vérité est impossible, il n’y a pas de vérité, il ne reste que des faits », oui, mais les faits eux-mêmes sont sujets à interprétation, sujets à représentation. Donc on n’a même plus à dire que le fait est un fait objectif, puisque on sait que quand quelqu’un regarde un événement, il y a plusieurs manières de se le représenter, ce qui explique que beaucoup de personnes disent : « la politique, cela devient la communication », c’est-à-dire que l’on a on a un fait mais il est tellement réinterprété par des outils communication que le fait lui-même disparaît. Qu’est ce qui reste ? Il ne reste pas grand-chose. Je crois que les philosophes en abandonnant la vérité, la recherche de la vérité, du bien, du bon, un bon médecin, un bon médicament, par rapport à la santé, peu à peu on s’est laissé gagner à cette question la post-vérité, où rien n’existe vraiment en dehors des représentations que l’on se fait, et une représentation cela se manipule, ça se travaille par l’image, par les médias, ... La fake news est arrivée en même temps que la post-vérité, ce qui est très révélateur puisque s’il n’y a plus de vérité, il y a plus de mensonge. Donc, je ne mens pas, je donne un autre fait, qui est pour moi un fait réel. On crée l’événement. Les médias créent l’événement. On crée l’événement, on le monte en épingle lors qu’il est très mineur ; un autre événement on ne le monte pas en épingle il devient donc très, très mineure, on n’en parle pas, … Donc, on crée la vérité. Je pense que nos sociétés démocratiques n’ont pas réalisé qu’il y a une sorte de mécanisme qui s’installe, qui fait qu’effectivement sur quoi se mettre d’accord ? S’il n’y a même plus de fait tout est affaire de subjectivité.
Régis BURNET : Je vais quand même défendre le côté post-moderne. Ne pensez-vous pas quand même que, par exemple, dans l’histoire ou dans les sciences humaines, on ne peut pas atteindre une vérité, une objectivité totale, etc. ?
Michel BOYANCÉ : Bien sûr, il y a plusieurs niveaux de vérité. Reprenons Karl POPPER, le fait que la science ne donne pas la vérité mais donne une hypothèse, une théorie qui n’est pas falsifiable, on peut montrer qu’elle n’est pas fausse mais on ne peut pas dire qu’elle est vraie, c’est très intéressant, d’ailleurs en médecine c’est le cas aussi. Autrement dit, il y a des outils pour travailler, entre guillemets, la vérité, par contre, ce qui me semble dommageable, comme vous le savez on parle souvent en éthique du bien comme visée, et bien dans la vie humaine en général, il faut avoir le comme visée la vérité. Il faut viser la vérité. Il faut viser que ce que j’ai de vous est vrai, sinon je vous calomnie où je médis. Si je ne cherche pas à dire la vérité, à comprendre la vérité, à comprendre des choses telles qu’elles sont et à dire le vrai, à ce moment-là tout est possible. C’est là où je pense qu’on s’est laissé prendre en « disant » il n’y a pas de vérité, chacun sa vérité, … c’est très beau au sens où l’on accueille tout, mais à un moment donné, si l’on ne vise plus le vrai, on ne sait même plus si ce qu’on dit est vrai ou faux, et on sait même plus si l’on ment ou on ne ment pas, puisque la sincérité étant dans l’instant présent, je peux sincèrement pris par le fait qu’il y avait du monde mais en fait non il n’y avait pas de monde, mais ce n’est pas grave, parce que c’est pas que ce n’est pas cela qui est important.
Régis BURNET : Vous voulez dire que l’on a eu raison d’interroger les régimes de vérité, etc., mais on n’aurait jamais dû abandonner la quête de la vérité, la recherche de la vérité ?
Michel BOYANCÉ : Bien sûr, à tous instants, à tous moments et dans toutes les sciences ; après vous avez des sciences qui ont un concept de vérité très différent les unes des autres, les mathématiques, les sciences physiques aux mathématiques, les sciences humaines, et dans les sciences humaines il y a aussi beaucoup de de différences, donc il n’y a pas la vérité avec un grand V ; il y a peut-être des vérités approchées où on approche la réalité ; mais dans l’intention subjective de l’intelligence humaine, si on abandonne l’intention du vrai, là effectivement tout est possible.
Régis BURNET : Vous êtes d’accord Camille RIQUIER ? Vous avez abandonné la quête de la vérité ?
Camille RIQUIER : En tout cas, il faut la regagner. Je suis assez d’accord, ce qui a changé, c’est simplement la visée du vrai. Ce qui est apparu avec cette ère de la post-vérité, effectivement cela a été élu comme le mot de l’année par les dictionnaires de d’Oxford en 2016, on avait, consacré dans la revue Esprit, tout un numéro Fragile vérité, ce n’est pas tant que la vérité ait disparu, que la vérité soit devenue une option parmi d’autres ; ce qui veut dire qu’on peut au fond par rapport à la vérité aussi lui opposer d’autres possibilités peut-être plus attrayantes. Donc, la vérité n’est pas, n’est plus la visée primordiale d’une certaine manière.
Régis BURNET : C’est plus une valeur, vous voulez dire ?
Camille RIQUIER : D’une certaine manière, si l’on parle en termes nietzschéens, ce n’est plus une valeur absolue, elle succède au fond à la mort de Dieu. NIETZSCHE nous avait prédit que tout ce qui était jusqu’ici accroché à Dieu, comme autant d’attributs, finirait par dépérir. Eh bien, c’est peut-être le cas aujourd’hui avec la vérité elle-même, qui désormais n’est plus absolue comme nous la croyions.
Régis BURNET : il y a le mouvement de l’histoire des idées, de la pensée, mais est-ce que ce n’est pas aussi une revendication sociale, liée peut-être à des impérialismes ou à des mandarinismes, comme on disait autrefois, sur des gens qui ont contrôlé la vérité, et avec internet une sorte de démocratisation de la vérité ? Est-ce qu’il faut y voir forcément des intentions malignes ? Et, de manière plus provocatrice, est ce que vous ne donnez pas aux philosophes, que vous êtes, un peu trop d’importance dans la société dans laquelle nous vivons ?
