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Évolution, Darwin d’accord mais encore... avec Dominique GUILLO (3)

Rendez-vous Culture en partage d’Universcience, du 20 mars 2015, dans le cadre de l’exposition Darwin, présentée à la Cité des sciences et de l’industrie, du 15 décembre 2015 au 31 juillet 2016

Deuxième session : Évolution, Darwin d’accord mais encore...

Programme du jour conçu et animé par : Taos AIT SI SLIMANE, Thierry HOQUET, Guillaume LECOINTRE

 (1) Comment définit-on l’évolution ?, avec Guillaume LECOINTRE, Professeur du MNHN, Directeur du département Systématique & Évolution, Chef d’équipe à l’Institut de Systématique, Évolution, Biodiversité

 (2) Darwin ou Lamarck : un problème français ?, avec Laurent LOISON, historien de la biologie, post-doctorant à l’université de Strasbourg

 (3) La compréhension de l’origine des espèces dans le grand public : raisonnements ordinaires, malentendus et indifférence, enquêtes en France et au Maroc., avec Dominique GUILLO, Directeur de recherche au CNRS (laboratoires : GEMASS (CNRS-Paris IV) et CRESC (UM6P) Rabat, responsable du programme ANR LICORNES, consacré au thème nature et culture

 (4) Quoi de neuf dans le domaine ?, avec Sarah SAMADI, Professeure du MNHN

 (5) Darwinisme, sciences humaines – quelques enjeux nouveaux, avec Philippe HUNEMAN, Directeur de recherche, Institut d’Histoire et de Philosophie des Sciences et des Techniques, CNRS/ Université Paris I Sorbonne

 (6) L’éclairage mésestimé du darwinisme sur les singularités humaines, avec Régis MEYRAN, anthropologue (HDR), Université Nice Sophia Antipolis.

Discutants et animateurs de la journée : Thierry HOQUET, Professeur des Universités, Membre de l’Institut Universitaire de France, et Olivier BROSSEAU, docteur en biologie, coauteur du livre Enquête sur les créationnismes (Belin)

Les avatars de la compréhension ordinaire de l’origine des espèces

Avec Dominique Guillo, Directeur de recherche au CNRS (laboratoires : GEMASS (CNRS-Paris IV) et CRESC (UM6P) Rabat, responsable du programme ANR LICORNES, consacré au thème nature et culture

Bonjour. Merci aux organisateurs de m’avoir invité pour aborder avec vous ces sujets.
Je travaille sur la manière dont les non-spécialistes en biologie, le public ordinaire, se représentent la diversité des espèces, le darwinisme, l’évolution en France (et également au Maroc). Le contexte français est intéressant pour un sociologue, car l’espace public, laïque, est acquis au darwinisme, du moins à une certaine manière de comprendre le darwinisme.

Dans les enquêtes que j’ai menées, je me suis intéressé particulièrement à des acteurs, auxquels on s’intéresse traditionnellement moins dans le cadre de ces études : les gens ordinaires. Car souvent la sociologie étudie des acteurs impliqués dans ces questions, religieux, professeurs de sciences naturelles, par exemple. L’objectif était de connaître la vision des individus en général sur ce sujet.

Je voudrais commencer par revenir à l’exemple du lézard. Les gens ne sont pas du tout surpris qu’on passe du poisson au lézard. Au contraire. Cette transformation traduit même parfaitement l’idée que beaucoup de gens se font de l’évolution. Il y a en effet un schéma général ou si l’on veut une manière de raconter l’évolution, très répandue en France, que les gens pensent être darwiniens, mais qui ne l’est pas du tout en réalité. C’est même un des grands obstacles à la diffusion effective de la théorie de l’évolution, dans ce qu’elle est exactement.

Dans cette manière de raconter l’évolution, la vie apparaît comme une sorte d’effort continu dirigé dans le sens d’un progrès, d’une complexification des êtres vivants, qui mène à l’être humain. Ainsi, le poisson rampe sur des berges désolées. Peu à peu, les poissons vont développer des pattes. Puis ils vont devenir des dinosaures, qui vont disparaître brutalement. Des animaux vont alors prendre le relais, les mammifères. Ils sont cachés dans le noir, dans des cavernes. Peu à peu, ils grandissent. Leur cerveau grossit. Ils lèvent les yeux vers le ciel des idées, développent un art, etc. Ils développent des sociétés de plus en plus complexes. Cette vision est très présente dans un documentaire assez récent, L’Odyssée de l’espèce, très lamarckien et très français, de ce point de vue.

