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« Allons-nous continuer la recherche scientifique ? » Alexander GROTHENDIECK

Transcription, par Taos AÏT SI SLIMANE, de la conférence (02:28:52) donnée par Alexandre GROTHENDIECK à l’amphithéâtre du CERN, le 27 janvier 1972.

Alexandre Grothendieck, né le 28 mars 1928 à Berlin, est décédé le 13 novembre 2014 à Saint-Lizier en France, je ne peux donc pas lui soumettre cette transcription pour une relecture et d’éventuelles corrections. Je garde donc l’oralité telle qu’on peut l’entendre sur l’enregistrement. Mais, si vous qui passez par-là découvrez des fautes grammaticales et /ou orthographique, n’hésitez pas à mes les signaler (à tinhinane[arobase]gmail[point]com) je corrigerai immédiatement, en vous remerciant par avance pour votre aimable collaboration.

Sur ce site, vous pouvez également lire la transcription intégrale de l’émission de France Culture, du 02 juin 2008, « Continent sciences », par Stéphane DELIGEORGES, « Autour d’Alexandre Grothendieck », à laquelle ont participé : Denis Guedj, écrivain et mathématicien ; Michel DEMAZURE, mathématicien et ancien président de la Société mathématique de France (SMF) et de plusieurs musées scientifiques français ; Laurent LAFFORGUE, mathématicien, Professeur à l’Institut des hautes études scientifiques (IHES)

« Allons-nous continuer la recherche scientifique ? » Alexander GROTHENDIECK

Présentateur : Mesdames et Messieurs, bonsoir !

Dans nos cycles de conférences, depuis dix ans que nous les organisons, nous avons périodiquement demandé à des scientifiques de venir nous faire des réflexions sur la science, sur la responsabilité du savant. Je crois que c’est particulièrement nécessaire de le faire parce que nous avons un peu tendance au CERN à nous prendre pour des gens extraordinaires, qui ne font que des choses théoriques pas dangereuses du tout, qui font une collaboration européenne exceptionnelle. Alors, toujours pris par ces belles idées, on a un petit peu trop tendance, peut-être, à s’en satisfaire et à ne pas se poser des questions plus profondes. Je crois que c’est pour justement aller un peu plus loin qu’il est utile d’avoir des conférenciers comme Monsieur Grothendieck, que nous avons ce soir, et je lui passe immédiatement la parole.

Alexander GROTHENDIECK : Merci.

Je suis très content d’avoir l’occasion de parler au CERN. En fait, je pense que pour beaucoup de personnes, dont moi j’étais jusqu’à nouvel ordre, le CERN est une des quelques citadelles, si on peut dire, d’une certaine science, une science de pointe en fait : la recherche nucléaire pensais-je jusqu’à aujourd’hui. On m’a détrompé. Il paraît qu’au CERN, le Centre européen de recherche nucléaire, on ne fait pas de recherches nucléaires. Mais en fait, quoi qu’il en soit dans l’esprit de beaucoup de gens, le CERN en fait.

Le recherche nucléaire est indissolublement associée - pour je crois, également beaucoup de gens - à la recherche militaire, aux bombes A et H, et aussi à une chose dont les inconvénients commencent seulement à apparaître : la prolifération des centrales nucléaires. En fait, disons, l’inquiétude qu’a provoqué, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la recherche nucléaire est en train de s’effacer un petit peu à mesure, disons, que l’explosion de la bombe A à Hiroshima et Nagasaki passait dans le passé. Bien entendu il y a eu l’accumulation d’armes destructrices de type A et H, qui maintenait les personnes en inquiétude, mais un phénomène plus récent, c’est qu’on s’aperçoit que la prolifération des centrales nucléaires, qui prétend répondre aux besoins croissants de la société industrielle en énergie. Or, on s’est aperçu que cette prolifération avait un certain nombre d’inconvénients, pour dire un euphémisme extrêmement sérieux, que cela posait des problèmes très graves.

Alors, je crois que cette situation, qu’une recherche de pointe soit associée à une véritable menace, à la survie de l’humanité, une menace même à la survie de la vie tout court sur la planète, ce n’est pas une situation exceptionnelle, c’est une situation qui a des règles. Depuis un ou deux ans moi-même je commence à me poser des questions à ce sujet, et bien je me suis aperçu que finalement dans chacune des grandes questions qui actuellement menacent la survie de l’espèce humaine, ces questions ne se poseraient pas sous la forme actuelle. La menace pour la survie ne se poserait pas si l’état de la science était celle de l’an 1900 par exemple. Je ne veux pas dire par là que la seule cause de tous ces maux, de tous ces dangers soit la science, bien entendu il y a une conjonction de plusieurs choses mais la science, l’état actuel de la recherche scientifique joue certainement un rôle important.

Je pourrais peut-être dire quelques mots personnels. Je suis un mathématicien. J’ai passé la plus grande partie de mon existence à faire de la recherche mathématique. En ce qui concerne la recherche mathématique, celle que j’ai faite et celle faite par les collègues avec lesquels j’étais en contact semblait éloignée de toutes espèces d’applications pratiques. Pour cette raison, pendant longtemps je ne me sentais pas enclin à me poser des questions sur les tenants et aboutissants, en particulier les impacts sociaux, de cette recherche scientifique. Et ce n’est qu’à une date assez récente, depuis deux ans, que j’ai commencé progressivement à me poser des questions à ce sujet ; et je suis arrivé à une position depuis un an, ou un an et demi, qui consiste en fait à abandonner toute espèce de recherche scientifique. Je pense qu’à l’avenir je ne ferai que le strict nécessaire pour pouvoir subvenir à ma subsistance puisque jusqu’à nouvel ordre, je n’ai pas d’autre métier que celui de mathématicien.

Je sais bien que ce genre de questions, je ne suis pas le seul à me les être posées. En fait depuis une année ou deux, et même depuis le dernier mois, de plus en plus se posent des questions clefs à ce sujet. Je suis tout à fait persuadé qu’au CERN également beaucoup de scientifiques et de techniciens commencent à s’en poser, j’en ai rencontrés. Peut-être que je peux rajouter que moi-même et d’autres connaissons des personnes au CERN qui par exemple se font des idées extrêmement sérieuses au sujet des applications dites pacifiques de l’énergie nucléaire, mais qui n’osent pas les exprimer publiquement, parce qu’ils craindraient de perdre leur place ici.

Ceci n’est pas le cas bien entendu seulement au CERN, je ne vais pas faire ici une critique uniquement pour … je ne vais pas dire qu’il s’agit ici d’une atmosphère qui serait spéciale au CERN, je crois que c’est une atmosphère qui prévaut dans la plupart des organismes universitaires ou de recherche, en France et en Europe et dans une certaine mesure aux États-Unis, où les personnes qui prennent le risque de s’exprimer ouvertement au sujet de leurs réserves, même sur un terrain strictement scientifique concernant certains développements scientifiques, sont quand même une infime minorité.

Alors, depuis un an ou deux je me pose des questions. Je ne me les pose pas seulement à moi-même, je les pose aussi à des collègues, tout particulièrement depuis plusieurs mois, six mois peut-être, je prends toutes occasions de rencontrer des scientifiques soit dans des discussions publiques, comme celle-ci, ou en privé, pour soulever ces questions, en particulier : « Pourquoi faisons-nous de la recherche scientifique ? » Une question qui est pratiquement la même, peut-être à la longue échéance du moins, que la question : « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? » Et la chose extraordinaire est de voir à quel point mes collègues sont incapables de répondre à cette question. En fait, pour la plupart d’entre eux, cette question est si étrange, si extraordinaire qu’ils se refusent même de l’envisager, en tout cas ils hésitent énormément à donner une réponse, quelle qu’elle soit. Alors, lorsqu’on parvient à arracher une réponse, dans des discussions publiques ou privées, généralement ce que l’on entend, c’est, par ordre de fréquence de réponses : « La recherche scientifique j’en fait parce que cela me fait bien plaisir, parce que j’y trouve une certaine satisfaction intellectuelle », et parfois les gens disent : « Je fais de la recherche scientifique parce qu’il faut bien vivre, parce que je suis payé pour ça »

En ce qui concerne la première motivation, je peux dire que c’était ma motivation maîtresse pendant ma vie de chercheur. Effectivement, la recherche scientifique me faisait bien plaisir et je ne me posais guère de questions au-delà. En fait, si cela me faisait plaisir, c’était en grande partie parce que le consensus social me disait que c’était une activité noble, une activité positive, une activité qui valait la peine d’être entreprise ; sans du tout d’ailleurs, détailler en quoi elle était positive, en quoi elle était noble. En tout cas, l’expérience directe évidemment me disait que je, ensemble avec mes collègues, nous construisions quelque chose, nous construisons un certain édifice. Il y avait un sentiment de progression qui donnait un certain sentiment d’achèvement, de plénitude, disons et, en même temps, une certaine fascination pour les problèmes qui se posaient.

Mais tout ceci, finalement, ne résout pas à la question : « À quoi sert socialement la recherche scientifique ? » Parce que, si elle n’avait comme but que de procurer du plaisir, disons, à une poignée de mathématiciens ou d’autres scientifiques, sans doute la société hésiterait à y investir des fonds considérables, en mathématiques ils ne sont pas très considérables, mais dans les autres sciences, ils peuvent l’être. Sans doute la société hésiterait aussi à payer tribut à ce type d’activités, tandis qu’elle est assez muette sur des activités qui demandent peut-être autant d’efforts, mais d’un autre type, comme de jouer aux billes ou des choses de ce goût-là. On peut développer à l’extrême certaines facilités, certaines facultés techniques, qu’elles soient intellectuelles ou manuelles ou autres, mais pourquoi y a-t-il cette valorisation de la recherche scientifique ? C’est une question qui mérite d’être posée.

Alors, en parlant avec beaucoup de mes collègues, je me suis aperçu au cours de l’année dernière qu’en fait ce plaisir que les scientifiques sont censés retirer de l’exercice de leur profession chérie, c’est un plaisir qui n’est pas un plaisir pour tout le monde. En fait, je me suis aperçu avec stupéfaction que pour la plupart des scientifiques, la recherche scientifique était ressentie comme une contrainte, comme une servitude. En fait, la recherche scientifique, c’est une question de vie ou de mort en tant que membre considéré de la société, disons, de la communauté scientifique. La recherche scientifique est un impératif pour obtenir un boulot, lorsqu’on s’est engagé dans cette voie sans savoir très bien à quoi elle correspondait. Une fois qu’on a son boulot, c’est un impératif pour arriver à monter en grade. Une fois qu’on est monté en grade, à supposer même qu’on soit arrivé au grade supérieur, c’est un impératif pour être considéré comme étant dans la course. On s’attend à ce que vous produisiez. La production scientifique, comme n’importe quel autre type de production dans la civilisation ambiante, est considérée comme un impératif en soi. Et dans tout ceci, c’est ça la chose remarquable, finalement, le contenu de la recherche passe entièrement au second plan. Il s’agit de produire un certain nombre de « papiers », dans les cas extrêmes, on va mesurer la productivité scientifique au nombre de pages publiées. Sous ces conditions, certainement pour un grand nombre de scientifiques, certainement pour l’écrasante majorité, à l’exception véritablement de quelques-uns comme ça, qui ont la chance d’avoir, disons, des dons exceptionnels ou d’être dans une position sociale et une disposition d’esprit qui leur permette de s’affranchir de ces sentiments de contrainte, pour la plupart la recherche scientifique est une véritable contrainte qui tue le plaisir que l’on peut avoir à l’effectuer.

Mais, c’est une chose que j’ai découverte avec stupéfaction parce qu’on en parle pas, parce que, disons, entre mes élèves et moi, sans que je m’en aperçoive, je pensais qu’il y avait des relations, disons, spontanées et égalitaires. En fait, c’est une illusion dans laquelle j’étais enfermé, il y avait une relation hiérarchique, et les mathématiciens qui étaient mes élèves ou qui se considéraient comme moins bien situés que moi, qui ressentaient, disons, une aliénation dans leur travail, n’auraient absolument pas eu l’idée de m’en parler avant que, de mon propre mouvement, je quitte le ghetto scientifique dans lequel j’étais enfermé et que j’essaie de parler avec des gens qui n’étaient pas de mon milieu, ce milieu de savants ésotériques qui faisaient de la haute mathématique.

Alors, pour illustrer ce point, j’aimerais donner ici un détail très concret. J’ai été, il y a deux semaines, faire un tour en Bretagne. J’ai eu l’occasion, entre autres, de passer à Nantes où j’ai vu des amis, où j’ai parlé dans une Maison de jeunes et de la culture, sur le genre de problèmes que nous abordons aujourd’hui. J’y étais le lundi, comme mes collègues de l’Université de Nantes étaient avertis de ma venue, ils avaient demandé, in extremis, que je vienne, le lendemain après-midi, pour faire une causerie sur des sujets mathématiques avec eux. Or il s’est trouvé que, le jour même de ma venue, un des mathématiciens de Nantes, monsieur MOLINARO, s’est suicidé. Donc, à cause de cet incident malheureux, la causerie mathématique, qui était prévue a été annulée. Au lieu de ceci, j’ai contacté un certain nombre de collègues pour demander s’il était possible que l’on se réunisse pour parler un peu de la vie mathématique à l’intérieur du département des mathématiques à l’Université et pour parler également un peu de ce suicide. Il y a eu une séance extrêmement révélatrice du malaise général, cette après-midi-là à Nantes, où manifestement tout le monde présent — avec une exception je dirais — sentait bien clairement que ce suicide était lié de très, très près au genre de choses que, précisément, dont on discutait la veille au soir à la Maison de jeunes et de la culture. Je donnerai peut-être un ou deux détails. Il s’est trouvé que MOLINARO avait deux thésards auxquels il faisait faire des thèses de troisième cycle — je crois que ce n’était pas des thèses d’État. Ces thèses étaient considérées comme n’étant pas de valeur scientifique suffisante. Elles ont été jugées de façon très sévère par DIEUDONNÉ, qui est un bon collègue à moi, avec lequel j’ai écrit un gros traité de géométrie algébrique. Je le connais donc très bien, c’est un homme qui a un jugement scientifique très sûr, qui est très exigeant vis-à-vis de la qualité d’un travail scientifique. Et alors que ces thèses étaient discutées par la Commission pour l’inscription sur la liste d’aptitude aux fonctions de l’Enseignement supérieur, il a saqué ces deux thèses et l’inscription a été refusée. Ceci, bien entendu, a été ressenti comme une sorte d’affront personnel par MOLINARO, qui avait déjà eu des difficultés auparavant, et il s’est suicidé sur ces circonstances. En fait, j’ai eu un ami personnel, qui est mathématicien, qui s’appelait (manque le nom, incompris), qui s’est également suicidé. Je connais un certain nombre de mathématiciens — je parle surtout de mathématiciens puisque c’est le milieu que j’ai le mieux connu — qui sont devenus fous. Je ne pense pas que cela soit une chose vraiment spéciale aux mathématiciens. Je pense que le genre, disons, d’atmosphère qui prévaut dans le monde scientifique, qu’il soit mathématique ou non, une sorte d’atmosphère à l’air extrêmement raréfié, et la pression qui s’exerce sur les chercheurs sont pour beaucoup dans l’évolution de tels cas.