Michel BOYANCÉ : Qu’on donne trop d’importance aux philosophes ?
Régis BURNET : Oui, en disant, c’est nous qui avons abandonné la vérité, etc.
Michel BOYANCÉ : Quand je dis nous, ce n’est pas forcément nous les philosophes, c’est nous les philosophes mais c’est nous les démocrates au sens large du terme. On a mis en avant des valeurs comme la liberté et d’égalité, c’est très bien, sauf que la valeur on sait bien philosophiquement que c’est un peu vide, il faut donner un contenu à la valeur, puisque les choses valent ce que j’ai envie qu’elles valent. Donc, si les choses valent ce n’est pas par mon désir, mon désir est très subjectif, il faut aller au-delà de la valeur pour rendre compte d’un objectif concret : qu’est-ce qui vaut ? La vie humaine ça vaut, mais ça vaut quoi ? Et cela à quel moment de la vie ? À quel moment de la maladie ? Il fait entrer dans le concret. Je pense que l’on a été grisé par les valeurs démocratiques de bon aloi, l’émancipation bien sûr des individus. Il y a un ouvrage qui vient de paraître de TAGUIEFF, « L’émancipation promise ». J’aime bien la pensée de Pierre-André TAGUIEFF, il met l’accent, il ne répond pas tout à fait, à mon avis, mais il pose bien le problème. Il le dit d’ailleurs, qu’il pose le problème, à savoir que l’émancipation promise, un peu comme la terre promise, aujourd’hui arrive à un point où l’on veut s’émanciper de tout et de n’importe quoi, et, il termine son ouvrage en disant : « Il faut chercher la vérité du bien commun ». En tant que philosophe on peut dire : je dis la vérité et je sais ce que c’est le bien commun, mais outre le désir de s’émanciper de tout, y compris du vrai, et donc du faux, du mensonge, et de tout ce qui peut entraver la liberté, autre est de me dire je m’émancipe, mais je m’émancipe dans un discernement pour savoir si ma passion ne va pas nuire aux autres, si elle ne va pas occulter ce désir de vérité et ce désir du bien. Je pensais que c’est surtout cela. Alors, nous les philosophes, on est responsables, parce qu’on s’est amusé à déconstruire tout, de grandes déconstructions : la mise en lumière du pouvoir, des stéréotypes, ..., ce qui est très, très juste et c’est très intéressant, mais quand on déconstruit tout, à un moment donné il faut reconstruire. Et c’est là où effectivement la vérité est importante, comme objectif, comme intention profonde, comme droiture du cœur, je dirais. Là, on est bien sûr aussi dans les valeurs chrétiennes, mais indépendamment des valeurs chrétiennes, il y a ce sens, que les Grecs avaient, du bien, du vrai, du beau, etc. On répète des choses assez connues, au moins dans l’intention profonde, parce que sinon on peut manipuler les autres, on peut se laisser manipuler. Effectivement, les fake news, si elles sont ennuyeuses, c’est parce qu’elles sont objet de manipulations.
Régis BURNET : On va y revenir, ...
Michel BOYANCÉ : Après, qu’il y ait des fausses nouvelles, cela arrive, on peut se tromper, …
Régis BURNET : On peut faire des erreurs, oui, mais ce n’est pas une fake news, c’est juste une bêtise...
Michel BOYANCÉ : Une erreur, errare humanum est
Régis BURNET : Vous êtes d’accord avec l’idée que propager des fake news, ce n’est pas forcément affirmer sa liberté et sa volonté d’émancipation ?
Camille RIQUIER : Il y a plein de raisons d’en propager, l’intention n’est pas toujours la même, elle peut être de simple visée commerciale. Vous savez qu’une fake news circule plus vite sur Internet qu’une vraie. Elle est plus attrayante. Elle fait le buzz. Et, on sait qu’en accrochant à une fake news un produit ou quelque chose, on attire le regard, parce que désormais ce qui est devenu rare dans nos sociétés d’abondance, c’est l’attention des consommateurs. Donc, La fake news peut aussi remplir cet office. Il y a plein d’autres raisons. Peut-être que la vérité est éternelle mais en même temps elle se rapporte toujours à l’histoire et à la manière dont on la reçoit. Effectivement, aujourd’hui on ne pourrait pas dire par exemple que les États sont là pour contrôler la vérité, mentir au peuple, cacher la vérité qui ne doit pas être dite, parce que d’une certaine manière maintenant l’objectif est différent. Au lieu de cacher cette vérité, on va proposer propage plein d’autres vérités possibles, on va la noyer dans d’autres opinions, ce qui va rendre impossible de discerner laquelle de ces vérités est la bonne. C’est une autre manière de se rapporter à la vérité. On n’est plus dans les régimes totalitaires où au contraire il s’agissait de contrôler les médias pour empêcher la vérité de se diffuser, désormais on va la diffuser mais on va la répandre avec tellement d’autres informations qu’on va s’y noyer, c’est cela aussi qui change.
Régis BURNET : Donc, pour bien vous comprendre, pensez-vous que les États peuvent propager des fake news ?
Camille RIQUIER : Non, je dis …
Régis BURNET : Parce que si vous ouvrez la porte à, …
Camille RIQUIER : … en tout cas, les régimes totalitaires ce désir de contrôler,
Régis BURNET : … et même de la manipuler, …
Camille RIQUIER : … Et je ne pense pas d’ailleurs, alors que fleurissent même aujourd’hui les théories de complots, qu’il y ait des vrais comploteurs, parce qu’une certaine manière nous sommes tous noyés dans une somme pléthorique d’informations et que d’une certaine manière, c’est cela-même qui nous déborde, nous dépasse, et déstabilise notre propre rapport à la vérité. Nous savons trop de choses. Nous avons un trop d’informations pour pouvoir les contrôler et les maîtriser.