Cet exemple du poisson, qui devient lézard, est également présent dans les manuels de biologie des années 1990 et 2000, notamment à travers l’importance donnée à l’exemple du cœlacanthe. Ce poisson actuel sert à illustrer et attester la transition entre les poissons et les reptiles. Il serait une sorte de « fossile vivant », vestige de cette transition. Cette idée – qui n’est pas du tout darwinienne - illustre tout à fait le schéma actuel répandu en France, en dehors des spécialistes en biologie de l’évolution. Beaucoup de gens pensent aujourd’hui en France que les animaux actuels, les singes, sont des vestiges des étapes d’une évolution qui a mené de toute nécessité à l’homme. Or les singes ne sont pas des survivances des ancêtres des humains. Au sens strict, l’homme ne descend pas du singe. Ce que montre le darwinisme, c’est que l’homme et le singe ont un ancêtre commun, ce qui est différent. Ils sont cousins.

Au total, l’ambiguïté de la France, pour le dire vite, dans son rapport au darwinisme, réside dans le fait que beaucoup de gens disent adhérer à « l’évolution » au « darwinisme », mais mettent sous ce mot une représentation de l’évolution qui n’est pas du tout darwinienne, et qui est marquée, comme on va le voir, par de nombreux schèmes créationnistes, à l’insu des acteurs eux-mêmes.

Après ces quelques mots d’introduction, j’en viens à l’exposé, plus en détail, de cette représentation de l’évolution et du darwinisme très répandue en France, que j’ai étudiée à travers une série d’enquêtes, dont voici les résultats principaux.
Le point de départ de cette enquête en France repose sur l’interrogation suivante : qu’est-ce que le créationnisme ? Souvent, on réduit le créationnisme au fixisme, c’est-à-dire à l’idée que les espèces vivantes ont toutes été créées séparément les unes des autres. Il est vrai que les polémiques autour du darwinisme dans la plupart des pays s’articulent autour de cette notion, comprise en ce sens. Cependant, le créationnisme doit être considéré comme quelque chose de plus large, à savoir l’idée qu’il y a, pour comprendre l’origine des espèces, nécessité de faire référence à des entités occultes, qui en gouverneraient l’apparition de l’extérieur. Cela peut être un Dieu avec une barbe, etc. ; mais cela peut être aussi des choses plus abstraites, comme un ordre a priori des espèces – l’échelle des êtres – ou encore l’idée qu’il y a une direction dans l’évolution, un progrès, etc.
Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut dégager cinq schèmes que l’on peut considérer, en ce sens, comme créationnistes, et avec lesquels le darwinisme rompt en profondeur :

  • Le fixisme
  • L’échelle des êtres anthropocentrée. Selon ce schème, les espèces se distribuent suivant un ordre de complexité croissante le long d’une échelle linéaire couronnée par l’espèce humaine. On retrouve cette conception dans tous les transformismes du XIXème siècle, comme chez Lamarck ou Geoffroy Saint-Hilaire, sauf chez Darwin, qui rompt radicalement avec cette idée.
  • La négation du hasard. Le darwinisme accorde une place centrale au hasard. C’est pourquoi dans le darwinisme, l’évolution n’a pas de direction nécessaire, prédéterminée.
  • La conception essentialiste de l’espèce. Dans un tel cadre, l’espèce correspond, en simplifiant, à un type, une essence sous-jacente. Le darwinisme rompt également avec cette idée, en remplaçant le concept d’espèce, compris en ce sens, par le concept de population.
  • La téléologie, qui va avec la négation du rôle du hasard. Dans cette perspective, l’évolution a une direction prédéterminée.
  • Une partie de l’enquête que j’ai réalisée s’appuie sur un questionnaire posé à des étudiants d’une grande école scientifique. Ce questionnaire est le suivant.

Aucun de schémas recueillis n’était fixiste. Mais seuls 3 % à 4 % des schémas recueillis sont interprétables en des termes strictement darwiniens, comme le schéma 3 ci-dessous. Dans la plupart des schémas, on trouvait, sous une forme ou sous une autre, les autres schèmes créationnistes évoqués plus haut, comme c’est tout à fait clair dans le schéma suivant.

L’échelle des êtres n’est pas seulement présente dans les schémas linéaires semblables au premier. Elle se cache également dans le second. Il y a certes une référence à des ancêtres communs. Mais l’échelle des êtres se laisse lire horizontalement : il n’y a en effet aucune nécessité de mettre l’homme à une extrémité, et le chêne à une autre (comme l’illustre le schéma 3).