Ceci concernant le plaisir que nous prenons à faire de la recherche scientifique. Je sais qu’il peut y avoir du plaisir, mais je suis arrivé à la conclusion que le plaisir des uns, le plaisir des gens haut placés, le plaisir des brillants, se fait aux dépends d’une répression véritable vis-à-vis du scientifique moyen.

Un autre aspect de ce problème, qui dépasse les limites de « la communauté scientifique », entre guillemets, de l’ensemble des scientifiques, à savoir que ces hautes voltiges de la pensée humaine se font au dépens de l’ensemble de la population, qui est dépossédée de tout savoir, en ce sens que dans l’idéologie dominante de notre société, le seul savoir véritable est le savoir scientifique, la connaissance scientifique, qui est l’apanage sur la planète de quelques millions de personnes, peut-être une personne sur mille. Tous les autres sont censés « ne pas connaître » et, en fait, quand on parle avec eux, ils ont bien l’impression de « ne pas connaître ». Ceux qui connaissent sont ceux qui sont là-haut, dans les hautes sciences : les mathématiciens, les scientifiques, ces très calés, etc.

Donc, je pense qu’il y a pas mal de commentaires critiques à faire sur ce plaisir que nous retourne la science et sur ses à-côtés. Je pense en fait que ce plaisir est une sorte de justification idéologique d’un certain cours que la société humaine est en train de prendre et, à ce titre, je pense même que la science la plus désintéressée, qui se fait dans le contexte actuel, et même la plus éloignée de l’application pratique, a un impact extrêmement négatif et c’est pour cette raison que, personnellement, je m’abstiens actuellement, dans toute la mesure du possible, de participer à ce genre d’activités.

Je pourrais préciser la raison pour laquelle au début j’ai interrompu mon activité de recherche, c’était parce que je me rendais compte qu’il y avait des problèmes si urgents à résoudre concernant la crise de la survie que ça me semblait de la folie de gaspiller des forces à faire de la recherche scientifique pure. Au moment où j’avais pris cette décision, je pensais consacrer plusieurs années à faire de la recherche, à apprendre, disons, certaines connaissances de base en biologie, avec l’idée d’appliquer et ensuite de développer des techniques mathématiques, des méthodes mathématiques pour traiter des problèmes de biologie. C’est une chose absolument fascinante pour moi et néanmoins, pratiquement du jour au lendemain, à partir du moment où des amis et moi avons démarré un groupe qui s’appelle « Survivre », pour précisément nous occuper des questions de la survie, à partir de ce moment, du jour au lendemain, l’intérêt pour une recherche scientifique désintéressée s’est complétement évanoui pour moi et je n’ai jamais eu une minute de regrets depuis.

Alors, bien entendu, il reste la deuxième motivation, c’est que la science, l’activité scientifique, nous permet d’avoir un salaire, nous permet de vivre. C’est en fait la motivation principale, sinon l’unique, pour la plupart des scientifiques, d’après les conversations que j’ai pu avoir avec un grand nombre d’entre eux. Il y aurait aussi pas mal de choses à dire sur ce sujet. En particulier, que pour les jeunes scientifiques ou futures scientifiques, ceux qui actuellement s’engagent dans la carrière scientifique, ceux qui font des études de sciences en s’imaginant qu’ils vont trouver un métier tout prêt qui leur procurera la sécurité ; eh bien je crois bien qu’il est généralement assez bien connu qu’il y a là une grande illusion, c’est qu’à force de produire des scientifiques, des gens hautement qualifiés, on en a produit vraiment de trop depuis le grand boom dans la production de jeunes savants, depuis le Spoutnik, il y a une quinzaine d’années, et il y a de plus en plus de chômage dans les carrières scientifiques. C’est un problème qui se pose de façon de plus en plus aiguë à un nombre croissant de jeunes, surtout de jeunes scientifiques. Aux États-Unis, on doit fabriquer chaque année quelque chose comme 1000 ou 1500 thèses rien qu’en mathématiques et le nombre de débouchés est à peu près de l’ordre du tiers de ça.

D’autre part, il n’en reste pas moins que lorsque la science nous permet d’avoir un salaire et de subvenir à nos besoins, les liens entre notre travail et la satisfaction de nos besoins sont pratiquement tranchés, ce sont des liens extrêmement abstraits. Le lien est pratiquement formé par le salaire, mais nos besoins ne sont pas directement reliés à l’activité que nous exerçons. En fait, c’est cela la chose remarquable, quand on pose la question : « À quoi sert socialement la science ? », pratiquement personne n’est capable de répondre. Les activités scientifiques que nous faisons ne servent à remplir directement aucun de nos besoins, aucun des besoins de nos proches, de gens que nous puissions connaître. Il y a aliénation parfaite entre nous-même et notre travail. Je pense que là, ce n’est pas un phénomène qui soit propre à l’activité scientifique, je pense que c’est une situation propre à presque toutes les activités professionnelles, presque toutes, à l’intérieur de la civilisation industrielle. C’est un des très grands vices de cette civilisation industrielle.

En ce qui concerne les mathématiques plus particulièrement, depuis quelques mois, j’essaie vraiment de découvrir une façon dont la recherche mathématique, celle qui s’est faite depuis quelques siècles - je ne parle même pas nécessairement de la recherche mathématique la plus récente, celle dans laquelle j’étais encore impliqué moi-même à une date assez récente - pourrait servir du point de vue de la satisfaction de nos besoins. J’en ai parlé avec toute sorte de mathématiciens depuis trois mois, personne n’a été capable de me donner une réponse, devant des auditoires comme celui-ci ou des groupes de collègues plus petits, personne ne le sait. En fait, je ne dirais pas qu’aucune de ces connaissances ne soit capable, d’une façon ou d’une autre, de s’appliquer pour nous rendre plus heureux, pour nous permettre un meilleur épanouissement, pour satisfaire un certain besoin, un certain désir véritable, mais jusqu’à maintenant je ne l’ai pas trouvé. Si je l’avais trouvé, j’aurais été beaucoup plus heureux, beaucoup plus content à certains égards, du moins jusqu’à une date récente. Parce qu’après tout, je suis mathématicien moi-même et cela m’aurait fait plaisir de savoir que mes connaissances mathématiques pouvaient servir à quelque chose de socialement positif. Or, depuis deux ans que j’essaie de comprendre un petit peu le cours que la société est en train de prendre, les possibilités que nous avons pour agir favorablement sur ce cours, en particulier les possibilités que nous avons pour permettre la survie de l’espèce humaine et pour permettre aussi une évolution de la vie qui soit telle la vie soit digne d’être vécue, que la survie en vaille la peine, eh bien mes connaissances de scientifique ne m’ont pas servi une seule fois.

La seule chose à quoi ma formation de mathématicien m’ait servi, ce n’est pas tellement par ma formation de mathématicien en tant que telle ni mon nom de mathématicien, c’était que, puisque j’étais un mathématicien connu, j’avais la possibilité de me faire inviter par pas mal d’universités un peu partout, ce qui m’a donné la possibilité de parler avec beaucoup de collègues, d’étudiants, de gens un peu partout, en particulier, cela s’est produit pour la première fois au printemps dernier où j’ai fait un tour au Canada et aux États-Unis. En l’espace de trois semaines, j’ai visité une vingtaine de campus. Et, effectivement, de ces contacts j’ai retiré un bénéfice énorme, mes idées, mes idées et ma vision des choses ont énormément évolué depuis ce moment-là. Mais en fait c’est donc de façon tout-à-fait incidente que ma qualité de mathématicien m’a servi, en tous cas, mes connaissances de mathématicien n’y étaient vraiment pour rien.

Je pourrais ajouter que depuis le printemps dernier j’ai pris l’habitude, lorsque je recevais une invitation pour faire des exposés mathématiques quelque part, lorsque je l’acceptais, c’est en explicitant que cela ne m’intéresse que dans la mesure où un tel exposé me donnerait l’occasion de débattre de problèmes plus importants, tels que celui dont on est en train de parler maintenant ici. En général, cela me donnait aussi l’occasion de parler avec des non-mathématiciens, avec des scientifiques des autres domaines de la science, et également avec des non-scientifiques. En fait, je demandais à mes collègues mathématiciens qu’au moins une personne du département s’occupe de l’organisation de tels débats. Cela a été le cas, par exemple, pour toutes les conférences que j’ai faites au Canada et aux États-Unis. Il se trouve que jusqu’à maintenant, personne n’a refusé une seule fois cette proposition d’organiser des débats non-techniques, non purement mathématiques, en marge de l’invitation mathématique au sens traditionnel. D’ailleurs, depuis ce moment-là, j’ai également modifié un peu ma pratique en introduisant également des commentaires, disons, préliminaires, critiques, dans les exposés mathématiques eux-mêmes, pour qu’il n’y ait pas une coupure trop nette entre la partie mathématique de mon séjour et l’autre. Non seulement en annonçant le débat public plus général qui aurait lieu ensuite, mais également, par exemple, en prenant mes distances vis-à-vis de la pratique même d’inviter des conférenciers étrangers pour accomplir un certain rituel — à savoir, faire une conférence de haute volée sur un grand sujet ésotérique devant un public de cinquante ou cent personnes, dont peut-être deux ou trois peuvent péniblement y comprendre quelque chose, tandis que tous les autres se sentent véritablement humiliés, parce qu’effectivement ils sentent une contrainte sociale posée sur eux pour y aller. La première fois que j’ai posé la question clairement, c’était à Toulouse, il y a quelques mois, et j’ai senti effectivement une espèce de soulagement du fait que ces choses-là soient une fois dites. Et pour la première fois depuis que je faisais ce genre de conférence, et bien spontanément, sans que rien n’ait été entendu à l’avance, après la conférence mathématique, qui était effectivement très ésotérique et qui, en elle-même était très pénible et pesante (j’ai eu à m’excuser plusieurs fois au cours de la conférence parce que vraiment, c’était assez intolérable) ; eh bien, immédiatement après, s’est instauré une discussion extrêmement intéressante et précisément sur le thème : « à quoi sert ce genre de mathématiques ? » et « à quoi sert ce genre de rituel qui consiste à faire des conférences devant des gens qui ne s’y intéressent rigoureusement pas ? ».

Mon intention n’était pas de faire ici une sorte de théorie de l’anti-science. Je vois bien que j’ai à peine commencé à effleurer quelques-uns des problèmes qui sont liés à la question « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? », même parmi ceux qui étaient indiqués sur ce tract, dont j’ai emmené une copie. Par exemple, sur les possibilités de développer une pratique scientifique entièrement différente de la pratique scientifique actuelle et également une critique plus détaillée de la pratique scientifique actuelle. J’ai parlé plutôt en termes assez concrets de mon expérience personnelle, de ce qui m’a été transmis directement par d’autres.

Là, j’ai parlé pendant une demi- heure, c’est peut-être suffisant, et peut-être qu’il sera préférable que d’autres points soient traités un peu plus en profondeur au cours d’une discussion générale.

Je voudrais simplement indiquer, avant de terminer mon petit laïus introductif, que j’ai ramené ici quelques exemplaires d’un journal que nous éditons, qui s’appelle Survivre et Vivre. Il s’agit du groupe dont j’ai parlé au début et qui a changé de nom depuis quelques mois. Au lieu de Survivre, après un certain changement d’optique assez important, assez caractéristique, il est devenu Survivre et Vivre. Au début, nous avons démarré sous la hantise, disons, d’une possible fin du monde, où l’impératif essentiel pour nous était la survie. Depuis lors, par un cheminement parallèle chez beaucoup d’entre nous, et d’autres hors du groupe, nous sommes parvenus à une autre conclusion. Au début étions overhelmed, écrasés, par la multiplicité des problèmes, extrêmement enchevêtrés, de telle façon qu’il semblait impossible de toucher l’un d’eux sans en même temps amener tous les autres. Finalement, on se serait laissé aller à une sorte de désespoir, de pessimisme noir, si on n’avait pas fait le changement d’optique suivant : à l’intérieur du système de référence habituel où nous vivons, à l’intérieur du type de civilisation donné, appelons-là civilisation occidentale ou civilisation industrielle, il n’y a pas de solution possible ; l’imbrication des problèmes économiques, politiques, idéologiques et scientifiques, si vous voulez, est telle qu’il n’y a pas d’issue possible. Au début, nous pensions qu’avec des connaissances scientifiques suffisamment sophistiquées, en les mettant à la disposition de suffisamment de monde, on arriverait à mieux appréhender une solution des problèmes qui se posent. Nous sommes revenus de cette illusion. Nous pensons maintenant que la solution ne proviendra pas d’un supplément de connaissances scientifiques, d’un supplément de techniques, mais d’un changement de civilisation. C’est en cela que consiste le changement d’optique extrêmement important. Pour nous, la civilisation dominante, ou la civilisation industrielle, est condamnée à disparaître en un temps relativement court, dans peut-être dix, vingt ou trente ans ... une ou deux générations, dans cet ordre de grandeur, parce que les problèmes que posent actuellement cette civilisation sont des problèmes effectivement insolubles.

Nous voyons maintenant notre rôle dans la direction suivante : être nous- mêmes partie intégrante d’un processus de transformations, des ferments de transformations d’un type de civilisation à un autre, que nous pouvons commencer à développer dès maintenant. Dans ce sens, le problème de la survie pour nous a été, si l’on peut dire, dépassé, il est devenu celui du problème de la vie, c’est-à-dire transformer notre vie dans l’immédiat, de telle façon qu’il s’agisse de modes de vie et de relations humaines qui soient dignes d’être vécues, et qui, d’autre part, soient viables à longue échéance, qui puissent servir comme point de départ pour l’établissement de civilisations (au pluriel) post-industrielles, de cultures nouvelles.

Pour les personnes d’entre vous qui sont intéressées à les avoir par la suite, cela se vend à 2 francs français la pièce, soit 1, 50 francs suisse. J’ai apporté une cinquantaine d’exemplaires. Comme cela nous coûte de l’argent pour les produire, nous sommes obligés de les vendre. Les personnes intéressées peuvent en prendre et mettront peut-être les sous là-dedans.

Question : … et pour les abonnements ?