Michel BOYANCÉ : Il y a eu bien sûr les grands totalitarismes du XXe siècle qu’Hannah ARENDT a très bien travaillés et développés, puis on se dit, dans les années 50-60, qu’on était sorti du totalitarisme grâce à la démocratie. Je ne suis pas sûr qu’il n’y ait pas des dérives possibles totalitaires des démocraties. Il faut gouverner et il faut bien qu’il y ait une cohésion, qu’il y ait des consensus sur les grands fondamentaux qui permettent à un pays de se structurer, de manière peut-être non intentionnelle - je ne dis pas que c’est intentionnel au sens de faire le mal parce que je sais que c’est mal mais je le fais quand même - mais il faut bien qu’on trouve une cohésion, qu’on trouve un politiquement correct, donc il faut bien que l’on pense tous la même chose ; donc la tentation est très forte, on le voit aujourd’hui quand même sur des sujets. Je prends le sujet de bioéthique. Ici à KTO, vous avez une réflexion un peu libre sur la bioéthique, qui n’est pas forcément tout à fait la doxa dominante, …
Régis BURNET : D’ailleurs, ce n’est pas évident de la maintenir, ni de la faire entendre …
Michel BOYANCÉ … voilà ! Qu’est-ce qu’on voit dans les écoles, les collèges et les lycées ? On voit de plus en plus, avec de bonnes intentions, quand Pierre-André TAGUIEFF fait son travail sur l’émancipation promise, c’est une bonne intention, l’émancipation, c’est un peu messianique d’ailleurs, c’est même tout à fait messianique, la société d’émancipation comme un horizon des démocraties, et s’il commence à dire « Attendez, là ça va trop loin, il faut peut-être à la place de l’auto-émancipation faire de l’autolimitation », il faut bien que mon désire soit limité par quelque chose qui va le réguler, sinon mon désir va l’emporter. Pour prendre le sujet de la bioéthique, on voit bien qu’il y a une tentation des États démocratiques d’imposer une vision, une énorme, sur les questions bioéthiques, d’ailleurs l’Église catholique elle-même, avec son vieux patrimoine intellectuel et culturel sur le sujet, dit des choses un peu différentes. Ce que je veux dire, c’est que les démocraties libérales ne sont pas à l’abri de subtiles dérives totalitaires, parce que s’il n’y a plus de vérité, il y a que le consensus, mais on sait bien le consensus ne fait pas la vérité, il faut peut-être qu’il ait un consensus sur ce qui est vrai plutôt que de dire parce qu’il y a un consensus, c’est vrai. Un consensus, cela se travaille aussi, cela se crée. Donc, je pense que l’on est tous renvoyé à notre responsabilité, que cela soit les philosophes, les enseignants, les chercheurs, les journalistes, les chrétiens, les croyants, pour redonner toujours ce sens d’aller voir au-delà du décor au médiatico-politique officiel, la réalité des choses, la vérité des faits, les thèses en présence. Ce qui me frappe beaucoup depuis quelques années, c’est à quel point le débat politico-médiatique, devient binaire. Il y a les « pro », les « anti », les « phobes », les « phils », dès qu’il y a un sujet un peu gênant, on créé une polémique, tout de suite il y a des camps, … Le philosophe, ou l’homme un peu, …
Régis BURNET : Un peu intelligent, …
Michel BOYANCÉ … normale, ne peut pas entrer dans cette démarche-là. La binarité frontale, l’exclusion, les fake news et le complot, c’est une formidable machine à exclure l’autre, puisqu’il est complotiste, il est conspirationniste, il donne des fake news, … On a chacun sa fake news dans tous les sens. Donc, il faut revenir, je pense, à des méthodes intellectuelles un peu rigoureuses et se dégager de cette médiatisation ultra rapide qui fait qu’on caricature les positions et que l’on crée, ce que notre président a bien compris quand il disait : « en même temps, en même temps », il faut nuancer le « en même temps, en même temps », mais en tous cas les opinions binaires, contradictoires me semblent très, très ennuyeuses pour la cohésion sociale et la pensée.
Régis BURNET : Camille RIQUIER, vous êtes d’accord ?
Camille RIQUIER : La vérité, cela commence peut-être à deux avec un accord que l’on chercheurs de soi.
Oui, oui, je suis d’accord. Probablement qu’internet, sans être la cause de ce changement de régime, malgré tout a beaucoup accéléré cette transition, ne serait-ce que dans la rapidité avec laquelle maintenant les informations circulent. Il est difficile maintenant de les vérifier. Il s’avère qu’il est difficile désormais de pouvoir user comme avant des mêmes instruments critiques. Nous sommes de plus en plus démunis par rapport aux vérités que l’on nous présente. Donc, d’une certaine manière, nous manquons cette raison critique, qui nous a été forgée pendant trois siècles. Moi, je suis frappé par le fait d’être démuni par rapport à ces vérités qu’on nous propose. Pendant le confinement, je vous avoue que chaque jour une vérité nous était donnée, à laquelle je croyais fermement pour en changer le lendemain, parce que c’était une autre qui mettait présentée, et je n’avais aucune arme, aucun moyen de pouvoir le vérifier véritablement. Et c’est cela aussi qui au fond me perturbe.
Régis BURNET : Du coup, on arrive à la question de comment est-ce qu’on peut sortir de cet état de perturbation. Vous avez dit quelque chose de très important, on n’a finalement pas de moyens de tout vérifier. Ça, tout le monde est d’accord, est-ce qu’il faut recréer des institutions, j’allais dire même intellectuelles, tels des dictionnaires, des choses qui sont censées dire la vérité ? Ou, faut-il être dans quelque chose d’un peu plus méthodologique, en essayant de se dire il faut croiser, comme on raconte ça aux journalistes ? Ou, faut-il faire les deux ?