L’échelle des êtres est également présente, quoique de manière moins visible, dans les schémas – fréquents dans les manuels scolaires des années 90 – qui décrivent les singes comme des ancêtres des humains et des singes actuels, les reptiles comme les ancêtres des mammifères et des reptiles actuels, et ainsi de suite. D’un point de vue darwinien, les ancêtres communs aux humains et aux singes actuels ne peuvent être considérés comme des « singes ». C’est une espèce à part entière, différente des deux espèces actuelles – humains et singes -, dont les descendants ont divergé et se sont scindés en deux espèces actuelles, que nous appelons les singes et les humains. De même, les chiens ne descendent pas des loups. Aucune espèce actuelle ne peut descendre, par définition, d’une autre espèce actuelle. Elles sont cousines, et ont des ancêtres communs, ce qui est très différent.

En résumé, ce qui est intéressant, dans les schémas que nous avons recueillis, et plus généralement dans les enquêtes que nous avons menées en France, c’est que beaucoup de gens disent adhérer au darwinisme, être hostiles au créationnisme. Mais en même temps, leur représentation de l’évolution, lorsqu’on l’examine, est très éloignée de ce que dit le darwinisme aujourd’hui, et recèle même beaucoup de schèmes propres aux représentations créationnistes des espèces (4 schèmes sur 5, au total).

Au total, les représentations de la nature vivantes et du darwinisme en France sont donc en réalité assez proches de celle de beaucoup de créationnistes, à l’insu même des acteurs. Dans le grand public, la polémique entre créationnisme et darwinisme n’est donc pas vraiment calée sur une opposition tranchée des représentations de la nature vivante. Ces représentations présentent une certaine forme d’homogénéité.
L’opposition est certes souvent frontale, mais elle se réduit aux divergences d’opinion autour d’un seul schème : le fixisme. Faut-il en conclure que le fixisme est plus important que le reste dans le darwinisme ? Ce serait ignorer une bonne partie de ce qui fait le caractère révolutionnaire du darwinisme : la rupture radicale avec les 4 autres schèmes évoqués plus haut.

Pour cette raison, en France, il faut bien insister et faire comprendre la rupture du darwinisme avec ces 4 autres schèmes. Car si le transformisme est acquis, si le fixisme est souvent rejeté, cet acquis est souvent simplement l’arbre darwinien qui cache encore la forêt créationniste.

La forte présence de cette représentation de l’évolution en France explique pourquoi beaucoup de personnes que nous avons interrogées se disent à la foi évolutionnistes (darwiniennes) et croyantes. En effet, si l’évolution est une forme de progrès, de complexification croissante, dirigée vers l’avènement de l’homme, il faut bien expliquer pourquoi ce cours est aussi ordonné, pourquoi il a ainsi un sens, une direction bien définie. Donc non seulement cette conception de l’évolution est compatible avec une forme de croyance religieuse, de référence à des entités occultes, mais elle la requiert, comme un complément nécessaire pour rendre compte de l’ordre des choses. Il y a un vide laissé par cette théorie qui laisse la place à toutes les téléologies et les métaphysiques possibles.

Au-delà de ces conclusions, une question restait toutefois en suspens dans ces enquêtes. Quand on interroge les gens sur leurs croyances sur ce thème, un élément frappe très fréquemment. Beaucoup disent, au premier abord, n’en penser pas grand-chose. Or beaucoup d’enquêtes sur le « créationnisme » ne tiennent sans doute pas suffisamment compte de cet élément capital.

Des entretiens effectués auprès de professeurs des écoles pour tester cette hypothèse montrent qu’en réalité, souvent, sur ces questions, beaucoup de gens n’ont pas d’idée très précise. Si bien qu’il est très excessif de considérer leurs croyances comme quelque chose de semblable à des théories. Il ne faut pas surestimer la précision du contenu de ce qu’ils ont à l’esprit sur ce sujet. Parfois ils s’accrochent simplement à un mot, comme « c’est l’adaptation », sans que cela renvoie à un contenu très net – que l’on pourrait par exemple qualifier de « lamarckien ». La grande différence entre le sens commun et le savoir scientifique, différence qui joue un rôle capital ici, est que les individus ont souvent des représentations relativement floues de ces choses, car souvent ils n’y ont pas consacré beaucoup de temps. Cette différence peut se résumer à une différence entre du flou et du précis.
Voici quelques exemples qui contribuent sans doute à diffuser la conception de l’évolution marquée par les 4 schèmes créationnistes évoqués plus haut (autrement dit une conception de l’évolution très éloignée de ce que dit le darwinisme) :