Alexander GROTHENDIECK : Pour les abonnements, on peut écrire, par exemple, à mon adresse : 21, avenue Kennedy, 91 Massy. De toute façon, les conditions sont indiquées dans le journal.

Le présentateur : On va commencer les questions, le débat, cela dépend de comment on l’appelle.

Alexander GROTHENDIECK : Débat, oui.

Le présentateur : Je voudrais simplement rappeler un petit point technique : c’est traduit. Pour le moment tout est traduit, en anglais quand on parle français et vice-versa. Pour que les traducteurs puissent entendre vos questions, il faut que, quand on vous a donné la parole, vous poussiez sur le petit bouton qui se trouve au pupitre. Une lampe rouge s’allume, vous pouvez parler. Ceux qui n’ont pas de tels appareils doivent essayer d’en trouver un à proximité. C’est important pour que les gens qui ne comprennent pas la langue qui est parlée au moment même puissent suivre le débat.

Bon, première question, …

Question1 : Merci beaucoup. J’aimerais savoir ce qui, selon vous, rend la vie digne d’être vécue.

Alexander GROTHENDIECK : En fait, jusqu’à maintenant, l’activité, la vie que j’ai eue moi-même, je la considérais tout à fait digne d’être vécue. J’avais le sentiment d’un certain type d’épanouissement personnel, qui me satisfaisait. Maintenant, avec le recul, j’envisage ma vie passée sous un jour très différent, en ce sens que je me rends compte que cet épanouissement était en même temps une mutilation. En un sens, il s’agit d’une activité extrêmement intense, mais dans une direction excessivement étroite. De telle façon que toutes les autres possibilités d’épanouissement de la personne n’étaient pas touchées. Pour moi, il n’y a absolument plus de doute possible à ce sujet. Le genre d’activité que j’ai actuellement est infiniment plus satisfaisant, plus enrichissant, que celui que j’ai eu pendant vingt ou vingt-cinq années dans mon passé, ma pratique de chercheur en mathématique. Ceci d’un point purement personnel, en ce qui concerne ma propre vie.

D’autre part, quand je parle d’une vie qui est digne d’être vécue, il ne s’agit pas seulement de ma vie à moi, il s’agit de la vie de tous. Et je me rends compte que l’épanouissement que j’ai pu avoir dans une direction très, très limitée se faisait au dépens des possibilités d’épanouissement d’autres personnes. Par exemple, si certaines personnes se sont trouvées sous une pression psychologique si forte qu’elles en sont parfois venues au suicide, c’est bien à cause d’un consensus dominant qui faisait que la valeur de la personne était jugée d’après sa virtuosité technique, par exemple à démontrer des théorèmes, c’est-à-dire à effectuer certaines opérations excessivement spécialisées, alors que précisément tout le reste de la personne était complétement laissée dans l’ombre. C’est une chose que j’ai expérimentée beaucoup de fois. Quand on parle d’une certaine personne untel, que je demande « Qui est-ce ? », on me répond « C’est un con ! », voulant dire par là, entre mathématiciens, que c’est un type qui soit démontre des théorèmes, qui ne sont pas très intéressants, soit démontre des théorèmes qui sont faux, ou bien ne démontre pas de théorèmes du tout.

[Rires et applaudissements de l’auditoire]

Là, j’ai défini un peu négativement ce que j’entends par une vie qui soit digne d’être vécue. Je pense que, pour tout le monde, il y a possibilité d’épanouissement sans que nous soyons jugés par les autres, par des critères aussi étroits, aussi étriqués. En fait, je pense que cette échelle de valeurs a un effet directement mutilant sur les possibilités d’épanouissement.

Enfin, c’est un des aspects, je ne prétends pas répondre ici à la question soulevée qui est très vaste, mais dans l’optique où nous nous plaçons ici, en partant de la pratique scientifique, c’est ce que je vois de plus immédiat à répondre.

Question 2 : Quelles sont vos opinions sur la structure de la recherche scientifique dans la République Populaire de Chine ?

Alexander GROTHENDIECK : Jusqu’à une date assez récente, jusqu’à il y a environ trois mois, j’étais assez fermé à toutes informations qui me venaient de Chine, parce qu’elles s’enveloppaient dans un jargon tel qu’on avait envie a priori de les mettre en doute. On n’avait pas envie de les prendre au sérieux le jargon, d’un culte effréné de la personnalité de Mao Tsé Toung, une sorte d’hagiographie qui l’accompagnait faisait que je lisais - je les prenais en mains assez souvent mais elles me tombaient des mains de découragement - mais ça ne passait pas. Alors, il y a trois mois, j’ai été en contact avec les Nouveaux Alchimistes, qui m’ont fait comprendre la possibilité d’une pratique scientifique entièrement différente du type de pratique qui prévaut actuellement dans toutes les sciences qui sont professées à l’université et dans les instituts de recherche. Et, à partir de ce moment-là, effectivement, j’ai attaché un intérêt renouvelé à ce qui se passe en Chine et j’ai eu la motivation nécessaire pour dépasser, disons, les fioritures du style et pour essayer de voir le fond des choses. Et, je me suis convaincu qu’il y a des choses extrêmement intéressantes qui se passent également en Chine, précisément en direction du développement d’une science nouvelle. En tout cas, la Chine est le seul pays dans lequel le mythe de l’expert soit même officiellement battu en brèche, dans lequel on dit aux gens : « Ne vous fiez pas aux experts », « n’attendez pas que le gouvernement vous envoie des types compétents pour les résoudre vous-même, résolvez-les-vous-même avec les moyens du bord, avec les moyens que vous trouvez sur place » ; « Que nous soyons des professeurs d’université, des ouvriers ou des paysans, nous sommes tous capables d’initiatives créatrices, nous sommes tous capables d’inventer quelque chose », … Je crois que la façon la plus frappante, appelons-les « mots d’ordre » ou ce mouvement nouveau se soient matérialisés, c’est dans le développement de la médecine chinoise, tout particulièrement depuis la Révolution culturelle chinoise.

C’est un exemple où, précisément, la science sort des mains d’une certaine caste pour devenir la science de tous, et ce n’est qu’en devenant la science de tous qu’elle peut devenir la science pour tous. En fait, pratiquement n’importe qui en Chine, quel que soit son background culturel, peut devenir médecin. Il y a ce vaste mouvement de « médecins aux pieds nus » a mobilisé un nombre impressionnant de gens — mais je suis mauvais en statistiques et je ne saurai pas dire combien — qui parcourent les campagnes pour toutes sortes d’interventions médicales, disons standards, qui dans un contexte comme le nôtre, ne seraient admises qu’après des années et des années d’études médicales, alors que là-bas, après quelques mois de préparation, on peut exercer certaines activités médicales. Il y a tout particulièrement le développement sensationnel de l’acupuncture chinoise, qui a permis de guérir certaines affections dans des cas tout-à-fait insoupçonnés jusqu’à maintenant, ou d’être auxiliaire de certaines techniques médicales. Concernant le titre d’auxiliaire, on connaît le rôle que joue actuellement l’acupuncture chinoise dans l’anesthésie. Mais, il y a également des guérisons par l’acupuncture de toutes sortes d’affections, y compris des affections aussi banales que les rhumes, mais aussi, par exemple, des affections très sérieuses comme des descentes de matrice, à des états très, très avancés. J’ai eu récemment la traduction d’un article d’un journal chinois à ce sujet, qui nous éclaire bien sur les différences entre, disons, la pratique scientifique, en particulier médicale, dans un pays comme la France, la Suisse, disons dans un pays occidental, et la pratique en Chine, où une technique entièrement nouvelle de guérison d’une descente de matrice très avancée a été trouvée par une jeune femme médecin, qui avait très peu d’études derrière elle, mais qui était fortement motivée pour guérir un cas précis. D’autre part, elle se trouvait dans un climat culturel où il n’est pas considéré comme inadmissible, comme impensable, qu’une personne ayant peu de connaissances, n’ayant pratiquement pas de diplômes, puisse développer des techniques nouvelles. Elle a fait des essais sur elle-même, en faisant des piqûres sur ses propres vertèbres inférieures, puisqu’elle savait, d’après le peu de choses élémentaires qu’elle avait apprises, qu’il y avait des liens nerveux directs entre la matrice et ces vertèbres, et à force d’expérimentation sur elle-même, elle a fini par trouver un point qui lui a causé une réaction extrêmement forte qui lui a fait remonter la matrice à l’intérieur de son ventre. Sur ce, ayant la conviction qu’elle avait trouvé le point correct, elle l’a appliqué à la malade qu’elle avait en vue et cette-ci a été guérie. Depuis lors, d’après ce journal, une cinquantaine d’autres cas auraient été traités ainsi, avec quarante-cinq cas de guérison.

On peut voir ici la différence fondamentale entre cette sorte de pratique et de découverte scientifique et celle qui prévalent dans les pays occidentaux. Tout d’abord le malade n’est plus un objet entre les mains du médecin ; ce n’est plus le médecin qui est le sujet qui sait et qui applique son savoir sur l’objet malade. Ici, dans l’investigation scientifique, le médecin est en même temps l’objet de l’expérimentation, ce qui, en même temps, lui permet de surmonter cette relation intolérable pour le malade d’être précisément un objet sans volonté, sans personnalité, entre les mains du médecin et, en même temps, qui permet, je crois, une connaissance beaucoup plus directe, beaucoup plus intense de ce qui se passe. Parce que lorsqu’on ressent la recherche scientifique dans sa propre chair, lorsqu’on ressent soi-même les réactions du corps, c’est une connaissance tout-à-fait différente que si l’on fait quelque chose sur un objet malade et que quelques aiguilles, ou autres, enregistrent des réactions de façon purement quantitative. Je pense qu’il y a là un ensemble de facteurs où les facultés rationnelles de la personne ne sont plus séparées les unes des autres, où elles ne sont plus séparées, par exemple, de l’expérience sensorielle directe, ou des motivations affectives, idéologiques, appelez-les comme vous voudrez.

Donc, je pense qu’il y a là véritablement intégration des différentes facultés cognitives que nous avons, de différentes facultés de connaissance, qui fait absolument défaut dans la pratique scientifique occidentale dominante, où nous faisons tout au contraire, pour séparer coûte que coûte les facultés purement rationnelles et même l’application d’une certaine méthode d’application de ces facultés rationnelles et tout le reste de nos possibilités de connaissance. Ceci est, entre autre, un des facteurs qui a abouti à cette espèce de délire technologique qui fait que les savants sont capables de se fasciner sur des problèmes techniques, comme par exemple ceux posés par la construction de missiles intercontinentaux ou d’autres choses analogues, sans du tout se poser la question des implications atroces de l’utilisation éventuelle de ce qu’ils sont en train de construire.

Question 3 : Vous avez dit que vous, qu’il faut changer la société en une société post-industrielle dans dix ou vingt ans. Je vous accorde même cinquante ans. Je vous demande la chose suivante : supposez qu’une fée vous accorde un pouvoir illimité de persuader tout le monde de faire ce que vous pensez qu’il faille faire. Que ferez-vous sans provoquer une grande catastrophe, disons, de famine, etc. ?

Alexander GROTHENDIECK : Je crois qu’il y a déjà un malentendu de base. Je n’ai pas dit qu’il faut que qui que ce soit de particulier, moi par exemple ou quelqu’un d’autre, transforme la société industrielle, comme ça, dans les dix, vingt ou trente années qui viennent, dans une autre forme de société prédéterminée. Si une fée m’investissait de pouvoirs discrétionnaires, je lui dirais que je n’en ai pas envie. Effectivement, je suis bien persuadé que ce que je pourrais faire à ce moment-là, cela serait bien autre chose que de mettre encore plus de mess, de bordel, que celui qui y est déjà.

En fait, je suis entièrement convaincu qu’absolument personne n’est capable, disons, de programmer, de prévoir les changements qui vont avoir lieu. Je pense que la complexité des problèmes planétaires est si grande qu’elle défie absolument les capacités d’analyse mathématique ou expérimentale. En fait, nous sommes dans une situation où les méthodes des sciences expérimentales ne nous servent pratiquement à rien. Parce que, finalement, une planète Terre, il y en a une seule et une situation comme la situation de crise où nous sommes maintenant n’a lieu qu’une seule fois dans l’histoire de l’évolution. Nous n’avons donc pas là une expérience que nous puissions répéter à volonté, pour voir dans tel ou tel mode opérationnel quelles vont être les conséquences, de façon ensuite d’optimiser le mode opérationnel. Il n’est absolument pas question de ceci. Il s’agit d’une situation unique, d’une complexité, qui dépasse infiniment nos possibilités d’analyse et de prédiction détaillée.

Tout ce que nous pouvons faire, j’en suis persuadé, c’est que, chacun dans notre propre sphère d’activités, dans notre propre milieu, nous essayions d’être un ferment de transformation dans la direction qui, au jugé, intuitivement, nous semble la plus indiquée, en commençant par les rapports humains avec nos proches, les membres de notre famille, nos enfants, notre femme, nos amis, également nos collègues de travail. Je suis persuadé que c’est une première transformation qui a l’avantage d’être communicative, de se communiquer des uns aux autres. Parmi les transformations à effectuer, il y a plus particulièrement : le dépassement de l’attitude de compétitivité entre personnes, le dépassement de l’attitude ou du désir de domination des uns par rapport aux autres, qui engendre d’autre part le désir de soumission à l’autorité — on a d’ailleurs là deux aspects de la même tendance —également, et surtout l’établissement de la communication entre les personnes, qui est devenue extrêmement pauvre dans notre civilisation. J’ai fait, assez récemment, le bilan de ma propre vie et des relations humaines que j’ai eues, et j’ai été frappé de constater à quel point la véritable communication était pauvre. Par exemple, en milieu mathématique, entre collègues, les conversations roulent essentiellement sur des sujets techniques concernant la mathématique. J’ai eu un certain nombre de relations amoureuses dans ma vie, comme sans doute la plupart d’entre vous, et, là également, je me suis aperçu à quel point la communication véritable, la connaissance l’un de l’autre était pauvre. Je suis tout-à-fait convaincu qu’il ne s’agit pas d’une particularité liée à ma personne parce que je serais personnellement moins doué pour la communication que d’autres. En fait, il s’agit là d’un phénomène général dans notre culture et effectivement en parlant avec beaucoup d’autres personnes, j’ai fait des constatations tout-à-fait analogues. Pour ma part, par exemple, j’ai pris cette décision générale de ne poursuivre des relations amoureuses avec une femme que dans la mesure où elles me sembleraient être un moyen pour établir une communication plus profonde. Si vous voulez, c’est juste un exemple particulier d’une façon dans laquelle chacun de nous peut dans l’immédiat transformer la façon dont il aborde les autres. De même, je peux vous dire que mes relations avec de mes enfants ont changé ; dans le sens où j’ai compris que, dans beaucoup d’occasions, j’ai exercé sur eux une autorité assez arbitraire, disons, sur des choses qui, en bonne conscience, étaient de leur propre ressort. Ce sont donc là des choses qu’on peut modifier.