Camille RIQUIER : En tous cas, il faut réinventer de nouvelles méthodologies, parce que ce qui a été sapé malgré tout là, c’est la confiance que nous nous faisons les uns les autres. Ces théories du complot cela montre aussi une certaine défiance par rapport à ce que nous dit l’autre, puisque désormais tout peut être dit. Et cette confiance, c’est quand même la base de toute société. Nous ne pouvons pas vérifier chacune des informations qui nous sont données. Comme le dit William JAMES, nous vivons à crédit, la vérité vit à crédit, nous pouvons nous occuper à être compétents sur quelques vérités, chacun a sa spécialité, mais pour le reste, nous faisons confiance aux autres. Sitôt que nous cessons de sa confiance, alors d’une certaine manière c’est la vérité elle-même qui est ébranlée, une suspicion généralisée s’impose, et une impossibilité de pouvoir, en quelque sorte, y faire face avec des instruments critique suffisants.
Régis BURNET : Vous êtes en train de déplacer du côté de l’éthique, Il y a aussi un problème éthique derrière ? C’est-à-dire que je ne vous fais plus confiance, donc, je suis en train dire, depuis trois minutes que Camille RIQUIER me balance ses fake news habituelles, et Michel BOYANCÉ va me les balancer, et de toute façon je n’ai aucune …
Michel BOYANCÉ : Et vous aussi, …
Régis BURNET : … ne vous inquiétez pas je vais vous le faire ; ce qui fait que je vous écoute c’est parce que j’ai confiance en ce que vous avez dit, au fait que vous êtes quelqu’un d’intelligent, je fais crédit à ce que vous vous dites.
Camille RIQUIER : Absolument ! La vérité est précédée par cette bienveillance, ce crédit qui nous est fait, cette confiance, sans quoi l’enseignement ne serait pas possible ; il faut une certaine autorité par rapport à la parole du maître. Pour peu que je la conteste d’emblée, je vérifierai sur internet, je contesterai ce qui m’a été dit, bref je serai dans un régime de suspicion, et c’est quand même cela même qui peut se constater ici ou là désormais. Donc, oui, c’est cette confiance préalable qui permet d’abord cette discussion, cette vérité que l’’on a en commun.
Régis BURNET : … vous n’enseignez pas cela à vos étudiants à l’IPC ?
Michel BOYANCÉ : Si, au contraire. Je remonterais plus loin qu’il y a 300 ans, je remonterai aux dialogues de PLATON et au sort de SOCRATE. L’histoire se répète un petit peu. Socrate inaugurait une manière de dialoguer avec les jeunes de son temps, les penseurs, qui est une manière très honnête, très droite, de va de chercher la vérité. C’est pour ça que plutôt que de proposer des vérités, - c’est très dangereux en fait quand on dit ça c’est vrai ça c’est faux - il faut mettre en route, notamment les jeunes bien sûr, dans cette ouverture à tous les champs possibles de la réflexion humaines et des sciences, en montrant que chaque science à son point de vue, que chaque groupe humain à sa manière de raisonner, les Chinois ne pensent pas la même chose que nous, il ne faut pas pour autant les diaboliser dans des théories du complot. En ce moment tout le monde complote contre tout le monde, les Américains contre les Chinois, les Chinois contre les Américains, les Français contre l’Europe, l’Europe contre les Français. Cela part dans tous les sens parce qu’effectivement on est un peu perdu, c’est ce qu’on disait. Donc, revenir aux fondamentaux et c’est une question d’éducation, apprendre aussi à lire les médias, il y a des ateliers qui sont mis en place dans les écoles là-dessus, qu’il faut manier avec prudence, parce que c’est très important aussi. Et puis, je dirais que fondamentalement on est un peu responsable, on a perdu confiance dans la capacité de l’être humain à chercher et peut-être à dire quelque part la vérité. Je prends un exemple qui relève d’une approche sociologique des choses. On parlait de la déconstruction, j’ai pas mal travaillé tout ce qui est stéréotypes, biais cognitifs, travaillés par les sciences cognitives et les psychologues sociaux, en fait ce sont des outils extrêmement intéressants, mais on va dire que chacun on a son biais cognitif, donc on ne peut pas se parler, on a chacun nos stéréotypes, chacun notre point de vue, chacun notre lieu de domination, n’oublions pas les grandes philosophies politiques du début du XIXe et XXe siècle, qui mettaient les camps, si vous êtes bourgeois, vous êtes forcément contre les prolétaires, si vous êtes prolétaires il faut vous battre contre les bourgeois, et tout est figé en rapports de domination, en rapport de contradiction même, au sens dialectique du terme ; et c’est très ennuyeux, parce qu’à ce moment-là, soit je ne vous écoute plus vous en tant que personne, je vous met dans une posture sociologique. Et, on voit bien aujourd’hui que tout le monde a sa posture sociologique, les croyants contre les non croyants, les chrétiens contre les athées, … et on ne s’en sort plus.
Je pense que la vieille histoire de la longue tradition de la philosophie, qui remonte aux Grecs, et bien sûr à la lumière de la foi, la foi chrétienne, permet sans doute de revenir à des fondamentaux pour éviter de se perdre dans ces anathèmes permanents réciproque, où chacun a la fake news de l’autre. Il y a quelque chose de culturel, de profond, dont il faut que l’on se ressaisisse pour peu à peu prendre du recul et se libérer. Puis, il faut aller voir les gens. Nous, on travaille beaucoup avec des chercheurs, 95-98% des chercheurs sont des gens honnêtes. Il y a quelques-uns qui veulent la notoriété, qui peuvent trafiquer les données, qui peuvent avoir de l’ambition politique aussi, mais les gens sont fondamentalement honnêtes, alors que on est en train de se dire qu’on est tous malhonnêtes en France.
Régis BURNET : Oui, oui, en train de construire une image du monde dans lequel tout le monde est malhonnête.