  • le cœlacanthe, l’archæoptéryx, et toutes les images accréditant la théorie d’un chaînon manquant. Cela permet d’illustrer le transformisme, mais constitue un obstacle pédagogique pour ensuite rompre avec les 4 autres schèmes, notamment l’échelle des êtres.
  • Le « singe » qui se transforme linéairement en humain, en se relevant et en marchant, est aussi une image qui fait obstacle à la réelle compréhension de l’évolution. Les ancêtres de l’homme apparaissent comme des sortes d’esquisses momentanées qui préfigurent l’être humain actuel, alors que finalement les anthropoïdes étaient aussi adaptés à leur environnement que nous le sommes.
  • A propos de l’échelle des êtres, il pourrait être judicieux de réhabiliter Cuvier, qui est le premier à avoir rompu radicalement avec cette idée, dans sa théorie des 4 embranchements, ainsi que dans sa paléontologie. En simplifiant beaucoup, on pourrait dire que Cuvier a refusé le transformisme pour de bonnes raisons, alors que Lamarck l’a accepté pour de mauvaises.
  • Pour bien expliquer le sens des liens généalogiques entre espèces et de l’ascendance commune dans le darwinisme, des exemples comme celui du chien pourraient être très pédagogiques. Le chien ne descend pas du loup. Il est un cousin des loups actuels. Les deux espèces se sont séparées il y a un peu plus de 30 000 ans. L’une de ces populations s’est modifiée au contact de l’homme, plus exactement au contact des niches écologiques nouvelles créées par l’activité de l’homme. Le chien est donc, comme tous les autres animaux, adapté à une niche – si l’on peut dire, dans le cas du chien – écologique : la niche anthropogénique. Un animal sauvage est un animal qui vit dans son environnement naturel, auquel il est adapté. En ce sens écologique, darwinien, le chien est un animal sauvage. Le chien est auprès de l’homme comme un poisson dans l’eau.

Je m’arrête là. Encore un mot sur la domestication. Il y a des écrits darwiniens assez récents, très intéressants, sur les céréales, ou les arbres fruitiers, qui montrent que la domestication a sans doute été à l’origine largement involontaire de la part des humains. Ces exemples permettent d’illustrer de manière originale la profonde rupture du darwinisme avec les différentes formes d’anthropocentrisme.

Merci.

Applaudissements

Olivier BROSSEAU : Merci Dominique.

Sur la représentation de l’évolution, avez-vous déjà tapé « évolution » sur un moteur de recherche et regardé la réponse en image ? Je vous invite à le faire. Vous allez retrouver uniquement des échelles des êtres sur les premières pages de réponses du plus classique avec le singe, qui se redresse en homme, et toutes les caricatures qui en sont faites. Au mieux, vous trouverez des représentations du poisson, qui rampe, sort de l’eau, se transforme en reptile puis devient un homme, avec une aura pour son intelligence et son cerveau.

Guillaume LECOINTRE : Je voudrais demander à Dominique ceux des motifs, qui seraient utiles à devoir être enseignés pour un public français.

Dominique GUILLO : Si l’on en revient aux schèmes que j’ai évoqués, un seul aspect du darwinisme, un seul aspect de sa rupture profonde avec le créationnisme paraît relativement acquis en France, répandu dans le grand public : le transformisme, c’est-à-dire la rupture avec le fixisme. Il faudrait donc insister fortement sur les quatre autres schèmes.

  • Il faudrait rompre avec l’idée de l’échelle des êtres anthropocentrée, qui n’est pas darwinienne. Contre l’anthropocentrisme lié à cette échelle, on pourrait insister, par exemple, sur le fait que le cerveau humain ne constitue pas un avantage absolu. Dans d’autres environnements, d’autres traits sont beaucoup plus efficaces pour résister à la sélection naturelle.
  • Le rôle du hasard reste essentiel également à expliquer. Il implique de rompre avec les schèmes téléologiques, l’idée qu’il y a un progrès, une direction dans l’évolution.
  • Le plus important, et le plus compliqué à expliquer, est sans doute ce que c’est qu’une espèce, au sens darwinien du terme, c’est-à-dire en un sens populationnel, et non plus du tout en un sens essentialiste. C’est là que réside sans doute la rupture la plus profonde introduite par Darwin. Mais c’est sans doute la plus complexe à expliquer. L’un des aspects de ce changement en profondeur dans la conception de l’espèce – mais pas le seul – est que dans la pensée ordinaire – et dans les classifications des vivants transformistes avant Darwin – on considère que les espèces sont liées généalogiquement parce qu’elles se ressemblent. C’est l’inverse chez Darwin. Les espèces se ressemblent parce qu’elles sont liées généalogiquement. Avec lui, le critère ultime, premier, de la classification ne sera plus la ressemblance, mais la proximité généalogique. De là ces conséquences parfois étranges pour le sens commun, dans les classifications actuelles : certaines espèces qui paraissent très différentes par l’aspect sont en réalité regroupées ensemble parce qu’elles sont plus proches généalogiquement : ainsi, dans les classifications actuelles, les truites, par exemple, sont considérées comme plus proches des humains ou des dinosaures que des requins.