On peut se demander, à première vue, en quoi ce type de changement est- il lié, disons, aux problèmes globaux de la survie. J’en suis convaincu, mais je ne peux pas le prouver parce que rien d’important ne peut être prouvé ; on peut simplement le ressentir, le deviner. Mais je suis convaincu qu’effectivement ces changements dans les relations humaines vont être un facteur tout-à-fait déterminant, peut-être le plus important, dans les changements qui vont se faire d’un mode de civilisation vers un autre. Parce qu’encore une fois, il est maintenant devenu tout-à-fait clair pour moi que ces changements ne se feront pas par la vertu d’innovations techniques, de changements de structures. Le changement véritablement profond qui va se faire, c’est un changement dans les mentalités et les relations humaines.

Question 4 : Je voudrais revenir à la recherche scientifique. Vous parlez des déviations de la recherche scientifique. Je suis en partie d’accord avec certains de vos diagnostics : le fait que nous recherchons trop la gloire personnelle, l’asservissement à la mode, les prétentions abusives de certains scientifiques, etc. Mais la question que je voudrais poser est : ceci est-il inhérent à la science ? La science, à mon avis, voudrait construire et modifier une nouvelle vision du monde. Ceci est-il inhérent à la science ? Quel but donneriez-vous à une autre pratique scientifique ?

Alexander GROTHENDIECK : Quand on dit inhérent à la science, inhérent à quelle science ? Je pense que c’est inhérent à la science telle qu’elle est définie par la pratique des derniers siècles, telle qu’elle s’est développée depuis le début des sciences exactes. Je pense qu’elle est inhérente à la méthode même de ces sciences. Parmi les traits distinctifs de cette pratique scientifique, il y a d’une part la séparation stricte de nos facultés rationnelles et des autres modes de connaissance. Donc la méfiance instinctive de tout ce qui est, disons émotivité, de tout ce qui est connaissance philosophique, religieuse, de tout ce qui est considération éthique, de tout ce qui est ressenti, sensoriel, direct. En ce sens nous avons plus confiance dans les indications d’une aiguille sur un cadran, qu’en ce que nous ressentons immédiatement, directement.

Je crois qu’il y a une chose que mesure très bien cette méfiance vis-à-vis du vécu immédiat, je pourrais en citer bien d’autres, mais il y a une qui me semble particulièrement frappante, c’est le cas de parents qui vont voir avec leur enfant un médecin en lui disant : « Voilà, notre enfant - nous sommes bien malheureux - devient de plus en plus impossible en classe, il est kleptomane, il se bagarre avec tout le monde ; chez nous il reste à bouder des journées entières, il fait pipi au lit, etc. » Et ils posent la question : « Est-ce que notre enfant est malade ? » On demande au spécialiste, à la personne qui sait, de prononcer une formule rituelle : « Votre enfant est malade » ou « Votre enfant n’est pas malade ». Dans le cas où « Votre enfant est malade », on s’attend à ce qu’il prescrive un médicament, une méthode de traitement, quelque chose qui le fera revenir dans l’autre état, le cas « Votre enfant n’est pas malade » et point, cela sera tout. Mais si, par hasard, il dit : « Votre enfant n’est pas malade », les parents, un peu consolés, s’en iront chez eux et auront l’impression qu’il n’y a pas de problème qui se pose réellement. C’est, je crois, une des façons d’illustrer cet état d’esprit dans la science, de vouloir faire abstraction du vécu et tout énoncer en termes de normes purement rationnelles qui s’expriment, qui sont incarnées par des spécialistes.

Nous arrivons au deuxième point, au deuxième vice de méthode, qui est inhérent à la méthode scientifique. C’est l’attitude analytique qui, bien entendu — je le sais bien — a été nécessaire pour le développement de ce type de connaissance. Le fait de diviser chaque parcelle de la réalité, chaque problème en des composantes simples, pour mieux les résoudre et cette tendance à la spécialisation, comme on sait, est devenue de plus en plus grande. Chacun de nous maintenant ne saisit qu’une parcelle infime de la réalité. Ce qui fait que chacun de nous est parfaitement impuissant pour saisir, pour comprendre et pour prendre des options dans n’importe qu’elle question importante de sa vie, de la vie de la communauté ou de la vie du monde. Parce que n’importe quelle question importante a une infinité d’aspects différents, son découpage en petites tranches de spécialités est parfaitement arbitraire, et ce qu’un spécialiste tout seul ne peut pas faire, un colloque de cent spécialistes de spécialités différentes n’y parviendra pas non plus. Finalement, de par sa propre logique interne, par l’évolution de la méthode analytique, on est arrivé à un point où, je crois qu’indépendamment de la question de la crise écologique, il y a une crise de la connaissance. En ce sens je crois que, s’il n’y avait pas eu la crise écologique, d’ici dix ou vingt ans on se serait tous aperçu qu’il y a une profonde crise de la connaissance, même au sens de la connaissance scientifique. En ce sens qu’on arrive plus à intégrer dans une image cohérente une vision du monde - puisqu’après tout c’est à cela que nous voulons arriver -, à une vision de la réalité qui nous permette d’interagir de façon favorable avec elle à partir de nos petites tranches de spécialités. C’est un deuxième aspect qui me semble être devenu néfaste.

Il y en a un troisième point lié à celui-ci. C’est que les spécialités s’ordonnent spontanément les unes par rapport aux autres, d’après des critères objectifs, de subordination des unes aux autres ; de telle façon que nous voyons apparaître une stratification de la société, en commençant disons par une stratification de la science, d’après des soi-disant critères objectifs de subordination des spécialités les unes aux autres. En ce sens, la science, dans sa pratique actuelle telle, qu’elle s’est développée depuis trois cents ou quatre cents ans, me semble – comment dire - être le principal support idéologique de la stratification de la société avec toutes les aliénations que cela implique. Je crois que, en ce sens, la communauté scientifique est une sorte de microcosme qui reflète assez fidèlement les tendances à l’intérieur de la société globale.

Quatrième point, c’est la séparation dans la science entre connaissance d’une part et désirs et besoins d’autres part. La connaissance scientifique se développe d’après, soi-disant, une logique interne à la connaissance, d’après des critères soi-disant objectifs pour la poursuite de la connaissance. Mais en fait, en s’éloignant de plus en plus de nos besoins et de nos désirs véritables. La chose la plus frappante à cet égard me semble être l’état de stagnation relative dans laquelle se trouve l’agriculture, depuis quatre cent ans que les sciences exactes se développent, quand on la compare avec l’essor de branches comme les mathématiques, la physique, la chimie ou plus récemment la biologie. L’agriculture après tout, est la base de nos sociétés dites civilisées depuis dix mille ans. C’est véritablement l’activité de base de la société, c’est de là que nous tirons l’essentiel des ressources pour satisfaire nos besoins matériels. On aurait pu penser qu’avec le développement de méthodes de connaissances nouvelles, elles seraient appliquées en priorité à l’agriculture pour nous permettre de nous libérer, dans une certaine mesure, de cette obligation d’un travail démesuré arriver pour satisfaire nos besoins élémentaires. Il n’en a rien été. Encore actuellement, je crois que pour la plupart d’entre-nous, l’agriculture n’est pas considérée comme une science. Cela semblerait indigne d’un esprit brillant de s’occuper d’agriculture. Or, je pense précisément que dans une pratique scientifique nouvelle, la première chose à se demander est : « À quoi peut servir la science que nous développons ? » Je pense que parmi les thèmes les plus importants qui seront étudiés par une science nouvelle, il y aura précisément le développement de techniques agricoles nouvelles, beaucoup plus efficientes et surtout beaucoup plus viables à longue échéance que les techniques qui ont été utilisés jusqu’à présent.

Alors, là, il y a quelques critiques de la pratique scientifique actuelle. D’après ce que j’ai entendu dire de certaines tentatives dans un sens novateur, je suis convaincu qu’on peut surmonter ces limitations de la science actuelle, qu’on peut donc développer une science qui soit directement et constamment subordonnée à nos besoins et nos désirs, dans laquelle il n’y ait plus de séparation arbitraire entre l’activité scientifique et l’ensemble de nos modes de connaissance, où il n’y aurait plus de séparation arbitraire entre la science et notre vie. Du même coup aussi, les relations humaines qui sont promues par l’activité scientifique changeraient du tout au tout. La science ne serait plus la propriété d’une caste de scientifiques, la science serait la science de tous. Elle se ferait non pas dans des laboratoires, par certaines personnes hautement considérées à l’exclusion de l’immense majorité de la population, elle se ferait dans les champs, dans les jardins, au chevet des malades, par tous ceux qui participent à la production dans la société, c’est-à-dire à la satisfaction de nos besoins véritables, c’est-à-dire en fait par tout le monde.

Donc, la science devient véritablement la science de tous. Pour les Nouveaux Alchimistes, ce groupe auquel j’ai déjà fait allusion, c’était même une nécessité du point de vue technique, parce que leur intention, leur thème de départ, c’était de développer des biotechnologies qui permettent, avec des moyens extrêmement rudimentaires, ne faisant pas appel à l’hyper-structure industrielle technologique, de créer des écosystèmes artificiels très productifs en nourriture ; en suppléant aux moyens technologiques au sens ordinaire, par exemple l’introduction d’une source continue d’énergie, par l’électricité, disons, ou l’approvisionnement en aliments par des industries chimiques (par les engrais ou les aliments qu’on donnerait au bétail, aux poissons), en suppléant à ces moyens par une connaissance sophistiquée et globale des phénomènes naturels à l’intérieur des écosystèmes artificiels. Pour ce faire, ils se sont convaincus qu’il n’était pas pensable de la faire à l’intérieur des structures académiques existantes, que ce n’était pas possible de le faire à l’intérieur même des laboratoires fermés, on ne pouvait le faire que sur le terrain, parce qu’il fallait tenir compte, dans le développement de ces techniques de facteurs écologiques subtils qui varient énormément d’un microsystème écologique à un autre, et il y en a des milliers et des dizaines de milliers dans un pays tels que les États-Unis où ils poursuivent leurs activités.

Donc, pour arriver à développer ces méthodes, c’est sur le terrain qu’il faut les développer et que tous doivent s’y associer virtuellement. Les Nouveaux Alchimistes sont en relation avec des millions d’Américains intéressés par l’agrobiologie, « Organic gardening and farming », l’agriculture et le jardinage biologique, par l’intermédiaire de leur magazine Organic gardening and farming magazine. Parmi ceux-ci, il y a déjà des milliers de petites gens, de petits paysans, de petits jardiniers, qui leur ont écrit pour s’associer à leurs recherches concernant le développement de tels écosystèmes. Donc, actuellement, il ne s’agit pas seulement d’idées dans l’air, mais de choses qui sont en train d’être faites dans un pays aussi radicalement opposé à ce genre d’esprit que les États-Unis. Encore une fois, par des détails concrets dont m’as parlé John Todd, l’un des fondateurs des Nouveaux Alchimistes, il n’est absolument pas possible de promouvoir ce genre de recherches à l’intérieur des structures académiques existantes. Ils ont essayé, mais c’est impossible.

Question 5 : 99,9% de la population n’a pas accès à la science, néanmoins il faut remarquer qu’elle a un respect plus grand de la science que vous et c’est basé sur un fait qui n’est pas simplement dû à son ignorance. Par exemple, on peut se poser la question : « Combien de gens dans cette salle doivent la vie au fait qu’il y a eu cette science que vous décriez, qui a eu des retombées en médecine, par exemple ; qui n’était pas l’acuponcture, qui n’était pas la remontée des matrices, mais qui était simplement la pénicilline, qui a permis un certain nombre de choses décisives qui ont fait que la population du globe a augmenté ? » Un certain nombre d’entre nous, nous vivons, votre groupe s’appelle Vivre, parce qu’il y a eu cette science maudite.

Il est vrai que nous risquons la destruction et il est naturel qu’il y ait une réflexion sur ce qu’est la science aujourd’hui entre les mains de types qui semblent surgir du fond des âges, parce que ce sont des barbares, qui sont prêts à l’utiliser pour détruire l’humanité. C’est vrai. Mais une partie de cette réflexion que je trouve chez vous elle est détruite par l’espèce de nihilisme absolu, de négation absolue, que vous professez à l’égard de la science.

Dans votre exposé, j’ai relevé un certain nombre d’affirmations péremptoires qui enlèvent une partie du poids à votre position. Vous avez émis le doute, basé sur les relations que vous avez avec certaines gens du CERN, que la recherche que nous pouvons faire, nous par exemple, n’a pas d’application militaire, c’est quelque chose que l’on peut parfaitement mettre en doute. On doit être, peut-être, tous complétement idiots, mais je ne le crois pas. Vraiment, je ne crois pas que des collègues prendraient le moindre risque à venir nous dire, en quoi ce que nous faisons risque d’avoir des applications militaires. Et ça me fait venir à quelque chose qui me paraît essentiel, vous avez posé la question : « À quoi servent les mathématiques ? » Il faut continuer : « À quoi sert la musique ? » ; « À quoi servent un certain nombre d’activités que les gens font simplement pour leur plaisir ? » Quelle est votre conception de l’homme ?

Il est vrai qu’un certain nombre de gens ont des activités auxquelles la masse n’a pas accès, mais je ne pense pas que c’est en décidant que Monsieur EINSTEIN ne doit pas faire de la recherche ou que M. Évariste GALOIS ne doit pas faire de la recherche que vous arriverez à enrichir la vie des gens qui ne sont ni GALOIS ni EINSTEIN. Il y a des problèmes qui sont posés pour des gens qui ne sont ni GALOIS ni EINSTEIN et qui sont dans des grandes institutions dans lesquelles l’organisation de la recherche de façon industrielle pose des problèmes considérables, des angoisses considérables, mais je trouve qu’avec votre façon de rejeter totalement la science, vous rejoignez Planète, vous rejoignez un certain nombre de..., vous voyez à quoi je pense, hein..., vous rejoignez un certain nombre d’obscurantistes. Je m’excuse.

Comme je vous reçois dans l’estomac pour la première fois, je ne peux pas critiquer vos positions, mais il y a beaucoup de choses chez vous qui mériteraient un débat.

[Applaudissements de l’auditoire]

Alexander GROTHENDIECK : Si vous me permettez, je vais dire quelques mots à propos de votre intervention.