Camille RIQUIER : Justement pour aller contre cette image, ce n’est pas sûr d’ailleurs que nous retrouvons dans une nouvelle ère, il ne s’agit pas non plus de diaboliser internet, dans le livre que j’ai publié, il y a peu, juste avant le confinement, …
Régis BURNET : « Nous ne savons plus croire »
Camille RIQUIER : … et savoir, je pourrais rajouter, j’essaye de faire un parallèle entre notre temps, notre siècle, et le XVIe siècle. Il y a beaucoup de similitudes. Évidemment, il y a beaucoup de différences également, mais on apprend beaucoup. Le XVIe siècle a été un siècle où les superstitions sont revenues de façon assez impressionnante, la croyance aux miracles aux superstitions, etc. D’une certaine manière, parce que c’était aussi une époque de grands changements qui venaient aussi avec la naissance de l’imprimerie. Là aussi, avec la naissance de l’imprimerie, la vérité n’était plus en possession de certains, les prêtres, d’où la contestation possible, d’où tout à coup la vérité menacée puisqu’elle était relativisée, démultipliée d’une certaine manière, donc les croyances pouvaient revenir. De la même manière, internet court-circuite les anciennes institutions d’autorité, qui étaient dépositaires d’un certain savoir, l’université en effet partie, …
Régis BURNET : Ça, c’est clair, …
Camille RIQUIER : … les nouveaux prêtres qui sont contestés en tant que possesseurs de la vérité, mais c’est l’instrument qu’il s’agit de maîtriser. C’est simplement un moment de déphasage où nous avons un instrument extrêmement puissant, comme était là la diffusion des livres à l’époque et comme l’est désormais internet, qu’il s’agit simplement de manier. C’est pour cela qu’il s’agit de se recréer des outils. Ce n’est pas internet qui est diabolique, loin de là, c’est simplement que nous sommes devenus, une certaine manière, bêtes par rapport à cette puissance qui nous est offerte, et qu’il s’agit simplement de maîtriser, en tout cas c’est mon espérance Donc, il y a un temps de réajustement qu’il s’agit de réduire progressivement et apprendre à maîtriser cette machine, parce que d’une manière on va devoir composer avec.
Régis BURNET : Progressivement, si vous prenez l’exemple de votre XVIe siècle, les sorcières, c’est une invention de cette époque-là, la chasse aux sorcières, jusqu’au XVIIIe. On est parti pour deux siècles de fake news ?
Camille RIQUIER : Cela prend du temps d’autant que cette invention de l’internet, à mon avis, implique une révolution plus grande. C’est là d’ailleurs que la comparaison, une révolution beaucoup plus grande que l’imprimerie elle-même à mon avais, dans la manière dont elle redéploie, dont elle désorganise nos propres facultés.
Michel BOYANCÉ : C’est sans doute comparable, la révolution Gutenberg, aujourd’hui, c’est sans doute comparable à cette révolution.
Régis BURNET : C’est intéressant parce que justement, vous prenez la révolution Gutenberg, moi je me souviens - cela prouve d’ailleurs que je commence à vieillir - on nous annonçait justement après l’an 2000 ou 2010 des problèmes cognitifs, des choses comme ça, mais, on ne nous annonçait pas la chasse aux sorcières, alors que c’est la chasse aux sorcières que nous avons là. Quand je dis la chasse aux sorcières, c’est ce que vous voulez dire, c’est l’irruption de l’irrationalité au cœur même d’une société qui pense la rationalité.
Camille RIQUIER : On pensait y avoir mis complètement fin, comme la peste, comme les épidémies. Pourquoi cela nous a tant déstabilisés ? Parce que d’une certaine manière nous pensions que cela appartenait à un temps moyenâgeux. Tout nous revient en boomerang, les superstitions, les croyances, les théories complotistes, comme justement les épidémies, et tout ce qui est généré de peur pas les épidémies. Bien que les décors aient échangé, nous retrouvons quand même quelques pièces de comparaison, qui peuvent nous instruire.
Régis BURNET : Michel BOYANCÉ, est-ce qu’il y a des critères, une méthode, avez-vous des conseils à donner à nos téléspectateurs, pour distinguer le vrai du faux, pour apprendre à se méfier, à faire le tri dans les news, les fausses, les fake news ?
Michel BOYANCÉ : Moi, je dirais que fondamentalement, il faut avoir confiance dans l’intelligence humaine et dans la possibilité pour l’intelligence humaine de dire le vrai ou le faux, voilà. Je ne dis pas que c’est toujours réalisable mais en tout état de cause, il y a une confiance. Redonner confiance à l’intelligence pour chercher la vérité et pour éviter de dire ce qui est faux, de mentir. D’ailleurs, un enfant on lui apprend à ne pas mentir, et bien pourquoi est-ce que l’on apprend pas à un adulte à pas mentir ?
Régis BURNET : Et, on ne lui raconte pas des bêtises consciemment, c’est cela aussi qui est important.
Michel BOYANCÉ : Voilà. Je prendrai une vieille définition de la vérité, qui est un peu scolastique, qui me semble tout à fait intéressante. La vérité cela n’existe pas, c’est une relation entre l’intelligence et la chose, c’est l’adéquation entre l’intelligence et la chose ; la chose au sens large, pas au sens de l’objet chosifié mais la réalité, la realis ; si je cherche à vous connaître, je cherche à rejoindre un peu ce que vous êtes, modestement. Donc, ce que j’ai à dire de vous il faut que ça soit aussi conforme que possible à ce que vous êtes, je ne vais pas vous calomnier, vous médire. La vérité, ce n’est pas une chose qui existe. J’ai mon intelligence et la nature du cœur qui s’efforcent de rendre compte de la réalité et de formuler cela de telle manière que je puisse dire c’est vrai ou c’est faux. Donc, il faut être très modeste devant la vérité au sens philosophique. Puis, vous avez des méthodes philosophiques, des méthodes scientifiques, des méthodes d’observation, des méthodes description, des méthodes d’hypothèse, des méthodes de théorisation, qui vont nous aider à nous approcher des choses. Donc, il faut être très humble devant la vérité, et en même temps je ne dirais pas il faut y croire mais un peu, il faut avoir confiance. Il y a une sorte de foi naturelle, de confiance dans l’esprit humain sinon c’est la jungle, sinon c’est fini, on est dans les rapports de force, de domination, tout est possible, y compris les fake news et toutes les théories possibles pour dénigrer l’adversaire.