Olivier BROSSEAU : Pour rebondir sur la question de la ressemblance, il y avait également l’exemple des pachydermes, qu’a cité Guillaume tout à l’heure. Éléphants, hippopotames et rhinocéros étaient rassemblés, parce qu’ils sont imposants et que leur peau est épaisse. Or ces animaux ne sont pas apparentés directement.

Guillaume LECOINTRE : Je vais vous en donner un autre. L’exemple des taupes est encore plus frappant. Les taupes marsupiales d’Australie ont la même anatomie que les kangourous, alors que les taupes de vos jardins ont l’anatomie des hérissons. Les taupes d’Afrique du Sud sont liées au tenrec.

Dominique GUILLO : L’exemple de l’ornithorynque a également sans doute beaucoup d’effets pervers. Il peut peut-être servir à illustrer le transformisme. Mais il n’a rien de bizarre en soi, comme on peut le lire parfois. Pourquoi serait-il bizarre ? Il n’y a aucune raison de penser cela si l’on raisonne en termes darwiniens, d’adaptation à un environnement et de généalogie.

Auditrice : Je voudrais savoir si la génétique a validé la théorie de Darwin.

Dominique GUILLO : Je ne suis pas le mieux placé pour en parler. Mais la génétique était sans doute en quelque sorte le chaînon manquant pour valider le darwinisme.

Guillaume LECOINTRE : Darwin ne connaissait pas la génétique. Elle a tout de même apporté une forme de recadrage. Au niveau génétique, la plupart des changements, qui se stabilisent dans les populations ne sont pas nécessairement favorable aux porteurs. On les appelle des changements neutres. Dans les années 70, on a découvert que la plupart des changements dans les gènes sont neutres. C’est ce qu’on a appelé le neutralisme.

Nous sommes donc progressivement sortis d’un rôle dominant donné à la sélection naturelle, qui avait cours au milieu du XXe siècle. Aujourd’hui, la plupart des changements génétiques sont neutres. La toile de fond change. On teste les effets sélectifs sur une hypothèse nulle de neutralité. Voilà typiquement le genre de nouveautés que la génétique a pu apporter dans les années 70. Pour le reste, il y a eu une intégration de la génétique dans la théorie darwinienne.

L’autre schéma, qui tend à changer aussi, concerne la généalogie divergente telle que conçue par Darwin, une fois séparée, ne se recoupe plus. La forme théorique de la généalogie a été donnée par Darwin pour des organismes à grande échelle. Si nous observons ce qui se passe au niveau génétique chez les micro-organismes, nous nous apercevons que les échanges génétiques se maintiennent, alors que les divergences, mesurées sur ces généalogies sont très anciennes. Par exemple, une salmonelle et une bactérie comme l’Escherichia coli ont divergé depuis 120 millions d’années et sont encore capables de s’échanger de l’ADN. Cela modifie le schéma théorique, selon lequel 2 lignages séparés impliquent 2 espèces distinctes et que les échanges étaient terminés définitivement. Ce n’est pas le cas chez les micro-organismes. Une partie de leur génome s’hérite verticalement et une autre partie du génome continue à produire des échanges horizontaux. Darwin ne connaissait pas les micro-organismes non plus.

Auditrice : Concernant l’adaptation et le hasard, est-ce que la loi Mendel est proche de cela ? Y a-t-il un lien avec Darwin ?