Vous me reprochez un nihilisme anti-science. C’est vrai que dans la mesure où par science on entend l’activité scientifique telle qu’elle est exercée actuellement, je suis arrivé à la conclusion que, par beaucoup de points, c’est une des principales forces négatives à l’œuvre dans la société actuelle. Ce n’était sans doute pas le cas il y a deux cent ans et peut-être même pas le cas il y a cent ans. Actuellement je crois que la situation a beaucoup changé. Mais encore une fois, comme je l’ai dit tout à l’heure, je pense que l’activité scientifique actuelle est susceptible de se modifier très, très profondément. Je pense que ceci ne se fera pas sans que la plupart des secteurs scientifiques actuels dépérissent purement et simplement. Je suis tout à fait convaincu que les recherches actuelles où l’on se met à cataloguer des particules élémentaires, correspondant à tels ou tels opérateurs dans l’espace de Hilbert, ou les recherches mathématiques, dans lesquelles j’ai été impliqué jusqu’à maintenant, vont dépérir, non pas par un décret autoritaire de moi ou de personne d’autre, mais par le fait suivant, lorsque les structures actuelles de la société vont s’écrouler, lorsque le fonctionnement ne marchera plus, parce que la société industrielle, même face au fonctionnement normal, ses mécanismes sont autodestructeur. Ils détruisent l’environnement, et heureusement pour nous, je dirais, de telle sorte qu’ils ne peuvent pas continuer à fonctionner indéfiniment. Ils mettent en marche des processus irréversibles. Alors il y aura écroulement de nos modes de vie actuels. Il se trouvera que lorsque nos cités, par exemple, s’écrouleront, lorsque personne ne payera plus les salaires qui nous permettront, grâce à une activité scientifique ésotérique, d’aller acheter les provisions dont nous avons besoin dans les magasins, d’acheter des habits, de payer nos loyers, etc. ; et alors même que nous aurions l’argent, cet argent ne nous servirait à rien parce que la nourriture, il nous faudra l’arracher de la terre par nos propres moyens, parce qu’il n’y en aura plus assez ; et bien à ce moment-là, les motivations pour étudier les particules élémentaires disparaîtront entièrement.

[Applaudissements de l’auditoire]

À supposer même qu’il y ait des gens - moi-même j’étais assez fanatique, si l’on peut dire, de la recherche, j’étais vraiment très captivé, il y a de nobles passions – des physiciens, qui - malgré une pression extrêmement forte des nécessités matérielles pour la survie- qui rêveraient de continuer la recherche, il ne faut pas oublier quand même qu’un accélérateur de particules, c’est quelque chose que nous ne fabriquons pas avec quelques morceaux de bois, c’est quelque chose qui implique un effort social considérable et je doute fort que les autres membres de la société soient disposés à distraire des activités véritablement nécessaires pour établir un monde viable et vivable, digne d’être vécu, qui soient disposer à fournir un effort considérable pour rebâtir des accélérateurs de particules et des choses analogues. En tout cas, je crois que, pour les accélérateurs et autres engins de ce genre, le large public n’a jamais été consulté. D’ailleurs, j’ajoute que s’il l’avait été, probablement qu’il l’aurait été de telle façon qu’il aurait dit « Amen ! ».

[Applaudissements de l’auditoire]

Après les leçons que chacun de nous qui survivra pourra tirer des événements qui accompagneront l’écroulement de la société industrielle, je pense que les mentalités seront très profondément changées. Pour cette raison, je pense, que ce n’est pas parce que un tel ou untel aura décidé autoritairement que nous ne ferons plus de recherches scientifiques à partir d’aujourd’hui, la recherche scientifique cessera tout simplement, comme quelque chose qui, d’après un consensus général, sera devenu entièrement inintéressant. On n’aura plus envie, j’en suis persuadé, d’en faire. Cela ne signifie pas que l’on aura plus envie de faire de la recherche tout court. La recherche, disons, nos activités créatrices, se dirigeront dans des directions tout à fait différentes. Je pense, par exemple, au genre de recherche que sont en train de poursuivre les Nouveaux Alchimistes avec des milliers de petites gens qui n’ont pas de formation universitaire. Ce sont des choses fascinantes qui mettront en jeu la créativité de chacun de nous de façon aussi profonde et peut-être aussi satisfaisante qu’actuellement les travaux ultra-spécialisés en laboratoire.

Nous avons été élevés dans une certaine culture ambiante, dans un certain système de référence. Pour beaucoup d’entre nous, d’après les conditionnements reçus dès l’école primaire en fait, nous considérons que la société telle que nous la connaissons est l’aboutissement ultime de l’évolution, le nec plus ultra. Enfin, c’est le cas pour la majorité des scientifiques. Mais nous oublions que des civilisations, il y a eu des centaines et des milliers de cultures différentes, qui sont nées, ont vécu, ont fleuri et qui se sont éteintes. Notre civilisation, ou la civilisation industrielle - parce que je ne la considère plus comme la mienne – ne fera pas exception.

[Applaudissements de l’auditoire]

Une chose qui va au-delà de cette remarque, à mon sens, c’est de réaliser qu’il s’agit d’un processus qui est vraiment devant nous, dans lequel nous sommes déjà engagés maintenant. En fait, la crise écologique, la crise de civilisation, ce n’est pas quelque chose pour dans dix ans ou dans vingt ans : nous sommes en plein dedans. Je crois même qu’il y a de plus en plus de personnes qui s’en aperçoivent. C’est une chose qui, tout au long de ces derniers mois et dernières semaines, me frappe de plus en plus, à quel point des gens, dont on s’y attendrait le moins, commencent à le ressentir. On gratte un tout petit peu en-dessous des choses superficielles qu’ils disent et on s’aperçoit qu’il y a un véritable désarroi concernant, disons, le sens global de la culture ambiante.

Voici donc concernant l’accusation de nihilisme. Donc, il y a du vrai dedans si on l’applique à une certaine forme d’activité scientifique. J’ai quelque peu oublié les autres objections que vous faisiez ?

Question : On doit la vie à la science !

Alexander GROTHENDIECK : Je crois qu’il y a des choses utiles à dire à ce sujet.

[Applaudissements de l’auditoire]

À supposer que certains ici doivent la vie à la science, on peut dire qu’il y a des centaines de milliers de gens au Vietnam qui doivent également leur mort, et leur mort sous des conditions atroces, à la même science.

[Applaudissements de l’auditoire]

Là effectivement, c’est un argument un peu facile parce qu’il y a beaucoup de gens qui disent : « La science a été mal employée, le seul problème est que l’on fasse toujours la même espèce de science, et que maintenant il faut la mettre entre les mains de gens qui vont l’employer bien. » Et on nous dira, par exemple, que la médecine, les recherches biologiques, etc., c’est le type de science qui est utilisée surtout de façon bénéfique. Alors, là encore, il y a une façon facile d’y répondre en disant : le même genre de recherche fondamentale en biologie, qui par un travail d’engineering va, par exemple, servir à développer des vaccins anti-poliomyélite ou contre d’autres maladies, ce même genre de recherche fondamentale, par un autre travail d’engineering, va être appliqué pour produire des souches de microbes très pathogènes, très résistants à tous les agents antibiotiques et qui seront utilisés pour la guerre bactériologique. Donc, finalement, la recherche n’a pas d’odeur et quelles que soient les intentions de celui qui promeut un certain type de recherches, en tout au moins le type de recherches qui est actuellement promu à l’intérieur de notre science traditionnelle, et bien l’expérience a montré qu’elle est toujours détournable et détournée.

Comme j’ai donné ici l’exemple de la guerre bactériologique, disons que les deux exemples sont un peu de même type, en ce sens qu’on peut les considérer comme liés à un accident, à savoir : l’existence d’appareils militaires, l’existence de nations antagonistes, et on se dira : supposons que ces difficultés soient éliminées, que le rêve des citoyens du monde soit réalisé, qu’il y ait un gouvernement mondial ; ou bien supposons que les États-Unis, la Russie ou la Chine, ait bouffé l’ensemble de la planète, qu’il n’y ait plus qu’un seul pays ; ou supposons que la planète soit plus petite qu’elle n’est et qu’elle ne soit constituée que par les États-Unis, ou bien supposons que les États-Unis, ayant un politique isolationniste extrême arrivent à vivre en vase clos, et regardons ce qui se passe aux États-Unis, et bien je prétends qu’en fait les problèmes sont plus profonds que cela, que les problèmes essentiels se posent encore, dès lors même qu’il n’y aurait plus de problèmes militaires.

Prenons par exemple, les antibiotiques dont vous avez parlé, précisément parce qu’ils sauvent effectivement des vies humaines. Que voyons-nous, pour l’usage des antibiotiques ? Nous voyons que, lorsque nous avons le moindre rhume, n’importe quelle affection quelle qu’elle soit, nous allons voir le médecin, qu’est-ce qu’il nous prescrit ? Il nous prescrit des antibiotiques. En fait, pour une simple fatigue, très souvent, il nous prescrit des antibiotiques. Il semble être pris sous une sorte de pression sociale, à savoir, son client attend de lui qu’il prescrive à chaque fois le remède qui est susceptible, le plus rapidement possible, donc le plus efficacement possible, d’apporter une amélioration. Ceci sans préjudice de ce qui va se passer à longue échéance. Or, n’importe quel biologiste vous le dira, il n’y a pas besoin d’être un grand génie pour ça, même moi je le sais bien que je ne sois pas biologiste, le fait d’utiliser à titre routinier des antibiotiques est un véritable contresens. En effet, par cette pratique, nous contribuons à la formation de souches de microbes dans notre organisme qui vont développer une résistance, précisément aux antibiotiques que nous prenons. De sorte que, dans les cas véritablement graves où une intervention urgente par antibiotiques serait susceptible de nous sauver la vie, nous risquons de rester sur le carreau. Or, maintenant, nous sommes dans une situation où il est malaisé d’évaluer les bénéfices ou les avantages qu’il y a eu dans l’emploi des antibiotiques. Qu’est-ce qui l’emporte sur l’autre : est-ce que les dizaines de milliers de vies qui ont été sauvées par l’emploi des antibiotiques pèsent plus lourd dans la balance que, disons, les millions d’organismes qui ont été affaiblis dans leur résistance naturelle aux agents microbiens par l’usage inconsidéré des antibiotiques ?

Je ne trancherai pas ce problème, mais je dirais simplement qu’ici la question n’est pas une question technologique, ce n’est pas une question de connaissances. Il est bien clair que les biologistes ont les connaissances nécessaires pour décider, dès maintenant, que l’usage qu’en font les médecins, en clinique et dans leur pratique journalière, est insensé. C’est une question de mode de vie. C’est une question de civilisation.

En fait, je ne dis pas qu’il faut bannir nécessairement les antibiotiques dans une société idéale future. Les antibiotiques sont des champignons qui peuvent être produits avec des moyens extrêmement rudimentaires, sans utiliser les grandes hyper-structures de l’industrie lourde. On peut donc fort bien utiliser les antibiotiques dans une société très décentralisée dans laquelle des communes de quelques centaines ou quelques milliers d’habitants vivraient en autarcie relative. Il est tout-à-fait possible et probable que les antibiotiques continueront à être utilisés dans des sociétés post-industrielles, dans certaines du moins. Ce n’est pas parce qu’ils ont été produits dans notre culture scientifique occidentale actuelle qu’il faudrait mettre l’interdit général contre ce genre de procédé. Je crois qu’il y a lieu de juger sur pièces, ce n’est pas un travail théorique à faire maintenant, à savoir de de séparer le bon grain de l’ivraie dans l’ensemble de nos connaissances scientifiques et des techniques actuellement disponibles. C’est, je crois, un travail qui se fera au jour le jour, suivant les nécessités de l’heure. C’est-à-dire que c’est un travail qui ne se fera pas par quelques spécialistes, biologistes, médecins, psychiatres, physiciens, etc. Il se fera par tout le monde au fur et à mesure des besoins. On verra bien de quoi on a besoin dans le grand amas de connaissances scientifiques dont je suis convaincu que la plus grande partie est parfaitement inutilisable et va dépérir complétement.

Question 6 : [question inaudible sur cet enregistrement] ?

Alexander GROTHENDIECK : [début de réponse inaudible] Je n’ai pas d’informations secrètes à ce sujet. Je ne prétendais pas parler, disons, de relations réelles, officielles ou occultes, entre le CERN et les appareils militaires. Je n’ai pas connaissance de telles choses. Ce que je voulais dire, c’est l’image que le nom du CERN a, je crois, sur une large partie du public cultivé, enfin plus ou moins cultivé, disons, par exemple moi-même. Le nom, le Centre européen de recherches nucléaires, le fait qu’il soit un organisme européen qui regroupe un certain nombre de pays, le prestige qui lui est attaché et que vous ne nierez sans doute pas, le fait également qu’il s’agisse de recherches concernant tout au moins l’atome, même si ce ne sont pas des recherches nucléaires et ceci et lié, disons, à la préoccupation, aux soucis grandissants dans le public vis-à-vis, précisément, de l’atome, y compris de l’atome pacifique, tout ceci crée une certaine résonance concernant le CERN, qu’on ne peut pas nier. Elle ne repose peut-être pas sur des faits objectifs, à cela près que pour qui me concerne, le genre de recherches, de pratiques scientifiques qui est poursuivi dans le CERN, comme dans n’importe qu’elle autre institution scientifique actuelle, avec encore plus, à cause ou malgré tout, des connotations générales de la recherche atomique avec les périls liés à notre survie, et bien ceci a pour effet de créer une gêne chez beaucoup et chez moi en particulier.

Question 7 : [une partie de la question est inaudible] Évariste GALOIS ?

Alexander GROTHENDIECK : Il est mort le pauvre.

Question 8 : Vous avez signalé de nombreuses choses mauvaises et je suis d’accord avec vous, elles devraient être changées. La question est : « Quel est le rapport avec la science ? » Vous signalez que de nombreux scientifiques sont cupides, recherchent les honneurs, sont imbus de hiérarchie, etc. Est- ce vraiment différent parmi les artistes, les fermiers, les politiciens et d’autres ? De même, vous signalez de nombreuses choses déplorables sur le plan humain : des gens se suicident ou vont se suicider, ont des dépressions nerveuses. Ici aussi, en est-il autrement parmi les politiciens, les hommes d’affaires, etc., et la science est-elle responsable de ces malheurs ? Est-ce seulement la science qui rend les gens cupides ou suicidaires ?

Et, pour prendre un exemple, il a existé des poètes qui ont écrit de très belles choses sans avoir aucune communication, disons, avec leur femme. Pensez-vous que là encore la science est vraiment responsable de ce manque de communication ? Je crois que c’est plutôt propre à la nature humaine et que c’est mauvais. Nous devons lutter contre cela, mais cela n’a rien à voir avec la science.

Et enfin, à propos des guerres, à propos du Vietnam. Nous sommes tous d’accord que c’est une tragédie. Mais la science en est-elle responsable ? Je veux dire, il y a trois mille ans, pensez-vous que cela était fondamentalement différent ? Merci.