Régis BURNET : Est-ce que vous seriez dans l’idée qu’il faut aussi faire confiance aux institutions ? Camille RIQUIER disait l’Université, …
Michel BOYANCÉ : Non, jamais. Il faut toujours faire confiance à des personnes, …
Régis BURNET : d’accord, …
Michel BOYANCÉ : … parce qu’une institution se fige. Elle est instituée. Donc, je suis dans une institution instituée, et là commence le problème, c’est-à-dire que je suis porte-parole d’une institution. Non, je suis porte-parole de moi-même dans ma recherche de vérité. Derrière les institutions, il y a toujours des personnes vivantes. C’est ce que FOUCAULT a très bien vu avec le biopouvoir et toutes ses analyses institutionnelles, qui a toujours tendance à prendre le pouvoir. Les querelles scientifiques sont toujours des querelles, d’ailleurs on le voit aujourd’hui, on ne va pas citer noms, entre des institutions officielles et des francs-tireurs, des gens un peu marginaux, un peu originaux – les génies scientifiques ont toujours été un peu des francs-tireurs, des originaux.
Régis BURNET : Vous êtes d’accord Camille RIQUIER ?
Camille RIQUIER : Tout à fait d’accord, même si effectivement tout commence quand même par une confiance, mais les institutions auraient d’abord la charge de garantir cette recherche faite individuellement par les uns et par les autres, mais le plus souvent elle peut dévier de sa propre fonction initiale, - je pense que les institutions sont nécessaires - en tant que garantes de cette recherche et non pas dépositrices d’une vérité qu’il s’agirait simplement de communiquer. Donc, là, il y aurait une distinction à faire voilà entre la bonne et la mauvaise institution.
Régis BURNET : Parce qu’évidemment, là je vais vous piéger tous les deux, et l’Église ? Est-ce qu’il faut faire confiance à l’institution ecclésiale ?
Camille RIQUIER : Ma réponse présupposait que cette institution doit aussi ne pas être dogmatique et permettre au croyant de continuer sa recherche de la vérité. La question vous posiez juste avant, c’est peut-être la question dont il faut se défendre : « dites-moi ce qu’est la vérité ou quels sont les critères pour pouvoir la discerner », c’est peut-être une mauvaise question. Qu’est-ce que la vérité ? C’est une question que l’on se pose lorsqu’on sait déjà qu’elle devient inatteignable, c’est une question sceptique, …
Régis BURNET : On a un précédent dans les Évangile, …
Camille RIQUIER : Absolument, qui pose la question ? Ce n’est pas le Christ, c’est PILAT. Il l’a dit d’une façon assez désabusée puisqu’au lieu d’entendre la réponse du Christ, il s’en va au même moment. Il sait très bien que ce n’est qu’une question rhétorique qui n’attend aucune réponse. Et KANT, bien plus tardivement, nous dira que c’est déjà beaucoup de sagesse que de savoir poser les bonnes questions, et qu’est-ce que la vérité n’en est pas une, parce que même les logiciens finiront par se contredire eux-mêmes pour peu qu’ils donnent une définition. Et c’est là que l’on peut être un peu en désaccord, mais cela fait partie de cette recherche, …
Régis BURNET : Oui, absolument, …
Camille RIQUIER : Il prend l’exemple de la définition de Saint-Thomas, la vérité comme adéquation de l’esprit de la chose, en disant que si on va jusqu’au bout de cette définition, on se contredit soi-même, puisque la seule manière d’atteindre la chose, c’est par l’esprit, par l’intellect, donc comment s’en assurer, puisqu’on ne peut pas surplomber l’esprit et la chose pour les voir l’adéquation qui se fait. Donc, chaque fois que l’on se pose la question, c’est au fond pour décourager l’autre de sa recherche. Et ça, c’est un projet sceptique, c’est le projet de la tranquillité de l’âme. Ne pas se prendre la tête, surtout pas, la vérité est inatteignable. Or, la vérité il me semble que nous sommes toujours en rapport à la vérité et que l’essentiel justement c’est ce chemin, et qu’il y a une manière d’être en vérité par rapport à la vérité, et c’est ce chemin qui est l’essentiel.
Régis BURNET : Même question, je reviens sur ma question sur les institutions.
Michel BOYANCÉ : Je ne vois pas en quoi cela contredit parce que la vérité en tant qu’intention d’intelligence, c’est vraiment de chercher à ne pas dire autre chose que ce que la chose est. Dans les relations humaines, les relations humaines concrètes, l’amour et l’amitié, on sait bien qu’il faut être en vérité dans la relation d’amour d’amitié. Donc, la vérité a bien un contenu réel, objectif, interpersonnel. Autre exemple, que donne Robert SPAEMANN [1] un philosophe allemand, qui a beaucoup travaillé l’éthique, il prend un exemple assez actuel, prémonitoire : quand vous voir un médecin, on cherche à avoir un bon médecin, pour avoir un bon médicament, pour être rétabli dans notre bonne santé, on cherche la vérité, quelquefois le médecin peut se tromper, je peux avoir des médicaments qui sont nocifs, etc., mais il faut chercher quand même à rendre compte des choses. Là où KANT a raison, mais il a été très influencé aussi par la métaphysique un peu systématique de WOLF [2] et par NEWTON, c’est que la vérité n’est une donnée toute faite ; la vérité surgit à l’intérieur de moi-même, elle n’est pas quelque chose qui vient de l’extérieur. Cette vieille définition me semble assez pertinente et féconde. Quand on travaille avec d’autres disciplines on s’aperçoit que tous cherchent la vérité en fait, après on se met d’accord, il y a un consensus nécessaire, mais cette intentionnalité profonde de la vérité me semble décisive pour l’être humain, y compris bien sûr dans la recherche spirituelle, quand le Christ dit cela, il nous il nous garantit aussi du père du mensonge. Le Pape François parle souvent le diable, de Satan, c’est intéressant, il y a bien un mensonge inhérent à l’être humain, parce qu’on est fragile. Vous connaissez George STEINER, décidé il y a quelques années, qui est un philosophe du langage juif, il y a eu un colloque à la Sorbonne en l’an 2000 [3] sur Jésus-Christ est après, il disait : « Nous, les modernes, on a perdu de vue que sur le plan philosophique il y a comme un péché originel, on a cru que la raison allait tout résoudre, la déesse raison, la raison pure, etc., et on s’aperçoit que l’être humain est fragile. » L’être humaine effectivement que cela soit au Moyen Âge, à l’Antiquité ou aujourd’hui, il la tendance à accuser les autres de complot, à créer des boucs-émissaires, … Il y a bien une permanence de l’être humain, qui est une sorte de vérité de l’être humain en fait, que les outils actuels peuvent comme avant conduire à détruire le lien social.