Dominique GUILLO : La question du hasard est très importante et beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Le hasard ne signifie pas le chaos, bien au contraire. En simplifiant, il faut ici comprendre le hasard au sens du philosophe Cournot. C’est-à-dire qu’il y a des séries de causes, multiples, mais indépendantes, qui se rencontrent. Les combinaisons de leurs effets sont a priori imprévisibles. Mais chaque événement évolutif est entièrement déterminé. Il peut donc être expliqué causalement.
Auditrice : Pourriez-vous aborder l’idée de convergence évolutive ? En effet, je pense que celle-ci recèle des exemples concrets, présents dans les médias, qui peuvent être utilisés d’une certaine manière comme des idées dirigistes de l’évolution.

Dominique GUILLO : Je n’ai pas d’exemple précis.

Guillaume LECOINTRE : Pédagogiquement, il est très important de souligner que la ressemblance peut être le fruit de la généalogie, mais elle n’est pas requise. De la ressemblance peut naître évidemment le signe d’un apparentement commun. Le pouce opposable, qui nous fait ressembler aux singes, est vraiment une ressemblance acquise par voie d’ascendance commune. Il y a environ 60 millions d’années, on a acquis ce pouce opposable au moment où les ancêtres du lignage étaient dans les arbres.

Il y a des ressemblances obtenues en dehors de l’apparentement, du fait de contraintes de l’environnement. À partir d’organismes différents à plusieurs endroits différents, des contraintes physico-chimiques trient à peu près le même résultat. Tout est dans l’à peu près. La convergence n’est pas seulement le fait que la sélection naturelle trie les mêmes morphologies plusieurs fois à partir de souches communes. C’est aussi une histoire de négociation du langage. La taupe marsupiale et la taupe de nos jardins ne porteraient pas le même nom, leur similitude serait quasiment passée inaperçue.

Dans les journaux ou dans les publications grand public, on a tendance à mettre la convergence en exergue, car elle est manifeste. On en oublierait presque qu’on se ressemble parce qu’on a une souche commune. Nous avons parlé du pouce opposable, mais nous pourrions parler du crâne, que nous partageons avec 52 000 espèces et qui est apparu il y a 500 millions d’années. La convergence n’est donc pas un phénomène, mais un résultat. Elle est un effet de la sélection naturelle.

Dominique GUILLO : Il est sans doute important d’expliquer au public que l’habit ne fait pas le moine. Cette distinction est essentielle notamment pour les chiens. Dans les races de chien, ce que l’œil humain rapproche ne correspond pas, bien souvent, à la réalité des généalogies et des proximités génétiques.

Auditrice : En animation, nous mettons souvent en place des ateliers de classification, où on demande aux enfants de trouver des caractères communs et de placer les animaux dans des boîtes. Est-ce que ce type d’atelier ne risque pas d’ancrer énormément le principe de convergence ? Comment proposer un atelier de classification, qui ne présenterait pas ce risque ?

Guillaume LECOINTRE : Les enfants en réunissant des ensembles d’organismes ne peuvent pas redécouvrir spontanément ce que les biologistes ont mis 300 ans à reconstituer. Pourtant, on veut amener l’enfant au cours de sa scolarité à apprendre à classer, et à faire une classification qui sera compatible plus tard avec ce qu’il apprendra de la théorie de l’évolution. Dès lors, tout de suite, les enfants ne peuvent pas prendre la complexité du vivant de front. Vous pratiquez donc ce qu’on appelle une « collection contrôlée » d’organismes. Les enfants ne constitueront pas leur collection spontanément, c’est ensuite, pour classer, qu’ils auront les « mains » libres. Il y a évidemment, dans la Nature, des ressemblances « trompeuses » : les convergences, les pertes secondaires. Une collection est dite « contrôlée » lorsque vous ôtez dans un premier temps tout organisme ayant été impacté pas ces convergences ou ces réversions, parce que l’objectif premier est de savoir faire la différence entre une opération de tri et une opération de classification, puis une approche nominaliste de la classification.

En première instance, le but n’est pas de gagner sur la biologie, mais sur la cognition. Faire des ensembles consiste à regrouper. C’est moi qui justifie l’ensemble et c’est moi qui classe. Les ensembles ne sont pas dans la nature. Il n’y a pas écrit « souris » sur la tête de la souris. Cette démarche est essentielle pour lutter contre tout ce que Dominique a pointé. La « classe » (au sens taxonomique du mot) n’est pas dans la nature. Comme le but n’est pas biologique au départ, cela ne pose pas de problème de donner une collection contrôlée, car on n’est pas en train de construire un arbre généalogique.

Olivier BROSSEAU : Nous allons prendre une pause pour aller déjeuner. Merci pour votre attention et rendez-vous cet après-midi pour de riches interventions et échanges.

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