Alexander GROTHENDIECK : Je suis tout à fait d’accord avec vous, la plupart des aspects que j’ai nommés pour la pratique scientifique, un certain nombre du moins, ne sont pas spécifiques à la recherche scientifique. Je ne pense pas nécessairement qu’il y ait plus de suicides, disons, parmi les mathématiciens que dans les autres professions. Pourquoi est-ce que j’en ai parlé ? C’est parce qu’on parle mieux, malgré tout, du milieu que l’on connaît, on en parle de première main. Et parce que, finalement, il y a un certain mythe qui veut que les choses soient mieux dans la communauté scientifique, qui veut, par exemple, que l’activité scientifique soit nécessairement source de satisfaction, source de plaisir, de joie. Alors que, dans un certain nombre de cas, on peut montrer que c’est précisément l’activité scientifique qui est source de contraintes, de répressions et de drames. Je connais d’autres cas, disons moins extrêmes que celui-là, dans ma pratique personnelle. Mais c’est pour aller à rencontre de certains mythes que j’ai parlé de ces cas-là. Autrement, je suis tout-à-fait d’accord avec votre objection. Donc, finalement, je crois qu’il y a un malentendu, ce n’est pas vraiment une différence de vision importante.

En ce qui concerne l’autre question, je ne pense pas que la science soit la seule cause de la situation assez catastrophique dans laquelle nous nous trouvons. J’avais dit dès le début que c’est une des causes. En tout cas, si cette cause n’existait pas, les problèmes liés à la survie de l’homme ne se poseraient pas actuellement. Ils se poseraient peut-être dans quelques siècles, mais ils ne se poseraient pas à l’heure actuelle. Bien entendu des guerres comme celle du Vietnam pourraient fort bien avoir lieu et ont eu lieu sans que la science ait le développement actuel. Ce qui est frappant, je crois, pour un scientifique, c’est de constater à quel point les techniques scientifiques des plus modernes trouvent leur application dans cette guerre. Je suis allé au Vietnam du Nord et j’ai pu discuter sur place avec les intéressés, sur les différents perfectionnements des bombes à billes, par exemple, qui éclatent pour mieux frapper les populations civiles. Des bombes à billes qui éclatent dans l’air avant même de toucher le sol, pour que les billes qui font un mouvement de spin très rapide pour mieux déchiqueter les chairs, de manière aussi à ce qu’elles puissent pénétrer à l’intérieur des abris anti-aériens, qui sont creusés un peu partout le long des rues et le long des routes, pour peu que l’on n’ait pas pris soin de les fermer. En fait, malgré les consignes, la plupart Et enfin, elles éclatent en l’air pour mieux frapper les populations civiles. D’ailleurs, malgré les consignes, la plupart des vietnamiens, qui ont envie de voir ce qui se passe, ne ferment pas les trous. Ainsi, lorsque les bombes explosent, cela rend ces abris à peu près illusoires. Il y a le fait qu’actuellement on ait développé des bombes à billes ou les billes de métal sont remplacées par des billes en plastique afin que la détection de ces billes par des moyens de radiographie devienne impossible. Il faut donc développer des techniques nouvelles pour arriver à extraire ces billes des chairs déchiquetées. Le simple fait d’ailleurs que la technologie militaire employée au Vietnam est orientée plus vers une mutilation de la population que vers son extermination directe, parce qu’une personne mutilée demande des soins de beaucoup d’autres gens pour la maintenir en vie, tandis qu’une personne tuée en demande très peu. Il y a donc un certain nombre d’aspects assez atroces de la technologie liées véritablement à une recherche, à l’état actuel de la science.

En fait, il y a une chose dont je ne me rendais pas compte au moment où j’ai commencé à réfléchir sur ces questions, c’est que pratiquement toutes les grandes firmes commerciales américaines tout au moins, dans une moindre mesure pour les firmes françaises, je ne sais pas ce qu’il en est pour les firmes suisses, sont directement impliquées dans la fabrication des armements. En fait, lorsque j’ai quitté l’institut où je travaillais à cause de la présence de 5% du budget qui était d’origine militaire, je ne voyais rien à redire au fait que la plupart des fonds provenaient de firmes telles que Esso, Saint-Gobain et autres. Mais depuis lors, j’ai découvert que ces firmes sont très directement impliquées également dans ces fabrications d’armement, elles ont toutes d’important contrats avec l’armée. De telle façon que, finalement, il devient impossible de distinguer entre la recherche militaire et la recherche tout court, et même entre les firmes d’usage courant et les firmes liées à la prolifération des appareils militaires. Finalement, j’ai fini par m’apercevoir que tout était inextricablement lié.

Au fait, je m’aperçois qu’il y a une question à laquelle je n’ai pas répondu, qui était peut-être liée à GALOIS. C’était l’affirmation qu’il était bon de poursuivre la recherche scientifique pour elle-même, pour le plaisir de la connaissance, au même titre que l’on poursuit une activité artistique. Alors là, il y a peut-être une ou deux choses à dire.

Une première chose est que pour arriver à comprendre et à apprécier le genre de mathématiques que je faisais, par exemple, il y a trois ans encore, à supposer même que l’on court-circuite les canaux habituels dans l’enseignement, que l’on aille directement au fait, à l’essentiel, il faut compter quelque chose comme une formation spécialisée de cinq à dix ans. Or, il est bien clair qu’une telle formation sera dans l’état actuel des choses l’apanage d’une infime minorité de la population. D’autre part des centaines d’autres mathématiciens font des choses tout aussi ésotériques dans leur coin. De telle façon que finalement, ceux qui arrivent à comprendre le genre de chose que je faisais, une chose à laquelle je me livrais intensément depuis quelques années, sont — que sais-je — peut-être cinq, dix quinze, vingt personnes au monde, quelque chose dans ce goût-là. Alors, l’importance que peut avoir du point de vue artistique, l’activité mathématique est très différente de l’importance que peut avoir, par exemple, la musique. Pour ressentir la musique, nous n’avons pas besoin d’une longue formation. En fait, nous n’avons pas même besoin d’être encore né, parce que même un embryon, dans le ventre de sa mère, réagit déjà aux stimuli musicaux. Je crois que pas mal de personnes ont dû en faire l’expérience, en tous cas ma femme l’a faite : lorsqu’il y avait une musique de jazz, alors qu’elle était enceinte depuis cinq ou six mois, le bébé dansait dans son ventre. Bien entendu, quand je parle d’art ici, je parle de l’art élémentaire, de l’art que nous pouvons apprécier, et même que nous pouvons faire chacun de nous : de la musique, du dessin, de la poterie, des choses comme cela, qui demandent une formation relativement minime. Mais il est vrai que dans les arts, comme dans les sciences, comme dans pratiquement toute activité humaine, également dans l’activité physique, dans les sports, finalement l’aspect de compétition prend de plus en plus d’importance. Actuellement, chez presque tous, quand on dit art, le réflexe est de penser à des gens comme RUBINSTEIN, GIESEKING, ou HEIFETZ, ou bien comme PICASSO, etc. C’est-à-dire de penser immédiatement aux grands virtuoses de l’art, ceux qui sont arrivés à une position de prestige extraordinaire. Finalement, l’art devient l’apanage d’un tout petit nombre de gens qui font de l’art pour nous, par procuration, parce que là il n’est absolument plus question que chacun de nous en fasse autant dans sa propre vie.

Ça, c’est encore une des choses qu’on pourrait dire à propos de la question de ce que l’on entend par une vie qui vaut la peine d’être vécue, et bien c’est une vie précisément qui contienne sa part de créativité, y compris sa part de créativité artistique. Je crois qu’il est beaucoup plus important que chacun de nous soit capable d’être artiste dans son propre domaine et à son propre niveau, à produire de la musique, à en exécuter, disons, sur un harmonica, sur un piano ou sur une guitare et à en retirer un plaisir direct. Ce plaisir, je crois, sera infiniment plus profond que le plaisir qu’il pourra avoir à écouter un disque de HEIFETZ ou de GIESKING. Il est d’une autre nature, en tous cas, il se place à un autre niveau. Peut-être que l’un n’empêche pas l’autre, ce n’est d’ailleurs pas clair. J’ai l’impression que le genre de mentalité qui règne parmi les grands virtuoses — qui leur fait exécuter, par exemple, cinq heures de gammes par jour, jour après jour — finit par tuer une grande part de la joie qu’ils ressentent à faire de la musique. Et ceci est nécessaire pour arriver à tenir le coup dans la compétition très forte qui s’exerce entre virtuoses. Je crois qu’elle est à peu près du même type que la compétition, parfois inconsciente, qu’il y a entre scientifiques, qui fait que des gens que je connais, y compris moi-même parfois, passent quinze heures de leur journée, jour après jour, pendant longtemps, à essayer de développer des théorèmes mathématiques de plus en plus sophistiqués, de plus en plus ésotériques. J’ai l’impression que ce type de mentalité disparaîtra dans les générations qui viennent.

Question 9 : [début inaudible] entre vous et la science d’une part et entre vous et les humains qui vous entourent, vous avez constaté qu’en quelque sorte notre monde est un monde où il n’y a pas de dialogue, en tout cas il y a un triste monologue sous les apparences un peu spéculatives, et que si l’on voulait réellement, disons, charcuter dans chacun de nous, vous dites : « Essayez, vous verrez, quel est le drame » En fait vous nous appelez à prendre conscience de ce monde. Admettons que nous prenons conscience de ce monde, comme vous, je vous pose la question suivante : « Pensez-vous qu’il y a quelque chose de beaucoup plus, quel que soit le mode de la civilisation, qui est propre à l’homme, c’est cette liberté, qui est troublante, de se poser des questions à sa façon ; de se poser la question par exemple : « Pourquoi les planètes tournent de cette façon autour du soleil ? » ; « Pourquoi le soleil peut se lever pour les gens d’un côté et pas de l’autre côté ? » ; « Pourquoi le grain pousse ? » ; « Pourquoi nous sommes malades ? » ; « Pourquoi sommes-nous malheureux ? » ; « Pourquoi nous prenons conscience de ce qui ne va pas ? », … Donc, cette grande liberté me paraît un petit peu aussi condamnée vis à vis de la science, quand on la prendra parce qu’en fait nous avons aussi cette liberté de dire : « La science est un malheur ». Vous pensez qu’en nous faisant prendre conscience que la science, telle qu’elle est actuellement est mauvaise, vous supprimerez à l’avenir toute la liberté aux autres, peut-être un jour, qui se représentent que « la science est bonne ». Donc, voyez-vous, cet aléa, comme un pendule, en quelque sorte, l’homme est à la fois cohabité par l’ange et le démon. Vous voudriez simplement qu’il soit habité par l’ange. J’en serais ravi, mais l’histoire humaine a souvent montré qu’il oscille entre le mauvais et le bien. Cette dualité était propre à l’homme et à sa destinée. Vous prévoyez peut-être que le pendule ira cette fois-ci du bon côté. J’espère avec vous, mais je ne sais pas si ce pendule sera arrêté à l’avenir dans cette position.

Alexander GROTHENDIECK : Une de vos questions est de savoir si en tournant le dos à la science telle qu’elle se fait actuellement et, éventuellement, en retirant aux gens la liberté de se poser le genre de questions que se pose la science actuelle, on ne va pas supprimer en même temps la liberté ou une partie appréciable de la liberté. N’est-ce pas votre question ?

Question 9’ : L’homme ne reviendra pas de nouveau, après une période de nirvana sans la science, parce qu’il est cohabité à la fois par le démon, à la mauvaise science. C’est cette question de liberté, n’est-ce pas, qui est propre à l’homme de choisir malheureusement son malheur et pas son bonheur.

Alexander GROTHENDIECK : Je voudrais dire à ce propos que, primo, moi-même et mes amis de Survivre et Vivre ne recommandons nullement de prendre des mesures coercitives qui empêcheraient qui que ce soit de faire de la science. La question n’est pas là. Si je dis que je prévois que la science, telle qu’elle est pratiquée actuellement, va dépérir, que par exemple la mathématique toute entière, à peu de choses près, va disparaître dans les générations qui viennent, c’est qu’il s’agira d’un dépérissement tout naturel, parce que les gens ne se sentiront plus incités à en faire. Ainsi, pour faire un parallèle, à une échelle beaucoup plus petite bien entendu, de ce qui s’est passé, paraît-il, je ne sais pas si mes souvenirs historiques sont exacts, je crois que c’était dans le premier siècle de notre ère, où la science des sections hyperplanes, des sections coniques et des faisceaux de coniques, des choses de ce goût-là, des familles des coniques, était arrivée à un degré de complexité et de floraison tels que les mathématiciens de cette époque pensaient que c’était la fin de la mathématique, parce que de toute façon, en allant au-delà de ce point, il serait impossible à l’esprit humain de s’y reconnaître. Or, ce qui est arrivé que, purement et simplement, on a complètement laissé tomber ce genre de spéculations et la mathématique a continué dans des voies entièrement différentes, et on s’aperçoit que la mathématique n’a pas cessé de produire du neuf jusqu’à aujourd’hui. Dans le même sens, je pense que la direction de recherches plus grosse qui s’est développé depuis 400 ans, disons, dans un certain esprit, va dépérir de la même façon et que l’esprit humain prendra des avenues très différentes. Non pas de façon coercitive, simplement parce que d’une part il y aura des impératifs liés aux besoins véritables, je pense par exemple à l’agriculture, l’élevage, la production d’énergie décentralisée, une certaine espèce de médecine très différente de la médecine qui prévaut actuellement, vont être à l’avant plan.

Il est impossible de dire quelle sera la part de joie purement créatrice dans ces développements nouveaux. J’espère que cela sera un développement créateur, où il n’y aura pas de différences essentielles entre travail, disons, et épanouissement et activités créatrices, pas de différences essentielles entre conceptuelles et activités physiques manuelles. À partir du moment où les hommes deviendront suffisamment maîtres de leurs besoins pour qu’une part appréciable de leur créativité reste libre — et ceci prendra un temps qu’on ne peut pas prévoir, ce sera peut-être une génération, peut-être dix, nul ne sait — à ce moment-là, n’importe qui, pas seulement une certaine élite scientifique, sera en mesure de dédier une partie importante de son temps à des recherches purement créatrices, purement spéculatives, purement ludiques, et à ce moment-là il y aura beaucoup moins d’inconvénients. Même si on reprend certaines directions de recherches qui auraient été abandonnées entre temps, par exemple certaines directions de la mathématique actuelle ou même de la physique — si la société ambiante est prête à les prendre en charge, parce que la physique actuelle ne se fait pas simplement par la tête, elle se fait avec une instrumentation sérieuse, avec des mises de fonds et d’énergies collectives importantes, à ce moment-là, je n’y vois pas d’inconvénient, mais je crois qu’il est absolument impossible de le prévoir maintenant.