Régis BURNET : Vous êtes d’accord ?
Camille RIQUIER : Oui, je suis d’accord malgré certaines question définitionnelles d’une certaine manière, y comprise comme Monsieur BOYANCÉ l’entend, …
Michel BOYANCÉ : Cela vous va ?
Camille RIQUIER : C’est une manière de dire que nous ne sommes pas sur un terrain vierge, comme si la vérité nous était extérieure et que nous rentrerions en contact avec elle. Nous sommes toujours déjà en rapport avec elle. C’est pour ça qu’au fond il y a toujours la nécessité d’une conversion, parce que nous ne sommes jamais indifférents à la vérité, et le christianisme nous le dit de bien des manières, et PASCAL, de manière très virulente, mais par quoi nous commençons ? Si nous sommes toujours déjà en rapport, c’est la haine de la vérité, parce que justement nous nous tournons d’abord vers ceux qui nous agrée, ce qui nous plaît, nous intéresse, ce qui sert nos intérêts ; la vérité nous dessert le plus souvent, on ne veut pas la voir parce que d’une certaine manière elle vient nous accuser, nous mettre en accusation. Donc, le premier réflexe, qui est le nôtre, c’est au contraire de la rejeter. Cela serait presque un contre critère, le seul peut-être contre critère, le plus sûr, c’est cela. SOCRATE a été condamné à mort, parce que d’une certaine manière tout commence par cette haine. Il y a un très beau texte, assez comique, de Thomas de QUINCY, « De l’Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts » [4], …
Régis BURNET : C’est philosophe [5] du XIXème siècle.
Camille RIQUIER : Il faisait cette remarque que tous les philosophes ont été menacés dans leur propre vie et que c’est très bon critère pour reconnaître un bon philosophe des autres, ce qui est d’ailleurs un très mauvais signe pour nous. Et il disait à propos de LOCKE [6] : « Je tiens pour une certitude que LOCKE est un très mauvais philosophe, qu’il a déployé sa gorge pendant 72 ans sans que personne n’ait eu l’idée de la lui trancher » vous voyez, … Parce que d’abord, il y a une conversion, probablement un rapport en vérité. Nous sommes d’abord dans un rapport faussé, le chemin est à faire. Tout est dans le chemin, de telle sorte que quand on a trouvé la vérité qu’on commence à la chercher, et c’est la grande idée augustinienne, qui est reprise par Pascal : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé »
Régis BURNET : C’est cela qu’il faut comprendre lorsqu’on dit : « Je suis le chemin, la vérité et la vie » ?
Camille RIQUIER : C’est comme cela que la comprends, c’est à dire que la recherche s’alimente de ses propres découvertes. Jamais nous ne serons en possession de la vérité, qui est à mon avis peut être là la pire chose qui soit, de croire que nous sommes en possession de la vérité. Là, je me souviens d’un des cours de Jean-Louis CHRÉTIEN [7], qui citait la parabole de Lessing, il disait : « Si Dieu avait dans la main droite la vérité et dans la main gauche rien, je me mettrai à genoux, je demanderai uniquement la main gauche. La vérité n’est que pour toi seul, parce que justement je suis en chemin perpétuel et qu’il n’y a pas de possession de cette vérité, le danger serait de croire que nous la possédons. »
Régis BURNET : Michel BOYANCÉ ?
Michel BOYANCÉ : La phrase du Christ, cela peut être aussi de dire, c’est la révélation : « Je suis la vérité, je vous conduis au père, je vous conduis à autre que moi » Donc, la vérité vraie, comme je disais, même dans la définition scolastique classique, ce n’est une chose, c’est une relation a. Donc, la relation à la personne de Dieu, c’est la vérité, parce que Dieu est la vérité, Dieu est amour, etc., c’est de nous décentrer en disant - c’est ce que disait Camille RIQUIER - on n’a pas la vérité, la vérité c’est dans une relation à quelqu’un, qui est un chemin, qui nous fait découvrir la réalité.