En tout cas, je suis d’accord avec vous que la liberté est véritablement un critère essentiel pour les directions à prendre. Pour moi elle l’est certainement. Je pense que rien de bon ne se créera en dehors de la liberté et même, encore une fois, que le dépérissement de la science actuelle augmentera notre liberté, et ce ne sera pas aux dépends de la liberté de qui que ce soit.

suite de la question (9 et 9’) inaudible

Alexander GROTHENDIECK : Je ne crois pas que cette dichotomie du bien et du mal, que l’homme est comme ça, le mélange de deux principe opposés. Je ne partage pas cette façon de voir. Si vous le permettez, je vais faire une petite digression philosophique concernant le mode de pensée mathématique et son influence sur la pensée générale. Une chose m’avait déjà frappé, depuis plus de deux ans, avant d’en arriver à une critique d’ensemble de la science, c’est la grossièreté du mode de raisonnement mathématique, quand on le confronte avec les phénomènes de la vie, avec les phénomènes naturels. Les modèles que nous fournit la mathématique, y compris les modèles logiques, sont une sorte de lit de Procuste pour la réalité. Une chose toute particulière en mathématique, chaque chose, chaque proposition, si l’on met à part des subtilités logiques, est ou bien vraie ou bien fausse, il n’y a pas de milieu entre les deux, c’est la dichotomie totale. En fait, cela ne correspond absolument pas à la nature des choses. Dans la nature, dans la vie, il n’y a pas de choses qui soient absolument vraies ou absolument fausses. Bien souvent, pour bien appréhender la réalité, on doit prendre en ligne de compte des aspects en apparence contradictoires, en tout cas, des aspects complémentaires de la réalité, et tous les deux sont importants. D’un point de vue plus élémentaire, aucune porte n’est jamais entièrement fermée ou entièrement ouverte, ça n’a pas de sens. Cette dichotomie qui provient peut-être de la mathématique, de la logique aristotélicienne, a vraiment imprégné le mode de pensée, y compris dans la vie de tous les jours et dans n’importe quel débat d’idées ou même de vie personnelle. C’est une chose que j’ai souvent remarquée en discutant avec des personnes, que ce soit en privé ou en public. En général, les personnes voient deux alternatives extrêmes et ne voient pas de milieu entre les deux. Si je leur parle d’une vision personnelle, mon interlocuteur a choisi une certaine alternative et que j’aie une autre vision à lui opposer, qui se situe un peu au-delà de celle qu’il considère comme bonne, tout aussitôt, il m’accusera d’avoir choisi l’alternative extrême opposée, parce qu’il ne voit pas le milieu.

Je crois qu’il y a là un vice de pensée qui est inhérent au mode de pensée mathématique et j’ai l’impression qu’il se reflète également peut-être dans cette vision manichéenne de la nature humaine, où Il y a d’une part le bon, d’autre part le mauvais, et dans le meilleur des cas on les voit cohabiter. J’ai l’impression que ce que nous appelons mauvais n’est qu’une réaction naturelle à un certain nombre de répressions que nous subissons depuis notre naissance, et en un sens ce sont des réactions tout aussi naturelles, tout aussi nécessaires que, par exemple, l’apparition de la fièvre, qui est signe que notre corps est en train de réagir douloureusement et positivement à une invasion microbienne. La tâche du médecin n’est pas d’éliminer la fièvre, mais d’essayer de combattre l’invasion microbienne par des médicaments. Ceci est tout au moins la thèse officielle. Peut-être la tâche du médecin de l’avenir sera-t-elle surtout de comprendre la cause psychosomatique de la prolifération microbienne à ce moment plutôt qu’à un autre, alors qu’il y a toujours des microbes dans l’environnement et alors que nous y sommes exposés tout le temps, pourquoi il n’y en a pas eu auparavant ? Quelles sont les causes véritables ? Quelles sont les tensions auxquelles nous avons été soumises et qui nous rendent vulnérables ? Mais ceci est une autre paire de manches. Donc, j’ai l’impression que la vision manichéenne n’est pas très bonne. Elle fait partie de l’air que nous respirons avec la culture ambiante et je crois que cette vision va également se modifier.

[Applaudissements]

Question 10 : J’ai envie de mettre ce point de vue à l’envers. Vous pensez que cette vue qu’il y a du oui ou du non, du juste et du faux, c’est de l’air que nous respirons et qui vient de la mathématique. Moi, je pense plutôt le contraire. La mathématique moderne est plus jeune que toute notre philosophie, c’est peut-être venu de la philosophie médiévale ou même que la théologie. Parce que cette pensée qu’il y a le bon Dieu et le Diable, les deux adversaires, elle est très ancienne. Il se peut que les mathématiciens médiévaux du XVème et du XVIème siècle étaient tellement imprégnés de cette idée qu’il était naturel de penser comme cela.

L’autre exemple que vous avez proposé, du médecin, je pense qu’avant la médecine était au point qu’elle est actuellement, on essayait aussi d’expulser les mauvais esprits et des Diables. Donc, c’était la même idée. Je voulais juste émettre un doute, je le vois juste à l’envers.

Le troisième point, la question : est-ce qu’on fait quelque chose en digital ou en analogique ? Une question que l’on se pose à tous les niveaux. Digital, cela veut dire de nouveau binaire, oui ou non, et c’est très à la mode. Donc, peut-être que l’on peut dire que les deux venaient de la philosophie ancienne, passés par la mathématique et jusqu’ici répandu dans cette troisième forme. Prenons l’autre, juste la gamme que vous avez proférée aussi, mais je ne dirais pas que c’est un vice qui est dû à la mathématique seulement, je dirais qu’elle a déjà hérité cela du passé. C’est une question.

[Rires de l’auditoire]

Alexander GROTHENDIECK : Je crois que l’on situe généralement l’origine de la mathématique, … en tous cas BOUBARKI l’a fait remonter, dans ses notes historiques, aux mathématiciens Grecs, disons à partir de Pythagore. C’est donc déjà une tradition très ancienne. Prenons par exemple Euclide qui a développé cet esprit systématique de façon particulièrement parfaite, de telle sorte qu’il a été enseigné jusqu’à il n’y a pas tellement longtemps encore. Il est donc possible que la mathématique soit pour quelque chose dans cet état d’esprit, même si je ne vais jurer qu’il y ait un effet de causalité, mais le fait que les deux choses aillent dans le même sens, la dichotomie mathématique et le manichéisme, ou cette tendance de voir aux deux extrêmes une alternative, cela ne peut guère être le hasard, il y a certainement une corrélation entre les deux. Ce sont des choses liées dans la culture dominante. Culture dominante qui, de toute façon, ne date pas d’hier, elle s’est développée depuis plus de deux mille ans. Je ne suis pas très savant, très féru en histoire mais, par exemple des gens comme Jacques ELLUL ou Lewis MUMFORD ont étudié précisément les tenants et les aboutissants idéologiques de la science et de la technologie depuis les origines. En ce qui concerne Lewis MUMFORD, il me semble qu’il les situe déjà et les faits démarrer du temps de pharaons, des grands travaux de l’Égypte. Donc, je crois que nos ancêtres, à ce sujet, remontent assez loin. Mais il y avait une autre question je crois, non ?

Question 11 : [début de la question inaudible] de démystification ou de la dénonciation du rôle de la science et surtout la motivation du scientifique, même si cela est peut-être incomplet. Je crois par exemple qu’on pourrait discuter longtemps et noter les rôles importants qu’a, à mon avis, la science dans la conservation même des structures sociales de notre société. J’ai trouvé un peu préoccupante la sorte d’interprétation qui pouvait découler de votre exposé sur les solutions qui peuvent être trouvées à cette difficulté. La solution de se retirer du travail, qui finalement est la raison pour laquelle la société vous paye, est une solution de luxe qui n’est accessible qu’à très peu de gens, elle ne peut pas être érigée en solution. À mon avis, si un ouvrier se retire du travail pour se sensibiliser, c’est une chose qui est vraiment impossible. À mon avis, si un ouvrier ne se sensibilise pas, ce n’est pas parce qu’il n’en a pas envie, ou ne comprend pas quels sont les vrais problèmes, c’est parce que le l’écrasant poids de la société et des rythmes de travail, des conditions de vie auxquelles il est soumis ne lui offrent aucune autre possibilité. À mon avis, ce n’est pas les symptômes qu’il faut soigner, c’est la maladie. La maladie est entièrement basée dans la structure sociale. À mon avis, c’est seulement en participant à ces changements de structures qu’on pourrait un jour envisager de trouver un rôle nouveau, soit dans la sensibilité de chacun, soit un rôle nouveau de la science elle-même. Ce n’est pas en faisant un peu de théorie, comme ici sur « quel est le rôle de la science ? » qu’on pourra trouver notre place. Je crois que la participation à cette lutte est difficile pour un scientifique, parce que justement la satellisation, la balkanisation des activités sociales la rend difficile. Mais, je crois que c’est seulement une participation, et à partir de son poste de travail - le poste de travail est l’arme de tout le monde, et je ne vois pas pourquoi ce serait différent pour un scientifique – que le scientifique peut faire quelque chose qui soit utile pour un changement.

Alexander GROTHENDIECK : Je pense qu’il y a un malentendu en ce sens que vous croyez que je préconise telle ou telle solution. Or, effectivement, j’ai parlé de mon expérience personnelle, de ma pratique personnelle, à titre d’illustration d’un type d’actions, de conclusions qu’on peut tirer lorsqu’on est confronté avec certaines contradictions. Toutefois, ce n’est absolument pas dans l’intention de me poser en modèle pour qui que ce soit. Je réalise bien que les conditions dans lesquelles sont placés les uns et les autres sont extrêmement différentes. D’une part les conditions dites objectives et ensuite les conditions subjectives, disons, l’état de préparation nécessaire pour prendre des décisions assez draconiennes, comme celles que j’ai prises en quittant l’Institut dans lequel je travaillais et un peu plus tard en décidant d’arrêter la recherche scientifique. Ce qui n’empêche pas d’ailleurs, que je suis encore payé pour enseigner, l’année dernière et cette année-ci, la science très ésotérique au Collège de France et que l’an prochain je serai ou bien enseignant à la Faculté des sciences d’Orsay ou bien je serai directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). C’est-à-dire que je n’aurai pas échappé à la contradiction de mon état de scientifique.

Finalement, je crois que ce qui compte pour moi, ce n’est pas tellement d’atteindre la position de pureté morale, qui est parfaitement impossible à l’intérieur de la société, c’est une des nombreuses choses que j’ai apprises au cours de ces deux dernières années, ce qui compte c’est que nous soyons un ferment de transformations, un facteur de transformations là où nous nous trouvons. Bien entendu, si nous nous trouvons dans un certain milieu professionnel, il ne s’impose pas nécessairement que nous quittions ce milieu professionnel. Mais ce dont je suis convaincu, c’est que cette transformation ne se fera pas par la vertu magique d’adhérer à un certain parti ou, de temps en temps, de distribuer des tracts, ou encore d’adhérer à certains syndicats ou de déposer des bulletins de vote. Je suis entièrement persuadé que ce genre de transformations se fera, pour commencer, au niveau des relations personnelles. Dans la mesure où ces relations personnelles ne changeront pas profondément, rien ne changera. Si l’on pense que les relations personnelles ne peuvent changer qu’après le changement des structures — cela signifie qu’on renvoie tout au grand jour « J » de la révolution — la révolution ne viendra jamais ou la révolution qui viendra ne changera rien. C’est-à-dire qu’elle mettra une équipe dirigeante technocratique à la place d’une autre équipe technocratique et la société industrielle ira son train-train comme par devant. Comme exemple de relations qui devront changer de façon radicale, je pense par exemple aux relations entre les enseignants et les étudiants.

[Applaudissements]

Je peux continuer un petit peu, je vous ai perdu, j’avais peur que vous ayez quitté la salle avant que je n’ai fini de répondre.

[Rires de l’auditoire]

Peut-être que je vais être confronté dès cet automne à cette situation, pour la première fois de ma vie d’ailleurs, d’être dans un amphithéâtre avec des étudiants auxquels je dois pour de bon enseigner les mathématiques, qui vont les préparer à certains examens, leur procurer certains diplômes, dont je suis pour ma part convaincu que ce sont des connaissances qui ne servent à rien. D’une part, des connaissances qui ne servent à rien pour la société dans son ensemble, d’autre part, il n’est même pas clair qu’elles servent à quelque chose à ceux qui auront ce diplôme, parce qu’il n’est absolument pas clair que cela leur permettra d’avoir un métier par la suite.

Ce que font encore la plupart des scientifiques, ou bien ils se refusent de voir le problème, ou bien, s’ils le voient, ils posent un voile pudique par-dessus dans leurs relations avec les étudiants.Les relations entre les étudiants et eux sont donc des relations traditionnelles de professeurs à étudiants, ils font un cours technique, celui qu’on leur demande, un point c’est tout. Lorsque, exceptionnellement, les étudiants posent des questions techniques, on répond à ces questions techniques, du mieux que l’on peut et c’est tout. En ce qui me concerne, j’ai décidé de ne pas m’en tenir à ce type de relations et de ne plus séparer l’enseignement mathématique d’une discussion cartes sur table avec des étudiants ou tous ceux qui voudront venir assister à la discussion à cartes découvertes, à visage découvert, avec les étudiants et tous ceux qui voudront venir assister à la discussion, pour essayer de faire le point : « Pourquoi est-ce que nous sommes là ? » ; « Qu’est-ce que nous allons apprendre ensemble ? » ; « Pourquoi ? » ; « Que signifie l’examen qui est au bout du programme de cette année ? » ; « Quel est son sens ? » ; « Quel est notre rôle mutuel, moi professeur et vous étudiants ? ». Et enfin, décider ensemble de ce que l’on fera. Probablement que dans les quelques années qui viennent, à moins que la situation ne mûrisse encore plus vite que je ne le prévois, il est probable que les étudiants, dans leur majorité, insisteront pour que, une fois ces discussions terminées, on suive plus ou moins le programme traditionnel et qu’on fasse le rituel d’usage des examens. Il est possible aussi qu’ils en décident autrement, auquel cas je me plierai à leur avis. De toute façon, il y a là la possibilité d’un échange dynamique, d’un mûrissement de l’atmosphère générale.

En fait, j’ai commencé à mettre ces idées en pratique cette année même au Collège de France, puisque j’avais prévu, comme première partie d’un cours de mathématique que je fais au Collège de France, précisément une discussion sur le même thème que notre discussion d’aujourd’hui : « Allons-nous continuer la recherche scientifique ». Cette proposition a donné lieu à un débat assez vif parmi mes collègues du Collège de France.

[Rires de l’auditoire]

Pour la grande majorité d’entre deux, c’était une chose absolument impensable qu’un cours de mathématique puisse être partiellement et officiellement consacré à une question de ce type. En fait, le titre était plus long : « Sciences et techniques dans la crise évolutionniste actuelle, Allons-nous continuer la recherche scientifique ? ». Je posais donc la question de la crise de civilisation qui me semble être la question urgente à débattre actuellement. Eh bien, on est arrivé à la situation contradictoire, c’était cela que je voulais pour mieux faire éclater certaines contradictions, à savoir que peut-être pour la première fois, ou une des rares fois que dans cette auguste institution on pose une question véritablement brûlante pour la civilisation dans laquelle nous sommes placés, une question de crise intense, eh bien la première fois que l’on se propose de la discuter publiquement et en profondeur, c’est pratiquement la seule fois où le corps professoral réuni refuse de donner son approbation à ce sujet de cours. En effet, le vote a donné quelque chose comme trente-cinq voix contre et neuf voix pour. J’ai été moi-même surpris de trouver neuf collègues pour soutenir mon initiative.

[Rires de l’auditoire]

Cette surprise était d’ailleurs, j’en suis convaincu, beaucoup plus grande chez les trente-cinq autres parce que le ton dans lequel avait eu lieu cette discussion était tel, qu’il était clair que pour eux c’était impensable qu’un scientifique dans son sens commun puisse ne pas être choqué par le genre de proposition que je faisais pour ce cours soi-disant de mathématiques.

Ceci à juste à titre d’exemple, non pas pour dire que tout le monde peut faire la même chose, mais à titre d’exemple concret de ce que, personnellement, j’essaie de faire pour tirer parti d’une situation simplement contradictoire, mais au lieu d’essayer de cacher ces contradictions, j’essaie de les faire éclater le plus brutalement possible, et ceci comme un moyen de faire mûrir une certaine situation.

Question 12 : Vous avez fait constamment référence à la recherche scientifique, mais j’ai l’impression que vous donnez au terme une signification trop restreinte. J’ai l’impression que pour vous ce sont les mathématiques bien sûr, ensuite la physique, quelque chose comme ça, à la rigueur la recherche médicale. Mais il me semble que vous ignorez qu’il y a la recherche en sciences sociales, la recherche en sciences de l’homme. Alors, alternativement, vous parlez en termes apocalyptiques de ce qui va arriver à la société, à la civilisation, comme si c’était quelque chose qui devait arriver fatalement et de façon incontrôlable par l’homme. [Manque deux mots, incompris] ça, c’est contrôlable par l’homme. Il y a des hommes qui sont prêts à contrôler cela, dans le sens où c’est bon pour eux. Alors, si cela vous intéresse monsieur de réfléchir, … Pardon ?

Une autre personne demande : Quels hommes ?

Pour ne pas citer des exemples compliqués, les agences publicitaires, qui savent très bien Monsieur, par exemple, comment vous bourrer le cerveau. Est-ce que vous êtes sûr que cela évolue dans le sens que vous voudrez ? Cela pour ne pas parler de choses beaucoup plus graves que la consommation du Coca-Cola. Vous parlez alternativement en des termes apocalyptiques de choses qui doivent arriver comme des choses incontrôlables pour l’homme et là je crois que vous avez tort, parce que si vous voulez modifier la société dans un sens, je suis tout à fait d’accord avec vous qu’il faut la modifier, même si je ne suis pas tout à fait certain que ce soit dans le même sens, mais en tout cas on est d’accord sur le principe. Je crois au contraire qu’il faut faire cette science maudite, comme le disait le monsieur, pour pouvoir nous aussi la contrôler, cette évolution que vous présentez dans les caractéristiques de fatalisme.

D’autre part, lorsque vous dites que vous allez discuter avec les étudiants, quels seront vos rapports avec eux ? Vous allez faire une science de l’homme, vous savez, il y a le phénomène qui s’appelle la communication pédagogique, qu’on étudie avec des méthodes scientifiques, ce n’est pas les mathématiques, mais c’est de la science. Je crains que fatalement vous retombiez soit dans la religion, soit dans la science, parce que ou bien vous faites des prophéties apocalyptiques ou bien vous essayerez de faire avec vos étudiants, de réinventer des sciences qui sont déjà faites.

Alexander GROTHENDIECK : Vous parlez d’une vision apocalyptique de la civilisation et c’est un terme qui revient souvent quand on parle de la civilisation. C’est toujours ce même conditionnement qui nous fait concevoir qu’il y a une civilisation, comme s’il n’y en avait pas eu des centaines et comme s’il ne va pas y en avoir des centaines d’autres. Donc, déjà, un premier point que je voudrais remettre en place. Dans ma vision tout au moins, c’est qu’il s’agit d’une certaine civilisation, qu’on peut fort bien récuser d’ailleurs et dont on peut fort bien prévoir qu’elle va disparaître comme bien d’autres civilisations ont disparu.

En fait, lorsqu’il y a près de deux ans, je n’envisageai non pas la disparition de la civilisation, parce que j’étais encore trop prisonnier de ses conditionnements, j’identifiais la civilisation, la seule que je connaissais, avec l’humanité. La destruction de cette civilisation m’apparaissait effectivement sous une image apocalyptique de fin de l’espèce humaine, mais j’ai expliqué, il y a une demi-heure ou une heure, que cette vision a entièrement changé maintenant. L’écroulement de cette civilisation n’est pas une vision apocalyptique, c’est quelque chose qui me semble hautement souhaitable. Je considère que c’est notre grande chance qu’il existe une base biologique de la société humaine qui se refuse à suivre la voie de la civilisation industrielle dominante. Finalement, c’est la crise écologique qui va nous forcer, que nous le voulions ou non, à modifier notre cours et à arriver à développer des modes de vie, et des modes de production bien entendu, qui soient radicalement différents des modes de productions dominants.

D’autre part, vous parlez du rôle des sciences humaines en disant qu’il n’y a pas que les sciences dites exactes, les sciences physiques, et je le sais bien. Vous savez aussi comme moi d’ailleurs, et ça c’est une critique très sérieuse qu’on peut faire aux sciences humaines, qu’elles essaient de plus en plus de se mouler sur le modèle des sciences dites exactes, les sciences mathématiques en particulier, de telle façon que dans la mesure où les sciences humaines veulent accéder au véritable statut scientifique — puisque seule la science d’après des normes universellement admises est considérée comme sérieuse —, on enferme ces sciences humaines de plus en plus dans un jargon souvent mathématique. On connaît l’influence des tests numériques, des méthodes numériques pour traiter la psychologie par exemple. On pourrait souligner aussi que pas mal de traités d’économie, des gros traités, commencent, pour les deux tiers du livre, par l’exposé de pesants formalismes mathématiques, qui ont comme seul but de les rendre incompréhensibles au commun des mortels. En fait par une personne interposée, un proche ami, qui a parlé avec un professeur d’économie de Bordeaux, il lui a dit textuellement : le but de ce formalisme mathématique dans son livre était de cacher le fait que le contenu scientifique véritable pouvait être compris par n’importe quelle personne ayant le niveau d’instruction du Certificat d’études.

Je crois qu’en fait, on peut faire un reproche très sérieux aux sciences humaines dans cette direction.

D’autre part, je pense les sciences humaines, concernant leur détournement de leur objet sont soumises aux mêmes critiques que les autres sciences. Par exemple, dans l’avant dernier numéro de Survivre, on donne pas mal de détails sur l’utilisation de l’anthropologie dans la guerre du Sud-Ouest Asiatique. En fait, la science anthropologique américaine est en grande partie au service des militaires pour arriver à quadriller les populations indigènes en Asie du Sud-Ouest, pour arriver à étudier par ordinateurs l’impact que pourrait avoir telle politique ou telle autre, comme de brûler les récoltes par exemple, afin de savoir si les retombées seront plus bénéfiques vis à vis de l’implantation américaine ou si, au contraire, le ressentiment pourrait l’emporter. Il y a donc des études comme celles-ci qui sont faites sur le terrain par des anthropologistes.

Finalement, je crois qu’il n’y a pas tellement de différences à faire du point de vue du rôle pratique et idéologique entre les sciences humaines et les sciences dites exactes, les sciences naturelles, disons.

Question 13 : Je voudrais vous demander quels sont les buts du mouvement Survivre et quels sont les contacts que vous avez avec les mouvements existants dans la région comme le mouvement Bugey-Cobaye ?

Alexander GROTHENDIECK : Les buts du mouvement Survivre, au début notre vision était apocalyptique, et nous avions pris pour but de lutter pour la survie de l’espèce humaine, menacée par les dangers des conflits militaires et par la crise écologique provenant de la pollution et de l’épuisement des ressources naturelles. Mais au cours d’un an et demi d’existence, nous avons pas mal évolué, je pense que l’on pourrait formuler la façon dont la plupart d’entre nous voient notre but, c’est d’aider à préparer le passage d’un type de civilisation à un autre, par des transformations qui puissent s’effectuer dans l’immédiat.

Jusqu’à maintenant, notre travail a été surtout un travail critique. Néanmoins, cela fait assez longtemps, plus de six à neuf mois, que nous voyons assez clairement qu’il faut arriver à dépasser le travail critique pour arriver à faire quelque chose dans une direction constructive. Par exemple, disséminer de l’information sur le mouvement communautaire, sur le développement des techniques de technologie légère, de biotechnologie, dans le sens des Nouveaux Alchimistes ; disséminer de l’information sur les expériences d’écoles nouvelles du type Summerhill et des choses dans ce genre-là. Mais, entre l’intention de le faire et la préparation du point de vue de l’expérience, du point de vue du contact, etc. il y a encore un pas. Je pense que cette transformation, dans le contenu du journal et notre action, se fera progressivement, au cours de l’année ou des années qui viennent. J’espère que d’ici une année par exemple, au moins une moitié des publications que nous sortirons, que ce soit journal ou autre chose, vont être dans cette direction constructive au lieu d’être purement critiques.

Alors, pour nos relations avec Bugey-Cobaye, nous sommes en bonnes relations avec eux. On a été, cinq membres de Survivre à participer à la grande fête-manifestation de Bugey-Cobaye du mois de juin dernier. Nous sommes en relations assez suivies avec eux. On a même eu quelqu’un qui a été ensuite à une sorte de la permanence devant la centrale nucléaire de Bugey-Cobaye, pendant un mois ou deux en automne dernier. C’était un adhérent de [ ?, il manque le nom, incompris], un rédacteur du [manque le nom du journal, compris], un petit journal écologique régional pour la Provence.

Du point de vue pratique, une des choses utiles que nous pouvons faire, disons, comme action spécifique, en particulier parce que nous sommes beaucoup de scientifiques à l’intérieur de Survivre et que nous sommes donc mieux placés que beaucoup d’autres, c’est de contribuer à dénoncer un certain nombre de mythes de la science. Et nous allons commencer vigoureusement dans ce sens à partir du n°9 de Survivre. Son éditorial est consacré à une description critique de l’idéologie scientiste, avec pour titre « La Nouvelle église Universelle ».

D’autre part, nous pensons qu’il y a un phénomène très important qui est en train de se passer, à savoir que depuis au moins une année, de façon très intensive je crois, depuis six mois ou une année, des personnes, chacune isolée dans son coin, dans son milieu familial ou professionnel, commencent à être assez conscientes de l’existence d’une véritable crise de civilisation. Elles se sentent donc isolées et de ce fait paralysées, et nous voulons contribuer à créer un réseau de connaissances entre ces gens-là. En fait, ce réseau est véritablement en train de se constituer par l’intermédiaire de toutes sortes de facteurs. Je crois, par exemple, que les articles de Fournier dans Charlie-Hebdo y contribuent. Je pense que l’existence de notre groupe y contribue également.

D’ailleurs, ce phénomène de création d’un réseau de liens entre des entités d’abord isolées ne s’applique pas seulement aux personnes mais aussi les groupes. Par exemple, pendant un bon moment, le groupe Survivre croyait être le seul de son espèce à faire une analyse critique de la science. Or nous nous sommes aperçus depuis que, un peu partout, il y a des groupes analogues qui sont en train de surgir. Nous connaissons particulièrement bien le groupe Lacitoc (orthographe incertaine), et un autre groupe aux États-Unis Science for the People. Il y a d’autres groupes qui se sont créés plus ou moins simultanément avec nous et sous le même nom Survival aux États-Unis. Ces groupes, qui sont partis chacun d’un aspect spécifique du problème de la crise de civilisation, peu à peu élargissent leur point de départ jusqu’à arriver à une vision plus ou moins globale et à se rencontrer avec toutes sortes d’autres groupes, qui sont parfois partis de points de départ différents. J’ai l’impression que ce processus extrêmement rapide va probablement être achevé dans l’année qui vient. C’est-à-dire qu’à partir de ce moment-là, n’importe qui dans la société occidentale, tout au moins, qui commence à sentir assez clairement que quelque chose ne va pas, du point de vue de la civilisation, qui commence à être étreint par une incohérence dans sa propre vie, incohérence qui ait une signification globale, d’emblée il lui sera impossible d’être isolé, il trouvera immédiatement à se placer dans ce réseau. C’est un processus auquel un groupe comme le nôtre peut très bien contribuer. Ce sont des choses assez modestes, disons, chacun le fait dans sa propre sphère d’activités, mais comme il y a beaucoup de personnes et de groupes qui le font, l’effet global n’est absolument pas négligeable.

Présentateur : Cela me semble une très bonne conclusion. Je crois que l’on peut continuer toute la nuit, mais il faut bien trouver une fin.

Je crois que l’on peut vous remercier parce que beaucoup de point ont été approfondis cette fois-ci.
Beaucoup d’aspects de ces problèmes méritent encore certainement réflexion. Nous continuerons ce genre de discussions lors de partage avec d’autres conférenciers.

Alexander GROTHENDIECK : Je souhaite ajouter quelque chose. Bien entendu, s’il y a des personnes ici présentes qui ont envie de continuer à discuter certains points, avec moi en particulier, est-ce qu’on peut le faire sur place ou est-ce que cela ferme à une certaine heure ?

Présentateur : Il est possible de le faire en bas à la cantine.

Alexander GROTHENDIECK : De mon expérience personnelle, les discussions qui ont lieu après-coup, après que la séance est levée, sont plus fructueuses, plus intéressantes que la discussion générale, qui était particulièrement ordonnée ici mais qui en générale est beaucoup plus anarchique, beaucoup plus chaotique. Là, je vois que l’on a affaire à des scientifiques, c’est-à-dire des gens disciplinés.

[applaudissements nourris de l’auditoire]

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