Régis BURNET : N’est-ce pas justement presque le critère ultime, bon je suis là en train des chercher mes critères, j’essaie de vous forcer à trouver les critères pour distinguer les fake news des true news, je ne sais pas comment on pourrait dire ? Est-ce que ce n’est pas la question de méfiez-vous de ceux qui disent : « Ce que je dis est la vérité » ? Je sais, Michel BOYANCÉ, que vous avez aussi travaillé sur les questions de manipulations, les questions de de violences institutionnelles, n’est-ce pas cela aussi le gourou ? Celui qui dit : « Je suis la vérité »
Michel BOYANCÉ : « Je suis la vérité », c’est pour cela que vous n’avez pas d’autres pères que celui qui est aux cieux, pas d’autres maitres, … Le gourou arrête à lui, c’est clair. Les fake news c’est un peu différent. Disons que la vision que nous avons de la vérité nous permettre d’agir dans le monde tel qu’il est et de rencontrer les faits, donc d’analyser les faits. Le problème des fake news est qu’on tord les faits pour les interpréter autrement que ce qu’ils sont. Donc, il y a une vérité des faits qu’il faut redécouvrir pour lutter contre les fake news. D’ailleurs, en observant la presse régulièrement, quotidiennement, je me rends compte que les vrais fake news une semaine après on sait que ce sont des fake news. Il y a des fake news qui s’installent, et là, il suffit - internet est extrêmement intéressant – d’aller chercher ailleurs comment on analyse un fait, comment le fait qu’on minimise est au contraire très important et le fait qu’on maximalise n’est pas important, et les choses prennent un relief, et on s’aperçoit que derrières il y a souvent des intérêts, on a tous un intérêt et on tire la réalité à soi, ou des boucs-émissaires, comme René GIRARD [8] l’a montré, on a une tendance à créer des boucs émissaires. On voit bien effectivement que les Chinois peuvent être un bouc-émissaire ou les Américains peuvent être un bouc-émissaire, etc. On prend du recul et on s’aperçoit que le fake news ne sont qu’une déformation des faits, liée aussi à une interprétation que l’on veut avoir des choses. Je pense qu’un bon travail sérieux, il faut suivre de près, c’est sûr, permet quand-même de prendre du recul.
Camille RIQUIER : Si nous arrivons au moment des conclusions, …
Régis BURNET : … oui, en effet il ne nous reste que quelques minutes, …
Camille RIQUIER : … celui qui prétend détenir la vérité, il faut bien s’en préserver. Je préfèrerai à celui qui dit la vérité, ou qui dit avoir la vérité, celui qui veut faire la vérité. Faire la vérité, je trouve que c’est une belle expression. Avant qu’elle ne soit une expression policière, c’est une expression augustinienne, qui se trouve dans les confessions, facit veritatem. C’est dans la confession face à Dieu, en rapport avec Dieu, c’est toujours dans un rapport, qu’il est possible de faire la vérité. Augustin l’a parfaitement montré, lorsque je me confesse, je ne dis pas quelque chose qui est à moi que je délivre aux autres, Dieu sait déjà ce que je vais lui dire, et c’est même le fait d’être en rapport que la vérité va se dévoiler, va se faire également à moi-même. C’est le fait d’être mise à nu devant Dieu que la vérité peut se faire, se révéler ainsi. D’une certaine manière, c’est dans ce rapport qui s’institue que la vérité peut être faite. C’est ainsi qu’Augustin va même créer cette expression que je trouve magnifique. Il faut être démasqué, il faut être à nu, parfois aussi nous avons des masques face à la vérité, la profession c’est une manière de se mettre à nu, en rapport à Dieu, où nous avons un rapport en vérité, où la vérité peut être faite.
Régis BURNET : … Merci à vous. Deux livres qui sont tout à fait en lien avec cette émission. On va commencer par le vote Michel BOYANCÉ, « Le bien commun au croisé des disciplines » aux éditions de l’IPC. Qu’est-ce que c’est ?
Michel BOYANCÉ : C’est un collectif.
Régis BURNET : On a un peu de temps, vous pouvez nous expliquer. C’est quoi ce concept du bien commun, et pourquoi c’est si important ?
Michel BOYANCÉ : Le bien commun, le common good,
Régis BURNET : revient à la mode, …
Michel BOYANCÉ : Voilà, il n’a jamais été abandonné dans les pays anglo-saxons. Le bien commun a un peu disparu en France, il n’y a que l’église qui s’entêtait à parler de bien commun, on lui a préféré l’expression intérêt commun, intérêt général. Puis, Jean TIROLE, le prix Nobel d’économie d’il y a trois ans, a écrit un ouvrage, « Économie du bien commun » [9], il avait l’intuition que l’économie devait se dépasser à elle-même ou être dépassée elle-même par ce que l’on appelle le bien commun, on peut discuter ce qu’il dit du bien commun dans son ouvrage, qui est assez insuffisant, si je peux me permettre, en tout cas l’idée très important. Le problème qu’on a abordé aujourd’hui, parce que le vrai et le bien se répondent quand même, …
Régis BURNET : Tout à fait, …
Michel BOYANCÉ : … si l’on cherche notre intérêt, tous, même si c’est un intérêt commun, dont le gagnant-gagnant, il n’y a plus de bien puisque si j’engage une relation avec vous, c’est parce c’est mon intérêt, mais où est la gratuité ? Où sont les valeurs fondamentales qui échappent à l’économie ? Donc, la vieille notion de bien commun - que l’Institut catholique de Paris travaille aussi, avec la création de Chaire Bien commun, que l’on travaille nous aussi de notre côté - si elle revient ce n’est pas par hasard, au moment des fake news d’ailleurs, puisque tout ce qu’on a dit, ce n’est pas lié au bien commun.
Régis BURNET : Quant à vous Camille RIQUIER, « Nous ne savons plus croire », aux éditions Desclée De Brouwer.
Camille RIQUIER : Qui est sorti juste avant la pandémie et le confinement. Je dois avouer que quand les librairies se sont fermées, je me suis dit : « Ce livre va appartenir au monde d’avant, que tout va changer dans le monde d’après », non pas pour le vendre à tout prix, mais je me suis rendu compte que progressivement même la pandémie nous avait mis dans un état assez proche de ce que j’avais voulu dire, parce que dire « Nous ne savons plus croire », c’est aussi dire « Nous croyons n’importe quoi », nous sommes redevenus crédules en bien des choses. Moi-même, jamais je ne l’ai été autant que pendant ces deux mois, où je pouvais changer d’avis dans la même journée. C’est une manière de suivre les régimes de croyance, selon les siècles, pour essayer de mieux comprendre la situation qui est la nôtre, dans notre rapport à la foi et au doute.
Régis BURNET : Merci à tous les deux.
Merci de nous avoir suivis. Vous savez que retrouver cette émission sur le site internet de la chaîne.
On se retrouve la semaine prochaine